Arthur (Sue)/Daphné. — Noémi. — Anathasia

La bibliothèque libre.
Paulin (3p. 112-182).

DAPHNÉ. — NOÉMI. — ANATHASIA.


CHAPITRE XXXIX.

L’ÎLE DE KHIOS.


Je retrouve ce fragment de journal, écrit un an après le naufrage du yacht de lord Falmouth sur la côte de Malte.

Si j’avais la moindre prétention littéraire, je n’oserais dire que ces pages, tracées sous l’impression du moment, peignent très-naïvement la nature enchanteresse au milieu de laquelle je venais de vivre, durant une année, dans le plus doux far niente du cœur.

En effet, ce paradis que je m’étais créé vient de renaître pour ainsi dire à mes yeux, avec son luxe de beauté antique, avec son palais de marbre blanc doré par le soleil, avec son ciel d’azur, avec sa verdure d’orangers aux parfums enivrants, avec ses horizons vermeils qui encadraient si magnifiquement les eaux bleues de la côte de l’Asie d’Europe…

Cette année aura peut-être été l’année la plus heureuse de ma vie… car ses jours rapides et fleuris ne m’ont pas causé la moindre souffrance morale.

Je n’ai pas une seule fois, si cela se peut dire, senti mon cœur.

Mais, hélas ! pourquoi les sens n’ont-ils pas tué l’âme dans cette lutte ? pourquoi le plaisir n’a-t-il pas tué la pensée ?

La pensée, cette royauté de l’homme, dit-on… véritable royauté, en effet, car elle est fatale comme toutes les royautés !

La pensée ! cette couronne ardente qui brûle et consume le front où elle rayonne !

.........................

Suivant mon habitude de classer mes souvenirs heureux, j’avais intitulé ce fragment : Jours de soleil.

Le ton insouciant, léger et moqueur qui règne parfois dans cet écrit, me semble offrir un singulier contraste avec le caractère sombre et désolant des événements dont je viens d’évoquer la mémoire.


JOURS DE SOLEIL.
Île de Khios, 20 juin 18..

Je ne sais ce que l’avenir me réserve ; mais, ainsi que je disais autrefois dans mes jours de tristesse et de désolation, comme il faut plus se défier de soi que de sa destinée, je veux au moins un jour, en relisant ces pages, revoir les riants tableaux au milieu desquels je vis maintenant si heureux.

J’écris ceci le 20 juin 18… dans le palais Carina situé sur un des côtés de l’île de khios, environ un an après la perte du yacht.

Lors de ce grand péril, ce pauvre Henry m’a sauvé la vie. Malgré sa blessure, il nageait vigoureusement vers le rivage. Me voyant sur le point de me noyer, car je pouvais à peine me servir de mon bras gauche, Falmouth m’a saisi d’une main, et, de l’autre luttant contre la houle, il m’a déposé mourant sur la grève.

Mes forces s’étaient sans doute épuisées par les émotions du combat, par ma blessure, par mes efforts désespérés lors du naufrage, car je suis resté longtemps en proie au délire d’une fièvre ardente dont j’ai été guéri par les soins excellents du médecin que Falmouth m’avait laissé.

J’étais si gravement malade qu’on fut obligé de me transporter à Marsa-Siroco, petit bourg maltais voisin de la cote où avait péri la goélette ; je restai dans ce village jusqu’à ma parfaite convalescence. Lorsque le délire me quitta et que je pus causer, le docteur m’apprit les circonstances dont je viens de parler, et me remit une lettre de Falmouth que je joins à ce journal.

« Après tout, j’aime encore mieux, mon cher comte, vous avoir sauvé de la noyade que de vous avoir logé une balle dans la tête, ou d’avoir reçu de vous un semblable souvenir d’amitié.

« J’espère que la vigoureuse douche que vous avez reçue pendant ce naufrage sera d’un effet salutaire pour l’avenir, et qu’elle vous aura délivré de vos accès de folie.

« Mes projets sont changés, ou plutôt redeviennent ce qu’ils étaient d’abord ; plus que jamais je tiens à me passer ma fantaisie du brûlot de Canaris ; mais comme la méchanceté diabolique de ce pirate-pilote, que la potence réclame, a perdu mon pauvre yacht, j’ai frété un bâtiment à Malte et je pars pour Hydra.

« Au revoir. Si nous nous retrouvons un jour, nous rirons fort, je l’espère, de tout ceci.

« H. Falmouth.

« P. S. Je vous laisse le docteur, car on dit les médecins maltais détestables. Il vous remettra une lettre de recommandation pour le lord gouverneur de l’ile.

« Renvoyez-moi le docteur à Hydra par la première occasion quand vous n’en aurez plus besoin. »

Je suis maintenant si engourdi par le bonheur, que c’est à peine si je me souviens des regrets poignants que dut me laisser cette lettre si froidement railleuse.

.........................

Une fois à Malte, je vis lord P…, qui fut pour moi d’une obligeance parfaite. — Il fit faire les recherches les plus actives pour découvrir le prétendu pilote. Ce misérable avait en effet appartenu à la marine anglaise, mais depuis deux ans il avait quitté les fonctions de pilotage de l’île de Malte.

Son signalement fut envoyé dans tout l’Archipel, où on le soupçonnait d’exercer la piraterie.

Je vis chez lord P… un certain marquis Justiniani, descendant de cette ancienne et illustre maison de Justiniani de Gènes, qui donna des ducs à Venise et des souverains à quelques îles de la Grèce.

Le marquis possédait d’assez grandes propriétés dans l’ile de Khios, qui venait d’être récemment ravagée par les Turcs.

Il me parla d’un palais appelé le palais Carina, bâti vers la fin du seizième siècle par le cardinal Ange Justiniani. Le marquis avait longtemps loué ce palais à un aga. La description qu’il me fit de cet édifice et du climat me séduisit. Je lui proposai de partir pour Khios, de visiter l’habitation et le parc qui en dépendait, et de lui louer ou de lui acheter le tout si cela se trouvait à ma convenance.

Nous partîmes.

Après trois jours de traversée nous débarquâmes ici.

Partout les Turcs avaient laissé les traces sanglantes de leur passage ; ils tenaient garnison dans le château de Khios. — Ma qualité de Français et l’attitude ferme et digne de notre marine et de nos consuls dans le Levant m’assuraient une sécurité parfaite dans le cas où je me serais décidé à habiter Khios.

Je visitai le palais, il me convint ; bientôt le marché fut conclu.

Le lendemain mon interprète me présenta un juif renégat qui me proposa d’acheter une douzaine de belles esclaves grecques provenant de la dernière descente des Turcs dans les îles de Samos et de Lesbos ; sur ces douze filles, dont la plus âgée n’avait pas vingt ans, trois seulement étaient, disait-il, d’une nature délicate et toute d'agrément.

Les neuf autres, grandes et robustes, quoique très-belles, pouvaient travailler soit au jardinage, soit dans l’intérieur de la maison. Il ne me demandait que deux mille piastres par tête (environ 500 fr. de notre monnaie).

Sans doute afin de me décider à l’emplette, le renégat me confia qu’il était en marché avec un reïs tunisien, pourvoyeur du sérail du bey ; mais qu’aimant à voir ses esclaves bien traitées, il me donnait la préférence sur le reïs, sachant que ces pauvres créatures auraient fort à souffrir pendant leur traversée sur le chebek barbaresque qui devait les conduire à Tunis.

Je voulus voir les esclaves.

Le type merveilleux de la beauté grecque s’est, depuis l’antiquité, conservé si pur dans ce pays privilégié, que sur ces douze femmes de conditions et de nature si diverses, non-seulement il n’y en avait pas une qui ne fût agréable ou jolie, mais trois d’entre elles étaient de la beauté la plus rare et la plus parfaite.

Le marché conclu, j’achetai les douze femmes ; de plus, le renégat me céda, comme contraste, deux nains nègres d’une monstruosité assez pittoresque, et j’envoyai le tout au palais Carina sous la direction de mon interprète et d’une vieille Cypriote que le juif me recommanda comme excellente femme de charge.

.........................

Cette résolution subite d’habiter l’île de Khios et d’y vivre paresseusement dans l’oubli de tout et de tous, m’a été suggérée il y a un an par le souvenir cuisant des chagrins affreux que je venais de ressentir.

Après ma rupture avec Falmouth, si indignement provoquée par moi, me reconnaissant incapable ou indigne de toute affection généreuse, puisque j’y cherchais toujours les arrière-pensées les plus misérables, je crus que la vie matérielle ne m’offrirait ni les mêmes craintes ni les mêmes doutes…

Qui m’avait jusqu’alors rendu si malheureux ? N’était-ce pas la peur de passer pour dupe des sentiments que j’éprouvais ? la crainte d’aimer à faux ? Aussi, en concentrant à l’avenir ma vie dans l’adoration des réalités, que pouvais-je risquer ?

La nature est si riche, si féconde, si inépuisable, que mon admiration devait encore être au-dessous des merveilles que la création prodigue.

Sur quoi désormais ma défiance pouvait-elle d’ailleurs s’exercer ?

Le parfum d’une belle fleur ne trompe pas, les splendeurs d’un magnifique paysage ne trompent pas… la beauté exquise des formes ne trompe pas ; et puis quel intérêt, quelle arrière-pensée supposer à la fleur qui embaume l’air ? à l’oiseau qui chante ? au vent qui murmure dans les feuilles ? à la mer qui baigne le rivage ? à la nature enfin qui déploie tant de trésors, tant de couleurs, tant de mélodies et tant de parfums ?

Sans doute je resterai seul pour jouir de ces merveilles, me suis-je dit ; mais, je l’avoue, la solitude me plaît. J’ai en moi un profond sentiment du beau matériel qui pourra suppléer peut-être à la croyance au beau moral, dont je n’ai pas sans doute l’intelligence.

La vue d’une riche nature, d’un beau cheval, d’un beau chien, d’une belle fleur, d’une belle femme, d’un beau ciel, m’a toujours plongé dans une sorte d’extase ; et quoique la foi religieuse me manque malheureusement, à l’aspect des magnificences de la création je me suis toujours senti des élans de gratitude ineffable et profonde envers la puissance inconnue qui nous comble de ses trésors.

Tout en regrettant les facultés dont je suis privé, disais-je, je veux au moins profiter de celles qui me restent, et puisque je ne saurais être heureux par l’âme, que je le sois au moins par les yeux et par les sens.

Et je ne me trompais pas, car je n’ai jamais joui d’une félicité plus parfaite.

Falmouth était le meilleur, le plus noble des hommes, je le sais… Je serai toujours désolé de ma conduite à son égard. Mais quand je compare ma vie, maintenant si complètement heureuse, à l’avenir studieux et politique qu’Henry me peignait sous de si brillantes couleurs ; en vérité, puis-je regretter autre chose que l’amitié que j’ai si follement perdue par mes soupçons affreux.

Et d’ailleurs, Henry avait raison, le désœuvrement m’était fatal ; aussi me suis-je délicieusement occupé à parfaire ici les tableaux vivants, sur lesquels je repose à chaque instant mes regards ; il m’a fallu du temps, des soins, des études même, pour parvenir à m’entourer, ainsi que je le suis, de toutes les merveilles de la création, pour rassembler toutes les richesses éparses que j’ai concentrées dans cet Éden.

Les sages diront que ces bonheurs sont des enfantillages, et c’est justement pour cela que ce sont des bonheurs.

Les bonheurs sérieux immatériels, comme ils les appellent, ont toujours un lendemain, ils sont périssables ; mais les nulle petites joies que sait trouver dans ses rêveries un caractère toujours jeune, quoique rapides, légères et mobiles, sont toujours renaissantes, car l’imagination qui les prodigue est inépuisable.

Et puis à cette heure que je me suis fait d’adorables habitudes d’indépendance, la vie du monde avec ses dures exigences me semble une sorte de confrérie dont les règles me paraissent d’une observance aussi rigoureuse que celle de l’ordre des trappistes.

Car je ne sais si je n’aimerais pas mieux être à mon aise dans l’ampleur d’une bure grossière, qu’emprisonné dans des habits gênants ; respirer l’air pur et frais du jardin que je cultiverais, que l’air étouffant des raouts ; me tenir sur mes genoux à matines, que sur mes jambes pendant une nuit de fête ; je ne sais enfin si je ne préférerais pas le silence méditatif du cloître au caquetage des salons, et si je ne dirais pas avec le même désintéressement le — Frère, il faut mourir, — de l’ordre religieux, que le — Frère, il faut se divertir, — de l’ordre mondain.

Une chose seulement m’étonne, c’est d’être resté si longtemps sans savoir où se trouvait le bonheur véritable.

C’est d’être seul à en jouir dans cette île enchantée.

Quand je songe à la vie onéreuse et pourtant étroite, obscure et misérable que le plus grand nombre s’impose par routine, dans des villes infectes, sous un climat pluvieux, presque sans soleil, sans fleurs, sans parfums, au milieu d’une race abâtardie, laide et chétive, lorsqu’il pourrait comme moi vivre sans gêne et en maître absolu parmi les opulentes délices de la création, dans un climat merveilleux… j’ai quelquefois peur que mon paradis soit tout a coup envahi.

Aussi chaque jour je me réjouis de ma détermination ; la plénitude du bonheur me déborde, mes souvenirs les plus cruels s’effacent, mon âme est engourdie dans une félicité si enivrante, que le passé même, autrefois si désolant, me devient indifférent.

Hélène, Marguerite, Falmouth… votre souvenir ne m’apparaît plus que pâle, lointain… voilé.

Je me demande comment j’ai pu tant souffrir pour vous et par vous.

Mais qu’entends-je sous mes fenêtres ?……

C’est le son de la lyre albanaise de Daphné qui invite Noémi et Anathasia à danser la romaïque…

Que la description de tout ce qui m’entoure, que le riant tableau que j’ai sous les yeux, pendant que j’écris ces lignes, ici à Khios, dans le palais Carina, reste sur ces feuilles inconnues, comme l’image fidèle d’une réalité charmante…

Sans doute ces détails paraîtraient puérils à tout autre qu’à moi ; mais c’est un portrait que je veux, et un portrait d’Holbein, s’il se peut, vu et peint à la loupe avec une fidélité scrupuleuse ; car si jamais je viens à regretter cet heureux temps de ma vie, chaque trait, chaque indication de ce tableau deviendra pour moi d’un prix inestimable.


CHAPITRE XL.

JOURS DE SOLEIL. — LE PALAIS.

Khios, palais Carina, 20 juin 18..


Comme presque tous les palais de l’Italie moderne, le palais Carina, bâti par les Génois, lorsque l’île de Khios était une de leurs possessions, le palais Carina est immense et désert ; les appartements sont splendides, mais démeublés. Le musulman qui l’occupait avant moi avait fait disposer à l’orientale une des ailes de ce vaste édifice.

C’est cette partie que j’habite.

C’est là que je me retire pendant l’ardente chaleur du jour ; car ses fenêtres s’ouvrent au nord, et il y règne une fraîcheur délicieuse.

Des stores d’un jonc odorant, à demi baissés, permettent à la fois de jouir de la vue extérieure, et de rester dans une douce obscurité.

Les murailles, revêtues d’un stuc argenté qui ressemble à une tenture de satin blanc, sont rayés de larges bandes, alternativement lilas et vertes, où se lisent écrits en lettres d’or plusieurs versets du Koran.

Le plafond, richement peint, est divisé en caissons aussi lilas et verts, rehaussés d’une légère dorure en arabesques. Un épais tapis de Perse couvre le plancher.

À l’extrémité de cette pièce une gerbe d’eau limpide jaillit d’un bassin revêtu de jaspe oriental, et y retombe en cascade avec un doux murmuré ; de grands vases de Chine bleu et or, remplis de fleurs, sur lesquels viennent se percher délicatement quelques colombes privées, entourent cette fontaine, et les bouffées aromatiques qui émanent de ces immenses bouquets m’arrivent comme un parfum humide.

Puis, faut-il avouer cette énormité ? les sensualités du goût me sont chères, et je m’occupe délicieusement à les satisfaire ou à les prévenir.

Ainsi près de moi, sur une table recouverte d’une épaisse nappe turque, fond paille, brodée de fleurs bleues rehaussées de fils d’argent, sont des sorbets à l’orange et à la merise dans leurs vases poreux qui suintent la neige… des tranches d’ananas couleur d’or, des pastèques et des melons d’eau, à la pulpe rouge et à la pelure verte, disparaissent presque sous la glace brillante qui remplit de grandes jattes de porcelaine ; sur un plat du Japon s’élève une pyramide d’autres fruits exquis que Daphné la brune a entremêlés de fleurs.

Tout à l’heure, la folle Noémi va me verser dans une coupe de cristal les vins généreux de Chypre, de Scyros ou de Madère, sagement laissés à une tiède température dans leurs carafes de Venise aux longs cols émaillés.

Si je veux chercher une douce excitation à la rêverie, alimenter ma paresse et mon farniente, Anathasia la blonde m’offrira en souriant mon nargileh rempli d’eau de jasmin, ou ma longue pipe à bout d’ambre dont le fourneau sera rempli par ses mains délicates du tabac parfumé de Latakee.

Enfin si, abandonnant mes songes éveillés, je me livre esprit et âme aux pensées des autres, j’ai là près de moi les œuvres des poètes que j’aime : Shakspeare, Goethe, Schiller, Scott, le grand, le divin Scott ! le moderne Homère… Byron !… dont je vis hier à l’horizon passer le noir vaisseau.

Quoique un peu frais, l’air est saturé de parfums. Ces vapeurs de l’aloès, de la myrrhe et du baume du sérail, brûlant dans des cassolettes de vermeil, mêlent leurs vapeurs aux douces exhalaisons des fleurs ; car, vivant pour les sens, je n’ai pas oublié l’olfaction…

Je me suis livré avec idolâtrie à mon goût pour les odeurs, goût malheureusement si dédaigné, si incompris ou si attaqué. J’ai réalisé mon rêve d’une sorte de gamme de senteurs, qui s’élèvent des plus faibles jusqu’aux plus chaudes, et dont l’aspiration cause une sorte d’ivresse, d’extase, qui ajoute à toutes les voluptés une volupté nouvelle et enchanteresse…

Et d’ailleurs comment ne pas vivre pour ainsi dire de parfums lorsqu’on habite Khios…, l’île des parfums ! l’île privilégiée des sultanes, qui seule fournit au sérail les essences de rose, de jasmin et de tubéreuse…

Khios, qui seule produit le précieux lentisque, dont l’odalisque rêveuse et ennuyée pétrit machinalement la gomme odorante entre ses dents d’ivoire ! Khios, dont le commerce même a un caractère d’élégance charmante, car elle trafique de tissus de soie, de teintures éclatantes, de fleurs, de fruits, d’oiseaux, de miel… Et ce sont de jeunes femmes et de jeunes filles, presque toujours belles d’une beauté antique et pure, qui recueillent les trésors de cette île fortunée entre toutes les îles de la douce et féconde Ionie !

Des fenêtres de l’appartement que j’occupe, situé dans une des ailes de cette immense habitation, j’aperçois un admirable tableau…

Que ce souvenir me soit un remords éternel, si jamais je quitte cette adorable retraite pour quelque ville bruyante et sombre, aux horizons de murailles, au sol fangeux, à l’air épais !

À gauche, c’est la façade du palais, dont les portiques découpés à jour, les arcades et les immenses escaliers de marbre blanc fuient à perte de vue.

Depuis sa base incrustée de porphyre jusqu’à sa corniche à balustrades, ornée de statues et de grands vases remplis de myrtes et de lauriers-roses, tout l’édifice est inondé par le soleil, et dessine sa silhouette chaude et dorée comme du marbre jaune antique sur un ciel de ce bleu de saphir particulier à l’Orient.

Au loin, l’azur de la mer se joindrait à l’azur du ciel, sans une ligne montueuse d’un pourpre violacé. Ce sont les montagnes de la Romanie, dont les cimes hardies sont baignées d’une vapeur flamboyante.

À ma droite, en opposition merveilleuse avec celle masse éblouissante de marbre et de lumière, je vois, séparé de la façade par une pelouse de trèfle tendre que paissent plusieurs gros montons de Syrie, à la queue traînante, et quelques gazelles au pelage argenté, je vois s’étendre, parallèlement au palais, un bois profond, humide et ombreux.

Les têtes gigantesques des chênes, des cèdres et des platanes séculaires forment un océan de sombre verdure ; le soleil commence à décliner, et cuivre ces flots de feuillage de ses ardents reflets.

Sur ce rideau mouvant, d’un vert opaque et foncé, se détachent mille autres nuances de vert, qui deviennent de plus en plus tendres et transparentes, à mesure qu’elles se rapprochent des fraîches rives du fleuve Belophano, qui, s’élargissant en face du palais, y forme une sorte de grand canal.

Ses bords sont plantés de baguenaudiers, de pins en parasol au tronc rougeâtre, de peupliers à feuilles satinées, d’arbousiers, d’alaternes vernissés, sur lesquels vient parfois étinceler un rayon de soleil, qui se glisse furtivement sous ces dômes de verdure lorsque la brise de mer agite leurs rameaux…

Tout près de la rive je vois encore des lataniers en éventail, dont le tronc disparaît sous de grosses touffes de sabiniers à campanules orange, et d’ypoméas, dont les fleurs roses en corymbe sont à l’intérieur du pourpre le plus vif.

Ce sont encore d’immenses allées, à la voûte impénétrable au jour, tapissées de gazon, qui aboutissent à un hémicycle de verdure assez rapproché du palais.

Ces allées sont si touffues, si longues, si obscures, qu’on ne peut en apercevoir la fin à travers la vapeur bleuâtre dont leur perspective indécise est voilée.

Enfin, au premier plan de ce tableau et de plain-pied avec ma fenêtre, est une terrasse de marbre blanc à lourds balustres, aussi ornée de vases et de statues, d’où l’on descend par un large escalier circulaire jusqu’aux bords du canal.

Abritée par le palais, une moitié de cet escalier est dans l’ombre ; l’autre e$t inondée de soleil. — Sur une des premières marches, un nain noir, que j’ai fait bizarrement habiller d’un pourpoint écarlate, à la vénitienne, est couché près de deux grands lévriers de la plus haute taille et de la plus belle forme.

Par un caprice de la lumière, le nain, chaudement éclairé, se trouve dans la zone d’éblouissante clarté, qui semble couvrir chaque marche d’une poussière d’or, tandis que les lévriers sont dans l’ombre, qui se découpe inégalement sur les degrés, et jette ses tons gris, bleuâtres et transparents sur le pelage blanc des chiens accroupis.

Un peu plus loin, en plein soleil, un paon perché sur la rampe de l’escalier fait miroiter son plumage étincelant… On dirait une pluie de rubis, de topazes et d’émeraudes, qui ruissèle sur un fond d’outre-mer tacheté de noir-velouté.

Des cygnes nagent doucement dans les eaux du canal, et semblent trainer après eux mille rubans argentés ; de grands flamands roses se promènent gravement sur ses rives verdoyantes en lustrant leur plumage ; tandis que, plus loin, deux aras au corps cramoisi glacé de vermeil, se disputant les fruits des lataniers, entrouvrent leurs ailes bleu-turquin, et laissent voir le dessous de leurs longues pennes nuancées de pourpre-mordoré…

Enfin, se balançant sur une touffe d’amaryllis, un beau papegeai d’un jaune soufre, dont le col reflète les nuances prismatiques de l’opale, déploie sa longue queue blanche, pendant que des hirondelles et des martins-pêcheurs effleurent l’eau du canal d’une aile agile……

.........................

Je viens de relire ces pages, qui traduisent pour ainsi dire mot à mot le merveilleux spectacle que j’ai sous les yeux. C’est tout, et ce n’est rien ; c’est à la réalité ce que peut être la nomenclature aride du naturaliste aux magnificences de la création……

.........................


CHAPITRE XLI.

JOURS DE SOLEIL. — LA ROMAÏQUE.


J’entends des éclats de rire doux et argentins, et je vois paraître au-dessus des dernières marches de l’escalier, dont la projection les cache jusqu’aux épaules, les figures folâtres de quelques-unes des esclaves que j’ai achetées.

Elles se baignent dans le fleuve.

Les unes, élevant leurs beaux bras au-dessus de leur tête, tordent leur longue et brune chevelure, et en font pleuvoir une rosée de perles liquides qui roulent sur leurs seins et sur leurs dos nus, fermes et polis.

D’autres, se tenant enlacées, semblent s’avancer d’un pied timide sur le sable du lac ; car elles baissent la tête et paraissent craintives.

Rien de plus délicieux que leur profil pur et fin, qui, tout entier dans la demi-teinte, ressemble à de l’albâtre, et se détache sur le fond lumineux de l’horizon, comme la blancheur mate d’un camée sur sa couche transparente.

Leurs cheveux arrondis en bandeaux sont tressés très-bas derrière leur tête, et laissent voir une petite oreille, un col élégant et rond, où semblent commencer les lignes serpentines les plus suaves et les plus heureusement grecques.

Non loin de ce groupe charmant, foulant le gazon fin et ras qui s’étend du côté du bois jusqu’aux rives du canal, vêtues du charmant costume de l’ile de Khios, Noémi et Anathasia dansent la romaïque aux sons de la lyre albanaise de Daphné.

L’hémicycle de verdure dont j’ai parlé les défend des rayons du soleil de plus en plus obliques ; de grands massifs de rosiers, de giroflées de Mahon, de lilas de Perse et de tubéreuses entourent cette salle de feuillage.

Ces corbeilles de fleurs sont à chaque instant butinées par des myriades de papillons aux plus vives couleurs : c’est l’ulysse aux ailes d’un vert brillant à reflets glacés d’améthyste, le marsyas d’un bleu cuivré, ou le danaé d’un brun de velours rayé de nacre.

Joyeuses filles, comme elles dansent au son de la lyre de Daphné ! une de mes trois esclaves d’agrément, ainsi que disait le renégat.

Daphné a été enlevée à Lesbos par les Turcs. Les nobles proportions de cette Lesbienne, son visage d’une beauté sévère, rappellent le type grandiose de la Vénus de Milo.

Elle est assise sur un banc de mousse ; son teint est blanc-rosé ; ses yeux, ses sourcils, ses cheveux sont noirs comme l’ébène ; un étroit bandeau, composé de petites pièces d’or, se courbe sur son front hardi et va s’attacher dans la natte épaisse qui réunit ses cheveux derrière sa tête.

Daphné, un peu courbée sur elle-même, vêtue dune tunique jaune-paille et d’une jupe blanche, arrondit avec grâce ses beaux bras nus jusqu’à l’épaule, et joue de la lyre albanaise, qu’elle appuie sur ses genoux. Une de ses jambes, plus étendue que l’autre, laisse voir une cheville charmante chaussée d’un bas de soie rose-vif, tissé dans l’île, et la cambrure d’une petite mule de maroquin noir brodé d’argent.

Selon l’habitude des Grecs modernes, Daphné chantait en s’accompagnant, tandis que les deux jeunes filles qui dansaient au son de sa lyre répétaient son refrain à leur tour.

Voici la traduction de ces paroles ; elles n’ont rien de bien remarquable, et cependant je tressaille à l’accent de langueur passionnée avec lequel j’entends Daphné les chanter : c’est, je crois, un jeune fiancé qui parle à sa fiancée.

« Je suis blessé par ton amour, hélas ! Ah ! jeune fille ! jeune fille ! ton amour me consume, tu m’as frappé au cœur. Laisse-moi posséder tes charmes, et que les flammes dévorent ta dot. O jeune fille ! je t’ai aimée de toute mon âme, et tu m’as abandonné comme un arbre fané. »

Noémi et Anathasia semblent mettre en action les paroles de cette chanson par leur pantomime expressive.

La danse de Noémi la brune, qui remplit le rôle de l’amoureux, est virile et résolue, tandis que les poses d’Anathasia, la blonde fiancée, sont timides, suppliantes et chastes, comme celles d’une jeune fille qui fuit ou qui redoute les caresses de son amant.

Noémi est grande et svelte.

Ses cheveux sont châtain-clair à reflets dorés, ses sourcils et ses cils sont très-épais et noirs comme du jais ; elle a les yeux d’un gris d’iris.

Rien de plus voluptueux que l’expression de ces yeux démesurément grands, presque toujours nageant, si cela peut se dire, sous une flamme humide ; son teint brun est peut-être un peu animé ; ses lèvres moqueuses et sensuelles sont peut-être d’un incarnat un peu dur, tant sa pourpre vive et sanguine tranche sur l’émail de ses dents ; son sourire, qui relève les coins de sa bouche fortement ombrée d’un duvet brun, a parfois quelque chose de trop passionné, de trop fougueux ; puis, par une singulière concordance, ses narines très-roses et très-dilatées semblent s’ouvrir davantage à chacun des mouvements qui soulèvent son sein sous l’étroit yellek ou corsage de soie cerise qui le cache à demi ; deux épaisses et longues tresses de cheveux nattées de ruban cerise s’échappent d’un fez de satin de même couleur qui couvre le sommet de sa tête, et tombent plus bas que sa taille souple, ronde, que l’ampleur des hanches de Noémi fait paraître plus fine encore sous sa jupe orange. Enfin, rien de plus agile, de plus nerveux, que ses petits pieds chaussés de mules de maroquin rouge brodé d’or.

Anathasia, au contraire, est de petite taille ; ses charmants cheveux blond-cendré, que je lui fais natter et descendre le long de ses joues fraîches et roses comme celles d’un enfant, encadrent à ravir son front de neige ; son teint est d’un éclat éblouissant, et ses doux yeux bleus sous leurs longues paupières semblent réfléchir tout l’azur du ciel d’Ionie.

Lorsque l’ardente Noémi, chantant le rôle du fiancé au désespoir amoureux, s’approche d’elle d’un air suppliant et passionné, la petite bouche d’Anathasia, vermeille comme une cerise, devient tout à coup sérieuse et prend une candide et adorable expression de pudeur alarmée ; c’est presque avec effroi… que reculant à pas lents… elle joint ses mains charmantes, qu’on dirait du plus pur ivoire.

Anathasia est toute vêtue de blanc… J’avais quelquefois rêvé une sylphide effleurant à peine le gazon du bout de ses pieds délicats. Telle est Anathasia, dont les mignonnes proportions sont de la plus exquise élégance………

.........................

Jamais la nature n’avait réuni sous mes yeux des richesses si variées… Ma fantaisie avait présidé à cet arrangement si complet, qui résumait pour ainsi dire les trésors de la création.

J’étais jeune, tout cela m’appartenait ; ma vie était partagée entre les délices sensuelles et les ravissements de l’intelligence.

Quel autre bonheur pouvais-je rêver, que de vivre toujours dans ce pays enchanteur, dans l’oubli du passé, et dans l’espoir d’un avenir qui, pour moi, serait toujours tel ; car durant ma vie entière l’or devait m’assurer la possession des biens souverains que j’avais sous les yeux !

Je me trouve si profondément heureux, que je sens comme un besoin ineffable de rendre grâces à la puissance qui me prodigue tant de félicités…

.........................


CHAPITRE XLII.

CROYANCE.

Île de Khios, octobre 18..


Je reprends ce journal, interrompu depuis trois mois.

Je l’ai laissé à la description du palais Carina et de ses habitants, description si exacte qu’elle ressemblait assez à l’inventaire d’un architecte ou d’un marchand d’esclaves.

Je consulte mon thermomètre moral. Je me sens très-bien, l’esprit libre et léger.

Je crois rêver quand, relisant quelques pages d’un journal d’autrefois que j’ai apporté de France, je vois que j’ai été triste, rêveur et mélancolique.

Septembre vient de finir ; les pluies qui précèdent toujours ici l’équinoxe, commencent à refroidir l’atmosphère. Le vent d’ouest siffle dans les longues galeries du palais. J’ai quitté le rez-de-chaussée pour un logement plus clos et plus chaud.

Je suis abasourdi…

Tout à l’heure, les aras, les paons et les papegeais, déployant toute la sagacité de leur instinct, ont sans doute pressenti le changement prochain de la température, car ces pénétrants oiseaux se sont mis à pousser en chœur des cris affreux… Cette preuve de leur intelligence m’a d’abord prodigieusement agacé les nerfs.

Pourquoi aussi la nature est-elle si inégale dans ses dons ? Plumage éclatant, voix discordante.

Ce n’est pas tout : épouvanté par ce vacarme, les lévriers s’y sont joints et ont hurlé avec fureur. Alors les nains sont venus, à grand renfort de coups de fouet et de glapissements, augmenter ce tapage infernal en voulant le faire cesser…

Je me suis réfugié ici… mais les damnés cris des perroquets me poursuivent encore. Sans doute tous ces charmants accessoires des tableaux qui m’entourent sont merveilleux de couleur et d’éclat… quand ils sont à leur place ; mais je n’aime décidément pas les tableaux hurlants et glapissants.

Des bêtes passons aux humains ; la transition ne sera pas difficile, car mes belles esclaves n’ont pas l’intelligence beaucoup plus développée que les aras et les papegeais, et si parfois elles sont aussi bruyantes qu’eux, leurs cris n’ont pas même l’avantage de m’annoncer la pluie ou le beau temps.

À propos de cris, je suis fâché de la querelle de Noémi et de Daphné ; mais l’excessive violence de ces bonnes créatures tient à leur éducation quelque peu sauvage : pourtant, malgré ma tolérance, il me semble que donner à sa compagne un coup de couteau dans le bras est un emportement blâmable ; aussi ai-je sérieusement grondé Noémi.

Je soupçonne fort Anathasia la blonde, avec son air enfantin et candide, d’être l’objet de cette jalousie, et d’avoir sournoisement excité ces deux braves filles l’une contre l’autre, comme deux coqs de perchoir. Il est vrai que c’est la vieille Cypriote qui m’a fait ce méchant rapport, et qu’elle déteste tout ce qui est jeune et beau.

Noémi devient d’ailleurs de plus en plus irascible. L’autre jour elle a largement souffleté Chloë, ma jardinière, qui a les dents si blanches et les yeux si noirs… Elle l’a souffletée parce qu’elle avait apporté les fruits trop tard, et que mon dessert en avait été retardé.

Après tout, Noémi a du bon… mais elle est diablement ombrageuse et farouche.

Une chose m’étonne, c’est que ces filles soient complètement insensibles aux beautés de la nature.

À l’aide de mon grec de collège, je suis parvenu à comprendre et à parler passablement le grec moderne. Vingt fois j’ai essayé de faire vibrer en elles quelques cordes poétiques : tout est resté muet.

Rien d’ailleurs de plus inculte, de plus barbare que leur esprit.

À l’exception de quelques chants populaires, elles sont d’une ignorance effroyable, ne sachant ni lire, ni écrire ; leurs rivalités, leurs jalousies, leurs médisances, quelques récits exagérés des cruautés des Turcs font le texte habituel de leur entretien.

Au demeurant, ce sont les meilleures filles du monde.

Je me souviens d’une scène qui peint à merveille les nuances du caractère de mes trois Grecques d’agrément, comme disait le renégat.

Un jour je montais pour la première fois un cheval de Syrie qu’on m’avait amené. Il se défendit, fit une pointe, et se cabra si droit qu’il se renversa sur moi.

Noémi prit une houssine, courut au cheval, le saisit à la bride et le frappa.

Daphné se précipita sur moi pour me secourir.

Anathasia resta immobile, fondit en larmes et s’évanouit…

.........................

Il y a quelque temps je voulus éveiller dans l’âme de ces jeunes filles le souvenir de la patrie absente ; souvenir si doux et si précieux aux natures un peu sauvages !

Ce ne fut pas sans hésitation que je tentai cette épreuve ; j’avais comme un remords d’évoquer de pareils regrets, de raviver de pareilles douleurs.

Pauvres filles ! elles vivaient en esclavage, et bien souvent leur pensée errante et mélancolique avait du aller se reposer tristement sous les beaux ombrages ou s’était abritée leur jeunesse ! Pauvres hirondelles prisonnières, elles n’attendaient, hélas ! sans doute, que le moment de regagner leur nid à tire—d’ailes…

C’était donc un jeu cruel, je le sentais, que de leur donner un fol espoir ; néanmoins j’assemblai ma maison féminine, et j’annonçai aux douze esclaves que j’allais quitter l’île et les renvoyer dans leurs familles, qui à Samos, qui à Lesbos, qui à Scyros…

Je déclare avec un certain orgueil qu’alors éclatèrent des pleurs, des cris et des sanglots qui n’eussent pas été déplacés aux funérailles d’Achille ou dans la myriologie funèbre de quelque illustre chef albanais.

Daphné s’enveloppa silencieusement la tête dans son voile, s’assit par terre et resta immobile ; ou eût dit la statue de la Douleur antique.

Noémi manifesta son désespoir en battant avec rage un des nains noirs qui ricanait méchamment dans un coin ; tandis que la blonde Anathasia, tombant à mes genoux, me prit timidement la main qu’elle baisa en levant vers moi ses beaux yeux bleus baignés de larmes, et me dit d’une voix suave, dans le doux parler d’Ionie : « O seigneur ! seigneur ! après vous que deviendront, s’il vous plait, vos pauvres tilles grecques ?… »

— Et vos vieux pères !… et vos tendres mères !… et vos braves frères !… et vos beaux fiancés ?… — m’écriai-je, — vous n’y songez donc plus, oublieuses que vous êtes ! »

Comptant sur l’effet de ces paroles magiques, je me drapai dans ma pelisse d’un air magistral.

Mais les cris, mais les sanglots redoublèrent, et toutes s’écrièrent avec une résolution qui me parut très-menaçante : « Nous ne voulons pas quitter le toit du bon Franc !  ! nous sommes bien à Khios : nous resterons à Khios avec le bon Franc ! »

Tout bon Franc que j’étais, je ne pouvais m’empêcher d’avoir une pauvre idée des sentiments naturels de ces dames lesbiennes, samiennes ou scyriotes ; mais intérieurement je me sentais, je l’avoue, assez flatté de la préférence qu’elles m’accordaient sur le sol natal, et sur ses accessoires.

Je voulus tenter un nouvel essai, je leur annonçai que je donnerais à chacune d’elles deux mille piastres, les habits qu’elles portaient, et qu’elles pourraient s’en aller où bon leur semblerait, car je voulais quitter l’île.

Aux imprécations que souleva mon innocente proposition, je craignis un instant d’avoir à subir le sort d’Orphée.

Abandonnant son nain, à la grande satisfaction de ce dernier qui se frottait tristement les épaules, Noémi fondit sur moi comme une tigresse, me saisit par mon yellek, car j’étais vêtu fort commodément à l’albanaise, et me dit les yeux étincelants de colère :

« Si tu veux t’en aller ou nous chasser d’ici, nous mettrons le feu à ton palais, nous t’enlacerons dans nos bras et nous nous y brûlerons toutes avec toi !… »

La majorité des révoltées sembla singulièrement goûter ce projet, car toutes s’écrièrent avec une fureur croissante :

« Oui, oui, enlaçons le bon Franc dans nos bras et brûlons-nous toutes avec lui dans son palais !… »

Je remarquai comme un trait digne de l’observation de La Bruyère, que la douce Analhasia était un des plus forcenés partisans de l’incendie.

Quoique la fin dont me menaçaient ces dames sentit fort son Sardanapale, et eût assez bon air, je jugeai à propos de m’en abstenir ; désormais bien convaincu de l’affection que j’inspirais ici, bien certain, comme on dit, d’être adoré dans mon intérieur, j’annonçai que j’abandonnais mes projets de départ.

Ma modestie m’empêche de dire avec quelle effusion, avec quels transports frénétiques cette nouvelle fut accueillie par ces bonnes filles.

Toutes les douze se prirent par la main et formèrent une ronde.

Noémi improvisa en manière de théorie antique ces paroles plus que naïves, que ses compagnes répétèrent en chœur sur l’air national de la chanson des hirondelles.

À Khios nous restons,
Dansons, mes sœurs, dansons ;
À Khios nous restons.
Nous restons avec le bon Franc,

Il ne nous bat jamais, et il nous garde.
Dansons, mes sœurs, dansons.
Nous aurons toujours de beaux fez,
De beaux yelleks brodés.
De belles ceintures de soie ;

Nous aurons du tendre chevreau rôti,
Des perdrix grasses et dos cailles,
Du miel de l’Hymette, du bon vin de Scyros.
Dansons, mes sœurs, dansons ;
Le bon Franc nous garde.

Dansons, mes sœurs, dansous ;
Nous ne labourerons plus la terre,
Nous n’irons plus caillouter les chemins.
Dansons, mes sœurs, dansons.

Nous nous baignerons sous les sycomores,
Nous ne ferons rien que de cueillir
Des fruits et des fleurs pour lui.
Dansons, mes sœurs, dansons ;
Le bon Franc nous garde.

Si j’avais été aveuglé par un ridicule amour-propre, je me serais sans doute piqué de voir que le chevreau rôti, les perdrix grasses, le vin de Scyros, les beaux habits et la paresse, entrassent pour beaucoup dans la somme d’affection que ces naïves jeunes filles ressentaient pour moi.

Mais, Dieu merci, je suis plus sage, à cette heure que je considère les choses sous un point de vue essentiellement raisonnable.

Autrefois je doutais de mes qualités, et j’avais probablement raison ; mais aujourd’hui, comment pourrais-je ne pas croire absolument aux charmes dont je suis doué et qui m’attachent irrésistiblement mes esclaves ?

Ces charmes ne sont-ils pas évidents ? Ce sont les chevreaux rôtis, les perdrix grasses, les ceintures de soie, les yelleks brodés.

Or, avenir enchanteur !!… tant qu’il y aura des pourvoyeurs, des brodeurs et des tisseuses de soie dans l’ile de Khios, me voilà sûr et convaincu de plaire !

Moi (pii jusqu’ici n’ai jamais cru à aucun sentiment, sans lui chercher une arrière-pensée, je suis bien obligé de croire aveuglément à l’affection que j’inspire.

En effet, quel intérêt ont-elles, ces véridiques créatures, à me dire qu’elles aiment beaucoup à être élégamment vêtues, à être délicatement nourries et à ne pas être battues ? M’est-il donc si difficile de croire qu’elles trouvent agréable de ne rien faire autre chose que de me cueillir des fleurs ou des fruits, ou de se baigner à l’ombre des platanes, dans des bassins de marbre ?

Pour que je doute d’elles… m’ont-elles dit qu’elles préféreraient abandonner la vie paresseuse et sensuelle qu’elles mènent ici pour aller s’occuper des soins grossiers du ménage ?

M’ont-elles dit que ce serait avec ivresse qu’elles retourneraient labourer la terre ou caillouter les routes ; fonctions viriles, dont les femmes épirotes et albanaises entre autres s’occupent, il faut l’avouer, avec le plus honorable succès ?

Non, elles m’ont naïvement offert de se brûler avec moi, dans mon palais, à la seule proposition que je leur ai faite de quitter la soie pour la bure, le far-niente pour le travail, la folle joie pour les devoirs de famille.

Elles ont énergiquement déclaré qu’elles voulaient rester avec le bon Franc, et je les crois…

D’après les raisons qu’elles ont pour y rester, qui ne les croirait pas ?

Cette fois, l’égoïsme est si évident, est si naïf que je n’ai pas à souffrir du tourment de le soupçonner.

.........................

Mais qu entends-je !… Le canon… qu’est-ce que cela ?

.........................


CHAPITRE XLIII.

RECONNAISSANCE.

.........................

.........................

Il n’y a rien de bien étrange dans l’incident dont je vais parler ; néanmoins ma curiosité et mon intérêt sont vivement excités.

Quoi de plus simple, pourtant ? Une frégate russe vient d’arriver de Constantinople ; craignant un coup de vent pour cette nuit, elle relâche dans le port de Khios au lieu d’aller mouiller à Smyrne ou aux îles d’Ourlach.

Cette frégate » a tiré le canon pour demander un pilote ; c’est ce qui m’explique les salves de ce matin.

.........................

Quelle est cette femme qui, aussitôt après le mouillage de la frégate, malgré la violence du vent, est descendue à terre pour s’y promener ?

La vue de cette simple capote de moire bleue, de ce grand châle de cachemire noir, bien long et bien collé aux épaules, de ce petit pied si bien chaussé, de cette petite main si bien gantée, opère une révolution rétrograde dans mes idées sur la beauté…

Du type antique grec je reviens au type parisien.

Je donnerais maintenant toutes les Noémi, toutes les Anathasia, toutes les Daphné du monde et avec elles tous leurs fez, tous leurs yelleks, toutes leurs ceintures brodées, clinquant maudit !  ! pour pouvoir offrir mon bras à cette jolie étrangère : car elle est jolie, à ce que j’ai pu voir par le treillis de mon kiosque ; de plus elle est grande, elle est mince, elle a surtout de beaux yeux bleus, ce qui est charmant pour une brune à peau blanche.

L’homme qui lui donne le bras est d’un âge mur ; sa figure est fine et spirituelle.

Quels sont donc ces étrangers ?

.........................

Khios, octobre 18..

Singulière rencontre ! les événements deviennent en vérité si bizarres que ce journal vaut bien la peine d’être continué.

Hier j’avais envoyé ma vieille Cypriote chercher un renégat calabrois, qui remplit les fonctions de capitaine du port et fait les affaires du marquis Justiniani, pour savoir de lui quels étaient les passagers de cette frégate.

Ce bâtiment est aux ordres du duc de Fersen, ex-ambassadeur de Russie auprès de la Sublime-Porte ; il se rend à Toulon avec la princesse sa femme et plusieurs passagers de distinction. C’est M. et madame de Fersen que j’ai vus hier se promener sur la côte.

Ce matin, vers une heure, j’étais fort mollement étendu sur mon divan, près d’un gros brasero de bois d’aloès, fumant mon narguileh dont Noémi tenait le fourneau… pendant qu’Anathasia jetait quelques parfums dans une cassolette d’argent.

Tout à coup les rideaux de la porte de l’appartement crient sur leurs tringles, et je vois entrer Daphné conduisant triomphalement un groupe d’étrangers parmi lesquels était madame de Fersen.

J’aurais étranglé Daphné, car j’étais furieux d’être surpris dans mon costume oriental.

J’avais la barbe et les cheveux longs, le cou nu.

de portais la longue jupe blanche des Albanais, une veste cramoisie brodée de soie orange ; des guêtres de maroquin rouge brodé d’argent et un châle de cachemire orange pour ceinture.

Cela pouvait être fort pittoresque à voir, mais cela me parut si terriblement ridicule et ressembler si fort à une mascarade que je rougis de honte… comme une jeune fille qu’on surprendrait à jouer à la poupée (la comparaison n’est peut-être pas très en harmonie avec le sujet, mais je n’en trouve pas d’autre).

Pourtant, espérant être pris pour un véritable Albanais, je me résignai, comptant sur la gravité de mon maintien pour compléter l’illusion.

Le prince, accompagné de son interprète grec, s’avança, et, par l’organe de ce dernier, me demanda pardon de son indiscrétion, me priant d’excuser la curiosité de sa femme, car elle avait trouvé le palais si beau, les jardins si enchanteurs qu’elle avait cru pouvoir demander à les visiter pendant que la frégate attendait en rade un vent favorable pour remettre à la voile.

Je répondis par un salut fort sérieux, à lua mode des Albanais musulmans, en portant la main gauche à mon cœur et la droite à mon front ; puis je m’inclinai respectueusement du côté de la princesse, sans quitter mon divan…

J’allais dire quelques mots de politesse a l’interprète, lorsque j’entendis une voix criarde s’exclamer sur la monstruosité de mes nains, et en même temps je vis arriver dans l’appartement… Qui ?… du Pluvier !!!

Je restai stupéfait.

C’était bien lui, toujours ridicule, toujours chamarré de chaînes et de gilets brodés, bruyant, bavard, inquiétant par sa mobilité continuelle.

Le petit homme était plus rouge et plus gros que jamais. Il appartenait sans doute à l’ambassade de France à Constantinople, car il portait sur son habit bleu des boutons au chiffre du roi.

Cet infernal fâcheux amenait un de mes nains par l’oreille ; il s’écria en le montrant à madame de Fersen :

« Voilà, j’espère, princesse, un monstre joliment moyen Age !… »

Puis, sur un signe du prince qui lui fit comprendre que le maître de la maison était là, du Pluvier se retourna de mon côté.

Je frémis… j’étais reconnu.

Il est impossible de peindre le prodigieux étonnement de du Pluvier : ses yeux s’arrondirent, ses pupilles s’écarquillèrent, il ouvrit à demi les bras, avança une jambe et s’écria :

« Comment ! vous ici, mon cher Arthur ! vous, déguisé en Mamamouchi !… Voilà une drôle de rencontre pour moi, par exemple, qui ne vous ai pas vu depuis la première représentation du Comte Ory à l’Opéra, où vous étiez avec la marquise de Pënâfiel… »

Le prince, sa femme, l’interprète, quelques officiers russes qui accompagnaient l’ex-ambassadeur et qui entendaient parfaitement le français, ne furent pas moins étonnés.

Madame de Fersen, tout en me regardant avec une très-grande curiosité, ne put retenir un sourire qui me sembla singulièrement malin et moqueur.

Je me tordis les lèvres en maudissant de nouveau le costume albanais, Daphné et surtout cet insupportable du Pluvier, que je donnais au diable, et qui redoublait de protestations cordiales pendant que tous les yeux étaient fixés sur nous.

Il me fallait nier opiniâtrement que je fusse moi-même, et faire passer le petit homme pour un fou, ou avouer cette ridicule mascarade…

Je pris bravement ce dernier parti.

Je me levai.

J’allai respectueusement saluer madame de Fersen, et, lui demandant mille fois pardon de l’avoir un instant trompée, je lui avouai franchement que, surpris par sa visite en flagrant délit d’orientalisme et de harem, j’avais préféré rester à ses yeux un Albanais sauvage que de passer pour un Français ridicule.

Elle accueillit cette excuse avec une grâce toute charmante, qui fut pourtant nuancée d’un peu de malice lorsqu’elle exprima son étonnement de retrouver un homme du monde ainsi travesti.

Il est inutile de dire que madame de Fersen parle français comme un Russe, c’est-à-dire sans le moindre accent.


CHAPITRE XLIV.

COMPARAISON.

Khios, octobre 18..


J’ai repris le costume européen, dont je m’étais si paresseusement déshabitué, et je suis allé à bord de la frégate l’Alexina rendre visite à madame de Fersen et à son mari.

Madame de Fersen est moins jeune que je ne l’avais cru d’abord, elle doit avoir de trente à trente-trois ans.

Ses cheveux sont très-noirs, ses yeux très-bleus, sa peau très-blanche, sa main et son pied sont charmants, sa physionomie est vive et expressive : elle m’a semblé avoir beaucoup d’inattendu dans l’esprit, de la malice, mais, je crois, point de méchanceté.

Ce qui m’a paru surtout prédominer en elle, c’est la prétention de connaître à merveille la politique de l’Europe.

Il m’a été impossible de juger si cette prétention était fondée, car je suis d’une ignorance complète sur ces questions ; et je l’ai très-naïvement avoué à madame de Fersen, qui en a beaucoup ri sans pourtant vouloir absolument y croire.

M. de Fersen est un homme d’esprit fin, agréable et cultivé. Sans doute comme distraction à ses hautes fonctions diplomatiques, il s’est particulièrement adonné à l’étude de la petite littérature française ; goût bizarre qu’il partage d’ailleurs avec le doyen des diplomates de l’Europe, M. le prince de Metternich.

Je suis resté confondu de la mémoire de M. de Fersen, en l’entendant me citer, avec la fidélité d’un catalogue, les titres des vaudevilles les plus inconnus, et m’en réciter des passages et des couplets entiers ; car il avait aussi été possédé de la manie de jouer la comédie.

Je suis malheureusement aussi ignorant en vaudevilles qu’en politique ; je n’ai donc pas pu apprécier le savoir de M. de Fersen dans cette spécialité.

Le prince n’exprimait qu’un vœu, celui d’arriver à Paris, pour pouvoir admirer les grands acteurs des petits théâtres, à la fois ses héros et ses rivaux.

M. et madame de Fersen avaient les formes les plus parfaites, et semblaient en tout nés pour le grand état qu’ils tenaient dans le monde.

À une extrême dignité naturelle ils joignaient cette affabilité charmante, cette gaieté cordiale et spirituelle qu’on rencontre souvent chez les personnes distinguées de la haute aristocratie russe. — Car ce serait peut-être là seulement qu’on retrouverait maintenant les traditions de l’élégante vivacité de l’esprit français au dix-huitième siècle.

.........................

.........................

Je suis allé aujourd’hui à bord de la frégate, j’y ai passé une soirée charmante.

Nous étions peu de monde, madame de Fersen, son mari, le capitaine de l’Alexina, jeune officier fort remarquable, du Pluvier et moi.

Du Pluvier s’était fait attacher à l’ambassade française à Constantinople. Mais bientôt, ennuyé de ces fonctions, il avait demandé à revenir en France, et profitait de l’occasion de la frégate russe qui allait à Toulon.

Il y avait si longtemps que je m’étais trouvé dans le monde, que cette soirée eut pour moi tout l’attrait, tout le piquant de la nouveauté.

J’ai beaucoup étudié madame de Fersen… elle a tracé cinq ou six portraits, entre autres celui de l’ambassadeur anglais à Constantinople, arec une verve, une malice, une sûreté de trait incroyables.

Je n’ai jamais connu l’honorable sir ***, mais sa physionomie reste désormais ineffaçable dans ma mémoire.

Je croyais que rien n’était plus insupportable qu’une femme qui parlait politique ; je suis en partie revenu de mes préventions en écoutant madame de Fersen. Sa politique n’est pas nuageuse, abstraite ; quelquefois elle explique les événements les plus graves par le jeu des passions humaines, par le ressort des intérêts privés, et, remontant des effets aux causes, elle arrive ainsi des infiniment grands aux infiniment petits, et il nait de ce contraste des effets très-piquants et très-inattendus.

Ces théories sont trop de mon goût pour que je ne les juge pas sans doute avec une extrême partialité ; pourtant, je ne crois pas me tromper en considérant madame de Fersen comme une femme d’une intelligence très-éminente.

Ce prince ayant été chargé de nombreuses missions dans les divers états de l’Europe, et sa femme s’étant ainsi trouvée eu relations avec les gens les plus distingués de chaque nation, rien n’était plus curieux que son entretien, où elle passait en revue ces figures si variées avec une finesse charmante.

Sa toilette était délicieuse, et, ce qui me ravit, d’une élégance toute française ; car madame de Fersen devait faire venir ses modes de Paris.

Aussi, fut-ce avec un plaisir inouï que je vis les longues tresses noires et lisses de ses beaux cheveux, à demi cachées par les barbes d’un charmant bonnet de blonde, orné d’une branche de géranium rouge. Elle portait une robe blanche de mousseline des Indes, de la plus adorable fraîcheur, et ses petits pieds étaient chaussés de souliers de satin noir à cothurnes…

Tout cela était presque nouveau pour moi, et me fit trouver affreux, horribles, les yelleks de couleurs tranchantes et les fez brodés des filles grecques, dont le clinquant me rappelait alors terriblement les danseuses de corde.

.........................

Je ne sais si je dois me réjouir ou m’effrayer de ce que j’éprouve…

C’est d’abord un soudain dégoût pour la vie que je mène ici depuis plus d’une année…

Quand je compare mes grossiers plaisirs ou mes rêveries solitaires à la conversation que je viens d’avoir avec cette femme belle, jeune, spirituelle, à cet échange de pensées fines et gracieuses, à ce besoin de déguiser avec adresse tout ce qui pourrait choquer la délicatesse…

Quand je compare enfin ma vie de satrape indolent qui ordonne et à qui l’on obéit, à cette charmante nécessité de plaire, à cette coquetterie, à cette recherche de langage et de manières que vous impose toujours une femme comme madame de Fersen, lors même qu’on ne songe pas à s’occuper d’elle…

Quand je compare enfin le présent au passé… je m’étonne d’avoir pu si longtemps vivre ainsi que j’ai vécu.

J’ai pourtant vécu bien heureux à khios pendant dix-huit mois ! Si l’avenir s’offre sous un aspect que je crois plus séduisant… il ne faut pas flétrir des jours que je regretterai peut-être…

Enfin, je me trouve dans une perplexité étrange…

Que faire ?…

Si je dois rester ici avec des regrets, si la vie que je mènerai désormais à Khios doit m’être pesante, autant me résoudre à l’instant à quitter l’île… M. de Fersen m’a fort obligeamment proposé de me prendre avec lui pour retourner en France…

Je ne sais que faire… je verrai….

D’ailleurs, du Pluvier vient demain déjeuner avec moi ; je compte l’interroger sur madame de Fersen.


CHAPITRE XLV.

LE DÉPART.

À bord de la frégate l’Alexina, octobre 18..

C’en est fait, j’ai abandonné l’île.

.........................

Hier matin, du Pluvier est venu déjeuner avec moi.

Il avait l’air singulièrement préoccupé.

— Ah çà, mon cher, — m’a-t-il dit, — vous vivez ici absolument en pacha… eu sybarite, en véritable odalisque… C’est charmant, ma parole d’honneur, je n’en reviens pas, ni la princesse non plus.

— Comment cela ?

— Parbleu ! elle et le prince font des suppositions à perte de vue, sur les raisons qui ont pu vous engager à mener la vie que vous menez ici. La princesse surtout parait fort intriguée ; mais comme je n’en sais rien, je n’ai pu leur rien apprendre à ce sujet.

— Mon cher du Pluvier, dites-moi, avez-vous beaucoup vu M. et madame de Fersen pendant votre séjour à Constantinople ?

— Je les ai vus très-souvent, presque tous les jours ; car l’ambassade russe était une des maisons les plus agréables de tout le quartier franc. On y jouait la comédie deux fois par semaine, et mes fonctions m’empêchaient de manquer la moindre répétition.

— Vos fonctions ?

— J’étais sous-souffleur… notre premier secrétaire était naturellement premier souffleur.

— La hiérarchie le voulait sans doute ainsi… Mais, à Constantinople, que disait-on de madame de Fersen ?

— Oh ! oh ! c’est une fière femme, allez ; une Jeanne d’Arc. Elle menait l’ambassade à la baguette ; elle faisait tout. On dit même qu’elle correspondait directement avec le czar, et, pendant ce temps-là, cet excellent prince jouait les rôles de Potier. C’est qu’il y était parfait, dans les rôles de Potier !… Je lui ai vu jouer les Frères féroces : c’était à crever de rire !

— Et madame de Fersen jouait-elle aussi la comédie ?

— Du tout, du tout ; elle avait bien autre chose à faire, ma foi ! Après cela, vous me croirez si vous voulez, mais on n’a jamais dit un mot… jamais un traître mot sur son compte.

— La politique l’absorbait entièrement sans doute ?

— Elle ne pensait qu’à cela ; ce qui ne l’empêchait pas d’être gaie, comme vous l’avez vue. Mais, quant au cœur… c’était un protocole sans signature.

— Vous êtes toujours infiniment spirituel, — dis-je à du Pluvier, qui souriait de sa plaisanterie. — Mais qui vous fait croire à l’insensibilité de madame de Fersen ?

— Parbleu ! les plaintes des gens qu’elle a repoussés : d’abord notre premier secrétaire, le souffleur en titre… Villeblanche !… Vous savez bien, Villeblanche ? Eh bien, il a perdu son temps comme les autres. Et pourtant, si quelqu’un devait réussir, assurément c’était Villeblanche.

— Qu’est-ce que c’est que Villeblanche ?

— Eh bien, c’est Villeblanche… le beau Villeblanche… Parbleu ! vous connaissez bien Villeblanche, peut-être ?…

— Mais non, vous dis-je…

— Comment, vous ne connaissez pas le beau Villeblanche ? un des espoirs de notre diplomatie ! un garçon rempli de moyens ! à qui les relations étrangères doivent l’invention des cachets volants cire-sur-cire, dits à la Villeblanche… Ah çà ! comment se fait-il que vous ne le connaissiez pas ?

— Que voulez-vous ! il y a des ignorances comme cela.

— Mais c’est surtout au congrès de Vérone que la fortune diplomatique de Villeblanche s’est développée ; car c’est là qu’il a rendu au gouvernement ce fameux service… que lui seul peut-être pouvait lui rendre.

— Mais je croyais que le grand homme que la France avait le bonheur d’avoir pour la représenter à ce congrès, pouvait seul revendiquer l’honneur des négociations.

— Qui ça ? Chateaubriand ?

— Oui… Chateaubriand.

— Je ne veux certainement pas rabaisser la gloire de Chateaubriand ; mais s’il a pensé… Villeblanche a agi, et Chateaubriand, avec tout son génie, n’aurait jamais pu faire ce qu’a fait Villeblanche ; et, après tout, c’est aux actes et non aux paroles qu’on doit juger les gens.

— Mais encore ?…

— En vérité, je ne comprends pas que vous ne sachiez pas cela… C’est européen ! Eh bien ! sachez donc que lors du congrès, Villeblanche, chargé des dépêches les plus importantes, est allé d’abord de Vérone à Paris, et de Paris à Madrid, où il est resté une heure ; puis de Madrid il est revenu à Paris afin de repartir tout de suite pour Saint-Pétersbourg. Vous croyez que c’est tout ? Point… De Saint-Pétersbourg il revient à Vérone, d’où il repart à l’instant, comme l’éclair, pour Madrid en repassant par Paris… Ce n’est rien encore : de Madrid il revient pour la seconde fois à Vérone en passant par Paris, et enfin il retourne à Paris en passant par Vienne et par Berlin ; et ça, toujours comme un éclair !… Voilà, mon cher… ce que c’est que le beau Villeblanche…

— Mais ça doit être un véritable livre de postes que les états de service de ce diplomate-là ? — lui dis-je.

— Et penser, — continua du Pluvier avec admiration, — et penser que Villeblanche ne s’est jamais arrêté dans chaque capitale que le temps nécessaire pour prendre et remettre ses dépêches !… et que pourtant, en descendant de voiture, il était toujours aussi charmant, aussi fraîchement habillé que s’il eût sorti d’une boîte… c’est ce qu’aucun de nos collègues n’a pu comprendre encore, — ajouta du Pluvier d’un air mystérieux. — Car enfin, rester près de deux mois en voiture sans débrider ! — reprit-il, — c’est pour tout le monde horriblement échauffant, harassant, tandis que ce satané Villeblanche a trouvé, malgré cela, le moyen d’être toujours frais et pomponné. C’est stupéfiant !!! Du reste, ça lui a fait horriblement d’ennemis ; c’est-à-dire de jaloux, car on parle maintenant de le nommer ministre auprès d’une cour d’Allemagne…

— Je suis de votre avis ; notre Châteaubriand, avec tout son génie, n’aurait jamais fait impunément tout ce chemin-là ; mais heureusement pour notre diplomatie que les Villeblanche y sont nombreux. Ah çà, dites-moi, comment madame de Fersen est-elle restée insensible à tant de mérite ?… Elle a craint sans doute… que par habitude le beau diplomate ne lui fit voir trop de chemin ?

(Je déclare que je ne me permis cette plaisanterie stupide que par un sentiment d’hospitalité peut-être exagéré… que par égard pour l’intelligence de mon hôte.)

Je fus bien récompensé de ce sacrifice aux dieux du foyer, car du Pluvier me témoigna sa reconnaissance par des éclats de rire qui firent aboyer les chiens et glapir les perroquets. Quand il fut un peu calmé, il reprit :

— Oui, mon cher Arthur, madame de Fersen a résisté à Villeblanche et à toute la fleur des pois de la diplomatie étrangère de Constantinople. C’est assez vous dire, hélas ! que sa vertu est hors de toute atteinte, — ajouta du Pluvier avec un profond soupir.

— Pourquoi soupirez-vous ainsi ?

— C’est que la vertu de madame de Fersen me rappelle toutes les colossales vertus contre lesquelles j’ai échoué depuis que je suis dans le monde… car c’est effrayant comme les femmes sont vertueuses ! — dit du Pluvier avec un air de profond découragement. — Et pourtant, — reprit-il, — à entendre certains médisants, il n’y aurait qu’à vouloir pour pouvoir.

— En admettant, — dis-je à du Pluvier pour le consoler un peu, — en admettant que ces gens-là ne soient pas des médisants, mais des indiscrets, ne vaut-il pas mieux savoir comme vous, lorsque vous vous occupez d’une femme, lui inspirer l’amour le plus exalté pour ses devoirs, la rendre folle de son mari tel désagréable qu’il soit, que de lui donner le coupable désir de troubler le repos de sa famille ? Car enfin, mon cher, votre rôle est cent fois plus beau, plus flatteur que celui d’un séducteur, le bien étant beaucoup plus difficile à faire que le mal…

— Vous avez raison, c’est ce que je me dis souvent, — reprit du Pluvier, — c’est bien plus moral ; mais je vous jure que c’est mortel à la longue… Je suis entré dans la diplomatie, parce que je croyais que cette position faciliterait mes succès dans le monde. Eh bien ! pas du tout.

— J’ai senti cela comme vous… Voyant avec effroi que les principes devenaient de plus en plus rigoureux… et voulant d’ailleurs respecter les lois sociales, j’ai cherché une nature plus primitive, et je me suis établi ici, où on ne parle guère plus de certains principes et des lois sociales qu’à Otahiti.

— C’est à quoi je pensais, — me dit du Pluvier d’un air méditatif. — Depuis que je vous ai vu si bien établi, il m’est venu une idée ; je me suis dit… Voyons quel est mon avenir. Si je retourne à Paris, je ne m’y amuserai certainement pas plus que je ne m’y suis déjà amusé. Je suis libre comme l’air, Ce cher comte est tout seul comme un Robinson dans son île. Un compagnon est toujours agréable, nécessaire même… car enfin on peut tomber malade ; eh bien ! comme j’aime beaucoup ce cher Arthur… prouvons-lui mon amitié : à l’œuvre on reconnaît l’artisan. Eh bien ! s’il est Robinson, soyons son Vendredi… Restons avec lui six mois, un an, dix ans ; enfin tant qu’il voudra demeurer dans son île, et vivons là, pardieu… comme une paire de sultans ! Voilà, mon cher, le fruit de mes réflexions de la nuit… Eh ! eh ! que dites-vous de cela ? Vous voyez, la nuit porte conseil… Je me déclare votre Vendredi !!!

J’étais épouvanté, car je n’avais jamais réfléchi à une pareille occurrence.

Je fis néanmoins bonne contenance, et, pour ne pas irriter le désir de cet infernal fâcheux par la contradiction, j’eus d’abord l’air d’être ravi de son projet, puis peu à peu je fis naître mille difficultés.

Mais du Pluvier détruisait mes objections avec la plus désespérante abnégation de lui-même.

Si je lui représentais que le palais était immense, mais seulement habitable dans la partie que j’occupais. — il lui était indifférent de camper, il se contenterait d’un à peu près.

Si je lui parlais des descentes que pouvaient faire les Turcs, — il ne craignait rien avec moi, car il savait que j’étais brave comme un lion.

Si j’exagérais les dépenses de cette maison qu’il me demandait à partager, — il venait justement d’hériter d’un oncle de Saintonge qui lui laissait une fortune considérable.

Si, acculé, mis aux abois, je lui représentais que mon goût, que ma passion pour la solitude, étaient devenus une sorte de monomanie qui me faisait rester des jours, des mois entiers sans vouloir rencontrer personne, — il devait disparaitre comme un sylphe (quel sylphe !) et attendre que ma chagrine disposition d’esprit fut passée.

Si enfin, pour dernier argument, je lui disais presque brutalement qu’il me serait impossible, par des considérations particulières, de lui donner asile au palais Carina, — il devait facilement trouver quelque villa dans les environs, étant bien décidé, — me disait-il, — à vivre à la turque, et surtout à ne pas me quitter.

Ceci prenait un caractère de gravité très-alarmant.

Du Pluvier, entêté, opiniâtre comme tous les esprits étroits, pouvait s’obstiner dans son projet, et alors l’île me devenait insupportable.

Cette idée, jointe à la singulière révolution que la vue de madame de Fersen avait opérée dans mon esprit, me fit songer sérieusement à abandonner Khios.

Peut-être, sans la singulière fantaisie de du Pluvier, aurais-je hésité à prendre cette détermination ; peut-être aurais-je combattu ces velléités de rentrer dans la vie du monde.

Mais placé entre celle alternative : de partir pour la France avec madame de Fersen, que je trouvais charmante, ou de rester à Khios avec mes esclaves, qui m’étaient devenues odieuses, et de partager avec du Pluvier cette solitude ainsi déflorée de son premier prestige… je n’hésitai pas à quitter l’île.

J’ai toujours très-rapidement pris les décisions les plus graves.

Comme du Pluvier renouvelait ses instances, je lui dis que jusqu’alors je n’avais pas voulu lui confier la véritable raison de mon refus ; mais que, puisqu’il m’y forçait, j’étais obligé de lui avouer que j’étais résolu de retourner en France.

— Quitter ce palais admirable !… ces femmes adorables !… qui allument votre pipe, qui vous versent à boire ! qui vous dansent des pas comme à l’Opéra !!! de vraies houris ! mais c’est impossible !

— Malheureusement, mon cher du Pluvier… il est de ces aveux qui coûtent à faire même à ses amis… mais un dérangement passager survenu dans ma fortune m’oblige à réformer tout ceci et à retourner en France pour y vivre un peu moins en sultan.

— Vraiment… vraiment… mon cher comte, — me dit du Pluvier d’un air réellement attendri, — vous ne sauriez croire combien je suis touché de ce que vous me dites là… Mais qu’allez-vous donc faire de tout cet établissement ?

— Je vais donner la liberté aux femmes, aux oiseaux, aux chiens et aux nains, payer une indemnité au marquis Justiniani, et vendre les meubles à Khios.

— Vous êtes bien décidé à cela ? me dit du Pluvier.

— Très-décidé…

— Positivement décidé ?

— Oui, oui, cent fois oui.

— Alors, mon cher Arthur, vous ne me reprocherez pas de profiler de vos dépouilles ?

— Comment cela, que voulez-vous dire ?

— Voici mon projet. La vie que vous menez dans ce paradis terrestre m’a tourné la tête. Voulez-vous me vendre tout ceci, palais, femmes, chiens, nains et perroquets ?

Je crus que du Pluvier plaisantait, et je le regardai d’un air incrédule.

— Est-ce marché fait ? Vous y perdrez moins avec moi qu’avec tout autre, — reprit-il d’un air résolu. — Mais quel est le prix des esclaves et des meubles ?

— Il est inutile que vous payiez les esclaves, car je ne vous les laisse qu’à la condition que vous me promettrez de les rendre à la liberté lorsque vous quitterez Vile.

— Mais comment partirez-vous ?

— Je crois facilement obtenir, à la recommandation de M. de Fersen, l’autorisation de passer à votre place sur la frégate.

— Mais la frégate part ce matin.

— Que m’importe ?… si vous êtes véritablement décidé, je partirai ce matin…

— Mais je suis on ne peut plus décidé. Touchez là, mon cher Arthur ; je vous demande seulement le temps de retourner à bord pour prendre mes bagages.

— C’est convenu… »

Et du Pluvier me quitta.

La résolution si subite que prit le petit homme d’habiter l’île à ma place ne m’étonna que médiocrement. Du Pluvier était une de ces natures essentiellement imitatives qui, n’ayant aucune idée en propre, s’emparent étourdiment des idées d’autrui et s’en affublent, sans regarder si elles vont ou non à leur esprit. Semblable à ces gens qui mettent un costume, sans s’inquiéter qu’il soit fait ou non à leur taille, du Pluvier avait sans doute été frappé de l’excentricité de mon existence, et il croyait être fort original en la continuant.

Sans doute encore, les passagers de la frégate avaient du, en causant de cette étrangeté, louer, blâmer, ou exagérer la singulière disposition de caractère qui conduisait un homme du monde à vivre ainsi de la sorte ; mais comme ils avaient probablement, malgré les louanges ou le blâme, considéré cette résolution comme peu vulgaire, du Pluvier crut se mettre dans la même disposition de non-vulgarité en prenant ma place. Peut-être enfin avait-il riait séduit par les rivalités de cette vie sensuelle…

.........................

Je me disposai donc à quitter l’île.

Un moment, je l’avoue, j’éprouvai une vague tristesse : j’abandonnais le certain pour l’incertain. Sans doute cette vie matérielle que je dédaignais avait ses désenchantements ; mais est-il rien de complet au monde ? La vie la plus éthérée, la plus quintessenciée n’a-t-elle pas aussi ses désillusionnements ?

Mais pouvais-je hésiter quand je voyais du Pluvier s’obstiner à demeurer avec moi ?…

.........................

Avant de partir je voulus assurer le sort des esclaves ; je les fis venir, et, sans leur parler de mon projet, ni de la cession que je faisais de leurs personnes, je leur remis à chacune cinq cents francs, somme considérable pour elles, et qu’elles reçurent pourtant avec assez d’insouciance.

Puis, ayant mandé le renégat de Khios qui faisait les affaires du marquis Justiniani, je lui appris que je mettais du Pluvier à mon lieu et place comme locataire du palais et comme maître des esclaves, lui recommandant expressément de n’avertir celles-ci de ce changement que lorsque la frégate serait sous voile…

.........................

Du Pluvier revint enchanté.

Il me pria de lui laisser mes costumes albanais, voulant, disait-il, entrer de suite en jouissance, et n’ayant pas le temps de se faire costumer.

J’y consentis, et je l’aidai même à se travestir : il était impayable ainsi.

Il me demanda ensuite de le présenter aux esclaves comme leur maître futur.

Je m’en gardai bien, ayant la fatuité de croire à une sorte d’émeute parmi ces dames, si elles se voyaient abandonnées par moi.

Je leur dis au contraire que j’allais à bord du vaisseau, comme cela m’arrivait souvent depuis quelques jours, et qu’elles eussent à tenir compagnie à mon ami en mon absence…

Noémi regarda du Pluvier d’un air sournois, Daphné sourit avec mépris, et Anathasia prit une expression boudeuse.

Assez inquiet sur les dispositions futures des femmes de du Pluvier, je lui serrai la main, et, véritablement ému, je quittai le palais…

.........................

.........................

La chaloupe de la frégate m’attendait, je fus bientôt à bord.

M. de Fersen se montra d’une très-gracieuse obligeance pour moi, et mon passage sur le bâtiment russe me fut accordé par le capitaine avec le plus aimable empressement.

Deux heures après mon départ du palais, nous mîmes à la voile…

.........................

La résolution de du Pluvier fit assez longtemps le texte de nos plaisanteries.

Après quelques bordées, nous arrivâmes en vue du palais Carina, qui s’élevait à mi-côte. Une partie du parc descendait sur le rivage.

À l’aide d’une longue-vue, je regardais avec tristesse cet admirable pays… que je quittais à tout jamais, lorsqu’un singulier spectacle attira mon attention.

Sans doute averties de mon abandon par le renégat et par le départ de la frégate, je vis les esclaves descendre précipitamment et en désordre le long de la prairie et s’assembler sur le bord de la mer en étendant les bras vers le vaisseau d’un air désespéré.

Puis, voyant qu’il s’éloignait toujours, Noémi, dans un accès de fureur extravagant, arracha son fez… le foula aux pieds, et bientôt son épaisse chevelure brune flotta au vent. — Elle était belle comme une Euménide…

Daphné, concevant peut-être quoique espoir, agitait son écharpe de soie en manière de signal, tandis qu’Anathasia la blonde était agenouillée sur la grève.

Bientôt je vis du Pluvier, beaucoup plus qu’à l’aise dans mon costume albanais, accourir aussi précipitamment sur le rivage, suivi de la vieille Cypriote et des deux nains qui faisaient mille gambades.

Sans doute, le nouveau sultan venait engager les odalisques à rentrer au sérail.

Mais, malheureusement, les odalisques étaient d’un caractère assez rétif et le sultan d’un esprit assez peu persuasif ; car, après quelques paroles échangées par l’intermédiaire de la vieille Cypriote, toutes les femmes fondirent comme des furies sur du Pluvier, qui disparut complètement au milieu de leurs bras levés et menaçants.

Je ne pus voir la fin de cette scène divertissante, car la saillie d’un promontoire que nous doublions vint complètement masquer cette partie de la côte.

Une demi-heure après, le capitaine russe me dit :

« Je voudrais bien savoir ce que c’est que cette épaisse fumée qu’on voit s’élever au-dessus des terres de Khios… dans la direction du palais que vous habitiez ?

L’idée de Noémi de brûler le palais si je l’abandonnais me revint aussitôt à l’esprit.

Le projet venait-il d’être mis à exécution par ces folles ? Qu’était devenu du Pluvier ?… avait-il été brûlé par ses esclaves enlacé ou non dans leurs bras ! c’est ce que j’ignorais absolument, et nous perdîmes bientôt de vue les côtes de l’île de Khios dans une profonde inquiétude sur le sort du pauvre du Pluvier.