Arthur (Sue)/Madame la princesse de Fersen

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Paulin (3p. 183-235).

MADAME
LA PRINCESSE DE FERSEN.


CHAPITRE XLVI.

L’ALEXINA.


Telles étaient les impressions que m’avait laissées mon séjour d’une année dans l’ile de Khios ; tels étaient les motifs de mon brusque départ pour la France, à bord de la frégate russe l’Alexina.

Ce fragment de mon journal d’autrefois intercalé à sa place, je reprends mon récit.

Je me trouve dans une disposition d’esprit parfaitement convenable pour faire cette narration, et en suivre tous les incidents, qu’ils soient tristes, gais, tendres ou dramatiques.

Les dernières et violentes émotions que j’ai ressenties depuis mon voyage d’Orient, jusqu’à ce moment où j’écris ces lignes, ont tellement usé mon cœur, je me trouve si insouciant de l’avenir et du passé, que je puis raconter ce nouvel épisode de ma vie avec le désintéressement le plus profond, et comme s’il ne s’unissait pas de moi.

La lecture que je viens de faire de oes pages datées de l’île de Khios, écrites en Orient il y a trois ans, a encore augmenté mon indifférence pour ce qui me touche.

Lorsque le calme et la raison me reviennent, je me trouve si mobile, si inquiet, si fou, si fait pour le bonheur dont le destin m’a toujours comblé (parce qu’il savait sans doute que je n’en profiterais jamais), que je me juge avec une extrême et peut-être avec une injuste sévérité.

Du point de vue ou je me suis placé, m’estimant peu, étant prévenu contre moi, dépourvu de tout orgueil, de tout amour-propre de moi à moi, j’exagère encore mes défauts, et mon caractère assez peu vaniteux m’empêche souvent d’évaluer à leur prix quelques actions vraiment généreuses dont je pourrais m’enorgueillir.

Aussi, je crois que si ces pages étaient jamais connues (ce qui ne peut arriver, car j’y mettrai bon ordre), elles donneraient une bien triste opinion de mon caractère.

Et pourtant beaucoup auraient-ils agi ainsi que j’ai agi ?

Car enfin, si autrefois j’ai supposé à Hélène les plus odieuses arrière-pensées… n’ai-je pas dans mon désespoir tout tenté, tout fait pour réparer ma faute ? Ne lui avais-je pas, si elle eût accepté ma main, abandonné ma fortune ? Et plus tard, lorsque j’ai su que Frank était pauvre, ne suis-je pas venu à son secours aussi délicatement que je l’ai pu ?

Si j’ai été bien injustement cruel envers Marguerite, au moins je l’avais longtemps et courageusement défendue contre les calomnies du monde, et cela avant d’être connu d’elle.

Et ce duel ?… ce duel acharné qu’elle a toujours ignoré ?…

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Si, égaré par un accès d’incurable folie, j’ai outrageusement insulté Falmouth, ne lui avais-je pas sauvé la vie en risquant la mienne ?

Sans doute le bien que j’ai fait n’empêche pas le mal qu’on peut me reprocher ; mais n’est-il pas affreux de songer que ce qu’il y a eu de noble et de bon dans ma conduite disparaîtra toujours sous le flot d’amertume et de haine que ma défiance à soulevé !

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Mais après tout, que m’importe maintenant le passé ! C’est pour revoir le tableau de ma vie se dérouler à mes yeux que j’écris ces lignes ; c’est pour raccourcir les longues heures de la solitude où je vis à cette heure à Cerval, dans le triste et vieux château paternel, si longtemps abandonné par moi.

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Ce fut donc dans l’ignorance complète du sort de du Pluvier que nous abandonnâmes l’île de Khios.

Quoique nous entrassions dans l’équinoxe, la traversée, souvent retardée par des vents contraires, fut assez belle.

L’aspect des marins russes me parut tout autre que celui des marins anglais.

Quoique ceux-ci soient soumis aux duretés de la discipline militaire la plus despotique ; quoique par habitude et par nature ils se montrent pleins de déférence et de respect pour les officiers appartenant à la haute aristocratie, officiers dont ils s’honorent surtout, ainsi que les nègres se montrent plus fiers d’avoir pour maître un blanc qu’un mulâtre, tout révèle en eux cet indomptable orgueil national, cette insolente fierté bretonne, qui rendent le matelot anglais un des meilleurs matelots du monde, parce qu’il est toujours poussé ou soutenu par le sentiment outré de sa propre valeur, par sa foi profonde dans la supériorité de son pays sur les autres nations maritimes.

Or, quelque insensés qu’ils soient, le fanatisme ou la foi opèrent toujours des prodiges.

Les matelots russes témoignaient au contraire une obéissance passive presque religieuse, une résignation aveugle et un dévouement machinal à la volonté de leurs chefs, auxquels ils semblaient presque reconnaître une nature supérieure à la leur. Aussi on sentait qu’un mot, qu’un signe de ces officiers pouvait élever la résignation et le dévouement intrépide des marins russes jusqu’à l’héroïsme de l’abnégation personnelle.

Singulière différence entre le génie de ces deux peuples et celui des Français !… des Français, quelquefois rigoureusement soumis, mais jamais respectueux ; obéissant gaiement à des supérieurs dont ils se moquent, ou se faisant admirablement tuer pour des causes qu’ils insultent.

Je fus amené à faire ces différents rapprochements en observant les habitudes calmes, presque claustrales, qui régnaient à bord de la frégate russe, et qui, après quelques jours de navigation, eurent une réaction très-singulière sur nous autres passagers.

Rien en effet de plus singulier que l’aspect de ce bâtiment : — c’était le silence au milieu de la solitude des mers.

À part les commandements des officiers, on n’entendait jamais un mot.

Muet et attentif, l’équipage ne répondait aux ordres de ses chefs que par le bruit de la manœuvre qu’il exécutait avec une précision mécanique.

Au soleil couchant, l’aumônier lisait la prière ; tous les marins s’agenouillaient pieusement, puis ils descendaient dans la batterie.

Mais toujours et partout un silence inexorable… S’ils étaient battus de cordes pour une faute, jamais un cri ; s’ils se reposaient de leurs fatigues, jamais un chant.

Le capitaine de la frégate et son lieutenant, avec lesquels madame et M. de Fersen vivaient ainsi que moi, étaient des hommes parfaitement bien élevés, étaient de fort bons marins, mais leur esprit n’avait rien de saillant.

M. de Fersen lisait presque continuellement une collection d’ouvrages dramatiques français.

Nous restions donc, madame de Fersen et moi, très-esseulés au milieu de cette petite colonie ; ni les choses, ni les hommes, ni les événements ne devaient nous distraire de nos préoccupations individuelles.

Au milieu de ce calme profond, de cet isolement, de ce silence, les moindres fantaisies de la pensée devaient donc fortement s’empreindre sur la trame unie d’une vie si simple ; en un mot, et si cela peut se dire, jamais toile ne fut plus également préparée pour recevoir les inspirations du peintre, quelque variées, quelque bizarres qu’elles fussent.

À midi, nous nous rassemblions pour déjeuner, puis venait une promenade sur le pont ; ensuite M. de Fersen retournait à la lecture de ses chers vaudevilles, et les officiers à leurs observations nautiques.

Madame de Fersen se tenait habituellement dans la galerie de la frégate ; je causais donc ainsi chaque jour avec elle sans être presque jamais interrompu, depuis deux heures jusqu’au moment où elle allait faire, pour dîner, nue toilette toujours fraîche et charmante.

Après dîner, quand le temps le permettait, on servait le café sur le pont. On y faisait ensuite une nouvelle promenade ; puis, sur les neuf heures, nous nous réunissions de nouveau dans la galerie.

Madame de Fersen, excellente musicienne se mettait souvent au piano à la grande joie du prince, qui la suppliait de lui accompagner quelques airs de vaudeville qu’il fredonnait véritablement à merveille.

D’autres fois, un des officiers de la frégate, qui avait une fort jolie voix, nous chantait des chansons nationales très-naïves et très-agréables.

La musique et la conversation à laquelle M. de Fersen prenait alors part, et qu’il animait par une gaieté de très-bon goût, nous conduisaient jusqu’à onze heures ; on servait le thé, et chacun se retirait quand bon lui semblait.

On le voit, à part l’étendue des promenades, nous menions la vie de château la plus intime et la plus concentrée.

Le troisième jour depuis notre départ de Khios, survint un singulier incident très-puéril en apparence, mais qui eut… mais qui devait avoir une bien étrange influence sur ma destinée…

Madame de Fersen avait une petite fille de six ans nommée Irène, pour laquelle elle témoignait un amour qui semblait aller jusqu’à l’idolâtrie.

Il était impossible de rêver quelque chose de plus accompli, de plus idéal que cette enfant.

Elle était d’une beauté sérieuse et grave ; bien des mères, je le crois, eussent préféré pour leur fille une figure plus enfantine et plus riante ; car, je l’avoue, je ne pouvais moi-même quelquefois échapper à un ressentiment de tristesse, en contemplant cet adorable visage, qui exprimait une mélancolie indéfinissable et incompréhensible pour un âge encore si tendre.

Le front d’Irène était vaste, saillant ; son teint hardiment pâle, car ses joues fermes et rondes annonçaient une santé florissante. Ses cheveux châtain-foncé, très-abondants, très-fins et très-soyeux, bouclaient naturellement autour de son col ; ses yeux fort grands, d’un noir humide et velouté, avaient un regard d’une singulière profondeur, surtout lorsque, par cette faculté naturelle aux enfants, Irène vous contemplait longtemps et fixement, sans baisser les franges de ses longues paupières brunes.

Son nez était mince et charmant, sa bouche petite, vermeille, et je dirais que sa lèvre inférieure un peu saillante était dédaigneuse… si le dédain ne semblait pas incompatible avec cet âge. Enfin sa taille, ses mains et ses pieds étaient d’une perfection rare.

Irène, par une touchante superstition de sa mère, avait été vouée au blanc après une longue maladie ; la simplicité presque religieuse de ce vêtement donnait un nouveau caractère à sa physionomie.

Je l’ai dit, c’était le troisième jour après notre départ de Khios,

Irène, qui jusqu’alors avait paru m’observer avec une sorte de défiance inquiète, et qui s’était peu à peu apprivoisée, vint résolument me dire avec une solennité enfantine :

— Regardez-moi, que je voie si je vous aimerai bien.

Puis après avoir attaché sur moi un de ces longs regards fixes et pénétrants dont j’ai parlé, et devant lequel, je l’avoue, je fus obligé de baisser la vue, Irène ajouta :

— Oui, je vous aimerai bien. — Puis, après un nouveau silence, elle reprit en se retournant vers madame de Fersen : — Oui, ma mère, je l’aimerai beaucoup, je l’aimerai comme j’ai aimé Ivan !…

Sa petite figure prit en disant ces mots une si ravissante expression de gravité réfléchie que je ne pus m’empêcher de sourire.

Mais quel fut mon étonnement lorsque je vis madame de Fersen jeter tour à tour des regards presque stupéfaits sur Irène et sur moi, comme si elle eut attaché une grande importance à ce que sa fille venait de me dire !

— Quoique je n’aie maintenant rien à envier à l’heureux Ivan, voilà un aveu, madame, qui sera, je le crains bien, oublié dans dix ans d’ici, — dis-je à la princesse.

— Oublié… monsieur !… Irène n’oublie rien… Voyez ses larmes au souvenir d’Ivan…

En effet, deux grosses perles roulaient sur les joues de l’enfant, qui continuait d’attacher sur moi son regard à la fois triste, doux et interrogatif.

— Mais quel était donc cet Ivan, madame ?

Les traits de madame de Fersen s’assombrirent, et elle me répondit avec un soupir : — Ivan était un de nos parents, monsieur, qui est mort très-jeune, — et elle hésita un moment… — mort d’une mort violente et affreuse, il y a de cela deux ans… Irène l’avait pris en si extrême affection que j’en étais devenue presque jalouse. Je ne saurais vous dire la douleur incroyable de cette enfant lorsqu’elle ne vit plus Ivan, qu’elle demandait sans cesse ; elle avait alors quatre ans, elle ressentit un chagrin si profond qu’elle tomba très-gravement malade et faillit mourir. C’est à cette époque que je l’ai vouée au blanc, en suppliant Dieu de me la rendre… Mais ce qui m’étonne extrêmement, monsieur, c’est que depuis deux ans vous êtes la seule personne à qui Irène ait dit qu’elle l’aimerait.

Irène, qui avait attentivement écouté sa mère, me prit la main, et me dit d’un air presque inspiré en levant au ciel ses grands yeux encore humides de larmes : — Oui, je l’aimerai comme Ivan, parce qu’il ira bientôt là-haut comme Ivan…

— Irène… mon enfant… que dites-vous !!! Ah ! monsieur, pardon… — s’écria madame de Fersen… presque avec effroi, en me regardant d’un air suppliant.

— Quand je devrais l’acheter par la fin du pauvre Ivan, — lui dis-je en souriant, — laissez-moi du moins, madame, jouir d’une si charmante affection.

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Je ne suis ni faible, ni superstitieux, mais je ne pourrais dire la singulière impression que me causa cet enfantillage : j’expliquerai tout à l’heure pourquoi.

Il n’y a pas de moyen terme : ou de pareils incidents sont du dernier ridicule, ou ils agissent puissamment sur certains esprits.

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Heureusement, en venant prier sa femme de noter l’air d’À soixante ans il ne faut pas remettre, etc., M. de Fersen mit un terme à cette scène étrange.

Je remarquai que madame de Fersen ne parla pas à son mari du singulier aveu qu’Irène m’avait fait.

Ce jour-là, après dîner, la princesse se plaignit d’une migraine, et se retira aussitôt chez elle.


CHAPITRE XLVII.

MADAME LA PRINCESSE DE FERSEN.


Le lendemain, madame de Fersen ne parut pas au déjeuner ; elle était souffrante, me dit le prince, et elle avait passé une nuit assez agitée. — Puis, presque sans transition, et à mon grand étonnement, il me fit les confidences les plus étendues sur le caractère, sur l’esprit, sur les habitudes et sur la vie passée de sa femme, peut-être afin de me prévenir de la vanité de mes tentatives, dans le cas où j’aurais songé à m’occuper de madame de Fersen, car je ne puis m’expliquer autrement son incompréhensible fantaisie d’entrer avec moi dans de pareils détails.

Tel est à peu près le résumé de ce que m’apprit M. de Fersen sur sa femme :

Mademoiselle Catherine Metriska, fille du comte Metriski, gouverneur d’une des provinces asiatiques de l’empire russe, avait dix-sept ans lorsqu’elle fut mariée à M. de Fersen. Elle joignait à beaucoup d’esprit naturel une éducation très-cultivée et un jugement d’une maturité précoce. Lors de son mariage, le prince était ambassadeur à Vienne.

Il avait d’abord craint l’inexpérience de sa femme, chargée si jeune de toutes les responsabilités qui pèsent sur l’ambassadrice d’une grande puissance auprès d’une cour aussi sévère, aussi grave et aussi digne dans son étiquette que la cour d’Autriche. Mais madame de Fersen, merveilleusement douée, satisfit aux moindres exigences de sa position, grâce au tact exquis, aux nuances délicates, à la mesure parfaite qu’elle sut apporter dans des relations si difficiles.

— « Toute jeune, pétrie de grâce et d’esprit, — me dit le prince, — vous jugez si madame de Fersen fut aussitôt entourée, courtisée par la fine fleur de tous les étrangers qui arrivaient à la cour de Vienne.

« Quoiqu’un mari ne doive pas plus parler de la vertu de sa femme qu’un gentilhomme de sa race, — ajouta M. de Fersen en souriant, — je crois, je sais que la femme de César na jamais été soupçonnée, et pourtant César avait cinquante ans… Et pourtant je m’étais marié moins peut-être par amour, quoique Catherine fut charmante, que parce qu’il est certaines ambassades que l’on ne donne pas aux célibataires, et puis parce que dans ma position je voulais avoir près de moi un être candide et désintéressé, sur l’esprit duquel je pourrais essayer l’effet de certaines combinaisons… à peu près, sauf la férocité de la comparaison, — ajouta le prince en riant, — comme quelques patriciens de Rome essayaient des poisons sur leurs esclaves. L’expérience m’a prouvé que l’excessive pureté était souvent bien plus difficile à tromper que l’excessive duplicité, car les enfants devinent presque toujours les pièces qu’on leur tend. Aussi lorsque je vois Catherine admettre certains projets, certaines idées assez habilement déguisées, pour que son naturel sensible, délicat et généreux n’en soit pas choqué, je ne crains pas plus tard, en émettant cette idée, d’irriter la susceptibilité de mes chers collègues dont la conscience est généralement fort coriace.

« Peu à peu, — continua le prince, — madame de Fersen prit goût à la politique, car, pour continuer mes expériences, je lui confiai, sous différents aspects, beaucoup de questions que j’avais à résoudre. Mais n’allez pas croire que sa politique fût sèche ou égoïste… non, non, l’amour exalté de l’humanité était le seul mobile de la sienne. À l’entendre parler des nations européennes, on eut dit qu’elle parlait de ses sœurs chéries et non des rivales de son pays… J’ai l’air d’un vieil enfant en vous parlant si sérieusement de ce que vous prenez sans doute pour les rêveries d’une jeune femme romanesque, et pourtant vous ne sauriez croire l’excellent parti que je tire de sa disposition d’esprit si étonnamment enthousiaste de la paix et du bonheur de chacun… La sagesse consiste toujours, n’est-ce pas ? à se tenir dans un terme moyen également éloigné de toute extrémité. Or, lorsque je dois prendre une détermination importante, la politique généreuse et conciliatrice de madame de Fersen me marque une limite, notre politique traditionnelle de fourberie et d’égoïsme me marque l’autre. Il m’est donc alors très-facile de choisir un sage et prudent milieu entre ces deux exagérations.

« Enfin j’ai dû à cette tendance de l’esprit de madame de Fersen un autre avantage… celui de pouvoir affirmer que la femme de César n’avait jamais été soupçonnée… car, voyez-vous, lorsque la partie essentiellement aimante et dévouée du cœur de la femme trouve un brillant emploi de ses facultés, la femme ne cherche pas à les occuper ailleurs, surtout lorsque son orgueil féminin est flatté de l’influence qu’elle acquiert en les satisfaisant.

« Joignez à cela ce dont j’aurais dû vous parler d’abord ; mais, ainsi que l’a dit une de vos femmes célèbres, madame de Sévigné, je crois, souvent le sujet d’une lettre est dans son postscriptum. Eh bien, sans vous parler de mon attachement pour ma femme, et de son attachement pour moi, sans vous parler de la sévérité toute puritaine de ses principes, savez-vous ce qui l’a surtout préservée des légèretés de la jeunesse ? C’est l’amour absolu, l’amour passionné qu’elle a pour sa fille. Vous ne sauriez, monsieur, en comprendre tout l’excès, toute l’exaltation… Sans doute notre Irène mérite cette tendresse, mais quelquefois j’en frémis pourtant, lorsque je songe que si un malheur imprévu, comme celui qui a déjà failli nous frapper, nous enlevait cette enfant, certainement sa mère mourrait ou deviendrait folle…

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M. de Fersen était dans la maturité de l’âge ; sa réputation de diplomate consommé était presque européenne ; tout en lui annonçait l’homme supérieur, appelé par ses éminentes qualités à exercer les hautes fonctions qu’il avait toujours remplies ; aussi ne pouvais-je assez m’étonner des confidences qu’il me faisait, à moi si jeune, et qui lui étais si complètement étranger.

Comme je ne pouvais supposer qu’un homme depuis longtemps habitué à traiter les affaires les plus épineuses et les plus graves, pût agir avec légèreté lorsqu’il était question de ce qui le touchait personnellement, je pensais que tout ce que m’avait dit M. de Fersen devait être profondément calculé… que ce n’était pas sans dessein qu’il avait ainsi oublié la réserve que lui commandaient nos positions et nos âges respectifs.

Aussi, je le répète, je ne pouvais voir à ces confidences au moins bizarres, d’autre but, que celui de me prouver l’impossibilité de réussir auprès de madame de Fersen.

Et pourtant, d’un autre côté, j’avais été désagréablement frappé en entendant le prince me parler de sa femme comme d’un instrument nécessaire à sa diplomatie. Il m’avait semblé voir percer la sécheresse du cœur la plus grande dans sa manière de me parler d’elle ; — d’ailleurs, dans ses rapports habituels avec madame de Fersen, non-seulement il ne se montrait pas jaloux (il était trop du monde pour tomber dans ce ridicule), mais il me paraissait même indifférent.

Alors je me demandais dans quel but il m’avait fait les confidences dont j’ai parlé…

Je restai ainsi dans une extrême perplexité.

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CHAPITRE XLVIII.

LA TRADITION.


Je n’avais pas revu madame de Fersen depuis le jour où Irène m’avait fait la singulière prédiction dont sa mère avait paru si épouvantée.

L’affection singulière que me témoignait cette enfant m’étonnait beaucoup.

Dès quelle était seule, elle s’approchait de moi. Si je lisais dans la galerie, craignant sans doute de m’être importune, elle s’asseyait sur un coussin, appuyait son menton dans ses deux petites mains, et je ne pouvais lever les yeux sans rencontrer son regard profond et toujours sérieux.

Quelquefois j’essayais de l’amuser des jeux familiers aux enfants ; mais elle ne s’y prêtait qu’avec répugnance, et me disait gravement de sa voix enfantine : — J’aime mieux rester là, près de vous, à vous regarder comme je regardais Ivan.

J’ai été beaucoup plus superstitieux que je ne le suis ; mais en pensant au singulier sentiment d’attraction que j’inspirais à cette enfant, je me rappelais, non sans un certain serrement de cœur (j’avoue cette misère), une bizarre tradition sanscrite que mon père m’avait souvent lue, parce qu’il avait, disait-il, été témoin de deux faits qui en confirmaient le texte.

Selon cette tradition — les gens prédestinés à une mort fatale et précoce avaient le pouvoir de charmer les enfants et les fous.

Or, en effet, Ivan avait charmé Irène, et il était mort d’une mort fatale.

Je charmais aussi Irène, et elle m’avait prédit une mort violente, en toute ignorance de la tradition.

Ces singuliers rapprochements étaient au moins bien étranges ; quelquefois ils me préoccupaient malgré moi.

Maintenant même, que le temps a passé sur ces événements, cette prédiction d’Irène nie revient quelquefois à l’esprit…

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Quant à cette tradition, elle avait été traduite par mou père, et se trouvait écrite avec quelques autres notes sur un cahier contenant le récit d’un de ses voyages en Angleterre et aux Indes. J’avais emporté de France ce manuscrit, ainsi que d’antres papiers qui échappèrent au naufrage du yacht.

Le lendemain du jour où elle avait été souffrante, la princesse vint dans la galerie sur les deux heures ; j’y étais seul avec sa fille.

La figure de madame de Fersen était pâle et triste.

Elle me salua gracieusement ; son sourire me sembla plus affectueux qu’à l’ordinaire.

— Je crains bien, monsieur, que ma Fille ne vous soit importune, — me dit-elle en s’asseyant, et en prenant Irène sur ses genoux.

— C’est moi plutôt, madame, qui l’importunerais, car elle m’a plusieurs fois témoigné par la gravité de ses manières et de son langage, qu’elle me trouvait beaucoup trop de son âge… et pas assez du mien…

— Pauvre enfant ! — dit madame de Fersen en embrassant sa fille. — Vous ne lui en voulez donc pas de son étrange, de sa folle prédiction ?

— Non, madame, car je vais à mon tour lui en faire une, et alors nous serons quittes.,.. Mademoiselle Irène, lui dis-je très-sérieusement, en prenant sa petite main dans les miennes, — je ne vous dirai pas que vous irez là-haut, mais je vous promets que dans dix ou douze ans d’ici, il viendra tout exprès de là-haut, ici-bas, un bel ange, beau comme vous, bon comme vous, charmant comme vous, et qui vous conduira dans un palais magnifique, tout d’or et tout de marbre, où vous vivrez bien longtemps, bien longtemps, on ne peut pas plus heureuse avec ce bel ange, car il vous aimera connue vous aimez votre mère ; et puis un jour, ce palais n’étant plus assez beau pour vous, vous vous envolerez tous deux pour en aller habiter un plus magnifique encore…

— Et vous y serez avec ma mère, dans ce palais ? — me demanda l’enfant en attachant tour à tour ses grands yeux interrogatifs sur madame de Fersen et sur moi.

Ce fut une folie, mais je fus charmé du rapprochement que faisait Irène, en parlant de sa mère et de moi.

Je ne sais si madame de Fersen remarqua ce sentiment, mais elle rougit, et dit à sa fille, sans doute pour éluder de répondre à sa question :

— Oui, mon enfant, j’y serai… je l’espère du moins.

— Mais vous y serez avec lui ?… — répéta l’enfant en me montrant du bout de son petit doigt.

Soit qu’elle fut contrariée de la singulière insistance d’Irène, soit qu’elle en fût embarrassée, madame de Fersen la baisa tendrement au front, la pressa sur son cœur et la serra dans ses bras, en lui disant : — Vous êtes une petite folle ; dormez, mon enfant… — Puis elle ajouta d’un air distrait, en regardant à travers la fenêtre de la galerie : — Il fait un bien beau temps aujourd’hui, monsieur ; que la mer est calme !

— Très-calme, — répondis-je avec assez de dépit, en voyant la conversation prendre cette tournure.

Irène ferma ses yeux et parut vouloir dormir ; sa mère, avec une grâce indicible, ramena quelques grosses boucles de cheveux sur les yeux de l’enfant, et lui dit à voix basse cette puérilité maternelle : — Dormez, mon enfant. maintenant que j’ai fermé vos jolis rideaux…

Il y a dans les premières phases de l’amour naissant des riens adorables dont savent jouir les âmes délicates.

Je trouvais charmant de pouvoir parler à demi-voix à madame de Fersen, sous le prétexte de ne pas éveiller sa fille. Il y avait dans cette nuance si différente en apparence quelque chose de tendre, de mystérieux, de voilé qui me ravissait.

Irène ferma bientôt ses longues paupières.

— Comme elle est belle ainsi !… — dis-je tout bas à sa mère ; — qu’il y a de bonheur écrit sur son beau front !

Dirai-je que j’attendais presque avec anxiété la réponse de madame de Fersen, afin de savoir si elle aussi me parlerait tout bas ?…

Dirai-je que je fus heureux… oh ! bien heureux, en l’entendant garder le même accent ?…

— Puissiez-vous dire vrai, monsieur ! — reprit-elle. — Puisse-t-elle être heureuse !…

— Je ne pouvais lui faire à elle toute ma prédiction, madame, elle ne l’aurait pas comprise ; mais voulez-vous que je vous dise, à vous… mon rêve pour elle ?…

— Sans doute…

— Eh bien donc, madame, ne parlons pas du bonheur qui lui est assuré tant qu’elle vivra près de vous… ce serait une prédiction trop facile… parlons de ce moment toujours si cruel pour une mère, de ce moment où elle doit abandonner son enfant idolâtrée aux soins d’une famille étrangère, aux soins d’un homme étranger… Pauvre mère, elle ne peut le croire… sa fille d’une nature si timide, si craintive, si exquise, qu’à sa mère seulement elle parlait sans rougir et avec une joyeuse assurance ; sa fille, qu’elle n’a jamais quittée, qu’elle a veillée le jour, qu’elle a veillée la nuit ; sa fille ! son orgueil, son étude, sa jalousie, sa gloire, sa fille ! cet ange de candeur et de grâce dont elle seule peut comprendre, peut deviner toutes les joies, toutes les angoisses, toutes les susceptibilités, toutes les délicatesses inquiètes… la voilà au pouvoir d’un homme étranger, qui a dû se faire chérir en venant pendant deux mois l’entretenir chaque jour, sous les yeux de ses parents, de banalités puériles, ou des devoirs d’une femme envers son mari… Ils sont donc unis ; et ici, madame, je vous fais grâce de cet appareil monstrueusement grossier et significatif avec lequel on mène la jeune fille à l’autel, à la face d’une foule effrontée, en grande pompe, au grand jour, à grand renfort de musique et d’éclat… À Otahiti on y met plus de pudeur, ou du moins plus de mystère. Enfin, après la messe, l’homme emmène sa proie dans sa maison, en lui disant… Viens, ma femme… Eh bien ! madame, si ma prédiction se réalise… celui qui, devant Dieu et devant les hommes, aurait le droit de dire si brutalement à mademoiselle votre fille… Viens, ma femme… lui dira d’une voix douce, timide et suppliante… Venez, ma fiancée.

Madame de Fersen me regarda d’un air étonné.

— Oui, madame, car avant tout… oh ! avant tout, celui-là respectera avec une pieuse adoration, avec une religieuse délicatesse, cette terreur si chastement sublime de la jeune fille, qui des bras de sa mère, qui de son lit virginal, se voit tout à coup jetée dans une maison étrangère… Ces frayeurs profondes et involontaires, ces regrets navrants de sa femme, il les calmera peu à peu par les soins charmants, par les prévenances naïves qui n’effaroucheront pas ce pauvre cœur encore tout dépaysé… Enfin il saura d’abord se faire aimer comme le meilleur des frères… dans l’espoir de l’être un jour comme le plus heureux des amants.

— Quel dommage que ce rêve ne soit qu’une charmante folie », — dit madame de Fersen en soupirant.

— Oh ! n’est-ce pas, madame ! car avouez que rien ne serait plus adorable que toutes les phases mystérieuses de cet amour, exalté comme l’espérance, passionné comme le désir, et pourtant légitime et permis ! N’est-ce pas que le jour où, après une cour assidue, la jeune femme, enivrée de tendresse, confirmerait par un enivrant aveu les droits si ardemment attendus que son mari n’a voulu tenir que d’elle… n’est-ce pas que ce souvenir serait bien durable et bien délicieux à son cœur ? à elle ? ainsi librement obtenue ? N’est-ce pas que, plus tard, les galanteries, les empressements du monde lui sembleraient bien pâles auprès de ces jours de bonheur radieux… et brûlants, toujours présents à sa pensée ? N’est-ce pas, enfin, qu’un tel souvenir garantirait presque sûrement une femme de toutes les séductions coupables, qui ne lui causeraient jamais les ravissements ineffables qu’une légitime et sainte union lui aurait fait si délicieusement éprouver !…

À mesure que je parlais, madame de Fersen me regardait avec un étonnement croissant ; enfin elle me dit : — Comment, monsieur, vous auriez véritablement sur le mariage ces idées d’une délicatesse peut-être exagérée ?…

— Sans doute, madame, ou du moins je les emprunte, dans ma prédiction, à celui qui un jour doit être assez heureux pour se charger du bonheur de votre fille… Aussi ne trouvez-vous pas qu’un mari tel que je le lui prédis beau, jeune, bien né, spirituel et charmant, qui penserait ainsi… lui offrirait de grandes chances de félicité durable ; car, j’en suis sur, mademoiselle Irène sera douée de toutes les précieuses qualités de l’âme qui peuvent inspirer et apprécier un tel amour.

— Ah ! sans doute, ce serait un beau rêve… Je vous le répète, seulement ce qui m’étonne beaucoup, c’est que vous fassiez de pareils rêves, — me dit-elle d’un air assez moqueur.

— Mais pourquoi, madame ?

— Comment ? vous, monsieur, qui êtes venu chercher en Orient l’idéalité de la vie matérielle !…

— Cela est vrai, madame, — lui dis-je à voix basse en la regardant fixement ; — mais aussi, n’ai-je pas à l’instant quitté cette vie, lorsque j’ai dû au hasard de connaître, c’est-à-dire de pouvoir adorer une idéalité toute contraire, celle de l’esprit, de la grâce et du cœur ?…

Madame de Fersen me jeta un coup-d’œil sévère.

Je ne sais ce qu’elle allait me répondre, lorsque son mari entra pour me demander si je savais l’air d'Anacréeon chez Polycrate.

.........................

Depuis le jour où je lui avais fait un aveu, madame de Fersen me parut vouloir éviter avec soin de se trouver seule avec moi, quoique devant nos compagnons de voyage ses manières n’eussent pas changé.

Mais, grâce à la singulière affection que j’inspirais à Irène, la princesse put difficilement accomplir son projet.

Dès que je paraissais sur le pont ou dans la galerie, l’enfant me prenait par la main et m’amenait près de madame de Fersen, en me disant : — Venez, j’aime à vous voir près de ma mère…

D’abord je ne pus m’empêcher de sourire du dépit de madame de Fersen, qui se trouvait ainsi quelquefois obligée à des tête-à-tête qu’elle voulait éviter.

Puis craignant que cette contrariété, que je lui causais involontairement, me fit prendre en aversion par elle, j’essayai de me refuser aux instances d’Irène. Voyant qu’elle s’opiniâtrait, deux ou trois fois je la renvoyai assez durement.

La pauvre enfant ne dit pas un mot, deux grosses larmes roulèrent le long de ses joues, et elle alla silencieusement s’asseoir loin de moi et loin de sa mère.

Celle-ci voulut s’approcher d’elle pour la consoler, mais Irène repoussa doucement ses caresses.

Le soir elle ne voulut pas manger, et sa gouvernante, qui passa la nuit à la veiller, assura qu’elle avait à peine dormi, et qu’à d’assez longs intervalles elle avait silencieusement pleuré.

M. de Fersen, qui ignorait la cause de l’indisposition passagère de sa fille, n’y fit pas une grande attention, et l’attribua à l’excessive susceptibilité nerveuse de l’enfant.

Mais madame de Fersen me jeta un regard irrité.

Je la compris.

Mon aveu, en la mettant en défiance, avait dû lui faire éviter les occasions de se trouver désormais seule avec moi.

Irène ressentait un assez grand chagrin de cette sorte de rupture ; nécessairement la princesse me regardait comme la cause première de la tristesse de sa fille, qu’elle aimait avec une folle passion.

Madame de Fersen avait donc raison de me haïr. Je résolus de mettre un terme à la douleur d’Irène.

Je profitai d’un moment où j’étais seul avec madame de Fersen pour lui dire : — Pardonnez-moi, madame, un aveu bien insensé… Je le regrette d’autant plus qu’il n’a pas été étranger au chagrin et aux souffrances de votre pauvre enfant… Je vous donne donc ma parole, madame, de ne jamais plus vous dire un seul mot qui puisse apporter de nouveau le moindre trouble dans les joies de votre amour maternel, et m’exposer ainsi à perdre vos bonnes grâces qui me sont si précieuses…

Madame de Fersen me tendit la main avec un mouvement de reconnaissance charmante, et me dit : — Je vous crois, et je vous remercie du fond de l’âme, car ainsi vous ne me séparerez plus de ma fille !


CHAPITRE XLIX.

LES ADIEUX.


Bientôt je regrettai d’avoir promis à madame de Fersen de ne jamais lui dire un mot de galanterie ; car, depuis qu’elle se trouvait tout à fait en confiance avec moi, elle me semblait de plus en plus charmante, et chaque jour je m’en éprenais davantage.

Fidèles à nos rendez-vous de la galerie, presque toujours seuls avec Irène, nos rapports furent bientôt d’une familiarité tout amicale.

J’exploitais fort habilement ma complète ignorance en politique, pour la bannir tout à fait de nos entretiens. Ainsi maître de la conversation, je l’amenais toujours sur mille questions relatives aux sentiments tendres ou aux passions.

Quelquefois, comme si elle eût redouté la tendance de ces entretiens, madame de Fersen voulait absolument parler politique. Mais alors j’arguais de mon ignorance, et la princesse me reprochait spirituellement d’agir comme ces amoureux qui prétendent toujours ne pas aimer la chasse, afin de pouvoir rester avec les femmes pendant que les maris vont arpenter la plaine.

Lorsque les longueurs de la navigation eurent établi quelques rapports d’intimité entre moi et les officiers russes de la frégate, notre conversation étant souvent tombée sur madame de Fersen, je fus frappé du respect profond avec lequel ils parlaient toujours d’elle. — La médisance, — disaient-ils, — l’avait constamment épargnée, soit en Russie, soit à Constantinople, soit dans les diverses cours où elle avait résidé.

Une réputation d’irréprochable pureté est, je crois, une séduction irrésistible, surtout lorsqu’elle se rencontre chez une femme jeune, belle, spirituelle, et placée dans une position très-éminente ; car il faut qu’elle possède une puissante autorité morale pour désarmer l’envie ou pour émousser ses traits, et inspirer, comme l’inspirait madame de Fersen, un sentiment général de bienveillance et de respect.

C’était en comparant l’amour que j’avais ressenti pour madame de Pënâfiel à mon amour pour madame de Fersen que j’appréciais le charme généreux et entraînant de cette séduction.

Sans doute Marguerite avait été indignement calomniée : j’en avais eu des preuves flagrantes ; mais, si absurdes que soient les bruits qui outragent la femme que vous aimez, ils vous causent toujours un ressentiment pénible.

En admettant même que vous parveniez à vous convaincre de leur fausseté » vous reprochez alors à la femme qui en est victime de n’avoir pas l’esprit de sa vertu.

La vie d’Hélène avait été bien pure, et pourtant le monde l’avait attaquée. Mes soins pour elle avaient seuls causé ces bruits odieux, et pourtant dans mes accès d’injustice je l’accusais de n’avoir pas su se mettre au-dessus des soupçons.

À part la grâce, l’esprit et la beauté de madame de Fersen, ce qui contribuait surtout à me la faire adorer, c’était, je le répète, sa réputation de haute et sereine vertu.

Lorsqu’ils s’opiniâtrent à combattre la résistance d’une femme sérieusement attachée à ses devoirs, la plupart des hommes ne sont souvent animés que par l’amour de la lutte, que par l’espoir d’un orgueilleux triomphe.

Ce n’étaient pas ces sentiments qui me faisaient persister dans mon amour pour madame de Fersen, c’était une sorte de confiance sans bornes dans la pureté de son cœur, dans la noblesse de son caractère ; c’était la certitude de pouvoir l’aimer avec toutes les chastes voluptés de l’âme, sans craindre d’être dupe d’une sévérité feinte ou d’une menteuse pruderie.

Je m’étais d’ailleurs si grossièrement matérialisé pendant mon séjour à Khios que j’avais un désir inexprimable de me livrer à toutes les délicatesses exquises d’un sentiment pur et élevé.

.........................

Contrariée par les vents d’équinoxe, notre traversée, y compris une longue quarantaine obligée au lazaret de Toulon, dura environ six semaines.

Je ne croyais pas avoir fait de progrès dans l’affection de madame de Fersen ; car ses manières avec moi étaient devenues de plus en plus franches et amicales. Elle m’avait naïvement avoué que mon esprit lui plaisait beaucoup, et qu’elle espérait, pendant son séjour à Paris, continuer aussi souvent que possible nos entretiens de la galerie.

Évidemment, madame de Fersen me regardait comme absolument sans conséquence. Quelque pénible que fut cette découverte pour mon orgueil, j’aimais tant Catherine que je ne pensai qu’au bonheur de la voir le plus souvent possible… confiant mes espérances à la sincérité de mon affection pour elle.

Notre quarantaine terminée, nous débarquâmes à Toulon, où nous restâmes quelques jours pour visiter le port.

M. de Fersen me proposa de ne pas nous quitter encore, et de voyager ensemble jusqu’à Paris.

J’acceptai.

Je fis venir ma voiture, que j’avais renvoyée à Marseille lors de notre départ de Porquerolles, et nous nous mimes en route pour Paris vers le commencement de novembre.

M. de Fersen voyageait avec sa femme dans une diligence, sa fille avec sa gouvernante dans une autre. Comme ma voiture de voyage était de même sorte et qu’on n’y pouvait tenir commodément que deux personnes, tous les jours, lorsque nous nous remettions en route après déjeuner, M. de Fersen me priait d’aller tenir compagnie à sa femme pendant qu’il faisait sa sieste habituelle dans ma voiture.

Irène, qui avait témoigné un chagrin profond à la seule idée de se séparer de moi, s’y trouvait toujours en tiers avec nous, et nos entretiens de la galerie continuèrent de la sorte jusqu’à Paris.

La veille de notre arrivée, je voulais, malgré la promesse que j’avais faite à madame de Fersen, tenter un nouvel aveu.

J’avais jusqu’alors scrupuleusement tenu ma parole, parce que je craignais, en y manquant, de perdre les avantages du tête-à-tête pendant la route.

Tout mon espoir avait été de devenir, au moins pour Catherine, une des habitudes de sa pensée, et d’intéresser ou de captiver assez son esprit pour que peu à peu ma présence ou mon absence lui devinssent sensibles.

Ce but, je le croyais atteint ; j’aimais profondément madame de Fersen ; j’avais un excessif désir de lui plaire, et, sauf le mot d’amour que je ne prononçais jamais, je mettais dans mes soins pour elle tout l’empressement, toute la tendresse de l’amant le plus passionné.

Sans rechercher beaucoup ma conversation, je m’étudiais à ne parler à Catherine que de sujets nouveaux pour elle.

Elle ne connaissait ni Paris, ni la France, ni l’Angleterre, ni l’Espagne, que je connaissais à merveille. Je tâchais donc de l’amuser par mes récits, par les tableaux que je lui faisais des mœurs, des habitudes de ces nations.

J’y parvenais presque toujours et je m’apercevais de ce succès, à l’attention réfléchie, aux questions bienveillantes que faisaient naître mes paroles ; alors, malgré moi, je trahissais mon bonheur et ma joie d’avoir réussi à l’intéresser.

Madame de Fersen avait beaucoup trop de tact pour ne pas s’apercevoir de la vive impression qu’elle continuait de faire sur moi ; aussi paraissait-elle me savoir gré de ma réserve.

Toutes les fois surtout que je trouvais moyen, sans trop chagriner Irène, d’éluder les rapprochements que la singulière affection de cette enfant pour moi faisait naître à tout moment, madame de Fersen me remerciait par un coup d’œil enchanteur.

Ainsi, un des grands plaisirs d’Irène était de me prendre la main et de la mettre dans les mains de sa mère… puis de nous regarder silencieusement.

Cette légère faveur m’eut été bien douce, si je l’avais due à un tendre mouvement de madame de Fersen ; mais, ne voulant pas la surprendre ainsi, chaque fois qu’Irène avait cette fantaisie, je portais aussitôt ses petits doigts à mes lèvres, sans lui donner le temps de mettre ma main dans celle de sa mère.

.........................

La veille du jour de notre arrivée à Paris, j’étais donc décidé à risquer un nouvel aveu, lorsqu’un incident bizarre, qui semblait devoir m’encourager à cette démarche, me donna des pensées contraires.

Je n’avais pas encore pu pénétrer si madame de Fersen était ou non jalouse de l’attachement de sa fille pour moi ; si quelquefois elle m’en avait parlé d’une manière fort moqueuse et fort gaie, d’autres fois au contraire ç’avait été avec tristesse et presque avec amertume.

Ce jour-là, Irène, en tiers avec nous dans la voiture de sa mère, lui avait demandé si j’aurais une belle chambre à Paris.

Je m’étais hâté de répondre à l’enfant que j’habiterais dans ma maison à moi, et non pas dans la sienne.

À ces mots, selon son usage, Irène s’était mise à pleurer silencieusement.

Madame de Fersen, voyant ses larmes, s’écria avec une impatience chagrine : « Mon Dieu !… qu’a donc cette enfant ?… pourquoi vous aime-t-elle ainsi ?… C’est odieux !

— Elle m’aime peut-être par la même raison qui lui faisait aimer Iran, » — lui dis-je.

Comme madame de Fersen ne semblait pas me comprendre, je lui expliquai alors le sens que j’attachais à ces paroles, en lui parlant de la tradition sanscrite.

Madame de Fersen crut que je raillais.

J’ai dit que cette tradition était écrite dans un livre rempli de notes de la main de mon père, relatives à un de ses voyages en Angleterre.

Heureusement ce manuscrit se trouvait dans ma voiture, car récemment j’avais cherché quelques renseignements dans ces notes, afin d’expliquer à madame de Fersen la perpétuité de certains usages d’Écosse.

À un relais, j’allai chercher le manuscrit et je le montrai à madame de Fersen.

Sa date était si précise, l’écriture était si ancienne que Catherine ne pouvait douter de son authenticité.

Je n’oublierai jamais le regard voilé de larmes que madame de Fersen attacha longtemps sur moi en laissant retomber le livre sur ses genoux…

Sans doute elle éprouvait l’émotion étrange que je ressentis, lorsque je rapprochai l’affection d’Irène pour Ivan, et la mort de relui-ci, de la lettre de cette étrange tradition :

Les gens gui doivent périr d’une mort fatale savent charmer les enfants et les fous !

Irène avait pour moi le même attachement qu’elle avait eu pour Ivan… mon sort ne pouvait-il pas être celui d’Ivan ?…

Pour comprendre d’ailleurs tout l’intérêt que cette découverte inspirait à madame de Fersen, il faut savoir que très-souvent je lui avais avoué naïvement que j’étais extrêmement superstitieux, ce qui est vrai… et de plus j’avais même éveillé en elle quelques germes de la même faiblesse, en lui racontant beaucoup d’histoires singulières qui l’avaient fort impressionnée.

Je l’avoue… il me sembla lire dans le regard de madame de Fersen, dans son émotion, dans son trouble, plus que de l’amitié… plus que l’expression d’un regret touchant.

Ivre d’espoir, un nouvel aveu me vint aux lèvres… mais heureusement je le retins, car j’aurais commis une faute irréparable…

Si les sentiments de madame de Fersen étaient véritablement tendres… n’eut-il pas été stupide à moi d’en avertir sa vigilante vertu, qui eût étouffé sous l’impérieuse volonté du devoir ce vague et premier instinct d’amour qui s’éveillait dans son cœur ?

Si, au contraire, l’intérêt que madame de Fersen me témoignait était simplement amical, ma présomptueuse croyance m’eût couvert de ridicule à ses yeux…

Le tour que prit bientôt la conversation amena naturellement une proposition que je voulais faire à madame de Fersen, autant dans l’intérêt de sa réputation que dans l’intérêt de ma tendresse.

Nous causions d’Irène.

« Pauvre enfant, — dis-je à sa mère, — comment, maintenant, pourra-t-elle se déshabituer de me voir ?…

— Mais elle conservera, je l’espère pour elle et pour moi, cette douce habitude, — me répondit Catherine ; — car il est bien convenu qu’une fois à Paris… nos entretiens de la galerie, comme nous les appelons, continueront toujours… La position de M. de Fersen et la mienne étant des plus indépendantes à la cour de France, je ne serai soumise qu’aux devoirs que je voudrai bien m’imposer, et je vous assure que nulle distraction, nul plaisir ne me feront manquer à ces amicales et bonnes causeries de chaque jour, si toutefois, — ajouta madame de Fersen en souriant, — si toutefois vos anciens amis vous laissent le loisir de penser aux nouveaux… Mais je compte beaucoup sur ma qualité d’étrangère, et sur votre galanterie toute française, pour vous forcer à être mon cicérone, et à me faire les honneurs de Paris, car je ne veux rien voir, rien admirer que guidée par vous… »

Il me fallut, je l’avoue, un grand courage, un grand amour, une grande terreur des flétrissantes calomnies du monde, pour venir renverser l’avenir charmant que madame de Fersen rêvait pour nous deux.

Après quelques minutes de silence : « Madame, — lui dis-je avec une tristesse, avec une émotion profondes, — vous ne mettez pas en doute… mon respectueux attachement pour vous ?

— Quelle question !… mais j’y crois fermement au contraire… Oui… j’y crois… je serais malheureuse de ne pas y croire…

— Eh bien ! madame, permettez à un ami vrai… dévoué… de vous dire… ce qu’il dirait à une sœur ; et puis quand vous m’aurez entendu, ne vous laissez pas entraîner à votre première impression, car elle me sera peu favorable… mais la réflexion vous prouvera bientôt que ce que je vais vous dire m’aura été dicté par l’affection la plus sérieuse et la plus sûre.

— Mais parlez… je vous prie… parlez… vous m’effrayez.

— Jamais, jusqu’ici, madame, vous n’avez connu la calomnie ; elle ne devait pas, elle ne pouvait pas vous atteindre… C’est cette confiance souveraine dans l’élévation de votre caractère, dans le respect qu’il a toujours inspiré, qui vous a empêchée de craindre la médisance… Pourtant, croyez moi, madame… si j’acceptais cet adorable avenir d’intimité que vous me proposez… l’irréprochable pureté de vos principes ne saurait vous garantir des attaques les plus perfides.

— Jamais je ne sacrifierai mes amis à la crainte, ma conscience me suffit, — me dit madame de Fersen avec l’insouciance courageuse d’une femme sûre d’elle-même…

— Et qu’en savez-vous, madame ? — m’écriai-je ; — avez-vous lutté, pour être si certaine de vaincre ? Jamais !… Jusqu’ici la rayonnante pureté de votre vie a suffi pour vous défendre… En quoi auriez-vous pu donner prise à la calomnie ? Mais songez donc que je suis venu de Khios avec vous ! de Toulon à Paris avec vous ! Je suis absolument sans conséquence, je le sais ; vous me connaissez maintenant assez pour ne pas croire que j’exagère mon importance par une misérable et sotte fatuité. Mais qu’est-ce que cela fait au monde pourvu qu’il médise ?… Ne sait-il pas d’ailleurs que sa médisance sera d’une portée d’autant plus odieuse, que l’objet du coupable amour qu’il suppose sera moins digne de cet amour ? Nos sociétés seront les mêmes, madame, chaque jour on me verra chez vous, on me verra dans les promenades avec vous, dans le monde avec vous ; et vous croyez, et vous voulez que la jalousie, que l’envie, que la haine ne saisissent pas cette précieuse occasion de se venger de votre esprit, de votre beauté, de votre grande position ! et par-dessus tout, de votre éclatante vertu, la plus précieuse perle de votre noble couronne !… Mais vous n’y songez pas, madame ; le type de nos juges-bourreaux a dit : — Donnez-moi quatre lignes de l’écriture du plus honnête homme du monde, et je me charge de le faire pendre !… Le monde, cet autre juge-bourreau, peut dire avec la même assurance : — Donnez-moi quatre jours de la vie de la plus honnête femme du monde, et je me charge de la déshonorer.

Depuis longtemps madame de Fersen me regardait avec un étonnement qu’elle ne pouvait dissimuler ; elle parut d’abord presque choquée de mon refus et de mes observations.

Je m’y étais attendu… Pourtant ses traits prirent une expression plus bienveillante ; et elle me dit avec une nuance de froideur :

— Je ne vous conteste assurément pas votre connaissance du monde… et surtout de la société parisienne, que je sais des plus brillantes et des plus dangereuses… mais je crois que vous vous exagérez les périls qu’on y peut courir, et surtout l’influence que la médisance aurait sur moi.

— Et pourquoi donc, madame, la médisance n’aurait-elle pas d’influence sur vous ? Que vous suis-je, pour que plus tard vous hésitiez une minute à me sacrifier aux impérieuses exigences de votre réputation ? Mettrez-vous seulement en balance le soin de votre honneur, votre responsabilité de l’avenir de votre fille, avec le plaisir de nos conversations de chaque jour ? Non, sans doute, et vous aurez raison ; car si vous persistiez dans votre projet, car si j’avais la lâcheté de vous y encourager, lorsque la médisance vous aurait atteinte, vous auriez le droit de me dire avec mépris : Vous prétendiez être mon ami ? Vous mentiez, monsieur… Vous avez abusé de mon irréflexion pour m’entraîner dans une intimité dont les apparences peuvent m’être fâcheuses… Allez… je ne vous verrai plus !… Et encore une fois, vous auriez raison, madame. Après tout, savez-vous ce qu’il me faut de courage pour vous dire ce que je vous dis ? pour refuser ce que vous m’offrez ?… Songez donc à ce que vous êtes !… à tout ce que vous êtes !… et dites si la vanité, si l’orgueil d’un moins honnête homme que moi ne seraient pas enivrés de ces bruits auxquels je veux vous soustraire… car enfin, que risqué-je, moi, à me mettre de moitié avec vous pour vous compromettre ? que risqué-je ? D’aider le monde à interpréter, à flétrir avec sa méchanceté ordinaire nos relations, tout innocentes qu’elles sont ? Mais vous me banniriez alors de votre présence, dites-vous ? qu’importe ! Savez-vous comment le monde traduirait cet exil mérité ? Il dirait que c’est une rupture… S’il était bienveillant pour vous… il dirait que c’est vous qui me quittez pour un autre amant !… S’il vous était hostile, il dirait que c’est moi qui vous quitte pour une autre maîtresse.

— Ah ! monsieur, monsieur !… — s’écria madame de Fersen en joignant les mains prèsque avec effroi… — Quel tableau !… Puisse-t-il n’être pas vrai !…

— Il ne l’est que trop, madame ; si le monde était, comme on le suppose, sagace et pénétrant, il serait moins dangereux, car il serait vrai… mais il n’est que bavard, méchant et grossièrement crédule, c’est ce qui le rend si nuisible !… Lui, pénétrant !… Mais il est trop pressé de calomnier pour se donner le temps d’être pénétrant. Est-ce qu’il a le loisir d’étudier les sentiments qu’il suppose ! il aime bien mieux s’en tenir aux dehors et deviner les apparences qu’on lui montre sans défiance, parce qu’elles sont souvent innocentes… cela suffit à l’infernale activité de son envie. Ah ! croyez-moi, madame, je n’aurais pas la triste expérience que j’ai des hommes et des choses, que l’instinct de mon attachement pour vous m’éclairerait… car vous ne saurez jamais combien tout ce qui vous touche m’est précieux, combien je serais désespéré de voir obscurcir cette radieuse auréole qui vous embellit encore… Je vous le répète, l’honneur de ma mère, de ma sœur, ne me serait pas plus cher que le vôtre ; aussi, songez à ce qu’il y aurait d’affreux pour moi si j’étais la cause d’une calomnie qui porterait atteinte… à ce trésor dont mon amitié est si jalouse… Et puis, je vous avouerai encore une faiblesse… Eh bien ! oui, il me serait odieux de penser que le monde parle avec son insolente et brutale moquerie de ce qui fait mon bonheur, de ce qui fait mon orgueil… Oui, tout mon rêve serait que cette intimité charmante, qui restera un des plus adorables souvenirs de ma vie, fût ignorée de ce monde, car sa parole effrontée en souillerait la pureté.. ! et ce rêve… je le réaliserai…

— Ainsi donc, — me dit madame de Fersen d’un air presque solennel, — il faut renoncer à nous voir à Paris ?

— Non, madame… non… mais vous me verrez le soir de vos jours de réception comme tous les hommes que vous recevrez ; plus tard, peut-être me permettrez-vous quelques rares visites du matin…

Madame de Fersen resta longtemps silencieuse et méditative, sa tête baissée sur son sein ; tout à coup elle la releva ; son visage était légèrement coloré, son accent profondément ému, et elle me dit :

— Vous êtes un noble cœur. Votre amitié est austère, mais elle est grande, forte et généreuse… je comprends les devoirs qu’elle m’impose… j’en serai digne… De ce moment, — et elle me tendit la main, — vous vous êtes acquis une sincère et inaltérable amitié.

Je baisai respectueusement sa main.

Presque au même instant nous atteignîmes un des derniers relais.

Je descendis de la voiture de madame de Fersen et j’allai trouver son mari, qui dormait dans la mienne.

— Mon cher prince, — lui dis-je, — il faut que vous me rendiez un service !…

— Parlez, mon cher comte.

— Pour un motif que j’ai lieu de tenir secret, je désirerais qu’il fut ignoré de tout le monde que je viens de Khios, et naturellement que j’ai voyagé depuis Toulon jusqu’à Paris avec vous… Je suis un personnage trop peu important pour que mon nom ait été remarqué sur notre route. Je vais m’arrêter au prochain relais, faire un long détour pour gagner Fontainebleau, où je séjournerai quelques jours, et j’arriverai ainsi à Paris après vous… Tout ce que j’ose seulement réclamer de votre amitié, c’est de me promettre d’accueillir favorablement la prière d’un de mes amis qui vous demandera de me présenter à vous… car je serais aux regrets de voir s’interrompre des relations si précieuses pour moi… »

M. de Fersen, avec son tact parfait, ne me fit pas la moindre objection, et me promit tout ce que je voulus.

Au relais voisin, j’annonçai à madame de Fersen que j’étais malheureusement obligé de la quitter ; chargeant le prince, présent à mes adieux, de lui expliquer pourquoi j’étais privé du plaisir de continuer la route avec elle.

Elle me tendit sa main, que je baisai…

Puis j’embrassai tendrement Irène, en jetant sur la mère un triste regard d’adieu…

Les chevaux étaient attelés aux voitures du prince ; elles partirent et je restai seul.

J’avais le cœur brisé.

.........................

Peu à peu la conscience d’avoir noblement agi envers madame de Fersen apporta quelque douceur à mes pensées.

Puis je songeai qu’ainsi je saurais, sans exposer en rien sa réputation, si madame de Fersen éprouvait pour moi une véritable amitié, peut-être même un sentiment plus tendre… ou bien si j’avais dû à l’isolement, au farniente et à l’absence de tout terme de comparaison, l’intérêt quelle avait ressenti pour moi….

Si elle m’aimait… cette contrainte, cette obligation de ne pas me voir lui peserait, lui coûterait peut-être beaucoup, et ce chagrin, ce regret devaient se trahir d’une façon ou d’une autre…

Si, au contraire, je n’avais été pour elle qu’un causeur assez spirituel, qui l’avait aidée à passer les longues heures de la traversée, je devais être, sans aucun doute, sacrifié à la première causerie plus aimable que la mienne, ou au moindre propos du monde.

C’était une sorte d’expulsion à laquelle je ne me serais jamais exposé, et qu’ainsi j’évitais sûrement.

Sans doute je devais avoir beaucoup à souffrir en reconnaissant que le sentiment de madame de Fersen pour moi était assez faible pour céder à si peu ; mais en agissant autrement j’aurais eu le même chagrin, et de plus la honte.

Je restai huit jours à Fontainebleau, et je partis pour Paris.



CHAPITRE L.

UN MINISTRE AMOUREUX.


Ce ne fut pas sans un certain serrement de cœur que je rentrai dans Paris, dont j’étais absent depuis dix-huit mois. J’avais un vague espoir, ou plutôt une vague inquiétude de rencontrer Hélène ou Marguerite.

Je me croyais complètement guéri de ma fatale monomanie de défiance ; mon amour profond pour madame de Fersen avait, a mes yeux, opéré ce prodige. Aussi m’étais-je bien promis, dans le cas ou j’aurais rencontré ma cousine ou madame de Pënâfiel, de leur demander franchement pardon de mes torts, et de tâcher d’effacer, par les soins de l’amitié la plus affectueuse, les détestables folies de l’amant d’autrefois.

Je retrouvai M. de Cernay, qui, de l’Opéra, avait transporté ses amoureux pénates à la Comédie-Française, à la suite de mademoiselle ***, très-agaçante soubrette.

M. de Pommerive était plus gros, plus médisant, plus fâcheux que jamais. Cernay m’accueillit avec une incroyable effusion de cordialité, me demanda des nouvelles de mon voyage avec Falmouth, car rien n’avait encore transpiré.

Comme je me tins fort sur la réserve à ce sujet, autant par caractère que par malice, Cernay et Pommerive finirent par faire les suppositions les plus inouïes sur le prétendu mystère de mes aventures.

Ainsi que j’en étais convenu avec le prince, je priai un homme de ma connaissance, fort lié avec M. l’ambassadeur de Russie, de me présenter à madame de Fersen.

Le prince avait loué un fort bel hôtel meublé dans le faubourg Saint-Germain. Bientôt son salon fut un des rendez-vous habituels du corps diplomatique et de l’élite de la société parisienne, sans distinction d’opinion politique.

L’apparition de madame de Fersen dans le monde fut une sorte d’événement. Sa beauté, son nom, son esprit, sa réputation de femme politique, mêlée aux plus grands intérêts de notre temps, le respect qu’elle savait inspirer, tout concourut à la placer très-haut dans l’opinion publique.

Bientôt à la juste appréciation des rares qualités qui la distinguaient, succéda l’enjouement le plus prononcé.

Les femmes qui partageaient la sévérité de ses principes furent très-heureuses et très-fières de se recruter un pareil auxiliaire ; celles qui auraient au contraire pu craindre sa froideur, et y voir une censure muette de leur légèreté, furent aussi charmées que surprises de sa bienveillance extrême. Certaines d’ailleurs de ne pas trouver en elle une rivale, elles se montrèrent fort enthousiastes de la belle étrangère.

Je ne saurais dire avec quel bonheur je jouissais des succès de madame de Fersen.

J’allai pour la première fois chez elle, un soir, cinq ou six jours après mon arrivée à Paris.

Quoiqu’il fût assez tard, il y avait peu de monde encore. Elle m’accueillit avec beaucoup de grâce ; mais je remarquai en elle je ne sais quoi de contraint, d’inquiet, de chagrin.

Il me semblait qu’elle eût désiré me parler en particulier.

Je tâchais de deviner quelle pouvait être sa pensée, lorsque, dans le courant de la conversation, M. de Sérigny, alors notre ministre des affaires étrangères, parla d’enfants, à propos d’un admirable portrait que Laurence venait d’exposer au Salon…

Madame de Fersen me jeta aussitôt un coup d’œil rapide, et se plaignit de ce que sa fille se trouvant sans doute fort dépaysée, était triste et souffrante depuis son arrivée à Paris ; aucune distraction n’avait pu l’arracher à sa mélancolie : ni les jeux, ni la promenade dans le grand jardin de l’hôtel.

« Mais, madame, — dis-je à madame de Fersen, espérant être compris, — ne devriez-vous pas envoyer plutôt mademoiselle votre fille aux Tuileries ? Elle y trouverait beaucoup de compagnes de son âge ; et, sans aucun doute, leur gaieté la distrairait. »

Un touchant regard de madame de Fersen me prouva que j’étais entendu ; car elle reprit avec vivacité : « Mon Dieu ! vous avez raison, monsieur ; je suis désolée de n’avoir pas songé à cela plus tôt. Aussi, dès demain, j’enverrai ma fille aux Tuileries, je suis sûre qu’elle s’y plaira infiniment, et d’avance je la considère comme guérie… »

À ce mystérieux échange de pensées, je fus heureux de voir que le cœur de madame de Fersen devinait le mien.

De nouvelles visites coupèrent la conversation, le cercle s’agrandit, je me levai, et j’allai causer avec quelques femmes de ma connaissance.

« Ah ! mon Dieu, — dit madame de ***. — M. de Pommerive ici !… cet homme-là va donc partout ? »

En effet, je vis arriver Pommerive, l’air un peu moins effronté que d’habitude, et suivant pas à pas le chargé d’affaires d’une petite cour d’Allemagne, qui le conduisait sans doute auprès de madame de Fersen.

« C’est une présentation, — me dit madame de ***.

— Si l’on était juste, — repris-je, — ce serait une exposition…

— Mais aussi comment madame de Fersen peut-elle bénévolement recevoir un homme si médisant et si perfide ? — reprit madame de ***.

— Pour prouver sans doute l’impuissance des calomnies de cet homme, » — lui dis-je.

Pommerive salua profondément madame de Fersen, se remit à la suite du chargé d’affaires, et tous deux allèrent si la recherche de M. de Fersen.

Quelques minutes après je me trouvai face à face avec Pommerive.

« Tiens ! vous êtes ici ? » — s’écria-t-il.

Cette exclamation était si ridiculement impertinente, que je lui répondis :

« Si j’étais moins poli, monsieur de Pommerive, c’est moi qui m’étonnerais de vous rencontrer ici.

— Moi, je ne m’en étonne pas du tout, — me dit Pommerive avec une impudente sécurité qu’il devait à son âge et à une réputation de lâcheté cynique, dont j’ai omis de dire qu’il faisait parade… — Je ne m’attendais pas à vous voir… voilà tout. Mais écoutez donc. — Puis, me prenant par le bras, il me dit en m’amenant dans une embrasure de croisée : — Est-ce que vous connaissez beaucoup le prince de Fersen ? »

Malgré l’éloignement que m’inspirait Pommerive, j’étais assez curieux de savoir si le monde était instruit de mon voyage avec la princesse. Or, Pommerive, qui ne laissait pas tomber le moindre bruit, qu’il fût faux ou véritable, pouvait parfaitement m’éclairer à ce sujet.

— Je ne connais pas plus M. de Fersen que vous ne le connaissez, — lui dis-je.

— Mais alors vous le connaissez beaucoup, — reprit-il avec fatuité.

— Comment cela ?

— Certainement… j’ai diné hier avec lui, affreusement dîné, il est vrai, chez le baron ***, chargé d’affaires de ***, qui vient de m’amener ici tout à l’heure dans sa voiture… Et quelle voiture ! une infâme calèche à vasistas… qui a l’air d’une melonnière… C’est, du reste, une voiture qui semble faite tout exprès pour aider à digérer ses exécrables diners, tant elle est dure… car ce pingre-là, j’en suis sûr, amasse des dots à ses six monstres de filles avec ses frais de table ; et il a raison, car, sans dot, qui diable en voudrait, de ses filles ? Mais je reviens au prince…

— C’est bien malheureux pour lui, monsieur de Pommerive.

— Oh ! du tout ! je le ménage, ce cher prince, car il m’apprécie, et je viens prendre jour avec lui pour notre travail.

— Et quel travail, monsieur de Pommerive ? Peut-on, sans indiscrétion, pénétrer ce secret diplomatique ?

— Oh ! c’est tout simple : il a demandé à ce pingre de baron ; — et ici Pommerive ouvrit une parenthèse pour placer une nouvelle méchanceté. — Or, à propos, ce pingre de baron, — reprit-il, — croiriez-vous que lorsqu’il donne ses affreux dîners, une espèce de maître jacques fait une seule fois le tour de la table avec une malheureuse bouteille de vin de Champagne non frappé, qu’il serre précieusement entre ses bras comme une nourrice serre son nourrisson, en vous disant très-vite et en passant plus vite encore : — Monsieur ne veut point de vin de Champagne… sans point d’interrogation, le misérable ! mais au contraire avec un accent d’affirmation…

— Voyez un peu à quoi sert pourtant la ponctuation, monsieur de Pommerive ! Mais revenez donc au prince.

— Eh bien, M. de Fersen ayant demandé au baron de lui enseigner quelqu’un d’un goût sûr et éclairé qui pût lui faire faire une sorte de cours théâtral et le renseigner sur les acteurs, le baron a eu le bon sens de m’indiquer.

— Ah ! je comprends, — lui dis-je ; — vous allez servir de cicérone dramatique à M. de Fersen.

— C’est tout bonnement cela ; mais, entre nous, je trouve, moi, ce goût théâtral singulièrement ridicule chez un homme comme le prince. À en juger d’après cet échantillon, ça doit être un bien pauvre sire que ce Fersen. Aussi, je ne m’étonne pas si on dit que sa femme se charge de toutes les affaires diplomatiques. Elle a d’ailleurs bien la figure d’une maîtresse femme… l’air sec et dur… et par là-dessus, dit-on, une vertu à trente-six karats… Qu’est-ce que cela me fait à moi, sa vertu ? je ne la lui dispute pas, quoiqu’il n’y ait qu’une voix là-dessus… C’est surprenant !…

— Il y a quelque chose de bien plus surprenant que cela, monsieur de Pommerive ?

— Quoi donc, mon cher comte ?

— C’est qu’un galant homme n’ait pas le courage d’aller répéter mot pour mot à M. de Fersen toutes les impertinences que vous venez de vous permettre de débiter sur son compte… afin de vous faire chasser de sa maison.

— Parbleu… c’est bien certain que personne n’ira lui répéter ce que je dis sur lui ! j’y compte bien, et encore on irait que cela me serait égal, et je n’en démordrais pas…

— Vous vous vantez, monsieur de Pommerive !

— Je me vante ! Ça n’empêche pas qu’une fois on avait été rapporter à Verpuis… vous savez bien Verpuis, qui était si duelliste… que j’avais dit de lui qu’il n’avait que le courage de la bêtise… Verpuis vient à moi avec son air matamore, et me dit devant vingt personnes : Avez-vous tenu ce propos-là, monsieur, oui ou non ? — Non, monsieur, lui répondis-je d’un air aussi très-matamore : — j’ai dit au contraire que vous n’aviez que la bêtise du courage.

— Vous ne lui avez pas dit cela, monsieur de Pommerive.

— La preuve que je le lui ai dit, c’est qu’il m’a donné un coup de pied… je lui ai répondu qu’il fallait être bien misérable pour insulter quelqu’un qui ne se battait jamais, et il a gardé çà pour lui. »

Cette ignoble forfanterie de lâcheté, car Pommerive n’en était pas tout à fait descendu à ce degré de platitude, me révoltait. Je tournai le dos à cet homme, mais je n’en étais pas quitte.

« Vous allez revoir, — me dit-il, — une de vos anciennes adorations, la jolie petite madame de V***, dont M. de Serigny, le ministre des affaires étrangères, est amoureux comme un fou… On dit véritablement qu’il est à faire enfermer depuis qu’il s’est affolé de cette petite créature… il ne sait plus ni ce qu’il dit ni ce qu’il fait, aussi ce céladon diplomatique serait-il à mourir de rire s’il ne faisait pas pitié. Mais le voici… il faut que j’aille le prier de ne pas oublier ma recommandation pour mon neveu, pourvu toutefois que son ridicule amour ne lui ait pas fait perdre la mémoire comme il lui a fait perdre l’esprit…

Et l’impudent personnage alla se confondre en salutations auprès de M. de Serigny.

À ce moment on annonça madame de ***.

Je ne l’avais pas vue depuis mon retour à Paris. Je la trouvai, si cela peut se dire, rajeunie, tant cette vive et folle physionomie avait de fraîcheur, de gentillesse et d’éclat.

Madame de *** se mettait d’une manière à elle, mais sans rien de voyant ni de bizarre, et toujours avec le goût le plus parfait.

Le ministre, qui s’était débarrassé de Pommerive, suivait d’un œil inquiet et jaloux les nombreux saluts que madame V*** rendait de tous côtés avec sa pétulante coquetterie. Enfin il me parut un peu rassuré, lorsqu’il vit madame de V*** assise entre lady Bury et une autre femme.

M. de Serigny, alors ministre des affaires étrangères, était un homme de cinquante ans environ, d’un extérieur insignifiant et quelque peu négligé. Il affectait des dehors de brusquerie, de laisser-aller irréfléchi, qui, calculés ou non, l’avaient toujours, disait-on, singulièrement servi dans les affaires. C’était un homme d’esprit fin et délié, mais dans le monde il usait rarement de cet esprit ; sa grande supériorité se résumait par le silence, ainsi que toute l’expression de sa physionomie se concentrait dans son sourire. Or, ce silence et ce sourire se commentant, se complétant, s’interprétant l’un par l’autre, savaient tour à tour être si admirablement flatteurs, ironiques, malins ou distraits, que ce langage muet avait réellement une très-grande signification.

Jaloux à l’excès, sa passion pour madame de V*** était en effet d’une violence extrême, du moins au dire du monde, dont Pommerive n’était que l’écho fidèle.

Lorsqu’un homme de l’âge, du caractère et de la position de M. de Serigny s’éprend sérieusement d’une femme aussi légère, aussi coquette que l’était madame de V***, sa vie amoureuse ne doit être qu’une longue torture.

Voulant voir M. de Serigny dans son emploi de martyr, je passai derrière la causeuse où était madame de V***, et j’allai la saluer.

Je connaissais la vivacité de ses manières et je m’attendais à l’explosion d’une reconnaissance amicale. J’avais autrefois refusé les conditions qui auraient pu me faire réussir auprès d’elle, mais je l’avais quittée dans les meilleurs termes, en tenant très-secret tout ce qui s’était passé entre nous ; or, madame de V***, qui, par malheur, s’était souvent exposée à être peu ménagée, devait me savoir gré de ma réserve.

En effet, à peine eut-elle entendu ma voix, que, se retournant brusquement, elle me tendit la main en s’écriant avec sa volubilité habituelle :

— Quelle bonne surprise ! et que je suis heureuse de vous revoir !… Mais vous êtes donc tombé des nues, qu’on ne savait rien de votre retour ? et moi qui ai justement tant de remerciements à vous faire !… Mais, tenez, donnez-moi votre bras, nous allons nous établir dans quelque coin solitaire du salon voisin ; car vous ne savez pas tout ce que j’ai à vous dire.

Et la voilà qui se lève, qui perce la foule, qui fait le tour de la causeuse, qui vient prendre mon bras, et nous quittons le grand salon pour une autre pièce où il n’y avait presque personne.

Debout et causant à la porte de cette pièce, étaient madame de Fersen et M. de Serignj.

Madame de V*** avait en tout des façons si compromettantes, qu’avec elle rien n’était insignifiant ; aussi trouva-t-elle moyen, pendant le court trajet d’une pièce à l’autre, de se faire remarquer par son affectation à me parler à l’oreille en s’interrompant de temps à autre pour rire aux éclats.

Au moment où nous passâmes devant madame de Fersen, celle-ci, étonnée des façons bruyantes de madame de V***, me jeta un regard qui me parut inquiet et presque interrogatif.

Le ministre me toisa sournoisement, rougit un peu, modela son plus affable sourire, et dit à madame de V*** d’un air coquet sans être entendu de la princesse : « Vous allez fonder là-dedans une colonie d’admirateurs qui sera bientôt plus considérable que la métropole.

— Surtout si vous ne vous mêlez pas de son administration, — répondit madame de V*** en riant comme une folle ; puis elle ajouta tout bas : — Avouez qu’il n’y a rien de tel que l’amour peur vous rendre stupide. M. de Serigny est un homme d’esprit, et vous l’entendez pourtant ! Est-il réellement flatteur d’inspirer un sentiment qui doit s’exprimer si niaisement, sous le prétexte qu’il est sincère ? — Disant ces mots, elle s’assit près d’une table couverte d’albums, je pris place près d’elle et nous causâmes.

Pendant le cours de cet entretien, deux ou trois fois je rencontrai les regards de madame de Fersen qui, chaque fois qu’elle s’aperçut de mon attention, détourna précipitamment la vue.

M. de Serigny observait continuellement madame de V***, et semblait être au supplice.

Une femme passa, madame de Fersen lui prit le bras, et elle rentra dans le salon.

Le ministre allait sans doute nous rejoindre, lorsqu’il fut arrêté par le baron de ***, qui, selon Pommerive, faisait des dots à ses filles avec ses frais de représentation.

Je ne sais si les affaires dont il entretenait M. de Serigny étaient fort importantes, mais je doute que le ministre leur ait accordé une grande attention, occupe qu’il était à épier madame de V***.

« Ah çà ! — avais-je dit à celle-ci, — c’est donc vrai ? vous tenez donc dans ces mains charmantes le sort de l’Europe ? Le règne des femmes souveraines et des ministres esclaves va donc revenir ? Quel bonheur ! cela sent son rococo d’une lieue, et a fort bon air… Tenez, par exemple, dans ce moment-ci, vous me paraissez furieusement embrouiller les destinées du grand duché de ***, car le chargé d’affaires de cette pauvre cour me parait a bout de raisonnements, et votre ministre le regarde comme s’il lui parlait turc.

— Épuisons une bonne fois pour toutes ce triste sujet de conversation, — me dit vivement madame de V***, — et n’y revenons plus. Eh bien ! oui, M. de Serigny s’occupe de moi avec acharnement, je ne refuse pas ses soins, et je suis même très-coquette pour lui, parce que je ne trouve rien de plus amusant que de dominer un homme aussi haut placé ; et puis, comme on me suppose autant d’influence sur lui qu’on lui suppose de confiance en moi, vous n’avez pas idée des pièges que me tend le corps diplomatique pour me faire parler… Or, pour me divertir, je fais naïvement les demi-confidences les plus saugrenues… Mais vous voyez qu’au bout du compte tout cela peut à peine passer pour des distractions de pensionnaires. Voila ma confession ; absolvez-moi donc, au moins par pitié, car M. de Serigny est un ennuyeux péché. Maintenant, à votre tour, voyons, dites-moi vos voyages, vos aventures, vos amours ; et je verrai si je puis vous absoudre.

— Pour parler votre langage, je vous avoue d’abord que mon plus grand péché est de vous aimer toujours.

— Tenez, me dit madame de V*** en changeant d’accent, de manières, de physionomie, et prenant un ton sérieux que je ne lui connaissais pas encore : — Vous vous êtes noblement conduit envers madame de Pënâfiel ; elle valait mille fois mieux que moi, je la haïssais, je l’enviais peut-être… car elle méritait tout votre amour ! Je vous ai demandé une lâcheté qui pouvait la perdre, vous avez refusé. Pour vous, rien de plus simple… Mais cette honteuse proposition que je n’ai pas rougi de vous faire, vous l’avez tenue secrète ; vous ne vous êtes pas servi de cette arme pour frapper une femme que tout le monde attaque, parce qu’elle le mérite peut-être… Aussi, vrai, vrai comme je suis une folle, je n’oublierai de ma vie combien vous avez été bon et généraux pour moi dans cette circonstance ! — Et madame de V*** me regardait d’un air attendri, et je vis une larme rouler un moment dans ses grands yeux, ordinairement si gais et si brillants.

Je fus d’abord tenté de prendre cette larme égarée pour un savant effet de regard ; mais l’esprit de cette femme était si mobile, si changeant, que je crus à la sincérité de cette émotion passagère ; j’en fus toucbé ; mais chez elle la sensibilité ne pouvant être qu’un accident, je repris :

— J’ai fait pour vous ce que tout galant homme aurait fait ; mais vous, faites donc pour moi quelque chose de méritoire… voyons, aimez-moi franchement à votre manière : en coquette, en étourdie, en infidèle si vous voulez, je vous imiterai, et comme on n’est jamais plus aimable que lorsqu’on a des torts à se faire pardonner, nous serons sûrs d’être toujours charmants ; rien ne sera plus délicieux ; nous nous confierons fidèlement toutes nos trahisons ; nous nous tromperons enfin le plus loyalement du monde !…

— Monsieur Arthur, — me dit madame de V***, toujours d’un air sérieux, attendri, et avec un accent qui me semblait presque ému, — je vais vous dire quelque chose qui paraîtrait, à tout autre qu’à vous, très-inconvenant et très-incompréhensible ; mais rappelez-vous ceci, et croyez-le, je vous honore trop… je vous aime trop… pour vous faire passer pour le successeur de M. de Serigny…

Malgré moi, je fus frappé de l’expression avec laquelle madame de V*** me dit ces mots.

Mais son accès de sensibilité dura peu, car bientôt elle se mit à répondre avec sa malice et sa gaieté habituelles aux galanteries du ministre, qui, s’étant à grand’peine débarrassé du baron de V***, venait de se rapprocher de nous.

Me souciant fort peu d’être en tiers avec M. de Serigny, je me levai. Madame de V*** me dit : — N’oubliez pas que je reste chez moi tous les jeudis matin… afin de ne jamais venir me voir ces jours-là, qui sont le patrimoine des ennuyeux ; mais si les autres jours vos succès vous laissent un moment, n’abandonnez pas trop une ancienne amie ; vous me trouverez assez souvent le matin, et quelquefois même le soir avant ma toilette en prima sera… Puis, accompagnant ces mots du plus gracieux sourire, elle se leva, prit le bras de M. de Serigny, et lui dit : — Je voudrais une tasse de thé, car j’ai froid…

— Je suis à vos ordres, madame, — dit le ministre, qui avait très-heureusement placé son sourire distrait et indifférent, pendant que madame de V*** m’invitait à venir la voir.

Rentré dans le grand salon, je cherchai des yeux madame de Fersen ; je rencontrai son regard qui me sembla sévère.

Je revins chez moi.

Lorsque je ne fus plus sous le charme de la délicieuse figure de madame de V***, et que je comparai cette légèreté hardie à la grâce sérieuse et digne de madame de Fersen ; quand je comparais le respect profond, la réserve presque obséquieuse avec laquelle les hommes l’abordaient, aux façons cavalières dont ils usaient envers madame de V***, j’éprouvais de plus en plus combien est puissante la séduction de la vertu, et je sentais mon amour pour Catherine s’en augmenter encore.

J’étais ravi de l’espoir de rencontrer le lendemain Irène aux Tuileries, et d’avoir été si bien compris par madame de Fersen ; puis encore il me semblait — était-ce une illusion de l’amour ? — que madame de Fersen avait paru presque triste de ma longue conversation avec madame de V***.


CHAPITRE LI.

LES TUILERIES.


J’attendis avec une extrême impatience l’heure d’aller aux Tuileries, pour y rencontrer Irène.

J’attachais mille pensées d’amour et de dévouement généreux à la présence de cette enfant qui allait arriver toute parfumée des baisers de sa mère, et chargée sans doute pour moi de mille vœux secrets.

Vers une heure, quoiqu’il fît un léger brouillard d’automne, je vis venir Irène avec sa gouvernante, femme excellente, qui avait aussi élevé madame de Fersen.

Ordinairement, à Toulon, à Lyon, par exemple, où nous nous étions arrêtés quelques jours, une des femmes de la princesse, suivie d’un valet de pied, avait été chargée de mener promener Irène.

Je vis avec plaisir que madame de Fersen, en confiant cette fois sa fille à sa gouvernante, dont elle connaissait l’attachement et la sûreté, avait compris la nécessité de tenir ces rendez-vous secrets.

Les larmes me vinrent aux yeux en voyant combien Irène était changée… Sa délicieuse figure était pâle et souffrante, non plus de son habituelle pâleur, délicate et rosée, mais d’une pâleur maladive ; ses grands yeux étaient battus, et ses joues, ordinairement si fermes et si rondes, se creusaient légèrement aux pommelles.

Irène ne m’aperçut pas d’abord ; elle marchait à coté de sa gouvernante, sa jolie tête tristement baissée, ses bras pendants, et elle refoulait du bout de ses petits pieds les feuilles mortes qui encombraient les allées.

« Bonjour Irène, » — lui dis-je.

À peine eut-elle entendu le son de ma voix qu’elle poussa un cri perçant, se jeta dans mes bras, ferma les yeux et s’évanouit.

Un banc était tout près, je l’y portai, aidé de madame Paul, sa gouvernante.

« Je craignais cette secousse, monsieur, — me dit celle-ci ; — heureusement j’ai emporté des sels… Pauvre enfant ! elle est si nerveuse !

— Tenez… tenez, — lui dis-je, — le coloris reparaît sur ses joues ; ses mains sont moins froides ; elle revient à elle. »

En effet, cette crise passée, Irène se souleva, et dès qu’elle fut sur son séant, elle se pendit à mon cou en pleurant silencieusement de grosses larmes que je sentis couler brûlantes sur ma joue.

« Irène, Irène, mon enfant, ne pleurez pas ainsi… je vous verrai chaque jour. »

Et je serrais ses mains en cherchant son regard.

Alors elle se redressa, et, par un mouvement de tête plein de grâce et de vivacité qui lui était familier, elle rejeta en arrière les grosses boucles de cheveux qui cachaient à demi ses yeux tout baignés de pleurs. Puis, attachant sur moi un de ses longs regards pénétrants et attentifs, elle me dit :

« Je vous crois… vous viendrez me voir ici, n’est-ce pas, puisque vous ne pouvez pas venir dans notre maison ?

— Oui, mademoiselle Irène, — dit la gouvernante, — monsieur viendra vous voir chaque jour, mais si vous lui promettez d’être sage… de ne pas pleurer, et de faire ce que le médecin ordonnera…

— Sans doute, mon enfant, sans cela… vous ne me verriez plus, — ajoutai-je gravement.

— Vous ne verriez plus jamais monsieur, — répéta madame Paul d’un air sévère.

— Mais, Paul, — s’écria Irène en frappant du pied avec une adorable mutinerie, — vous savez bien que maintenant je ne pleurerai plus seule, et que je ne serai plus malade, puisque je le verrai tous les jours. »

La bonne gouvernante me regarda d’un air attendri. J’embrassai vivement Irène, et je lui dis : — Mais expliquez — moi donc, mon enfant, pourquoi vous avez tant de plaisir a me loir ?…

— Je ne sais pas, — répondit-elle en levant ses épaules et en secouant sa tête brune avec une charmante expression d’ignorance naïve. — Quand vous me regardez, je ne puis m’empêcher d’aller à vous… Vos jeux m’attirent… et puis quand vous ne me regardez plus, alors je me sens mal là. — Elle mettait sa main sur son cœur. — Et puis la nuit je vous vois en rêve, avec moi et les anges, là-haut… — Et elle leva son petit doigt et ses grands yeux vers le ciel avec solennité… Puis elle ajouta avec un soupir : — Et puis vous êtes bon comme Iran…

Je ne pus m’empêcher de tressaillir…

Madame Paul, sans doute instruite de cette mystérieuse aventure, s’écria : « Mademoiselle, songez donc à ce que madame votre mère vous a dit. »

Mais absorbée dans ses pensées, et sans paraître avoir entendu l’observation de sa gouvernante, Irène continua :

— Seulement, quand je rêvais d’Ivan et des anges… je ne voyais jamais ma mère… là-haut ; mais depuis que je rêve de vous… ma mère est toujours avec nous… aussi je lui dis cela, à ma mère ! » — ajouta gravement Irène.

Madame Paul me regarda de nouveau, fondit en larmes, et s’écria : « Ah ! monsieur, toute ma frayeur est que cette enfant ne vive pas… Elle est d’une beauté, d’un sérieux, qui, comme ses idées et son caractère, ne sont pas de son âge… ne sont pas de ce monde. Croiriez-vous qu’excepté à madame la princesse, à vous et à moi, jamais elle ne parle à personne de ce qu’elle vient de vous dire là ?… Madame la princesse lui a bien recommandé de ne pas dire qu’elle vous verrait ici, et je suis bien sûre qu’elle ne le dira jamais… Ah ! monsieur, je prie tous les jours le ciel qu’il nous conserve cette enfant.

— Et il la conservera, croyez-le ! les enfants silencieux et pensifs sont toujours rêveurs et un peu exaltés ; il n’y a rien d’étonnant à cela… Rassurez-vous… Allons, adieu, Irène ; et vous, madame Paul, assurez madame la princesse de Fersen de mes respects, et dites-lui combien je suis reconnaissant de la promesse qu’elle m’a faite de m’envoyer ainsi chaque jour ma petite amie…

— À demain donc, Irène, — et je l’embrassai tendrement.

— À demain, — me dit l’enfant toute Souriante d’un bonheur grave et mélancolique. »

Puis sa gouvernante l’enveloppa dans sa pelisse, et Irène s’en alla, non sans se retourner plusieurs fois en me disant encore adieu de sa main.

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Superstitieux comme je le suis, prédisposé aux sentiments tendres et exaltés par mon amour pour Catherine, cette conversation avait soulevé en moi les émotions les plus contraires, émotions à la fois sombres et rayonnantes, cruelles et radieuses.

J’étais heureux… car les prédictions étranges de cette enfant, qu’elle répétait à sa mère, devaient, si Catherine m’aimait. me rappeler chaque jour à son cœur… et c’était la voix de son enfant… de son enfant adorée qui lui disait sans cesse mon nom !

Et puis encore, ce rapprochement fatal, étrange, entre la mort d’Ivan et le sort qui pouvait m’atteindre, ne devait-il pas vivement agir sur l’imagination de madame de Fersen, et exciter son intérêt pour moi ? Enfin, si elle me voyait peu, ne savait-elle pas que cette réserve de ma part était un sacrifice cruel que je m’imposais pour elle ?

Mais aussi d’autres fois, j’avoue cette faiblesse, la persistance d’Irène dans ses prédictions me frappait malgré moi.

J’éprouvais une sorte de vertige, de charme terrible, assez pareil à celui qui vous fait regarder malgré vous au fond de l’abîme que vous côtoyez…

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À moins que le temps ne fût trop froid ou trop pluvieux, chaque jour la gouvernante d’Irène me l’amenait.

Peu à peu sa santé redevint florissante.

Environ quinze jours après notre première entrevue, Irène m’apporta un gros bouquet de roses, en me disant que c’était de la part de sa mère, mais qu’elles n’étaient pas malheureusement aussi belles que les roses de Khios.

Ce souvenir de Catherine me charma, car je lui avais en effet parlé avec enthousiasme de ces admirables roses.

Depuis, chaque jour Irène me donnait toujours des roses ; puis, chaque jour aussi, elle me disait tout bas d’un air mystérieux, sans jamais se tromper en rien, ce que sa mère devait faire le soir… soit qu’elle dût aller à la cour, dans le monde ou au spectacle.

Grâce à cette aimable prévenance de madame de Fersen, je la rencontrais fort souvent. J’allais régulièrement à ses réceptions, je la voyais donc presque tous les soirs ; mais comme dans le monde je me bornais à la saluer très-respectueusement et à échanger avec elle quelques mots cérémonieux, nos rencontres restaient inaperçues.

Une ou deux fois j’allai à ses matinées ; mais, par un singulier hasard, ou plutôt à cause de l’empressement dont elle était l’objet, je ne l’avais jamais trouvée seule.

J’aurais pu la prier de m’accorder une entrevue qu’elle ne m’eût pas refusée ; mais fidèle à mon plan de conduite, je ne voulais pas la lui demander encore.

Et d’ailleurs, un sourire, un regard que nous échangions mystérieusement dans la foule, ne me payaient-ils pas mille fois de ma réserve et de ma discrétion !

Moi surtout, qui donnerais les prévenances les plus marquées, les plus évidentes pour la plus légère faveur ignorée de tous !

Malgré les relations quotidiennes que je conservais avec madame de Fersen par l’intermédiaire d’Irène, malgré nos échanges de fleurs (car chaque jour aussi j’apportais à Irène un beau bouquet de roses que sa mère portait le soir), personne ne soupçonnait cette intimité charmante.

Pour plus de prudence, je voyais tour à tour Irène aux Tuileries, au Luxembourg, à Mousseaux ou sur les boulevards ; je ne me servais pas de mes chevaux pour aller à ces rendez-vous de crainte d’attirer l’attention.

Je m’enveloppais dans un manteau ; enfin je me plaisais à mettre autant de mystère dans ces entrevues que s’il se fut agi de madame de Fersen elle-même.

C’était une folie… mais j’attendais l’heure de voir cette enfant innocente et candide avec une impatience amoureuse, inquiète, ardente ; je comptais les minutes, les secondes, je craignais, j’espérais tour à tour, j’éprouvais enfin toutes les irritantes et délicieuses angoisses de l’amour le plus passionné…

C’est qu’aussi j’avais tant de hâte de commenter chaque mot d’Irène, pour y chercher, pour y deviner la secrète pensée de sa mère !  !… Et, quand je croyais pouvoir interpréter cette pensée d’une manière plus tendre que d’habitude, je retournais chez moi le paradis dans le cœur…

Trésors inépuisables d’un amour chaste et pur !… les sages, les athées ou les esprits forts en amour vous railleront sans doute ! Moi-même, avant mon séjour à Khios, je n’en aurais pas compris tout le charme.

.........................

J’étais donc plus amoureux que jamais.

Madame de Fersen prenait chaque jour, par le rare assemblage de ses qualités, une grande autorité dans le monde ; la calomnie elle-même l’admirait, la louait outre mesure, afin de se donner sans doute une couleur d’impartialité qui devait rendre ses autres accusations plus dangereuses.

Mes entrevues avec Irène duraient depuis trois semaines environ.

Un soir, à une des réceptions de madame de Fersen, le prince me dit en confidence :

« L’air subtil et léger de Paris est mortel aux idées sérieuses ; les futilités du monde l’emportent sur la raison… Croiriez-vous que la femme de César devient fort indifférente aux intérêts de l’empire ? En un mot, croiriez-vous que madame de Fersen devient d’une insouciance inimaginable en politique ? concevez-vous quelque chose à cela ? »

Rapprochant ce symptôme des marques d’impatience ou d’inquiétude que Catherine avait témoignées pendant le long entretien que j’avais eu chez elle avec madame de V***, je résolus de pousser plus loin cette observation.

Le lendemain, à un bal de l’ambassade d’Angleterre, où se trouvait madame de Fersen, je rencontrai madame de V***.

Toute la soirée je m’occupai d’elle avec assiduité ; j’observai la physionomie de madame de Fersen : elle fut impassible.

Le lendemain je craignis, ou plutôt j’espérai qu’Irène ne viendrait pas à son heure accoutumée, ou qu’elle viendrait peut-être sans bouquet ; j’aurais vu dans ce changement une preuve de dépit ou de jalousie de la part de madame de Fersen… Mais Irène et le bouquet de roses parurent comme à l’ordinaire.

Piqué de cette indifférence, voulant m’assurer si elle était réelle et aussi complètement égarer l’opinion du monde, je persistai à rendre les soins les plus évidents à madame de V***.

Celle-ci, enchantée de trouver le moyen de faire damner le ministre et de le tenir toujours en éveil et en émoi, m’encourageait de toutes ses forces.

Elle appelait ce manège de coquetterie cruelle, jeter du bois dans le feu

Or, au risque de passer pour une bûche (aurait dit Du Pluvier), j’alimentai si bien la jalousie dévorante du ministre, qu’après huit ou dix jours de cette espèce de cour, moi et madame de V*** nous nous trouvâmes horriblement compromis ; et il fut généralement convenu et prouvé que le règne ou plutôt que l’esclavage du ministre était fini.

Je m’aperçus de la gravité de ces bruits ridicules à l’air affectueux, courtois et familier du ministre, qui était beaucoup trop du monde pour paraitre froid ou maussade avec le rival qu’on lui supposait.

Cette découverte m’éclaira sur l’étourderie de ma conduite, qui pouvait non-seulement chagriner beaucoup madame de Fersen si elle m’aimait, mais qui devait encore me faire un tort irréparable dans son esprit. Par instinct, je sentis que j’avais poussé l’épreuve trop loin…

Ce qui aggrava ces craintes, fut une circonstance singulière.

Un soir, à un concert chez lord P***, j’étais resté longtemps à causer avec madame de V***. Nous étions dans un petit salon où quelques personnes s’étaient d’abord réunies ; peu a peu elles se retirèrent pour aller prendre le thé, et nous nous trouvâmes seuls madame de V*** et moi.

La cause de ma préoccupation était naturelle ; madame de V*** venait de m’apprendre qu’une lettre de Rome lui annonçait l’arrivée de madame de Pënâfiel dans cette ville…

Pendant cet entretien je jetai par hasard les yeux sur une glace qui reflétait la porte du salon : quel fut mon étonnement d’apercevoir madame de Fersen qui attachait sur moi un regard douloureux !

Je me levai, elle disparut.

.........................

J’attendis le lendemain avec angoisse.

Irène vint, comme à l’ordinaire, avec son bouquet de roses, et me dit que sa mère allait le soir aux Variétés.

Je lui fis répéter deux fois ce renseignement, car le choix de ce théâtre me semblait singulier ; mais pensant au goût du prince pour les vaudevilles, je me l’expliquai.

J’envoyai prendre une stalle, et j’allai le soir à ce théâtre.


CHAPITRE LII.

L’OURS ET LE PACHA.



On donnait ce soir-là aux Variétés, entre autres pièces, l’Ours et le Pacha, triomphe de M. de Fersen, qui avait rempli, à Constantinople, le rôle de Schaabaham avec le plus grand succès, et qui brûlait du désir de voir Brunet jouer le même personnage.

Madame de Fersen arriva sur les neuf heures avec son mari et madame la duchesse de ***. Elles se placèrent dans un avant-scène de baignoires aux grilles à demi levées.

Catherine m’aperçut et me lit un salut très-gracieux.

Je la trouvai pâle et changée.

On joua je ne sais plus quelle pièce, et dans l’entr’acte j’allai voir madame de Fersen.

Elle était souffrante. Je la regardais avec intérêt, lorsque le prince me dit : « Soyez notre juge ; vous voyez rarement madame de Fersen, et vous pouvez mieux que personne vous apercevoir de ce changement : ne trouvez-vous pas qu’elle a beaucoup maigri ?

Je répondis que non ; que madame de Fersen me paraissait jouir d’une santé parfaite. Le prince me dit que j’étais un infâme courtisan, etc.

La toile se leva, je sortis de la loge.

Je revins à ma stalle.

On commença l’Ours et le Pacha.

Cette bouffonnerie ne dérida pas madame de Fersen, mais M. de Fersen applaudit avec frénésie, et j’avoue que je partageai l’hilarité générale.

Un des rieurs les plus bruyants était un homme placé absolument devant moi, et dont je ne voyais que les cheveux épais, gris et crépus.

Je n’avais jamais entendu d’éclats de rire si joyeux et si francs ; ils allaient quelquefois jusqu’à la convulsion. Dans ces cas extrêmes, l’homme se cramponnait à deux mains à la barre qui sépare les stalles de l’orchestre des musiciens, et, fort de ce point d’appui, il s’en donnait à cœur joie.

Rien n’est plus contagieux que le rire ; or, déjà mis fort en gaieté par les lazzis de la pièce, la folle hilarité de cet homme me gagna malgré moi, et bientôt je ne fus plus pour ainsi dire que son écho, car je répondais à chacun de ses éclats immodérés par une explosion de ris non moins désordonnés…

En un mot, je ne m’aperçus pas que madame de Fersen avait quitté la salle avant la fin de la pièce.

La toile baissée, je me levai.

L’homme qui riait si fort en fit autant, se tourna de mon coté en mettant son chapeau, et dit ces mots avec un reste de profonde jubilation : « Farceur d’Odry ! va !!! »

Stupéfait, je m’appuyai sur le dossier de ma stalle…

Je reconnus le pirate de Porquerolles, le pilote de Malte…

Je restai cloué à ma place, qui se trouvait la dernière au fond de l’orchestre.

La sienne étant en face de la mienne, personne n’avait à passer devant nous, et les spectateurs s’écoulaient lentement.

C’était bien lui !

C’était bien son regard, c’était bien sa figure osseuse et cuivrée, ses sourcils noirs et épais, ses dents aiguës, séparées et pointues, car il souriait de son singulier sourire en me regardant avec audace.

La rampe du théâtre se baissait, l’obscurité envahissait la salle.

« C’est vous !… — m’écriai-je enfin en sortant de ma stupeur, et comme si ma poitrine eût soulevé un poids énorme.

— Eh ! sans doute, c’est moi ! vous me reconnaissez donc ?… Porquerolles et Malte ! voilà le mot d’ordre.

— Misérable !… — m’écriai-je.

— Comment, misérable ? — reprit-il avec une incroyable effronterie. — Nous nous sommes pourtant cognés bon jeu bon argent, j’espère ! Si dans l’abordage je vous ai donné un coup de poignard à l’épaule, vous m’avez répondu par un fameux coup de hache sur la tête, mon bon ami ! D’un autre coté, si vos chiens d’Anglais ont échiné l’équipage de mon mystic, j’ai eu l’avantage de crever le ventre au yacht de votre lord sur les brisants de la Wardi ; nous sommes donc quittes. Maintenant, nous nous rencontrons tons les deux à rire comme des bossus à l’Ours et le Pacha, ci, au lieu de trouver la rencontre originale, vous vous fâchez ! Savez-vous que c’est joliment bourgeois, ça, mon bon ami !

Je l’avoue, tant d’audace me paralysait. — Mais si je vous faisais arrêter ? — lui criai-je en me levant et en lui mettant la main au collet.

Toujours impassible, le pirate me répondit sans essayer de se débarrasser de moi.

« Et vous feriez là un joli métier, je m’en vante ! Sans compter que ça vous serait encore facile de faire comprendre et de prouver à un imbécile de commissaire de police de Paris, comme quoi j’ai abordé votre yacht par le travers du cap Spartel, et comme quoi je l’ai fait naufragée sur les roches de la Wardi… au sud quart sud-ouest de la cote sud de l’ile de Malte !… Il croirait que vous parlez turc, et il vous prendrait pour un fou, mon bon ami… Or, pour fou, je déclare que vous ne l’êtes pas. Vous êtes même, un gaillard qui avez le poignet rude et qui n’avez pas froid aux yeux. Aussi, si ma vie n’appartenait pas pour le quart d’heure à ma fiancée, à mon intéressante fiancée, — ajouta-t-il d’un air goguenard et en appuyant sur ce mot, — je vous proposerais de reprendre la conversation où nous l’avons laissée lors de l’abordage du yacht ; mais foi d’homme, ma petite femme m’attend… et j’aime mieux cette conversation-là.

— Allons, allons, messieurs, on va fermer les portes, — dit le contrôleur de l’orchestre.

— C’est vrai, nous bavardons là comme des pies. Jeune homme, adieu, au revoir ! — me dit le pirate.

Et en deux bonds il disparut.

J’étais tellement confondu qu’il fallut un nouvel avertissement du contrôleur pour me faire sortir de la salle.

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Lorsque, rentré chez moi, je songeai à l’étonnement stupide que m’avait causé l’étrange rencontre du pirate de Porquerolles, je m’accusai d’abord de faiblesse, je me reprochai de n’avoir pas fait arrêter ce brigand ; mais, ainsi que celui-ci me l’avait judicieusement fait observer, il m’eût été assez embarrassant de prouver immédiatement ce que j’avançais ; aussi, réfléchissant aux difficultés de l’entreprise, je trouvai ma conduite plus rationnelle que je ne l’avais cru d’abord.

Néanmoins je voulus instruire M. de Serigny de la présence de ce misérable à Paris et de son double crime, qui intéressait spécialement l’Angleterre ; M. de Serigny pouvant seul, comme ministre des affaires étrangères, appuyer et favoriser les démarches que tenterait nécessairement lord Stuart, alors ambassadeur de cette nation, pour rassembler les preuves du délit et obtenir l’extradition du coupable.

Le lendemain j’écrivis donc un mot au ministre pour lui demander quelques moments d’entretien.


CHAPITRE LIII.

L’ENTREVUE.


Je me disposais à sortir pour me rendre au Luxembourg, où j’espérais rencontrer Irène, lorsque je reçus une lettre de madame de Fersen qui me priait de passer chez elle vers deux heures.

Depuis son arrivée à Paris, je ne l’avais pas vue seule.

À quoi devais-je attribuer le désir qu’elle m’exprimait ? au besoin de me voir ? au secret dépit des bruits qui couraient sur ma liaison prétendue arec madame de V*** ? bruits que Catherine croyait peut-être fondés, depuis qu’au concert de lord P*** elle m’avait surpris en tête-à-tête avec madame de V***.

Je ne sais, mais j’attendis notre entrevue avec un bonheur inquiet et un trouble involontaire.

J’allais revoir Catherine, la revoir seule ! À cette pensée mon cœur battit d’espoir et d’ivresse ; enfin, un mot d’elle allait récompenser ma résignation, les courageux sacrifices que je m’étais imposés, les soins assidus auxquels son enfant devait presque la santé.

J’allais puiser dans cet entretien de nouvelles forces pour mieux me dévouer encore ; et puis, j’avais tant à lui dire ! J’étais si orgueilleux de mon amour ! si heureux de me sentir le cœur assez jeune pour apprécier les joies pures qui me ravissaient ! de me sentir assez confiant dans la force, dans la sincérité de mon attachement, pour espérer de me faire aimer un jour !………

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À l’heure dite je me rendis chez madame de Fersen.

Elle me reçut dans un petit salon où elle se tenait habituellement, et que je ne connaissais pas encore.

« Qu’il y a donc longtemps que je ne vous ai vue ! » — m’écriai-je avec effusion en lui tendant la main.

Madame de Fersen me donna froidement la sienne, et me répondit :

« Mais j’ai eu, je crois, le plaisir de vous voir hier aux Variétés, monsieur !…

— Vous appelez cela nous voir ! — lui dis-je avec un triste étonnement. — Ah !… j’avais bien raison de craindre que les entretiens de la galerie ne fussent bientôt oubliés par vous !

— Je n’oublierai jamais, monsieur, un si agréable voyage, — reprit madame de Fersen avec la même froideur. Je vous suis très-obligée de la peine que vous avez prise ce matin… de venir me voir… je désirais vous remercier mille fois, monsieur, de la complaisance avec laquelle vous vous êtes prêté aux fantaisies de ma fille… elle se trouve tout à fait bien maintenant, et je craindrais… et il ne me convient pas d’abuser plus longtemps de votre excessive obligeance à son égard, monsieur…

L’accent de madame de Fersen était glacial, presque dédaigneux. Ce qu’elle disait paraissait si vrai, si naturel, si peu dicté par le dépit, que je fus atterré… Je souffrais cruellement ; je ne pouvais trouver un mot à répondre.

Mon silence fut assez expressif pour que madame de Fersen se crût obligée d’ajouter très-sèchement :

« Je vous parais sans doute bien ingrate, monsieur ? »

Par deux fois je cherchai à interroger son regard, ordinairement si bienveillant, pour voir s’il serait d’accord avec la dureté de ses paroles mais je ne pus le rencontrer.

« Madame, — lui dis-je avec une émotion profonde, — je ne sais ce qui a pu me mériter un pareil accueil…

— Et quel accueil pouviez-vous donc prétendre de moi, monsieur ? » — me dit fièrement madame de Fersen.

Mon douloureux étonnement était à son comble ; un moment pourtant je voulus me faire encore illusion, attribuer à la jalousie cette réception si différente de celle que j’espérais ; mais, je le répète, la physionomie de madame de Fersen ne trahissait en rien une émotion contrainte ou combattue.

Je pris résolument mon parti. Je ne pouvais répondre à la question de madame de Fersen sans lui rappeler tout ce qu’il y avait eu de bien et de noble dans ma conduite envers elle ; ne voulant pas descendre jusqu’aux : reproches, je me tus à ce sujet, et je lui dis en tâchant de ne pas trahir mon émotion :

« Le but de l’entretien que vous désiriez avoir avec moi étant sans doute rempli, madame, oserai-je vous demander si vous n’avez pas quelque ordre à me donner ?

— Aucun, monsieur, mais je vous réitère encore l’expression de toute ma reconnaissance, » — me répondit madame de Fersen en se levant.

Cette dureté me révolta. J’allais peut-être répondre avec aigreur, lorsqu’une remarque que je n’avais pas encore faite me laissa une lueur d’espérance.

Pendant cet entretien madame de Fersen n’avait pas une fois levé les yeux de dessus la tapisserie à laquelle elle travaillait.

Voulant m’assurer encore de la justesse de ma remarque, je demeurai quelques instants sans parler.

Catherine resta les yeux baissés, au lieu de m’interroger du regard pour savoir la cause de ma présence muette.

« Adieu, madame, — lui dis-je.

— Adieu, monsieur. »

Je la quittai donc sans qu’elle m’eut accordé un seul regard de regret ou de pitié.

Sa main seulement me parut légèrement trembler sur sa tapisserie quand elle me dit adieu.

Je sortis… la mort dans le cœur.

.........................

J’avais une trop grande et une trop naturelle défiance de moi-même et de mon mérite pour conserver quelque espérance de réussir auprès de Catherine.

Sans revenir à mes habitudes de suspicion envers les autres, car j’avais une foi inaltérable dans la sincérité de madame de Fersen, je doutai du sentiment que je croyais lui avoir inspiré ; elle n’éprouve aucune tendre affection pour moi, me dis-je, et son amitié même a pâli devant les brillantes distractions du monde.

Et puis, je n’étais jamais près d’elle ; or, l’absence a des effets et des résultats extrêmes.

Quelquefois elle fortifie, elle alimente la sympathie secrète d’une femme, en forçant sa pensée de se concentrer dans le souvenir de celui qu’elle a remarqué, et de qui elle s’exagère encore le charme par ce lointain mirage. Et puis une femme trouve une sorte de jouissance fière, triste et mystérieuse dans l’amertume de ses regrets solitaires : elle méprise les indifférents, car ils occupent inutilement près d’elle une place qu’elle voudrait voir si précieusement remplie ; et elle hait les empressés, parce qu’ils ont la lâcheté d’être là tandis que le préféré n’y est pas…

Mais, souvent aussi, l’absence c’est l’oubli… Car certains cœurs sont comme les miroirs : ils ne réfléchissent que les objets présents.

Je me crus donc entièrement oublié de madame de Fersen. Comme cet événement cruel était entré dans mes prévisions, s’il me causa une douleur profonde, au moins ne m’étonna-t-il pas.

Dans le paroxisme de mon désespoir, je formais mille projets. Je voulais secouer ce chagrin, me livrer à toutes les dissipations de la vie, chercher d’amoureuses distractions dans une autre liaison ; mais il faut bien du temps, bien de la volonté, pour qu’un cœur profondément épris puisse changer d’amour.

Lorsqu’ils se savent aimés, et qu’ils possèdent la femme qu’ils aiment, jamais les hommes n’éprouvent le moindre scrupule à faire une infidélité ; mais lorsqu’ils désirent passionnément, et qu’ils sont encore à espérer un aveu, l’inconstance leur est presque impossible. Ils n’ont le courage d’être fidèles que tant qu’ils n’ont pas le droit de l’être.


CHAPITRE LIV.

UNE MISSION.


Le lendemain de mon entrevue avec madame de Fersen, j’étais très-tristement absorbé, lorsqu’on m’annonça M. de Serigny.

Je fus assez étonné de sa visite, qu’il m’expliqua fort gracieusement, d’ailleurs, en me disant que, passant devant ma porte en allant à la Chambre, il était entré à tout hasard, afin de m’épargner la peine de me rendre au ministère, au sujet de l’entretien que je lui avais demandé.

Cet empressement ne me parut pas d’abord naturel ; mais, réfléchissant aux bruits qui couraient sur moi et sur madame de V***, je pensai que le ministre avait sans doute voulu faire quelque chose de très-bon goût en se montrant si prévenant.

En peu de mots je lui racontai l’histoire du pirate, et notre singulière rencontre aux Variétés.

M. de Serigny me dit qu’il allait immédiatement en conférer avec l’ambassadeur d’Angleterre, et qu’il aviserait aux mesures à employer pour tâcher de saisir un pareil scélérat.

Notre conversation étant ensuite tombée sur les voyages, M. de Serigny s’informa avec intérêt de ceux que j’avais faits, fut très-flatteur, très-insinuant, très-aimable, me dit qu’il avait beaucoup connu mon père sous l’empire ; que c’était un homme de haute capacité, de grande résolution, de tact très-fin, qui connaissait à merveille le monde et les hommes, et que l’empereur l’aurait employé assurément en dehors du service militaire, en lui confiant de hautes missions, si le caractère entier, absolu de mon père avait pu se plier à toutes les volontés de Napoléon.

Je cherchais à deviner la tendance des discours flatteurs de M. de Serigny, lorsqu’il me dit avec une bonhomie charmante : « Voulez-vous permettre à un ancien ami de votre famille de vous faire une question ! Si elle vous semble indiscrète, ne l’attribuez qu’à l’intérêt que je vous porte au nom de M. votre père.

— Je vous écoute, monsieur, je ne puis être que sensible à la bienveillance que vous me témoignez.

— Eh bien, comment se fait-il qu’avec votre éducation, votre nom, votre fortune, votre position ; qu’avec l’expérience que vous ont donnée vos nombreux voyages, qu’avec toutes vos excellentes relations enfin, vous n’ayez jamais songé à vous occuper un peu sérieusement ? à entrer, par exemple, dans les affaires ? — Mais, — répondis-je au ministre, — d’abord je suis loin de réunir les avantages que vous me supposez, et puis je n’ai pas la moindre ambition, et ma vie paresseuse me plaît fort.

— Mais votre pays ?

— Comment, mon pays ?

— Ne lui devez-vous pas au moins quelques années de votre existence ?

— Et que voulez-vous qu’il fasse d’un pareil cadeau ?

— Allons, allons, il est impossible que vous vous abusiez à ce point sur vous-même, tel modeste que vous soyez. Vous savez bien qu’on n’a pas le succès que vous avez dans le monde, sans une valeur très-remarquable. Vous êtes certainement un des hommes de la société qui se prodigue le moins, et dont on parle le plus ; or, voyez-vous, à moins d’avoir un des grands noms historiques de France, à moins d’être un grand poète, un grand artiste ou un grand homme d’État, ce qu’il y a de plus rare à acquérir dans le monde, croyez-en ma vieille expérience, c’est ce je ne sais quoi qui fait qu’on se retourne quand on vous annonce dans un salon… Eh bien, vous jouissez de ce privilége-là : vous êtes très-jeune, et pourtant vous avez de l’influence, de l’action sur le monde, puisqu’il se préoccupe beaucoup de ce que vous faites ou de ce que vous ne faites pas. »

Ces flatteries exagérées me parurent si transparentes que je vis clairement que M. de Serigny voulait, qu’on excuse cette vulgarité, me prendre par les sentiments pour m’engager à renoncer par point d’honneur à madame de V***. Quoique je fusse dans une triste disposition d’esprit, celle comédie m’amusa, et je tâchai de la faire durer le plus longtemps possible en paraissant me laisser prendre aux louanges de M. de Serigny.

« Mais, — lui dis-je avec un sourire modeste, — en admettant, monsieur, ce qui n’est, je crois, qu’une illusion de votre bienveillance, en admettant, dis-je, que j’aie quelque succès dans le monde, et que même, relativement à mon âge, j’y sois un peu compté, je ne vois pas trop quelle utilité mon pays peut tirer de ces avantages.

— Personne mieux que moi ne peut vous en instruire, — me répondit le ministre avec un empressement assez maladroit, car il me prouva qu’il attendait cette question de ma part. — On fait de grands mots, de grandes phrases à propos de ce qu’on appelle la diplomatie… Or, le grand art de la diplomatie, savez-vous ce que c’est ? me demanda-t-il en accompagnant ces paroles d’un sourire rempli de bonhomie.

Je fis un signe de tête humblement négatif.

— Eh bien ! c’est tout uniment l’art de plaire… Comme il s’agit, toujours de demander ou de refuser, celui qui sait plaire sait presque toujours obtenir ; tandis que, s’il est obligé de refuser, il sait mettre assez de grâce dans ses refus pour qu’ils ne soient pas blessants. Voila tout le secret ! »

J’eus beaucoup de peine à réprimer une forte envie de rire ; car il me vint à l’esprit que le ministre, jaloux de mes assiduités auprès de madame de V***, allait finir par me proposer de m’attacher à quelque ambassade pour se débarrasser de moi.

C’était sans doute le dénoûment de cette scène, mais je la trouvais si divertissante que je ne voulus pas le brusquer.

« Je croyais, — lui dis-je, — que les habiles négociateurs d’un des siècles les plus féconds en grands traités et en grands travaux diplomatiques, je croyais, dis-je, que les d’Avaux, que les Courtin, que les d’Estrade, que les Ruvigny, que les de Lyonne possédaient d’autre talents que celui de plaire.

— S’ils n’avaient pas l’art de plaire, — me dit avec quelque embarras M. de Serigny, qui me parut ignorant des traditions historiques de sa spécialité, comme un véritable ministre constitutionnel qu’il était, — s’ils n’avaient pas l’art de plaire, ils employaient une autre séduction.

— Vous avez raison, — lui dis-je, — ils avaient de l’or à discrétion.

— Vous voyez donc bien ! — s’écria le ministre, — c’est toujours la même chose ; seulement, dans les sociétés modernes, l’art de plaire a dû remplacer la séduction opérée par l’argent.

— C’est d’abord plus économique, — lui dis-je.

— Et plus sur, — ajouta-t-il ; — car enfin tous les trônes ne sont pas représentatifs : il y a, Dieu merci ! en Europe des rois qui sont rois tout seuls, et qui marchent sans lisières ; eh bien ! ces rois-là sont hommes, après tout, et, comme hommes, ils sont sujets aux sympathies et aux antipathies. Or, souvent l’ambassadeur qu’on leur envoie, fût-il un homme du plus grand génie, du plus grand caractère, n’obtient rien de ce qu’il leur demande pour sa cour ; et pourquoi cela ? tout bonnement parce qu’il déplait ; tandis qu’au contraire, un homme d’un talent médiocre obtiendra souvent, par le seul ascendant de ses manières, parce qu’il saura plaire, enfin, obtiendra, dis-je, ce que l’homme de génie n’aura pas su obtenir.

— C’est très-juste, et votre système est d’une application d’autant plus facile que les gens de plaisance sont encore plus nombreux que les hommes de génie…

— Mais sans doute !… Ainsi, vous, par exemple, je suis convaincu, mais intimement convaincu que, si vous vouliez, je suppose, entrer dans la carrière diplomatique, vous pourriez rendre à la France les plus grands services ; car, non-seulement vous avez l’art de plaire, vos succès dans le monde le prouvent, mais vous avez encore des qualités très-solides et très-éminentes. »

J’avais deviné juste : la proposition que je soupçonnais allait sans doute suivre l’éloge de mon mérite. Voulant me prêter de bonne grâce à cette fantaisie du ministre, je répondis en feignant un étonnement confus de modestie :

« Y pensez-vous ? Moi, monsieur, moi entrer dans une carrière si épineuse ! mais je n’ai jamais eu la folie ambition de prétendre à un tel avenir.

— Écoutez-moi, » me dit M. de Serigny d’un air grave et paternel.

Et il me fit la confidence suivante, qui me parut un affreux mensonge :

« M. votre père m’a rendu un service… » Ici le diplomate fit une pause et un profond soupir… Puis il leva les yeux au ciel en répétant « Oh ! oui, un grand service !… Aussi, mon cher monsieur de ***, je ne saurais vous dire combien je m’estimerais heureux de pouvoir vous témoigner, à vous son fils, toute ma gratitude, puisque j’ai été assez malheureux pour ne pouvoir pas la lui témoigner à lui-même.

— J’ignorais complètement cette circonstance, dont mon père ne m’a jamais instruit, monsieur.

— Je le crois bien, et moi-même je ne puis vous donner aucun détail à ce sujet ! — s’écria M. de Serigny, — car cet important service intéresse aussi un tiers… et l’honneur m’impose le silence. Enfin, — reprit-il, — je vous le répète, je crois trouver en ce moment l’occasion de reconnaître les bontés de M. votre père, et de donner un digne serviteur de plus à mon pays, si toutefois vous êtes disposé à vouloir utiliser les rares avantages dont vous êtes doué.

— Mais, je vous le dis, monsieur, malgré le désir que je pourrais avoir d’entrer dans votre honorable carrière, sous d’aussi heureux hospices que les vôtres, jamais je ne croirai mon mérite à la hauteur de cette ambition…

— Mais, encore une fois, vous ne vous connaissez pas, ou vous ne voulez pas vous connaître, — reprit le ministre avec impatience, — et heureusement votre opinion ne fait rien à l’affaire… Quant à moi, il m’est évidemment prouvé que, si vous le voulez, vous pouvez remplir avec distinction une mission importante ; car vous sentez bien que vous n’êtes pas de ces jeunes beaux qui, n’ayant que leur nom et leur fortune, doivent s’estimer très-heureux quand on les nomme attachés d’ambassade. Non, non, ce n’est pas à vous qu’on fait de pareilles propositions ! Il faut que vous entriez par la belle porte ; il faut surtout que vous soyez à même de vous montrer dans toute votre valeur. Malheureusement, chez nous, — ajouta-t-il en hésitant, — chez nous, les exigences, les traditions de la hiérarchie sont si impérieuses que les missions en Europe sont très-restreintes, et dans ce moment-ci elles sont toutes remplies… »

Je regardai M. de Serigny. Il fallut tout mon empire sur moi-même pour ne pas éclater de rire. À la tournure que prenait sa proposition, il ne s’agissait plus pour moi d’un exil, mais d’une véritable déportation.

Mais vous sentez bien, — lui dis-je en conservant tout mon sang-froid, — que, dans le cas on ceci aurait quelque suite, je n’ai pas la prétention ridicule d’ambitionner de prime saut une mission en Europe…

— Et puis comprenez bien une chose, — ajouta le ministre avec une satisfaction croissante, — c’est que les missions ne sont que ce qu’on les fait ; il y en a de fort insignifiantes en Europe, il y en a au contraire de la dernière importance… en Asie, par exemple… Car, il ne faut pas se le dissimuler, — ajouta gravement M. de Serigny, — ce n’est pas en Europe que doit se décider à l’avenir le sort de l’Europe, c’est en Orient !! Toute la politique future d’Europe est en Orient ! L’Europe a les yeux fixés sur l’Orient ! l’Orient est le champ de bataille diplomatique où doivent se former les grands négociateurs de notre temps ! Ainsi, par exemple, — me dit M. de Serigny en me regardant fixement, — dans ce moment-ci je voudrais trouver un homme bien né, d’un esprit fin, flexible, agréable, d’un caractère ferme et résolu, afin de lui confier une mission des plus délicates ; car il s’agit de s’assurer l’affection et l’appui d’une grande puissance orientale, sans éveiller les soupçons, les susceptibilités jalouses de l’Angleterre et de la Russie, nos deux éternelles rivales en Orient.

— Cette mission me paraît en effet devoir être fort belle, — lui dis-je de l’air le plus désintéressé du monde.

— N’est-ce pas ?… Eh bien !… cette mission, je nie fais presque fort de vous la faire obtenir… tant j’ai confiance dans votre mérite, tant j’ai à cœur de m’acquitter envers M. votre père.

— À moi une pareille mission ! « m’écriai-je en feignant la stupeur.

M. de Serigny, prenant un air mystérieux et profond, me dit :

« Monsieur de ***, je parle à un galant homme ; or, que vous acceptiez ou non la proposition que je viens de vous faire, me donnez-vous votre parole que tout ceci demeurera secret entre nous ?

— Je vous la donne, monsieur.

— Eh bien ! — continua-t-il non moins mystérieusement, — il s’agit, sous le prétexte frivole de porter de riches présents an shah de Perse, de la part de S. M. le roi de France, il s’agit, dis-je, de s’insinuer assez adroitement, assez habilement, assez puissamment dans l’esprit de ce prince asiatique pour le disposer à accueillir un jour avec faveur les ouvertures considérables dont on ferait ultérieurement connaître la teneur à l’envoyé chargé de cette importante négociation ; mais ces intérêts sont, je vous l’avoue, de la dernière imminence. Les présents sont prêts, les instructions rédigées, le bâtiment attend… et il faudrait partir dans le plus bref délai. »

Mon hilarité intérieure était au comble en entendant le ministre me proposer sérieusement de m’en aller immédiatement essayer mon art de plaire sur le shah de Perse, à propos d’une mission de la plus ridicule insignifiance, quoique M. de Serigny eut tâché de lui donner un magnifique relief.

Le ministre attendait ma réponse avec une anxiété visible.

J’eus presque un remords de faire jouer à un homme de son âge et de sa condition un rôle si niais en prolongeant davantage cette comédie.

Pourtant cette proposition, tout inacceptable qu’elle était, avait éveillé en moi certaines pensées endormies. Malheureux dans mon affection pour madame de Fersen, sachant qu’il me serait impossible pendant quelque temps de m’occuper d’un autre amour, redoutant surtout l’oisiveté, je résolus d’utiliser, si je pouvais y réussir, le bon vouloir de M. de Serigny.

« Monsieur, — lui dis-je, — bien que nos âges soient disproportionnés, voulez-vous me permettre, à mon tour, de vous parler avec la plus entière, je dirais presque avec la plus brutale franchise ?

— Sans doute, — me dit le ministre fort étonné.

— Si, par les louables et bienveillants motifs que vous m’avez exposés, monsieur, vous avez la ferme intention de m’essayer dans la carrière diplomatique, j’espère que vous ne vous formaliserez pas de ce que je tâche de vous donner la mesure de ma pénétration ?

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Tenez, monsieur de Serigny, parlons franchement : vous êtes épris d’une femme charmante que nous connaissons tous deux ; mes assiduités auprès d’elle vous portent ombrage, et vous voulez m’envoyer auprès du shah de Perse pour vous débarrasser de moi.

— Monsieur ! — s’écria le ministre d’un air très-offensé.

— Permettez-moi de continuer, — lui dis-je. — Je n’ai pas besoin de partir pour vous rassurer… je vous donne ma parole que mes relations avec la personne dont j’ai l’honneur de vous parler ont été tout amicales, et qu’excepté quelques coquetteries fort innocemment échangées, rien ne peut justifier vos soupçons…

M. de Serigny me parut d’abord dans un violent état d’irritation ; toutefois, il me dit avec un sourire forcé : « Après ce qui vient de se passer entre nous, monsieur, il faut presque que nous nous coupions la gorge ou que nous soyons amis.

— Mon choix sera le vôtre, monsieur.

— Il est fait, » me dit M. de Serigny en me tendant la main.

Il y eut tant de cordialité dans son mouvement, il lui fallait tant d’empire sur lui-même pour refouler ainsi les susceptibilités de l’orgueil et de l’amour-propre en présence d’un homme de mon âge, que, vivement touché de son procédé, je lui dis :

« Si vous pensez de moi tout le bien que vous m’avez dit en penser, monsieur, vous n’attacherez aucune importance à cet entretien… D’ailleurs n’attribuez qu’à votre éminente réputation de finesse mon violent désir de vous montrer que je pouvais pénétrer vos vues. Pardonnez-moi donc d’avoir été si étourdiment fier de ma première victoire, car elle était bien flatteuse. Quant à me croire votre rival auprès de certaine femme charmante, ma parole a dû vous rassurer sur le présent et sur le passé… Pour l’avenir, je n’ai qu’un moyen immanquable d’écarter vos soupçons, c’est de vous demander un service. Lié à vous par la gratitude, porter la moindre atteinte à votre bonheur serait une lâcheté. »

Après quelques moments de silence et de réflexion, M. de Serigny me dit avec beau coup de bonhomie : « Vous accentuez tellement les choses, qu’il est impossible, je le vois, de parler avec vous à mots couverts ; il faut tout nier ou tout avouer : je me résigne à ce dernier parti, car je vous sais galant homme et très-secret ; mais tout ceci n’en est pas moins bizarre. Me voilà, moi, à mon âge, en confidence d’amourettes avec un jeune homme qui s’est très-spirituellement moqué de moi, qui me l’a dit en face, et qui m’a tellement embarrassé par les confidences qu’il m’a faites, non pas sur lui, parbleu ! mais sur moi, que je me trouve dans la plus sotte position du monde. Heureusement que vous me dites que je puis vous être bon à quelque chose… ça me sauve du ridicule, — ajouta-t-il avec une grâce parfaite.

— Eh bien donc ! monsieur, voici ce dont il s’agirait : quoique je ne me reconnaisse pas assez de mérite pour aller séduire le shah de Perse…

— Ne parlons plus de cela, — s’écria gaiement M. de Serigny. — Vous frappez un ennemi à terre…

— Je vous l’avoue, vos propositions ont éveillé en moi, non pas de l’ambition, mais le vif désir de connaître assez les affaires politiques pour voir si véritablement mon esprit pourrait s’y ployer un jour… Je ne sais si vous me trouvez toujours la même capacité…

Ah ! monsieur le comte ! monsieur le comte ! me dit M. de Serigny en me menaçant du doigt.

— En l’admettant alors, tout ce que je réclamerais de votre bonté, ce serait, dans le cas où vous manqueriez plus tard de secrétaire intime, de m’admettre chaque jour quelques heures dans votre cabinet ; en cette qualité, je me mettrais là tout à vos ordres, vous me confieriez les travaux que vous croiriez pouvoir confier à un homme secret et sur. D’après cet essai, je saurais réellement si j’ai quelque aptitude aux affaires ; et plus tard, si je croyais pouvoir remplir avec succès une modeste mission diplomatique, je vous rappellerais alors qu’il vous reste à acquitter la dette que vous avez contractée envers mon père.

— Encore une épigramme ! — dit M. de Serigny, — mais qu’importe ! Ah çà ! véritablement, des fonctions si ennuyeuses ne vous effraieraient pas ? Vous auriez le courage de venir travailler avec moi trois ou quatre heures par jour dans mon cabinet ?

— J’aurai ce courage…

— Vous n’allez peut-être pas croire que votre proposition arrive singulièrement à propos ; et pourtant il est notoire que mon secrétaire intime vient d’être attaché à la légation de Florence… Je ne vous offre pas sa place, mais je vous offre la part qu’il prenait à mon travail.

— El j’accepte de grand cœur et avec une profonde reconnaissance… Mais, — lui dis-je touché de son obligeance et voulant effacer le dépit qu’il pouvait conserver de l’espèce d’avantage que j’avais eu sur lui dans cet entretien, — mais voyez donc la bizarrerie de l’esprit humain, et comme on arrive au même but par des moyens contraires. Vous êtes venu chez moi avec deux idées très-nettement formulées : vous vouliez écarter un rival auquel vous faisiez l’honneur de le redouter, et attacher au service de votre pays un homme dont vous pressentiez, dites-vous, le mérite… J’ai positivement refusé vos offres ; et pourtant, non par le fait de votre volonté, mais par le fait de la mienne, vous arrivez absolument au même but ; car maintenant je ne puis plus être pour vous un objet de jalousie, et je vais partager vos travaux… Après cela osez dire encore que c’est moi qui vous ai joué ! — m’écriai-je. — Allons, allons, monsieur de Serigny, je suis obligé de reconnaître que vous êtes mille fois au-dessous de votre brillante réputation, et ce que j’appelais ma victoire n’est qu’une heureuse défaite.

.........................

Je pris rendez-vous pour le lendemain avec le ministre, et nous nous séparâmes.


CHAPITRE LV.

DIPLOMATIE.


Lorsque M. de Serigny m’eut quitté, je retombai dans l’amertume des réflexions dont son entretien m’avait un moment distrait.

Malgré tous mes efforts pour chasser de ma pensée le souvenir de madame de Fersen, ce souvenir était toujours là.

Je souffrais beaucoup ; mais ce chagrin quoique profond, n’était pas sans une sorte de douceur que je ne connaissais pas encore.

J’avais la conscience de m’être noblement conduit envers Catherine, de ne pas mériter les injustes rigueurs dont elle m’accablait, et je puisais dans cette conviction consolante une fière et courageuse résignation.

J’ai toujours hardiment envisagé les phases les plus cruelles de ma vie. Il ne me restait aucun espoir d’être jamais aimé de madame de Fersen. Je rassemblai donc religieusement dans mon cœur et dans ma mémoire les moindres traces de cet amour ineffable, comme on conserve les restes précieux et sacrés d’un être qui n’est plus, pour venir chaque jour les contempler avec une tristesse rêveuse, et leur demander le charme mélancolique des souvenirs.

Pourtant, ne voulant pas me laisser abattre, et espérant trouver quelque distraction dans le travail, j’allai assidûment chez M. de Serigny.

C’était véritablement un excellent homme.

Il se montra pour moi plein de bienveillance. Sans doute informé de ma réserve habituelle, il me donna bientôt une marque de flatteuse confiance en me chargeant de faire un résumé clair et succinct de sa correspondance diplomatique, résumé qui devait être mis chaque jour sous les yeux du roi.

Il est vrai de dire que ce travail semblait beaucoup plus important qu’il ne l’était réellement, puisqu’il n’y avait alors aucune grande question politique pendante en Europe. La presque totalité de ces dépêches, généralement écrites en assez pauvre français ou de la manière la plus pâle, ne contenaient presque toujours que des renseignements vagues ou puérils sur les cours étrangères, renseignements que les journaux avaient même quelquefois publiés.

Je pus me convaincre de ce que j’avais toujours soupçonné : à savoir que dans les temps modernes et dans un gouvernement représentatif comme le nôtre, la diplomatie qu’on pourrait dire courante était à peu près nulle ; les intérêts vitaux des nations se débattant sur les champs de bataille, dans les chambres ou dans les congrès.

Ainsi, la plupart du temps (seulement, je le répète, sous un gouvernement représentatif) les emplois diplomatiques sont de véritables sinécures, dont les ministres se font des moyens d’action ou de corruption, en les répartissant selon la nécessité de leur politique.

Je devais être d’autant plus frappé de la nullité des correspondances que j’avais sous les yeux, qu’autrefois mon père m’avait presque fait faire un cours de droit politique, et que j’avais étudié avec lui les plus célèbres négociateurs de la dernière moitié du dix-septième siècle… Notre trisaïeul ayant rempli plusieurs missions conjointement avec MM. d’Avaux, de Lyonne et Courtin, nous possédions à Cerval un double de ses dépêches et des leurs ; aussi, je l’avoue, cette lecture et ces études m’avaient rendu fort difficile.

M. de Serigny lui-même était un homme de capacité médiocre ; mais il avait assez de finesse, assez de tact et assez de pénétration pour suffire aux modestes exigences de sa position. Lorsqu’à la chambre il combattait l’opposition, il avait l’art d’éteindre, de noyer la discussion la plus chaleureuse dans le vague limpide de sa parole abondante, froide et monotone comme une chute d’eau.

D’ailleurs, au point de vue constitutionnel, M. de Serigny eût été tout aussi bien ministre de la marine, de la justice ou des finances, que ministre des affaires étrangères ; car au point de vue réel, spécial de ces ministères, il était incapable d’en remplir aucun.

Mais je gardais secrète ma manière de juger M. de Serigny. Il s’était montré très-bienveillant pour moi, et je n’étais pas un Pommerive. Au contraire, je défendais mon ministre de toutes mes forces.

Les fonctions que je remplissais m’amusaient donc assez, par cela même que leur nullité contrastait d’une manière flagrante avec leur importance présumée.

Mais au moins la connaissance de ces réalités éveilla en moi des sentiments charitables ; je devins très-tolérant pour la suffisance gourmée, impitoyable, grâce à laquelle la plupart de nos agents diplomatiques en imposent toujours au public sur la valeur et sur la nécessité de leur emploi.

Sans ce prestige ils ne seraient pas.

Or, je l’avoue, si je n’ai jamais eu la fantaisie de me faire le compère ou la dupe d’un jongleur, jamais, lorsque j’ai cru deviner ses tours, je n’ai eu la méchanceté de le dire tout haut, pour priver ce pauvre diable de son auditoire, parce que je n’ai jamais pu supposer comment se pourvoirait à l’avenir un jongleur délaissé. Aussi les parents pauvres qui destinent leurs enfants à la carrière diplomatique devraient-ils, ce me semble, être assez sages, assez prévoyants, pour leur faire aussi apprendre quelque bon et solide métier, qui leur serait un jour d’une utile ressource, si des malheurs imprévus les privaient de leur premier état.

Ceci n’est pas un paradoxe brutal : la spécialité essentielle de nos diplomates consistant à dignement représenter la France, c’est-à-dire à avoir aux frais de l’État un assez grand état de maison, à mener une vie somptueuse, mondaine et divertissante, à recevoir ou à écrire des dépêches insignifiantes, il devient difficile de trouver l’emploi de ces belles qualités, lorsqu’on n’exerce plus la profession qui les exigeait.

Ma nouvelle position auprès de M. de Serigny, bientôt ébruitée, me donna une singulière autorité dans le monde. On savait que ce n’était pas une place que j’avais cherchée en me livrant aux travaux assez assidus dont je m’occupais, et l’on concluait que mon apprentissage devait nécessairement aboutir aux plus hautes destinées.

Quelques circonstances dues au hasard vinrent augmenter ces exagérations.

C’était à un bal chez madame la duchesse de Berry.

M. de Serigny, souffrant de la goutte, n’avait pu y assister. Lord Stuart, alors ambassadeur d’Angleterre, qui avait vivement sollicité notre gouvernement de faire les plus actives recherches pour découvrir le pirate de Porquerolles, vint me dire qu’on était sur les traces de ce misérable, qu’on espérait l’atteindre, et me demaunda quelques nouveaux renseignements sur cette affaire. Il me prit par le bras, et nous causâmes dans l’embrasure d’une fenêtre pendant une demi-heure.

Il n’en fallut pas davantage pour faire croire que j’étais fort avant dans ce qu’on appelle si bénévolement les secrets d’État.

Ce ne fut pas tout : vers les onze heures j’allais sortir du bal, lorsque je me trouvai sur le passage du roi au moment où il se retirait.

J avais eu l’honneur de lui être présenté ; il s’arrêta devant moi, et me dit avec son habituelle et gracieuse affabilité :

« Je lis tous les jours votre rapport… j’en suis très-content ; il m’intéresse beaucoup ; c’est très-substantiel, et, grâce à vous, j’ai ainsi la moisson sans m’être donné la peine de la récolter…

— Le roi me comble, — dis-je à sa Majesté, — et son approbation est une faveur qui m’impose de nouveaux devoirs, dont je tâcherai de me montrer digne. »

Au lieu de quitter le bal, le roi s’assit sur un canapé placé près de lui, et me dit : — Mais racontez-moi donc cette histoire dont vient encore de m’entretenir lord Stuart : c’est très-extraordinaire ; ça a l’air d’un roman.

Lorsque le roi s’était assis en me parlant, les personnes qui l’accompagnaient s’étaient tenues discrètement à l’écart.

Je racontai donc au roi l’histoire du pirate de Porquerolles ; il m’écouta avec intérêt, me fit plusieurs questions, me remercia très-gracieusement et se retira.

Le roi parti, je fus le centre de tous les regards ; on n’y concevait rien : Sa Majesté s’en allait, elle me rencontre, et voilà qu’elle demeure plus d’un quart d’heure en conversation particulière avec moi…

Décidément je devais être un homme de la dernière importance.

Sachant que rien n’est plus ridicule que de paraître vouloir jouir de son évidence après une scène pareille, j’allais quitter le bal lorsque je vis venir à moi madame de Fersen, que je n’avais pas rencontrée depuis quelque temps ; elle me parut si changée, si maigrie, que sa vue me fit un mal affreux…

Je la saluai sans l’attendre, et je me retirai. quoique son regard fut suppliant, et qu’elle se fût évidemment rapprochée de moi dans l’intention de me parler…

.........................

Le lendemain je reçus une lettre d’elle.

Elle me priait dans les termes les plus affectueux de venir la voir, s’excusant de son ingratitude, et faisant quelques gracieuses allusions au passé.

Mon premier mouvement fut de me rendre chez Catherine.

Mais je réfléchis bientôt que cette entrevue ne changerait rien sans doute à la destinée de mon amour. D’ailleurs je me souvins de la dureté avec laquelle madame de Fersen m’avait traité, et je mis une sotte dignité à ne pas me rendre à sa première avance.

Je lui écrivis une lettre très-froide et très-polie, dans laquelle je m’excusais de ne pas aller chez elle pour des motifs qu’elle devait comprendre.

Elle ne me répondit pas.

Pensant qu’elle n’avait pas grande envie de me revoir puisqu’elle n’insistait pas, je m’applaudis de ma résolution.

J’appris bientôt que le prince avait reçu de sa cour l’ordre de retourner en Russie ; et je l’avoue, je fus étonné de voir que sa femme ne l’avait pas suivi.

Quant à madame de V***, je l’avais conjurée au nom de l’amitié qu’elle prétendait avoir pour moi, de ne pas tourmenter si cruellement M. de Serigny, lui déclarant que je ne voulais plus me prêter à son manège de coquetterie ; qu’elle se compromettait d’ailleurs horriblement, et que tôt ou tard elle se verrait fort mal reçue dans le monde.

Elle me répondit que je parlais comme un quaker, mais que, pour la rareté du fait, elle voulait se mettre à vivre sans l’ombre de coquetterie.

Un mois après cette belle détermination, elle vint me dire avec reconnaissance que cette nouvelle vie lui semblait ennuyeuse à périr, mais que cela faisait un effet prodigieux, et que des paris énormes avaient été ouverts pour savoir si elle persisterait ou non dans sa conversion. Quant au ministre, disait-elle, comme il avait passé de la stupidité d’irritation jalouse à la stupidité d’adoration aveugle, elle n’avait ni gagné ni perdu à ne plus le tourmenter.

.........................

Naturellement, les bruits qui avaient couru sur madame de V*** et sur moi cessèrent bientôt, et on m’accusa de l’avoir sacrifiée à l’ambition.

Quelquefois je ne pouvais m’empêcher de sourire en voyant l’obséquiosité dont j’étais entouré, car je continuais, pour ainsi dire par désœuvrement, mon travail chez M, de Serigny.

Cernay, que je rencontrais quelquefois, cachait surtout son envie sous les dehors de l’admiration la plus hyperbolique. « Vous êtes un habile homme, — me disait-il, — il vous faut et vous aurez tous les genres de succès. Vous voici maintenant homme d’État… vous voici dans l’intimité des ministres et des ambassadeurs. Le roi vous distingue fort ; on compte avec vous ; aussi, mon cher, maintenant vous n’avez plus qu’à vouloir… car vous êtes d’une adresse !! passez-moi le terme… d’une rouerie !!

— Comment cela ?

— Allons, faites donc l’innocent ! À ce bal des Tuileries où vous avez eu tour à tour deux conférences si remarquables et si remarquées, l’une avec lord Stuart et l’autre avec le roi qui s’est arrêté à causer si longtemps avec vous, au lieu de s’en aller, comme il en avait d’abord manifesté le désir, qu’avez-vous fait, en homme habile que vous êtes ? au lieu d’agir comme tant d’autres qui seraient niaisement restés à se pavaner après de pareilles distinctions, vite vous vous êtes éclipsé. Celait là la rouerie ou plutôt le génie !… aussi vous avez fait, par votre absence, un effet prodigieux…

— Le secret de cette disparition est bien simple, mon cher Cernay : j’avais une horrible migraine, et je voulais rentrer chez moi.

— Allons donc ! — me dit Cernay avec une naïveté charmante, — vous ne me ferez pas croire qu’on a la migraine quand on vient de causer une heure avec le roi…

.........................

Il y avait quinze jours que j’avais rencontré pour la dernière fois madame de Fersen au bal des Tuileries, lorsqu’un de mes gens d’affaires entra chez moi d’un air consterné.

Il s’agissait de prévenir le désastre d’une banqueroute qui pouvait me faire perdre environ cinquante mille écus, que je croyais placés dans une des meilleures maisons du Havre.

La faillite n’était pas déclarée encore, mais elle menaçait, on la soupçonnait.

Mon homme d’affaires me proposait donc de partir sur-le-champ avec lui, et d’aller retirer mes fonds de cette maison.

La somme était si considérable, que je n’hésitai pas un moment à me rendre au Havre. Une procuration, si étendue qu’elle eut été, n’aurait pas pourvu à toutes les éventualités de cette affaire ; et, dans de telles circonstances, la présence d’un intéressé est souvent d’une très-grande autorité.

J’écrivis un mot à M. de Serigny, en lui disant que de graves motifs m’appelaient au Havre, et je laissai ordre chez moi de m’envoyer mes lettres dans cette ville…

Deux heures après j’étais en route.

Nous allions atteindre le dernier relais qui précède le Havre, lorsque j’entendis le bruit du galop précipité de deux chevaux, le claquement retentissant d’un fouet, et une voix qui ne m’était pas inconnue s’écrier : — Arrête ! arrête !

Mes postillons me regardèrent indécis… Je leur fis signe d’arrêter, et tout à coup je vis arriver à la portière de ma voiture le courrier de madame de Fersen : son cheval, blanc d’écume, était déchiré de coups d’éperons.

Cet homme était si haletant de la rapidité de sa course, qu’il ne put me dire que ces mots en me remettant une lettre.

« Monsieur le comte… c’est de la part de madame la princesse… J’ai gagné quatre heures sur M. le comte… c’est tout ce que j’ai pu faire. »

Cette lettre ne contenait que ces mois :

« Ma fille se meurt, se meurt… je n’espère qu’en vous. »

« Vous allez doubler le relais, retourner à la poste, — criai-je aux postillons. — Et toi, — dis-je au courrier, — peux-tu courir jusqu’à Paris, et me faire préparer mes chevaux ?

— Oui, monsieur le comte…

— Alors à cheval. »

Et le brave garçon retourna ventre à terre dans la direction de Paris.

« Mais, monsieur, — s’écria mon homme d’affaires en palissant, — vous ne pouvez pas retourner à Paris ; nous voici arrivés au Havre. »

Je le regardai avec étonnement…

« Et pourquoi cela ?

— Mais cette faillite, monsieur, — s’écria-t-il, — songez bien qu’une heure de retard peut tout perdre…, qu’il s’agit de sauver ou non cinquante mille écus !… »

J’avais tout à fait oublié l’objet de mon voyage…

« Vous avez raison, — lui dis-je. — Vous êtes au plus à une demi-lieue du Havre, obligez-moi d’y aller à pied… et arrangez cela pour le mieux. »

Et je fis ouvrir la portière.

« Mais, monsieur, encore une fois, c’est impossible, — reprit l’homme d’affaires stupéfait ; — sans vous je ne puis rien… je n’ai pas même de procuration… Encore une fois, sans vous ma présence sera absolument inutile. Venez an moins au Havre ; nous irons chez un notaire, vous me donnerez une procuration, et alors… »

Je bouillais d’impatience. « Monsieur, — lui dis-je rapidement, — vous irez au Havre sans moi, ou vous retournerez à Paris avec moi. La portière est ouverte : descendez ou restez…

— Mais, monsieur…

— Fermez la portière et à Paris ! — criai-je. »

L’homme d’affaires descendit aussitôt, en me disant d’un air désespéré : « Comme vous voudrez, monsieur, mais je n’aurai rien à me reprocher… vous pouvez regarder ces cinquante mille écus comme bel et bien perdus… Envoyez-moi au moins une procuration enregistrée, » etc., etc…

Je n’entendis pas le reste de sa phrase.

Les chevaux brûlèrent le pavé.

De ma vie je n’ai voyagé avec une telle rapidité.

.........................

À Versailles je donnai ordre d’arrêter à Paris un peu avant la porte de l’hôtel de madame de Fersen.

Quand j’y arrivai, je vis une épaisse couche de litière dans la rue.

Pensant à la possibilité d’un séjour chez madame de Fersen, et voulant le tenir secret, j’ordonnai à mon domestique de reconduire la voiture chez moi, de dire à mes gens que j’étais resté au Havre, et que, voulant revenir par le bateau à vapeur, j’avais renvoyé ma diligence.

J’entrai dans l’hôtel.


CHAPITRE LVI.

IRÈNE.


Les moindres détails de cette scène terrible sont encore présents à ma pensée.

Minuit sonnait lorsque j’entrai dans l’antichambre de l’appartement de madame de Fersen.

Il était sombre, je n’y trouvai aucun de ses gens ; cela me parut étrange. Guidé par une lueur douteuse, je traversai plusieurs salons dont un seul était faiblement éclairé ; mon cœur se serrait d’épouvante.

J’arrivai près d’une porte entr’ouverte.

Alors seulement quelques sanglots étouffés parvinrent à mon oreille.

Je poussai la porte sans bruit.

Quel tableau, mon Dieu !  !

Le berceau d’Irène, placé à côté du lit de sa mère, occupait le fond de cette chambre qui faisait face à la porte.

À droite du lit, Catherine à genoux tenait dans ses mains une des mains de son enfant.

Je ne pouvais voir la figure de cette mère infortunée… Seulement de temps à autre un mouvement brusque et convulsif faisait tressaillir ses épaules…

À gauche était Frank, le grand peintre, le mari d’Hélène…

Assis sur une chaise basse, il dessinait la figure mourante d’Irène.

Suprême et affreux souvenir, que voulait sans doute conserver madame de Fersen.

Frank, au moyen d’un abat-jour, avait disposé la lampe de façon qu’elle pût éclairer en plein la physionomie d’Irène.

Le reste de l’appartement était plongé dans une profonde obscurité.

Un grand vieillard, vêtu d’une pelisse fourrée, s’appuyait au pied du lit de l’enfant. Ses cheveux étaient blancs ; son front chauve saillant était poli comme du vieil ivoire, un reflet de vive lumière dessinait son profil hardiment accentué.

C’était le docteur Ralph, le médecin de madame de Fersen.

Il semblait épier d’un œil inquiet chaque imperceptible mouvement de la figure d’Irène.

Assise dans un coin obscur de la chambre, la gouvernante, appuyant sa tête sur la muraille, pouvait à peine étouffer ses sanglots.

Au moment où j’arrivai ils devinrent si douloureux, que, désespérant de les comprimer, elle sortit en tenant son mouchoir sur sa bouche.

.........................

Moi aussi… je pleurai amèrement à l’aspect de cette angélique figure d’enfant, si résignée, si douce, et qui, malgré les approches de la mort, conservait un caractère de sérénité sublime…

Vivement éclairée, sa figure pâle et brune se détachait lumineuse sur la blancheur des oreillers… ses beaux cheveux noirs tombaient en désordre et couvraient son front… Ses grands yeux à demi fermés, et cernés d’une auréole bleuâtre, laissaient voir sous leurs paupières appesanties une prunelle presque éteinte. De sa petite bouche entrouverte, de ses lèvres jadis si vermeilles, et alors si décolorées, s’échappait un souffle précipité, et souvent un murmure faible et plaintif. Ce pauvre visage, autrefois si rond, si fraîchement enfantin, était déjà livide…

De temps à autre, la malheureuse enfant agitait ses petites mains dans le vide, ou retournait pesamment sa tête sur son oreiller, en poussant un profond soupir ! Puis elle redevenait d’une effrayante immobilité.

La figure de Frank, que je n’avais pas vu depuis deux ans, avait une expression de tristesse navrante…

Lui non plus ne pouvait retenir ses larmes, toutes les fois qu’il arrêtait son regard sur la figure mourante d’Irène.

Le calme, le silence désespéré de cette scène que j’embrassai d’un coup d’œil, me fit une telle impression, qu’un instant je restai immobile à la porte.

Madame de Fersen tourna la tête vers la pendule, puis secoua la tête avec un geste de désespoir.

Je la compris… Sans doute elle commençait à douter de moi !

Je poussai la porte.

Catherine me vit, fut d’un bond près de moi, et m’entrainant auprès du berceau elle s’écria avec un accent déchirant : « Sauvez-la ! ayez pitié de moi, sauvez-la ! »

La voix de madame de Fersen était brève, saccadée ; et quoique son beau visage fût abattu et marbré par les larmes et par la fatigue, on sentait sous ces apparences de faiblesse l’énergie surhumaine qui soutient toujours une mère tant que son enfant a besoin d’elle.

« Un moment… — dit le docteur Ralph d’une voix basse et grave… — Ceci est notre dernier espoir… ne l’aventurons pas. »

La malheureuse femme cacha sa tête dans ses mains.

« Je vous l’ai dit, madame, — le docteur montra une fiole remplie d’une liqueur brune, — cette potion doit ranimer les esprits de cette enfant, doit rallumer la dernière parcelle d’intelligence qui existe peut-être en elle… Alors la vue de la personne qui exerce sur elle un si singulier empire opérera peut-être un prodige… car, hélas ! madame, il faut un prodige pour rappeler votre fille à la vie.

— Je le sais… je le sais, — dit Catherine en dévorant ses larmes, — je suis préparée à tout… ainsi… à tout. Mais le breuvage ! quel sera son effet ?

— Je puis répondre de son effet immédiat, mais non des suites que cet effet peut amener.

— Que faire donc ?… mon Dieu ! que faire ? — s’écria Catherine dans une affreuse angoisse.

— N’hésitez pas, madame, — m’écriai-je, — puisqu’on la croit perdue. Acceptez au moins la seule chance qui vous reste !

— C’est aussi mon avis… madame, n’hésitez pas, — dit Frank, qui partageait notre émotion.

— Faites, monsieur !!!  ; murmura madame de Fersen avec un accent de résolution désespérée ; et elle tomba agenouillée près du berceau de sa fille.

Elle se mit à prier.

Elle, Frank et moi, nous attachions des regards douloureux et presque inquiets sur le docteur.

Seul calme au milieu de cette terrible scène, il s’avança silencieusement et à pas lents près du berceau d’Irène.

À voir sa haute taille, sa figure austère, ses longs cheveux blancs, son vêtement bizarre, on eût dit un homme doué d’une puissance occulte, prêt à accomplir par un philtre quelque charme mystérieux.

Il versa quelques gouttes de la liqueur que contenait la fiole dans une cuiller d’or.

Madame de Fersen la prit et l’approcha des lèvres de sa fille.

Mais sa main tremblait tellement, qu’elle renversa le breuvage.

« J’ai peur ! » — dit-elle d’un air égaré.

Et elle rendit la cuiller au médecin.

Celui-ci la remplit de nouveau, et d’une main ferme la présenta aux lèvres d’Irène.

L’enfant but sans répugnance.

Il serait impossible d’exprimer avec quelle angoisse mortelle, avec quel effroi nous attendîmes l’effet de ce breuvage.

Le médecin lui-mème, avidement penché sur le lit, couvait la figure d’Irène d’un œil ardent.

Bientôt la liqueur opéra.

Peu à peu Irène agita ses bras et ses mains, ses joues se colorèrent d’une faible rougeur… Elle retourna plusieurs fois vivement sa tête sur son oreiller… poussa quelques petits cris plaintifs… ferma ses yeux puis les rouvrit…

La lumière était en face d’elle. Cette vive clarté lui fut douloureuse, car elle porta ses mains à ses yeux.

« Elle voit… elle voit ! — dit le médecin avec une vivacité qui nous sembla de bon augure.

— Elle est sauvée ! — s’écria Catherine joignant ses mains comme si elle eut remercié le ciel.

— Pas de fol espoir ! madame, — reprit sévèrement et presque durement le docteur Ralph. — Je vous l’ai dit, cette apparence de vie est factice… C’est le galvanisme qui fait mouvoir un cadavre, un souffle peut briser l’imperceptible lien qui attache encore cette enfant à la vie. — Puis il ajouta en se retournant vers moi : — Tout à l’heure, monsieur, ce sera à vous d’essayer à renouer cette trame si faible. Mais, je le déclare, si cette enfant vit, ce qu’hélas ! je n’ose espérer, c’est à vous qu’elle le devra, monsieur !… la science connue n’opère pas de pareils miracles.

— Il n’y a que Dieu qui les puisse opérer, — dit Frank d’une voix imposante.

— Ou certaines influences mystérieuses et sans doute magnétiques qu’on est obligé d’admettre sans les comprendre, — ajouta le médecin.

L’excitation causée par le breuvage sur Irène se prononçait de plus en plus ; deux ou trois fois elle soupira profondément, étendit les bras, puis enfin elle murmura d’une voix faible : « Ma mèreArthur !

— Maintenant, — s’écria vivement le médecin, — qu’une des mains de l’enfant soit dans les vôtres, monsieur, et que l’autre soit dans celles de sa mère… approchez-vous d’elle le plus possible… et appelez-la… doucement… lentement… que le son ait le temps d’arriver à son oreille affaiblie.

Je pris une des mains de l’enfant, sa mère prit l’autre.

Cette main était humide et glacée…

Je m’approchai d’Irène. Ses grands yeux encore agrandis par la maladie erraient çà et là autour d’elle, comme s’ils eussent cherché quelqu’un.

« Irène… Irène… me voici… — lui dis-je à voix basse.

— Irène… mon enfant… ta mère est aussi là… » — dit Catherine avec un accent de passion et d’affreuse anxiété impossible à rendre.

L’enfant ne parut pas d’abord nous avoir entendus.

« Irène… c’est votre ami… c’est Arthur et votre mère n’entendez-vous pas sa voix ?…

— Ta mère… mon Dieu !… mais ta mère est là !… » — répéta Catherine.

Cette fois le regard de l’enfant n’erra plus… et elle fit un brusque mouvement de tête, comme si un accent lointain l’eût tout à coup frappée.

« Comment est sa main ? — nous demanda le docteur à voix basse.

— Toujours froide, — lui dis-je.

— Toujours froide, — répondit sa mère.

— Tant pis… vous n’êtes pas encore en rapport… continuez.

— Irène… mon enfant… mon ange… m’entendez-vous ! … c’est moi… Arthur… » — lui dis-je.

Irène leva les yeux et rencontra mon regard.

J’avais souvent entendu parler de la fascination magnétique, cette fois j’en éprouvai l’action et la réaction.

J’attachais un regard avide et désolé sur le pâle regard d’Irène… Peu à peu, comme s’il se fût vivifié sous le mien, son œil devint moins terne, il s’éclaira, il brilla, il rayonna d’intelligence.

Sur sa physionomie, qui semblait renaître à la vie, je pus suivre les progrès de sa raison, de sa pensée, qui se réveillaient.

Elle me tendit les bras, et un sourire d’ange effleura ses lèvres.

Trop faible pour tourner la tête, elle chercha sa mère du regard.

Catherine se penchait sur le lit, tenant toujours comme moi une des mains d’Irène.

Après nous avoir un instant contemplés, ]’enfant approcha doucement la main de sa mère de la mienne ; son regard devint humide, puis ses larmes coulèrent en abondance.

Lorsque je touchai la main de Catherine, je reçus au cœur une commotion rapide et fulgurante… Un moment je n’entendis plus, je ne vis plus ; ma main serrait celle de Catherine, celle d’Irène, et ces points de contact ne m’étaient plus sensibles.

Il me semblait qu’un torrent d’électricité nous entourait, nous confondait tous trois.

Ce fut une impression inexplicable, profonde, presque douloureuse. Lorsque je revins à moi, j’entendis le docteur s’écrier : « Elle a pleuré, elle est sauvée !…

— Vous me l’avez rendue ! » — dit Catherine en tombant à genoux devant moi.


CHAPITRE LVII.

LE BOCAGE.


Cette crise salutaire sauva Irène.

Pendant un mois que dura la convalescence, je ne la quittai pas un seul jour, pas une seule nuit.

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Aux premiers jours du printemps, le docteur Ralph engagea madame de Fersen à aller habiter la campagne avec sa fille, et comme position indiqua de préférence les environs de Fontainebleau.

Madame de Fersen ayant été voir une fort jolie maison appelée le Bocage, située près du village de Moret, s’en arrangea, y fit faire les réparations nécessaires, et il fut décidé que nous irions l’habiter avec elle et Irène au commencement de mai.

Si ma présence continuelle chez madame de Fersen eût été connue, elle eût été odieusement interprétée. Aussi le lendemain de la crise qui avait été si favorable à Irène, je dis à sa mère qu’il fallait interdire l’entrée de son appartement à tout le monde, excepté au médecin, à la gouvernante et à une autre des femmes de madame de Fersen dont elle était très-sûre. J’avais habité pendant la maladie d’Irène un entresol inoccupé, et dont les fenêtres s’ouvraient sur un terrain désert ; aussi tout le monde avait-il ignoré mon retour à Paris et mon séjour chez Catherine.

Madame de Fersen n’emmenait à Fontainebleau que les mêmes gens qui l’avaient entourée lors de la maladie de sa fille, sa gouvernante et deux femmes. Le reste de sa maison demeurait à Paris.

Elle me demanda de me précéder de deux jours au Bocage.

Elle partit.

Le lendemain je reçus les indications les plus précises pour me rendre à la petite porte du parc du Bocage.

À l’heure dite, j’étais à cette porte ; je frappai, elle s’ouvrit.

Le soleil était sur le point de se coucher, mais il jetait encore quelques chauds rayons à travers la verte dentelle d’un berceau de glycynées à grappes violettes sous lequel je trouvai Catherine, qui m’attendait arec Irène, qu’elle tenait par la main.

Était-ce souvenir, était-ce un effet du hasard, je ne sais ; mais, comme le jour où je la vis pour la première fois à bord de la frégate russe, Catherine portait une robe de mousseline blanche et un bonnet de blonde avec une branche de géranium rouge.

Quoique les chagrins l’eussent beaucoup maigrie, elle était toujours belle, et plus charmante encore que belle. C’était toujours son élégante et noble taille, sa physionomie à la fois imposante, gracieuse et réfléchie, ses grands yeux d’un bleu si pur et si doux frangés de longs cils noirs, ses cheveux d’ébène, dont les nattes épaisses encadraient son front blanc, fier et mélancolique, et descendaient sur ses joues, que la douleur avait pâlies.

Irène était, comme sa mère, vêtue de blanc ; ses longs cheveux bruns, tressés de ruban, tombaient sur ses épaules, et son adorable figure, quoique toujours sérieuse et pensive, semblait à peine se ressentir de ses souffrances passées.

Le premier mouvement de Catherine fut de prendre sa fille dans ses bras et de la mettre dans les miens, en me disant avec la plus vive émotion : « Maintenant, n’est-ce pas aussi votre Irène ?… »

Et son regard brilla de reconnaissance et de joie à travers ses larmes.

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Il est des sensations qu’il faut renoncer à décrire, car elles sont immenses comme l’infini…

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Ce premier élan de bonheur passé, madame de Fersen me dit : « Maintenant il faut que je vous mène chez vous. »

Je lui donnai le bras, Irène prit ma main, et je me laissai guider par Catherine.

Nous restâmes longtemps silencieux…

Après avoir suivi une longue allée très-obscure, car le soleil déclinait rapidement, nous arrivâmes à une éclaircie sur La lisière du bois.

« Voici votre chaumière, » me dit madame de Fersen.

Ma chaumière était une sorte de chalet suisse à demi caché dans un massif d’acacias roses, de tilleuls et de lilas, et bâti au bord d’un très-bel étang, sur de gros blocs de rochers de grès particuliers aux environs de Fontainebleau. Cette fabrique, ayant été destinée sans doute à servir de point de vue, on avait tiré tout le parti possible des moindres accidents de sa position charmante.

Un épais tapis de pervenches, de lierre, de mousse et de fraisiers sauvages couvrait presque entièrement les rochers blanchâtres, et de chacun de leurs interstices sortait une touffe d’iris, de rhododendrons ou de bruyères.

Au delà de l’étang, une belle pelouse de gazon entourée de bois montait en pente douce jusqu’à la façade de la maison que devait habiter madame de Fersen, et qu’on apercevait au loin.

La vue s’arrêtait de tous côtés sur un horizon de verdure formé par un bois épais qui contournait les hautes murailles du parc et les cachait entièrement.

Sans doute on eût pu désirer mieux pour la variété des aspects ; mais comme notre vie au Bocage devait être entourée du mystère le plus profond, cette immense et impénétrable barrière de feuillage devenait très-précieuse.

Au bout de quelques minutes, nous étions au pied de l’escalier du chalet. Madame de Fersen tira une petite clef de sa ceinture, et ouvrit la porte du rez-de-chaussée.

D’un coup d’œil je vis qu’elle avait présidé à l’arrangement de deux petits salons qui le composaient. Tout y était de la plus extrême, mais de la plus élégante simplicité. — Là je trouvai des fleurs partout, un piano, un chevalet pour peindre, les livres qu’elle m’avait entendu citer comme mes préférences.

Enfin, me montrant un cadre d’ébène à portes richement incrustées de nacre, madame de Fersen me pria de l’ouvrir : j’y trouvai d’un côté l’admirable esquisse que Frank avait faite d’Irène mourante, et de l’autre un récent portrait d’Irène, peint aussi par Frank.

Je pris la main de Catherine, que je portai à mes lèvres avec un sentiment de reconnaissance ineffable.

Elle-même pressa sa main contre mes lèvres, par un mouvement plein de tendresse. Puis elle se mit à embrasser sa fille avec passion.

Je refermai le cadre, non sans être encore vivement touché de cette marque de souvenir de Catherine, à qui j’avais dit mes idées sur les portraits exposés indifféremment à tous les yeux.

Lorsque nous quittâmes le chalet, le soleil jetait ses reflets de pourpre et d’or dans les eaux paisibles de l’étang. Les acacias secouaient leur neige rose et embaumée. On n’entendait aucun bruit… de tous côtés l’horizon était borné par de grandes masses de verdure… nous nous trouvions au milieu de la solitude la plus profonde, la plus paisible, la plus mystérieuse…

Sans doute émue à la vue de ce tableau d’une mélancolie si douce, Catherine s’accouda sur le balcon du chalet, et resta quelques minutes rêveuse.

Irène s’assit à ses pieds et se mit à cueillir des roses et des chèvrefeuilles pour faire un bouquet.

Je m’appuyai sur la porte, et malgré moi j’éprouvai une angoisse douloureuse en contemplant madame de Fersen…

J’allais passer de longs jours auprès de cette femme si passionnément aimée… et la délicatesse devait m’empêcher de lui dire un mot de cet amour si ardent, si profond, que tous les événements passés avaient encore augmenté…

Et je ne savais pas si j’étais aimé… ou plutôt je désespérais d’être aimé ; il me semblait que la destinée qui nous avait réunis, madame de Fersen et moi, auprès du lit de mort de sa fille, pendant un mois de terribles angoisses, avait été trop fatale pour se terminer par un sentiment si tendre…

J’étais absorbé dans ces tristes pensées, lorsque madame de Fersen fit un mouvement brusque comme si elle se fut éveillée d’un songe, et me dit : « Pardon ; mais il y a si longtemps que je n’ai respiré un air vif et embaumé comme celui-ci, que je jouis de cette admirable nature en égoïste. »

Irène partagea son bouquet en deux, en donna un à sa mère, me donna l’autre, et nous nous remîmes en marche vers la maison.

Nous y arrivâmes après une longue promenade, car le parc était fort grand.


CHAPITRE LVIII.

JOURS DE SOLEIL.

Au Bocage, 10 mai 18.. [2]


Il est onze heures du soir ; je viens de quitter madame de Fersen. Me voici donc dans le chalet que je dois désormais habiter près d’elle !

J’éprouve une sensation étrange.

Les événements se sont succédé si rapidement depuis un mois, mon cœur a été bouleversé par des émotions si diverses, que je sens le besoin de me rendre compte de mes souvenirs, de mes vœux et de mes espérances.

C’est pour cela que je reprends ce journal, interrompu depuis mon départ de Khios.

Ces idées se pressent si confuses dans mon esprit que j’espère les éclaircir en les écrivant ; j’agis à peu près comme les gens qui, ne pouvant faire un calcul de tête, sont obligés de le faire sur le papier.

Quel sera pour moi la fin de cet amour ? Le docteur Ralph a formellement signifié à madame de Fersen que ma présence serait longtemps indispensable à la parfaite guérison d’Irène, et que, pendant deux ou trois mois encore, il fallait surtout songer à calmer l’imagination de cette enfant, et à ne pas lui donner la moindre secousse ou le moindre chagrin : ces émotions étant d’autant plus dangereuses pour elle qu’elle les concentrait profondément.

L’attraction que j’inspire à Irène, attraction que le docteur Ralph attribue à des affinités magnétiques et mystérieuses, dont il cite mille exemples, soit chez les hommes, soit chez les animaux, mais qu’il avoue ne pouvoir expliquer ; cette attraction, dis-je, me met dans une position singulière.

L’action de ma présence ou de mon absence sur cette enfant est un fait acquis, irrécusable. Depuis près d’une année Irène a eu trois ou quatre crises légères, graves, ou presque mortelles, qui n’ont pas eu d’autres causes que son chagrin de ne plus me voir, et surtout de ne plus me voir auprès de sa mère… car sa gouvernante m’a dit depuis que même nos entrevues des Tuileries n’avaient pas complètement satisfait Irène, qui regrettait toujours le temps de son séjour à bord de la frégate.

Ma présence est donc pour ainsi dire le lien qui attache Irène à la vie.

Sans mon amour, sans ma passion pour Catherine, sans l’intérêt profond que m’inspire son enfant, cette impérieuse obligation de ne jamais quitter Irène me serait pénible et embarrassante.

Mais j’adore sa mère ! Mais si je le compare aux autres sentiments que j’ai éprouvés, celui qu’elle m’inspire est le plus profond de tous… et il faut que, la voyant chaque jour, que, rapproché d’elle par les circonstances les plus saisissantes, les plus mystérieuses, les plus faites pour porter l’amour le plus calme jusqu’à l’exaltation, il faut que je me taise, que Catherine soit pour moi une sœur, une amie !

Ce serait donc au nom de mon dévouement passé, presque au nom de l’influence fatale que j’exerce involontairement sur Irène, que je viendrais parler à Catherine des espérances de mon amour !

Ce rôle serait lâche… serait méprisable.

Et si la malheureuse mère allait croire, mon Dieu ! que j’exige son amour pour prix de ma présence auprès de sa fille !…

Ah ! cette pensée est horrible !…

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Aussi mon parti est bien pris, irrévocablement pris.

Jamais un mot d’amour ne sortira de ma bouche.

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Au Bocage, 11 mai..

Mes bonnes actions me portent malheur… Encore une raison de plus pour garder le silence le plus complet.

Ce matin on a apporté les journaux dans le salon.

Madame de Fersen en ouvrit un et s’est mise à le lire.

Tout à coup je l’ai vue interrompre sa lecture, tressaillir, rougir beaucoup ; puis, avec l’expression d’une surprise muette, elle a abaissé lentement ses mains sur ses genoux en secouant sa tête, comme si elle eut dit — Est-ce bien possible !

Jetant ensuite sur moi un regard voilé de larmes, elle s’est brusquement levée, et est sortie.

Ne sachant à quoi attribuer cette vive émotion, je ramassai le journal, et bientôt les lignes suivantes m’expliquèrent l’étonnement de madame de Fersen.

« On sait que la maison *** et compagnie du Havre a fait, il y a un mois, une faillite qui s’élève, dit-on, à plusieurs millions. Le chef de cette maison s’est embarqué secrètement pour les États-Unis. Quelques créanciers, prévenus des bruits alarmants qui couraient sur la solidité de cette maison, avaient retiré à temps une partie de leurs fonds. M. Dumont, agent d’affaires de M. le comte Arthur de ***, compromis dans cette faillite pour la somme de cent cinquante mille francs, n’a pas été aussi heureux : manquant à cette époque de pouvoirs nécessaires, quoiqu’il fût venu au Havre pour parer à ce désastre, il a déposé sa plainte au parquet de M. le procureur du roi, la banqueroute devant être évidemment regardée comme frauduleuse ; mais, en présence de l’actif, qui se monte à peine à quatre-vingt mille livres, les nombreux créanciers de la maison *** doivent considérer leurs fonds comme perdus. »

Madame de Fersen avait su mon départ précipité pour le Havre, puisque son courrier m’avait atteint avant mon arrivée dans cette ville. J’en étais revenu immédiatement ; l’époque de ce retour coïncidait avec la date de la faillite. Il était donc évident pour Catherine que mon empressement à me rendre auprès d’Irène mourante m’avait seul causé cette perte. Aussi, maintenant, plus que personne, je dois craindre de paraître demander le prix de mon sacrifice.

En parcourant machinalement le journal, au-dessous de la nouvelle que je viens de citer, je lus la note suivante, qui m’intéressait.

La feuille que je lisais était une feuille semi-officielle ; on pouvait la regarder comme bien renseignée.

« On parle de quelques mutations prochaines dans notre corps diplomatique. On cite parmi les personnes qui pourraient être appelées à un emploi très-éminent dans les affaires étrangères, M. le comte Arthur de ***, qui, très-jeune encore, a tout droit à cette faveur par ses voyages, par ses études et par des travaux consciencieux auxquels il s’est longtemps livré comme chef du cabinet particulier de S. E. M. le ministre des affaires étrangères. €es renseignements, que nous pouvons donner pour certains, prouvent assez que lorsque la distinction de la naissance et les avantages de la fortune accompagnent une capacité éminente et reconnue, on doit tout attendre de l’appui et des encouragements des ministres du roi. »

Cette note émanait du cabinet de M. de Serigny, qui croyait, pendant mon absence, m’être fort agréable en demandant sans doute au roi quelque faveur pour moi.

Assez indifférent, je l’avoue, à cette nouvelle, j’allai retrouver Catherine.

Je la rencontrai dans une allée du parc. Je sais tout, — me dit-elle en me tendant la main…

Encore cela… encore cela… mon Dieu !… — ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel. — Et moi, qu’ai-je donc fait pour lui ?

Ces mots m’allèrent au cœur et me causèrent une émotion si douce, si profonde, que mes espérances se réveillèrent malgré moi… Mais bientôt, réprimant ces pensées, et voulant changer le sujet de la conversation, je lui dis :

Vous ne me faites donc pas compliment de mes succès futurs ? »

Elle me regarda d’un air étonné.

« Quels succès ?

— Vous n’avez donc pas lu le journal d’aujourd’hui ?

— Si… mais de quels succès parlez-vous ?

— On dit dans ce journal que je serai appelé très-prochainement à un emploi important dans les affaires étrangères. »

Catherine reprit sans paraître m’avoir entendu :

« Voulez-vous me faire une promesse ?

— Quelle est-elle ?

— Je vais vous envoyer Irène au chalet… mais je ne désire pas vous voir aujourd’hui… Vous ne m’en voudrez pas ? — me dit-elle en me tendant tristement la main.

— Non sans doute, — lui dis-je très-étonné de cette résolution subite.


Au Bocage, 13 mai 18..

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Depuis combien de temps ce journal est-il interrompu,… je ne sais… je ne m’en souviens plus.

Et d’ailleurs maintenant sais-je quelque chose ? ai-je des souvenirs ?

Tout ce qui m’arrive n’est-il pas un songe, un songe si éblouissant que je me demande où est la limite du réel ? où finit le rêve ? où commence le réveil ?

Songe, souvenir, réveil !!! ce sont là des mots vains et décolorés… que j’employais avant ce jour…

Je voudrais maintenant des mots nouveaux pour peindre ce que je n’avais pas encore ressenti.

Non-seulement me servir des termes d’autrefois pour dire mes émotions d’aujourd’hui me semble impossible… mais encore j’y vois un blasphème… une profanation…

Ne serais-je pas le jouet d’une illusion ?… Est-ce bien moi… moi… qui écris ceci au Bocage… dans le chalet ?…

Oui, oui, c’est moi… je regarde cette pendule, elle marque cinq heures… je vois l’étang réfléchir les rayons du soleil, j’entends les arbres frémir sous la brise, je sens le parfum des fleurs, et au loin j’aperçois sa demeure à elle.

Ce n’est donc pas un songe ?

Voyons, rassemblons mes souvenirs… remontons pas à pas jusqu’à la source de ce torrent de félicité qui m’enivre…

Quel jour sommes-nous aujourd’hui ?… je ne sais plus… Ah ! c’est dimanche… elle est allée à la messe ce matin… et elle y a pleuré… beaucoup pleuré.

Bénies soient ces précieuses larmes !

Mais quand donc avons-nous reçu ces journaux ?… Les voici, c’était avant-hier…

Avant-hier !… chose étrange !… Des années se seraient passées depuis ce jour qu’il ne me paraîtrait pas plus lointain !!!

Entre le passé d’hier qui nous était presque indifférent, et le présent d’aujourd’hui qui est tout pour nous… il y aurait donc un siècle de distance ?…

Oui, c’était avant-hier… que Catherine m’a prié de la laisser seule.

Je lui ai obéi ; mais il me semble que cela m’a beaucoup attristé.

Irène est venue jouer sur les marches du chalet.

La cloche du dîner a sonné…

Au lieu de paraître à table comme à l’ordinaire, Catherine m’a fait prier de dîner seul, car elle était souffrante !

Le soir, le temps était lourd… Catherine est descendue dans le salon… je l’ai trouvée très-pâle…

« J’étouffe chez moi, — m’a-t-elle dit, — je suis inquiète… agitée… nerveuse… ce temps est si orageux ! »

Puis, elle ma demandé mon bras pour se promener dans le parc… Contre son habitude, elle a dit à madame Paul, gouvernante d’Irène, de nous suivre avec sa fille.

Nous avons pris l’allée tournante du bois, et nous sommes arrivés près la petite tonnelle recouverte de glycynées, où elle m’avait attendu avec Irène le premier jour de mon arrivée au Bocage…

Je ne sais si ce fut l’émotion, ou la fatigue, ou la souffrance, mais Catherine se trouva fatiguée, et voulut s’asseoir sur un banc de gazon.

Le soleil était couché, le ciel couvert de nuages empourprés par les derniers rayons du soleil, et à chaque instant sillonnés par d’éblouissants éclairs de chaleur qu’Irène suivait d’un air curieux et rassuré.

Catherine ne disait rien… et semblait profondément absorbée.

Le crépuscule commençait à obscurcir le bois, lorsque Irène, que sa gouvernante tenait sur ses genoux, s’endormit.

« Madame, mademoiselle Irène s’endort, — dit madame Paul ; — M. le docteur a bien recommandé de ne pas la laisser exposée à la fraîcheur du soir…

— Rentrons, » me dit Catherine… Et elle se leva.

Elle était si faible, qu’elle s’appuyait sur mon bras de tout son poids.

Nous marchâmes ainsi quelques pas… mais très-lentement ; madame Paul nous précédait avec Irène.

Tout à coup je sentis Catherine presque défaillir, elle me dit à voix basse : « Je ne puis faire un pas de plus… je suis brisée… — Tâchez, — lui dis-je, — d’atteindre seulement le chalet, il est tout proche… vous vous reposerez sur le banc qui est à la porte…

— Mais Irène ! « s’écria-t-elle avec inquiétude.

Une sinuosité de la route nous cacha la gouvernante qui nous avait déjà de beaucoup devancés.

Je soutins Catherine, et quelques secondes après elle fut assise devant la porte du chalet.

Les nuages orageux s’étaient dissipés ; à nos pieds nous voyions l’étang dans lequel les étoiles commençaient à se réfléchir… Le parfum des fleurs, que les temps lourds et chauds rendent plus pénétrant, saturait l’air… il n’y avait pas un souffle de brise, pas un bruit.

La nuit était si douce, si belle, si transparente, qu’a son indécise clarté je distinguai parfaitement les traits de Catherine… Toute ma vie semblait concentrée dans mon cœur, qui battait avec force.

Comme Catherine, je me sentais aussi accablé, énervé par l’atmosphère tiède et embaumée qii nous entourait…

Madame de Fersen était assise et accoudée sur des coussins ; son front se reposait dans une de ses mains.

Le calme était si profond, que j’entendais le bruit précipité de la respiration de Catherine.

Je tombai dans une rêverie profonde, à la fois douce et triste…

Jamais peut-être je ne devais rencontrer une occasion plus favorable de dire à Catherine tout ce que je ressentais ; mais la délicatesse, mais la crainte de paraître parler au nom d’un service rendu me rendaient muet.

Tout à coup elle s’écria :

« Je vous en supplie, ne me laissez pas à mes pensées ; que j’entende votre voix… Dites-moi ce que vous voudrez… mais parlez-moi ; au nom du ciel ! parlez-moi.

— Que vous dirai-je ?… repris-je avec résignation.

— Qu’importe !… — s’écria-t-elle en joignant les mains d’un air suppliant ; — qu’importe ! … mais parlez-moi, mais arrachez-moi aux pensées qui m’obsèdent… ayez pitié, ou plutôt soyez sans pitié… accusez-moi, accablez-moi, dites-moi que je suis une femme assez ingrate, assez égoïste… assez lâche pour n’avoir pas le courage de la reconnaissance, — s’écria-t-elle en s’animant malgré elle, et comme si elle eût laissé échapper un secret trop longtemps contenu. — Ne ménagez pas vos reproches, car vous ne savez pas combien votre résignation me fait mal… vous ne savez pas combien je désirerais vous trouver moins généreux. Car enfin… que dire d’une femme qui, rencontrant un ami sûr, discret, se laisse pendant six mois entourer par lui des soins les plus délicats, les plus assidus et les plus respectueux, qui le voit se dévouer aux moindres caprices d’un pauvre enfant souffrant… et puis qui, un jour, pour toute reconnaissance, et par le plus vain, le plus honteux des motifs, congédie brutalement cet ami… Et ce n’est pas tout, cette femme, dans une circonstance épouvantable, a de nouveau besoin de lui… lui seul peut sauver la vie de sa fille… elle l’appelle aussitôt, car elle sait qu’elle peut tout attendre de l’abnégation de ce cœur héroïque ; lui, sacrifiant tout, accourt à l’instant pour arracher l’enfant à la mort…

— Je vous en prie… ne parlons pas de ces tristes souvenirs… ne songeons qu’au bonheur présent, » lui dis-je…

Mais Catherine ne parut pas m’avoir entendu, et continua avec un degré croissant d’exaltation qui m’effraya :

« Et cela sans que cet ami si bon, si noble, ait jamais osé dire un mot qui put faire la moindre allusion à son admirable conduite ! Génie tutélaire de cette femme et de son enfant, quand tous deux souffrent… il se contente d’être là… toujours là… doux, triste, résigné… et puis, quand il a fini de les sauver, car sauver l’enfant, c’est sauver la mère, il s’en va, fier, silencieux et réservé… heureux sans doute du bien qu’il a fait, mais semblant craindre l’ingratitude ou dédaigner la reconnaissance qu’il inspire…

La voix de Catherine devenait de plus en plus brève et plus saccadée ; j’étais enivré de ses paroles, mais elles me paraissaient presque arrachées à Catherine par une excitation fiévreuse ; elles contrastaient tant avec sa réserve habituelle, que je craignais que cette raison, jusqu’alors si ferme et si sereine, ne subit enfin la réaction tardive des effroyables secousses qui, depuis six semaines, l’avaient ébranlée…

« Catherine, Catherine ! — m’écriai-je, — vous aimez trop votre enfant pour que j’aie jamais pu douter de votre gratitude ! ma plus chère, ma plus précieuse récompense… »

Quoiqu’elle eut entendu ma réponse, puisqu’elle y fit allusion, Catherine reprit avec un accent de plus en plus passionné :

— Oh ! oui, oui ; dites-moi bien que le sentiment délicieux… invincible, qui me charme et qui m enivre à cette heure… c’est de la reconnaissance… dites-moi bien que rien n’est plus saint, que rien n’est plus religieux, plus légitime que ce que je ressens… Une femme a bien le droit de dévouer sa vie à celui qui lui a rendu son enfant ! surtout quand celui-là… aussi généreux que délicat… n’a jamais osé dire un mot de ses justes espérances… aussi… n’est-ce pas que c’est à elle… à elle… de venir… lui demander… avec bonheur, avec orgueil… Comment jamais récompenser tant d’amour ?

— En le partageant !… — m’écriai-je.

— En avouant… qu’on l’a toujours partagé… » — dit Catherine d’une voix faible.

Et elle laissa tomber ses mains dans les miennes avec accablement.


Au Bocage, 16 mai 18..

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Malheur !… malheur !…

Depuis hier je ne l’ai pas vue. Le docteur Rafph est arrivé ici cette nuit, il la trouve dans le plus grand danger… il attribue cette fièvre dévorante, cet affreux délire à la réaction de toutes les angoisses que la malheureuse femme a contenues pendant la maladie de sa fille…

Mais il ne sait pas tout…

Ah ! que ses remords doivent être terribles ! combien elle doit souffrir, et je ne suis pas là, et je ne puis pas être là.

Oh ! oui, je l’aime… je l’aime de toutes les forces de mon âme, car ce souvenir enivrant, qui me rendait hier presque fou de bonheur, maintenant je le maudis !

La vue d’Irène me fait mal… aujourd’hui cette enfant est venue à moi, je l’ai repoussée… (Ile est fatale à sa mère, comme elle sera peut-être fatale à moi-même…

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Le docteur Ralph sort d’ici… il n’y a pas de mieux.

J’ai remarqué en lui un changement singulier. Ce matin, comme toujours, en arrivant, il m’a donné la main avec cordialité : ordinairement sa figure austère exprimait un sentiment de bienveillance en m’abordant… Ce soir, je lui ai tendu la main, il ne l’a pas prise. Son regard m’a semblé sévère, interrogatif… Après m’avoir instruit brièvement de l’état de la santé de Catherine, il est sorti d’un air glacial.

Dans l’égarement de la fièvre… Catherine aurait-elle parlé ?…

Oh ! cette pensée est horrible… heureusement il n’y a près d’elle que la gouvernante d’Irène et que le docteur Ralph.

Mais qu’importe !… qu’importe… cette gouvernante est une de ses femmes, ce médecin est un étranger ! et elle si fière, parce qu’elle avait toujours eu le droit d’être fière… la voilà peut-être désormais forcée de rougir devant ces gens-là !

Si elle a parlé… elle ne le sait pas, elle ne le saura sans doute jamais ; mais ils le savent, eux… ils ont peut-être son secret et le mien…

Si d’un mot on pouvait anéantir deux personnes… je le dirais, je crois…



Au Bocage, 17 mai 18..

Que faire, que devenir, si la maladie continue de marcher avec cette rapidité ? Le docteur Ralph ne veut plus se charger seul de cette responsabilité… il réunira alors plusieurs médecins consultants et…

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Je ne puis continuer à écrire, les sanglots me suffoquent.

Il m’est arrivé ce matin une chose étrange. Lorsque le docteur m’a annoncé que la maladie de Catherine empirait… je suis revenu ici, dans le chalet ; j’ai voulu écrire ce que je ressentais, car je ne puis ni ne veut confier à personne mes joies ou ma douleur ; aussi lorsque mon cœur déborde de félicité ou de malheur, j’éprouve un grand soulagement à faire au papier ces confidences muettes.

En apprenant le nouveau danger que courait Catherine, j’ai tant souffert, que j’ai voulu écrire mes angoisses… c’est-à-dire les épancher…

Cela m’a été impossible… je n’ai pu que tracer d’une main tremblante les mots qui commencent cette page, et qui ont été bien vite interrompus par mes larmes…

Alors je suis sorti dans le parc…

Là, pour la première fois j’ai amèrement regretté, oh ! bien amèrement regretté de n’avoir ni la foi ni l’espérance religieuse…

J’aurais pu prier pour Catherine !

Sans doute il n’y a rien de plus accablant que de reconnaître l’épouvantable vanité des vœux qu’on adresse au ciel pour un être adoré que vous tremblez de perdre ; mais, au moins, vous avez une minute d’espoir… mais, au moins, c’est un devoir que vous remplissez… mais, au moins, votre douleur a un langage, — vous ne la croyez pas stérile !!!

Mais ne pouvoir dire à aucune puissance humaine ou surhumaine sauvez-la !!! c’est affreux.

Je sentis si douloureusement cette impuissance, qu’éperdu je tombai à genoux sans savoir à qui j’adressais mon ardente prière. Mais profondément convaincu, dans ce moment d’hallucination, que ma voix serait entendue, je m’écriai : — Sauvez-la !.. — sauvez-la !… Puis, malgré moi, j’eus une lueur d’espérance, j’eus pour ainsi dire la conscience d’avoir accompli un devoir.

Plus tard, je rougis de ce que j’appelais ma faiblesse, ma puérilité.

Puisque mon esprit ne pouvait comprendre, et conséquemment ne pouvait croire les affirmations qui constituent les différentes religions humaines, quel dieu implorai-je ?…

Quel pouvoir avait pu m’arracher cette prière… le dernier cri, la dernière formule du désespoir.

La crise que le docteur redoutait n’a pas eu lieu…

Catherine n’est pas mieux, mais elle n’est pas plus mal… Pourtant le délire continue.

La froideur du docteur Ralph à mon égard est toujours extrême.

Depuis que sa mère est malade, Irène donne de fréquentes preuves de sensibilité et de tendresse enfantine, mais sérieuse et résolue comme son caractère.

Ce matin elle m’a dit : « Ma mère souffre beaucoup, n’est-ce pas ?

— Beaucoup, ma pauvre Irène !

— Quand un enfant souffre, sa mère vient souffrir à sa place pour qu’il ne souffre plus, n’est-ce pas ? — me demanda-t-elle gravement.

Étonné de ce singulier raisonnement, je la regardai attentivement sans lui répondre ; et elle reprit :

— Je veux souffrir à la place de ma mère… menez-moi au médecin. »

Cet enfantillage, qui m’aurait fait sourire dans d’autres circonstances, me navra… et j’embrassai Irène pour cacher mes larmes…


Au Bocage, 17 mai 18..

Il y a de l’espoir… le délire cesse… un abattement profond lui succède. Le docteur Ralph redoutait l’ardeur, l’activité de son sang enflammé.

Maintenant il redoute l’atonie, la faiblesse.

La connaissance lui est revenue… Son premier mot a été le nom de sa fille.

La gouvernante m’a dit que le docteur n’avait pas encore permis qu’on la lui amenât.

Vingt fois j’ai été sur le point de demander à madame Paul si Catherine s’était informée de moi… mais je ne l’ai pas osé…

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Au Bocage, 18 mai 18..

Aujourd’hui, pour la première fois, le docteur Ralph a permis à la gouvernante de conduire Irène auprès de madame de Fersen.

J’attendais avec une impatience douloureuse et inquiète le moment où je verrais Irène, espérant avoir par elle quelques renseignements sur sa mère… et peut-être… un mot, un souvenir de Catherine.

Une fois revenue à elle, je ne sais quel parti madame de Fersen prendra envers moi.

Souvent, pendant le paroxysme de remords désespérés qui suivent une première faute, les femmes haïssent l’homme auquel elles ont cédé… de toute la violence de leurs regrets, de toute l’énergie de leur douleur, elles l’accablent de reproches ; c’est sur lui seul que doit peser toute la responsabilité du crime ; elles n’ont pas été ses complices, mais ses victimes.

Si leur âme est restée pure, malgré un moment d’égarement involontaire, elles prennent la résolution sincère de ne plus voir celui qui les a séduites et de… n’avoir au moins à pleurer qu’une trahison, qu’une surprise.

Cette résolution, elles y sont d’abord fidèles. Elles cherchent, non à excuser, mais à racheter leur faute à leurs propres yeux par le rigoureux accomplissement de leurs devoirs ; mais le souvenir de cette faute est là… toujours là…

Plus le cœur est noble, plus la conscience est sévère, plus le remords est implacable… Alors elles souffrent affreusement, les malheureuses… car elles sont seules, car elles sont forcées de dévorer leurs larmes solitaires et de sourire au monde…

Alors, quelquefois, effrayées de cette solitude, de cette concentration muette de leurs peines, elles se résignent à demander des consolations, de la force à celui qui les a perdues. Au nom de leurs remords, elles le supplient d’oublier un moment d’erreur… de n’être plus pour elles qu’un ami sincère, que le confident des chagrins qu’il a causés. Mais, presque toujours, les femmes n’ont pas encore pleuré toutes leurs larmes…

L’homme, grossier comme son espèce, ne comprend pas cette lutte sublime de l’amour et du devoir dont elles souffrent. Ces martyres de tous les instants, ces terreurs menaçantes que soulève chez elles le souvenir de l’honneur, de la famille, de la religion outragés ; ces épouvantables tortures, l’homme les traite de caprice ridicule, de scrupule de pensionnaire, ou de sotte influence de confessionnal.

Si la lutte se prolonge, si la pauvre femme épuisée use sa vie à sauver les apparences d’une douleur qui la déshonore, et résiste vaillamment à commettre une autre faute, l’homme s’irrite, se révolte contre ces pruderies qui le blessent dans son amour-propre, dans le vif de sa passion avide et brutale ; une dernière fois il injurie à tant de vertu, à tant de malheur et à tant de courage, en disant à cette femme désolée que ce regain de principes est un peu tardif ; et, ivre d’une ignoble vengeance, il court aussitôt afficher une autre liaison avec le cynisme de sa nature.

Et il a été aimé, et il est aimé ! et une femme, et belle et vertueuse, a risqué pour lui son bonheur, son avenir, celui de ses enfants ! tandis que lui eût lâchement reculé devant le moindre de ces sacrifices…

Pourquoi donc si misérable, et pourtant si adoré ?… Parce que les femmes aiment bien plus les hommes pour les qualités qu’elles sont obligées de leur rêver, et dont leur exigeante délicatesse les pare, que pour celles qu’ils possèdent réellement.

Si au contraire, par une bien rare exception, un homme comprend tout ce qu’il y a de saint et d’adorable dans les remords, s’il tache de calmer les douleurs qu’il a causées, sa douceur, sa résignation ont pour une femme de plus grands dangers encore…

Catherine… éprouvera-t-elle ces remords incessants ?

Ou bien, comme ces femmes qui, par une soif insatiable de dévouement, ou par la pudeur du chagrin, cachent leurs peines et ne laissent voir que leur félicité, Catherine voudra-t-elle me laisser ignorer ses angoisses ?…

La connaissant comme je la connais, je crois pouvoir presque deviner quels seront ses sentiments pour moi d’après ce que Irène me rapportera de sa conversation.

Aussi j’attends l’arrivée de cette enfant avec une impatience ardente…

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Joies du ciel !!! je la vois accourir avec un bouquet de roses à la main…

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Mon cœur ne me trompe pas : c’est Catherine qui me l’envoie.

Elle me pardonne mon bonheur…


CHAPITRE LIX.

UNE FEMME POLITIQUE.


Là s’arrêtent les fragments de journal que j’ai autrefois écrits au Bocage…

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Pendant les quatre mois qui suivirent l’aveu de Catherine, et que nous passâmes dans cette profonde solitude, ma vie fut si complètement remplie par les enivrements de notre tendresse toujours renaissante, que je n’eus ni le temps ni le besoin de retracer tant de délicieuses émotions.

Alors Catherine m’avoua que depuis notre départ de Khios elle avait ressenti pour moi un vif intérêt.

Quand je lui demandai pourquoi elle m’avait un jour si durement traité en me priant de ne plus voir sa fille, elle me dit que son désespoir de se sentir de plus en plus dominée par l’affection qu’elle éprouvait pour moi, joint à la jalousie et à son chagrin de me savoir épris d’une femme aussi légère que madame V***, l’avait seul décidée à mettre un terme à la mystérieuse intimité dont Irène était le lien, quoique cette détermination lui eût horriblement coûté.

Apprenant ensuite la fin de ma prétendue liaison avec madame de V***, et voyant que l’absence, au lieu de diminuer l’influence que j’avais sur elle, l’augmentait encore, Catherine avait plusieurs fois tenté de renouer nos relations d’autrefois. Irène commençait d’ailleurs à s’affecter gravement de ne plus me voir. — Mais l’amour est si inexplicable dans ses contrastes et dans ses délicatesses, — me dit Catherine, — que cette raison même, jointe à votre apparence de dédain et de froideur, me fit toujours hésiter de venir franchement à vous, craignant que ma démarche ne vous parût seulement dictée par ma sollicitude pour la santé de ma fille.

— Pourtant, l’état de cette pauvre enfant empirait tellement qu’à ce bal du château j’étais bien résolue de vaincre ma timidité et de tout vous dire ; mais votre accueil fut si glacial, votre départ si brusque, que cela me fut impossible… Le lendemain je vous écrivis… mais vous ne me répondîtes pas… Il fallut, hélas ! que la vie d’Irène fût désespérée pour que j’osasse de nouveau vous écrire au Havre !… Dieu sait avec quelle admirable générosité vous m’avez entendue…

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La première amertume de ses remords passée, l’amour de Catherine pour moi fut calme, digne et presque serein.

On sentait qu’après avoir fait tout pour résister à une passion invincible, cette femme était disposée à subir avec une courageuse résignation les conséquences de sa faiblesse.

Les quatre mois que nous passâmes au Bocage furent pour moi, furent pour elle l’idéal du bonheur.

Mais à quoi bon parler de bonbeur ?… tout ceci maintenant est une cendre amère et froide !…

Qu’importe, hélas ! continuons la triste tâche que je me suis imposée.

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Lorsque je pus arracher quelques minutes à mon amour, j’écrivis à M. de Serigny pour le remercier de ses intentions bienveillantes, dont j’avais été instruit par la note d’un journal officiel, et aussi pour le prévenir que je resterais encore absent pendant quelques mois ; que je ne pouvais lui dire le lieu de ma retraite, mais que je le priais, dans le cas où l’on s’informerait de moi auprès de lui, de répondre de telle sorte qu’on me crût en pays étranger.

Au mois de septembre, Catherine, apprenant que son mari devait arriver à la fin de l’année, m’annonça qu’elle désirait revenir à Paris.

Ce désir de Catherine m’étonna et m’affligea.

Nous avions beaucoup agité la question de savoir si je continuerais ou non les fonctions dont je m’étais chargé auprès de M. de Serigny.

Catherine avait constamment persisté à m’y engager.

En vain je lui représentais que ces heures d’insignifiant travail seraient dérobées à notre amour, et que je ne trouverais plus aucun attrait dans cette occupation, où je n’avais cherché qu’une distraction à mes chagrins. En vain je lui disais que toute la correspondance dont j’étais chargé ne roulait que sur les sujets les plus mesquins du monde, et ne m’offrait aucun intérêt.

À cela elle me répondait que, vers une époque plus ou moins rapprochée, de grandes questions seraient nécessairement agitées dans les hautes régions politiques, et que je regretterais alors d’avoir quitté cet emploi. Elle se montrait enfin si fière, si heureuse des distinctions que mon mérite, disait-elle, m’avait déjà attirées de la part du roi ; elle s’avouait si orgueilleuse de mes succès, que je finis par lui promettre tout ce qu’elle voulut à ce sujet.

Il fut donc résolu entre nous que je reprendrais ma position auprès de M. de Serigny.

Afin de ne pas arriver à Paris en même temps que madame de Fersen, et de faire croire que j’étais resté quelque temps en voyage, je devais partir du Bocage pour Londres, et revenir ensuite à Paris rejoindre Catherine.

Après quinze jours passés en Angleterre, j’étais de retour à Paris auprès de madame de Fersen.

M. de Serigny m’avait servi à souhait ; dans le monde, on crut généralement qu’une mission importante m’avait retenu pendant six mois à l’étranger.

Le ministre me parut fort aise de me voir partager de nouveau sa table de travail ; car le roi, me dit-il, avait bien voulu souvent s’informer de l’époque de mon retour, témoignant son regret de ce que le résumé des dépêches ne fût plus fait par moi.

Aux yeux du monde, je ne vis pas d’abord madame de Fersen beaucoup plus assidûment qu’avant notre départ pour le Bocage ; mais peu à peu mes visites devinrent un peu plus fréquentes, sans être pour cela plus remarquées.

Mou caractère d’homme ambitieux, complètement absorbé par les affaires d’État, était alors trop généralement accrédité, la réputation de madame de Fersen trop solidement assise dans l’opinion publique, pour que le monde, fidèle à ses habitudes routinières, ne continuât pas de nous accepter ainsi, et il eût fallu bien des apparences contraires à ces idées pour lui faire changer de manière de voir à notre égard.

Le mystère impénétrable qui entourait notre bonbeur le doublait encore.

Si souvent je regrettais nos radieuses journées du Bocage, ces journées d’un bonheur si calme, si facile ! souvent aussi, lorsqu’à Paris j’échangeais avec Catherine un tendre regard inaperçu de tous, mais bien compris par nous, je ressentais cette joie orgueilleuse qu’on éprouve toujours lorsqu’on possède un secret à la fois formidable et charmant, d’où dépendent l’honneur, l’existence, l’avenir d’une femme adorée.

Quelque temps avant son départ, M. de Fersen m’avait confié que sa femme devenait indifférente aux intérêts politiques dont elle s’était beaucoup occupée jusqu’alors…

De retour à Paris, je vis avec étonnement Catherine reprendre peu à peu ses anciennes relations.

Son salon, que je fréquentais assidûment, était, comme autrefois, le rendez-vous habituel du corps diplomatique. Bientôt les sujets d’entretien qu’on y traitait journellement devinrent si sérieux, qu’à l’exception des ministres et de quelques orateurs influents des deux chambres, la société française élégante et futile disparut presque entièrement des réunions de madame de Fersen.

Quoique sérieuses, ces conversations n’avaient pas une véritable importance : ou elles s’élevaient si haut qu’elles allaient jusqu’aux théories les plus abstraites et les moins praticables ; ou elles descendaient à des intérêts si mesquins et si positifs qu’elles étaient étroites et misérables.

C’étaient encore des discussions aussi stériles qu’infinies sur ce thème usé : La Restauration devait-elle résister ou céder à l’influence démocratique ? etc., etc.

Catherine m’étonnait toujours par la flexibilité de son esprit et par les tendances généreuses de ses convictions. Un de ses triomphes surtout était la démonstration des avantages que devait trouver la France à préférer l’alliance russe à l’alliance anglaise. Lorsque je la complimentais à ce sujet, elle me disait en riant que j’étais la France, et que tout le secret de son éloquence était là.

J’aurais pu lui répondre aussi que ma diplomatie, c’était elle ; car, pour lui plaire, je surmontai ma profonde antipathie pour le commérage européen des diplomates qui se donnaient rendez-vous chez elle, et je conservai mes habitudes de travail auprès de M. de Serigny. Peut-être aussi demeurai-je dans cet emploi par un sentiment d’orgueil que je ne m’avouais pas, et que faisaient naître sans doute les distinctions dont le roi continuait de m’honorer, et la sorte d’importance dont je jouissais dans le monde ; et puis, enfin, grâce à mes fonctions, ma présence assidue chez madame de Fersen pouvait être attribuée à des relations purement politiques.

Ce qui me charmait dans Catherine était beaucoup moins l’influence que je lui savais acquise sur son entourage, que la grâce charmante avec laquelle elle abdiquait près de moi cette influence si respectée. — Cette femme, d’un esprit solide, élevé, et même un peu magistral, qu’on écoutait avec une rare déférence, dont on commentait les moindres paroles avec recueillement, se montrait dans notre intimité ce qu’elle avait été au Bocage, bonne, simple, gaie, d’une tendresse pleine d’effusion, et je dirais presque d’une soumission remplie de grâce, de prévenance ; toujours à mes pieds mettant ses triomphes, et riant avec moi de leur vanité.

Alors je la suppliais au nom de noire amour d’abandonner cette vie si inutilement occupée.

Sur ce sujet seulement je trouvais toujours Catherine intraitable. Elle m’objectait que M. de Fersen allait revenir à Paris, qu’elle avait commis une faute… une grande faute, et qu’elle devait au moins l’expier à force de dévouement aux intentions de son mari. Or, avant son départ, il lui avait expressément enjoint de conserver, d’étendre même les relations qu’elle s’était créées. Aussi obéissait-elle à ces volontés plutôt par suite des reproches que lui faisait sa conscience que par goût.

Autant que moi, elle regrettait ces heures si tristement employées ; autant que moi, elle regrettait nos anciens entretiens de la galerie à bord de la frégate, et surtout nos quatre mois passés au Bocage : ce temps de paradis du cœur, comme elle disait, ces jours sans prix qui ne rayonnent qu’une fois dans la vie et qu’on ne retrouve jamais… pas plus qu’on ne retrouve sa jeunesse passée.

Il n’y a rien de plus exclusif, de plus follement absolu que la passion. Tout en reconnaissant la vérité des observations de Catherine, je ne pouvais m’empêcher d’être malheureux de ces obligations que lui imposait le remords d’une faute que je lui avais fait commettre.

Pourtant Catherine se montrait si tendre, si attentive, elle trouvait avec une incroyable adresse de cœur tant de moyens de me parler indirectement de nous au milieu des entretiens les plus sérieux en apparence, que je prenais mon bonheur en patience.

En effet, il n’y a rien de si charmant que ce jargon de convention, au moyen duquel les amants savent se parler d’eux-mêmes, de leurs espérances et de leurs souvenirs, au milieu du cercle le plus solennel. Rien ne m’amusait tant que de voir les hommes les plus graves prendre innocemment part à nos entretiens à double sens.

Mais aussi ces personnages me faisaient souvent cruellement payer ces joies mystérieuses… D’abord ils me dérobaient presque toutes les soirées de Catherine, qui les passait généralement chez elle ; et souvent dans la matinée, une lettre de leur part, demandant un rendez-vous à madame de Fersen, venait changer tous nos projets.

Catherine souffrait autant que moi de ces obstacles. Mais qu’y faire ?… Sous quel prétexte refuser l’entrevue qu’on sollicitait d’elle ?… Moi qui avais poussé jusqu’à la plus scrupuleuse délicatesse la crainte de compromettre en rien sa réputation, pouvais-je l’engager dans une démarche dangereuse ?…

Non… non, sans doute ; mais je souffrais cruellement de ces mille obstacles toujours renaissants, qui irritaient sans cesse la jalouse impatience de mon amour.

Notre bonheur avait été si complet au Bocage !  !… Saison enchanteresse, pays charmant, solitude profonde, mystérieuse et extrême liberté : tout avait été si adorablement réuni par le hasard, que la comparaison de ce passé au présent était un chagrin de tous les instants.

Mais ces regrets ne m’empêchaient pas de jouir des moments délicieux qui nous restaient. J’avais une foi profonde dans l’amour de madame de Fersen ; mes accès de défiance de moi et des autres n’avaient pu résister à l’influence de son noble caractère et à la conviction que j’avais cette fois de m’être conduit pour Catherine comme peu d’hommes se seraient conduits à ma place, et ainsi de mériter toute sa tendresse.

J’étais enfin si sûr de moi, que j’avais bravé certaines pensées d’analyse qu’autrefois j’aurais redoutées ; en un mot, j’avais impunément cherché quelle pouvait être l’arrière-pensée de l’amour de madame de Fersen ; et j’avoue que, la voyant très-grande dame, très-influente, fort riche et fort considérée, je ne pus, malgré toute ma sagacité inventive, malgré toutes les ressources de mon esprit soupçonneux, je ne pus, dis-je, trouver quel intérêt Catherine pouvait avoir à feindre de m’aimer.

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CHAPITRE LX.

PROPOS DU MONDE.


C’était au commencement du mois de novembre, un vendredi, mon jour néfaste.

Depuis quelque temps madame de Fersen, instruite du prochain retour de son mari, et voulant détourner tout soupçon, avait cru devoir être toujours chez elle et ne refuser sa porte à personne. Pourtant elle m’avait promis de me donner quelques heures.

Nos entrevues devenaient si rares, si difficiles, grâce à l’entourage qui l’obsédait, que j’attachais, comme elle, un grand prix à cette journée de bonheur. Catherine l’avait longtemps préparée à l’avance, en remettant ou en terminant mille riens qui sont autant de liens invisibles dans lesquels une femme du monde, quoique libre en apparence, est journellement enlacée. Enfin la veille, à l’heure du thé, Catherine m’avait encore réitéré sa promesse, devant son cercle habituel, en me disant selon nos conventions, qu’elle espérait qu il ferait beau le lendemain pour sa promenade.

Je me souviens que l’encyclopédique baron de ***, qui se trouvait là, ayant ouvert à propos de cet espoir de beau temps une savante parenthèse météorologique et astronomique, une vive discussion s’éleva sur les influences planétaires et sur les causes atmosphériques.

Plusieurs fois Catherine et moi nous ne pûmes nous empêcher de sourire en songeant à la cause charmante et mystérieuse qui servait de point de départ aux doctes élucubrations de tant de savants personnages. Il nous fallut un très-grand sang-froid pour ne pas éclater de rire aux excellentes raisons que donnait le nonce du pape pour prouver qu’il devait nécessairement faire le lendemain un temps magnifique. J’étais si fort de son avis, que je me lançai à l’aventure dans son parti, et nous eûmes l’avantage sur un diabolique chargé d’affaires des États-Unis, qui s’acharnait, l’envieux républicain qu’il était, à prédire un temps exécrable.

Je quittai donc Catherine, ivre d’un espoir aussi impatient qu’aux premiers temps de notre tendresse.

Il me semblait l’aimer encore plus ce jour-là qu’un autre jour ; j’avais fait mille rêves d’or sur cette entrevue, mon cœur débordait d’amour et d’espoir.

Ce soir-là, elle m’avait paru encore plus belle, encore plus spirituelle, encore plus écoutée, encore plus admirée que d’habitude ; et, il faut le dire à notre bonté, c’est presque toujours l’éloge ou le blâme des indifférents ou des envieux qui font les alternatives d’ardeur ou de refroidissement que subit l’amour.

Le lendemain j’allais sortir, lorsque je reçus un mot d’elle… Notre entrevue était impossible : elle apprenait qu’une discussion de la dernière importance, et qu’on croyait ajournée, devait avoir lieu le jour même à la chambre des députés, et elle était obligée de s’y rendre avec M. P. de B***, ambassadeur de Russie.

Mes regrets, mon dépit, ma colère, mon chagrin furent extrêmes.

L’heure de la séance n’était pas arrivée, je me rendis chez madame de Fersen.

Le valet de chambre, au lieu de m’annoncer, me dit que madame la princesse avait défendu sa porte, et qu’elle était en conférence avec le ministre de Prusse…

Toute la lignée du marquis de Brandebourg eût été dans le salon que j’y serais entré, j’ordonnai donc au valet de chambre de m’annoncer.

Catherine, pour comble de désespoir, n’avait jamais été plus charmante ; mon dépit, mon humeur s’augmentèrent encore.

Elle me sembla un peu surprise de ma visite, et le vénérable comte de *** n’en fut pas moins contrarié ; ce qui, je l’avoue, me fut fort égal.

Il quitta la princesse, en lui disant qu’ils reprendraient plus tard leur entretien.

« Combien je suis malheureuse de ce contretemps ! — me dit tristement Catherine… — Mais voilà bientôt une heure… la séance commence à deux, et notre ambassadeur…

— Eh ! madame ! — m’écriai-je en l’interrompant et en frappant du pied avec violence, laissons là les chambres et les ambassadeurs, il faut opter entre les intérêts de mon amour ou les intérêts des peuples auxquels vous vous dévouez… Le rapprochement est fort ridicule, je le sais… mais c’est votre incroyable manière d’être qui le provoque. »

Madame de Fersen me regarda avec un étonnement profond et douloureux, car je ne l’avais pas habituée à ces formes acerbes.

Je continuai :

« Je suis d’ailleurs ravi de trouver cette occasion de vous dire une bonne fois pour toutes, que vos colloques, que vos verbiages continuels avec tous ces ennuyeux et suffisants personnages me déplaisent et m’impatientent au delà de toute expression… Jamais je ne vous trouve seule… vous êtes toujours entourée de ces gens-là, qui trouvent fort commode de faire de votre salon une succursale de leur chancellerie… J’aimerais mille fois mieux que vous fussiez entourée de jeunes gens les plus élégants et les plus spirituels, dussiez-vous vous montrer pour eux aussi coquette que madame de V*** ! Au moins je pourrais être jaloux de quelqu’un ; je pourrais lutter de soins et de tendresse avec un rival… Mais ici… contre qui voulez-vous que je lutte ? À qui m’en prendre ? aux nations… Or, je vous déclare que je ne trouve rien de plus pitoyable, de plus humiliant, que d’être réduit à être jaloux de l’Europe, ou à disputer le cœur de la femme que j’aime aux orateurs de la chambre… ainsi que je le fais encore aujourd’hui…

— Mon ami… parlez-vous sérieusement ? — me dit madame de Fersen avec une incertitude à la fois timide, craintive et un peu railleuse, qui m’eût paru charmante, si Catherine n’eût pas été désespérément belle, et si certaines contrariétés ne vous rendaient pas aussi fous que méchants. D’ailleurs la question de madame de Fersen m’exaspéra, car elle me fit apercevoir que ma colère était véritablement fort près d’être comique.

— Les cœurs dévoués, les esprits généreux devinent les impressions et n’interrogent pas… Si vous en êtes réduite à me demander ce que j’éprouve, je vous plains… Quant à moi, je suis plus pénétrant… et je ne comprends que trop… que vous ne n’aimez pas…

— Je ne vous aime pas ! — dit madame de Fersen en joignant les mains avec une stupéfaction douloureuse ; puis elle répéta de nouveau : — Je ne vous aime pas… vous médites cela… à moi ?…

— Si vous m’aimiez, vous me sacrifieriez tout cet entourage que je hais, parce qu’il me gène, parce qu’il est inutile, parce qu’il vous oblige à fausser votre esprit. Si vous m’aimiez enfin, vous sacrifieriez la satisfaction de votre amour-propre à mon bonheur.

Mon amour-propre… c’est par amour-propre que je conserve… que je cultive ces relations ! Mon Dieu ! faut-il vous répéter, Arthur, ce que je ne dis jamais sans honte et sans douleur… J’ai été bien coupable, au moins laissez-moi tout faire pour ne pas aggraver ma faute.

— Nous voici aux remords, — lui dis-je durement, — la rupture n’est sans doute pas loin… mais vous pourrez être prévenue…

— Ah !… que dites-vous là ?… c’est affreux… l’ai-je donc mérité !!! — s’écria Catherine les yeux baignés de larmes.

— Son Excellence monseigneur l’ambassadeur de Russie, — annonça le valet de chambre.

Madame de Fersen n’eut que le temps de disparaître derrière la portière du salon, et d’entrer dans sa chambre à coucher.

« J’attends comme vous madame de Fersen, — dis-je à M. P. de B*** — elle est sans doute encore à sa toilette… Vous allez à la chambre, je crois ?

— Oui… rien ne sera plus brillant et plus intéressant que cette séance, on dit que Benjamin Constant, Foy et Casimir Perrier doivent prendre la parole, et M. de Villèle leur répondra. »

Catherine entra, calme et posée, comme s’il ne se fut rien passé entre nous.

Son empire sur elle-même me révolta.

Après quelques paroles insignifiantes, M. P. de B*** lui fit observer qu’il était tard, et qu’il fallait partir pour trouver encore quelques places dans la tribune diplomatique. Il offrit son bras à madame de Fersen, qui me proposa de les accompagner, appuyant cette demande d’un regard suppliant, auquel je fus insensible.

Je sortis de chez madame de Fersen irrité, mécontent d’elle et de moi…

Je me fis descendre aux Tuileries pour me promener.

Par hasard je rencontrai Pommerive.

Je ne l’avais pas vu depuis mon départ de Paris. J’étais si triste, si maussade, que je ne fus pas fâché de trouver une distraction à mes pensées.

« D’où venez-vous donc, monsieur de Pommerive ? — lui dis-je.

— Ne m’en parlez pas… j’ai été passer trois mois en Franche-Comté, à Saint-Prix, chez les d’Arancey… c’est révoltant !

— Ceux-là sont pourtant assez riches pour vous faire faire de ces excellents dîners que vous aimez tant, et dont vous vous montrez si reconnaissant, monsieur de Pommerive.

— La seule manière de prouver qu’on est reconnaissant d’un bon diner, c’est de le manger avec plaisir, — dit le cynique. — Aussi je ne me plains pas de la table de d’Aranccy : on y fait une chère de fermier-général. Le père d’Arancey a pardieu bien assez volé dans les fournitures et partout ; il a assez démoli de châteaux, assez fait de banqueroutes frauduleuses et autres, pour que son impertinent de fils puisse afficher ce luxe-là… À propos, vous savez qu’il s’appelle d’Arancey comme moi Jéroboam ! Il s’appelle tout bonnement quelque chose comme Polimard ; or, ce nom roturier a offusqué ce monsieur… et, au moyen d’une légère modification, en substituant fort adroitement d’Aran à Poli, et cey à mard, il a ainsi changé le beau nom de Polimard en d’Arancey… Il aime mieux ça… Vous me direz que ce fils de banqueroutier n’avait aucun motif pour tenir à son nom, vu qu’il n’en avait pas du tout, n’ayant pas été reconnu par le Polimard père, mort victime d’une épizootie qui désola son département… mais ce n’est pas une raison pour prendre le nom des d’Arancey et, qui pis est, leurs armes, que son impudente et vulgaire petite femme appelle, ma foi, ses armes ! et qu’elle fait mettre, je crois, jusque sur les tabliers de ses filles de cuisine. Voilà qui est joliment agréable pour le blason des d’Arancey, dont le nom est malheureusement éteint ; car, sans cela, ce serait à faire fouetter et marquer les Polimard mâle et femelle, ainsi qu’aurait dû l’être le père Polimard, premier du nom !

Je n’eus pas cette fois le courage de blâmer Pommerive : ces gens-là étaient en effet de si grossiers parvenus, leur effronterie était si bourgeoise, leur insolence de laquais si ridicule, que je les lui abandonnai de bon cœur. — Mais qui vous a donc révolté chez vos excellents amis, monsieur de Pommerive ?

— Tout… parce que tout est bien, et que la présence de ces êtres-là sait tout gâter ! Au milieu de ce ménage de petites gens, je croyais toujours être avec le régisseur et la femme de charge de quelque grand seigneur absent, qui faisaient chère-lie en l’absence de leur maître… Mais ce n’est pas tout… est-ce que ce Polimard-d’Arancey ne s’était pas imaginé d’avoir un équipage de chasse !… est-ce qu’il n’avait pas osé prendre pour premier piqueur le fameux La Brisée, qui sortait de la vénerie de monseigneur le duc de Bourbon !… Mais vous sentez bien que j’ai fait tant de honte à La Brisée de donner à courre à un M. Polimard, que je l’ai fait déserter, en le recommandant au marquis D. H*** chez lequel il serait au moins honorablement placé et apprécié.

— Je vois, monsieur de Pommerive, que vous êtes peu changé… Vous êtes toujours le plus bienveillant des hommes.

— Mais vous… que faites-vous ? Toujours homme d’État ? diplomate ?… Ah ! à propos de diplomate, est-ce que vous allez encore chez cet imbécile de prince russe, cette mauvaise doublure de Potier et de Brunet ? Moi, je ne remets plus les pieds chez lui, c’est-à-dire chez sa femme, car lui, il nous a fort heureusement débarrassés de sa personne…

— Et pour quelle raison madame la princesse de Fersen est-elle donc privée de l’honneur de vous voir, monsieur de Pommerive ?

— Pourquoi ?… parce que je fais généralement comme tout le monde ; et, à l’exception des diplomates et de quelques étrangers, personne de la société ne met plus les pieds chez la princesse.

— Et pourquoi cela ? — demandai-je machinalement à M. de Pommerive.

— Parbleu… ce n’est pas un secret ; tout le monde le sait : c’est que cette belle Moscovite est tout bonnement une espionne, dans le grand style… »


CHAPITRE LXI.

DERNIÈRE SOIRÉE.


Encore un effort, et cette cruelle tâche sera accomplie…

En vain j’interroge ma mémoire, je ne me rappelle plus ce que je dis à Pommerive, je ne crois même pas lui avoir répondu.

Je me souviens seulement que je ne me sentis ni indigné ni irrité, comme je l’eusse été si cet homme m’avait paru proférer une calomnie ou une insulte ; au contraire… je restai anéanti devant cette épouvantable accusation ! elle éclaira tout à coup le passé d’une lueur sinistre… elle éveilla brusquement mes doutes implacables, dont je sentis aussitôt les morsures aiguës.

La douleur me donna le vertige…

Je rentrai machinalement chez moi, retrouvant ma route par instinct.

Peu à peu je mis de l’ordre dans mes idées.

J’avais déjà tant souffert pour des causes pareilles, que je voulus lutter de toutes mes forces contre ce nouveau doute.

J’espérais dégager la vérité de l’erreur, en soumettant le passé à l’horrible interprétation qu’on donnait à la vie de madame de Fersen.

Armé de cette accusation infâme, froid et calme comme un homme qui va jouer sa vie et son honneur sur une chance, je me mis à cette œuvre de détestable analyse…

Cette fois aussi j’écrivis mes pensées pour les éclaircir ; je retrouve cette note.

Elle contraste cruellement avec les pages radieuses… avec ces jours de soleil, autrefois tracés au Bocage.


Paris, 13 décembre.

Examinons les faits.

On accuse madame de Fersen d’être espionne

Quelle créance sa conduite peut-elle donner à ce soupçon infâme ?

Je rencontre Catherine à Khios. Après quelques jours d’intimité, je hasarde un aveu qu’elle repousse sévèrement ; alors je l’entoure de prévenances et de respects, je lui donne les conseils les plus délicats et les plus généreux ; si je ne prononce pas le mot amour, tout dans mes soins tendres et empressés révèle ce sentiment.

Elle y reste insensible, et m’offre son amitié.

Je retrouve Catherine à Paris. Malgré mon dévouement aveugle aux douloureux caprices d’Irène, malgré les preuves sans nombre de la passion la plus noble, la plus profonde, un jour, sous un prétexte frivole, sans hésitation, sans regret, sans motif, Catherine rompt brutalement avec moi.

Plus tard elle me dit, il est vrai, que la jalousie seule a dicté sa conduite…

Elle dit cela ; mais moi je me souviens de la sécheresse de son accent, de la dureté de son regard… qui me firent tant de mal.

Elle dissimulait sans doute. Elle sait donc feindre ; elle est donc fausse… je ne le croyais pas.

La mystérieuse affection dont Irène était le lien est donc brisée… Catherine ne m’aime pas ; elle se montre même amie ingrate. Je ne la vois plus.

Désespéré, je cherche une distraction dans le travail. J’accepte auprès du ministre un emploi en apparence important ; l’opinion publique m’attribue une part exagérée dans les affaires d’État. De ce moment, madame de Fersen, jusqu’alors si inflexible pour moi, perd peu à peu de sa froideur lorsqu’elle me rencontre dans le monde ; ses regards, le son de sa voix, démentent le vague insignifiant de sa conversation ; enfin, à un bal du château, elle vient résolument à moi dans le but de renouer nos relations rompues. Je reste froid à ses avances, et le lendemain elle m’écrit…

Ceci, elle me l’a avoué… Ce revirement soudain de son affection, elle l’attribue à sa joie de ma rupture avec madame de V*** et à l’état alarmant où se trouvait de nouveau sa fille…

Je veux la croire… car il serait bien odieux de penser que l’espoir de s’assurer une créature à elle, au sein du cabinet français, eût si brusquement changé son dédain pour moi en tendresse…

Je pars pour le Havre… Irène se meurt ; sa mère m’appelle… j’accours, je la sauve… Pendant un mois que je passe près de sa fille, Catherine me dit-elle un mot de vive gratitude, un mot de tendresse ?

Non…

Nous allons au Bocage ; elle me témoigne le même attachement, calme et froid… Mais un jour, une feuille officielle annonce que je vais être appelé à un poste éminent, où aboutissent les secrets d’État…

Le soir de ce jour… cette femme, jusque-là si sévère, si réservée, si chaste, se jette brusquement dans mes bras…

Il est vrai qu’elle s’est dite entraînée par son admiration reconnaissante pour un sacrifice qu’elle ignorait.

S’il faut la croire… qu’est-ce donc que son cœur ?

J’avais sauvé la vie de sa fille… et Catherine était restée insensible…

Je subis une perte d’argent, et Catherine oublie tout pour moi…

Enfin, j’aime mieux croire Catherine plus touchée des sacrifices matériels et presque indifférente au dévouement de l’âme… que de penser qu’elle s’est effrontément donnée au futur confident du ministre des affaires étrangères…

Ces quatre mois passés au Bocage sont radieux… oh ! bien radieux pour moi… dont le bonheur est pur et sans honteux mélange.

Seulement, maintenant, des circonstances qui ne m’avaient pas frappé me frappent…

Au Bocage, Catherine me fait mille questions sur mes travaux auprès de M. de Serigny, interroge minutieusement les impressions ou les souvenirs qu’ils peuvent m’avoir laissés. Et, lorsque, lui avouant franchement toute leur nullité, je préfère lui parler d’amour, elle se dépite, elle me boude ; elle me reproche ma discrétion ou ma légèreté…

Si je veux quitter la carrière stérile que j’ai embrassée par désœuvrement, Catherine emploie toutes les ressources de son esprit, toute son influence, tout son ascendant sur moi… pour me détourner de ce projet de retraite.

Il est vrai que ces questions, que ces instances me furent toujours faites par elle au nom de l’intérêt profond qu’elle prenait à mon sort…

Je le crois… car il serait outrageux de reconnaître, dans sa crainte de me voir abandonner ma carrière, la crainte de perdre le fruit de sa faute si longuement préméditée…

Depuis son retour à Paris, quelle a été sa vie ?… A-t-elle sacrifié à mes instances ses relations habituelles ? Non, elle les a encore augmentées ; son salon est devenu le centre de toutes les intrigues diplomatiques.

Nos longues journées de tendresse sont remplacées par des occupations qui ne sont pas celles d’une femme absolument dominée par l’amour…

Si je lui reproche avec douleur ce triste changement, elle me répond qu’elle doit obéir à la volonté expresse de son mari… volonté qui lui est devenue d’autant plus sacrée que sa faute a été plus condamnable…

Je la crois, cette fois, sans réticence aucune… je la crois très-désireuse de complaire au prince…

Mais moi aussi j’ai quelques droits sur elle…

J’ai sauvé la vie de sa fille…

Qu’a-t-elle fait pour moi ?

Elle s’est donnée… Oui, elle s’est donnée…

Ou ce sacrifice de son honneur, de ses devoirs, a été à la fois enivrant et terrible… ou il n’a été qu’un infâme, qu’un odieux calcul !…

Si cette preuve d’amour a été pour elle ce qu’elle est toujours pour une femme vertueuse et passionnée, le plus redoutable des sacrifices… pourquoi m’a-t-elle si opiniâtrement refusé la concession de quelques intérêts qui devaient lui sembler nuls en comparaison de la faute irréparable qu’elle avait commise ?

Ces intérêts lui sont donc plus chers que son amour ? son amour leur est donc subordonné ? Il n’est donc que leur moyen, que leur prétexte ?

Allons, soit, j’ai été le jouet d’une intrigante, mais elle était belle, et je ne suis dupe qu’à moitié.

.........................


Tel fut le thème monstrueux que je développai avec une infernale puissance de paradoxes…

J’étais si insensé que je crus fermement avoir lutté contre ces doutes affreux ; et j’arrivai à la conviction de ces horreurs avec l’espèce de satisfaction amère de l’homme qui découvre l’indigne piège où il est tombé.

Je frappais en bourreau et je gémissais en victime…

Le souvenir d’Hélène, de Marguerite, de Falmouth… rien ne put me rappeler à la raison…

De l’affirmation de tant d’ignominies à la haine, au mépris qu’elles devaient inspirer il n’y avait qu’un pas… ma monomanie farouche le franchit bientôt.

À ce point de vue, tout ce qu’il y avait eu de noble et de généreux dans ma conduite me parut du plus honteux ridicule…

J’étais sous le poids de ces impressions lorsqu’on m’apporta cette lettre de Catherine :

C’est une pauvre suppliante bien triste, bien malheureuse, qui vient vous demander d’être indulgent et bon pour elle ; elle veut se faire pardonner tout ce qu’elle a souffert aujourd’hui ; elle espère être seule ce soir ; elle vous attendra… venez… elle est d’ailleurs bien décidée à ne plus vous donner l’Europe pour rivale

Dans ma disposition d’esprit, cette lettre à la fois tendre et suppliante, cette innocente allusion à mes reproches, me sembla si humblement insolente, si froidement injurieuse, que je fus sur le point d’écrire à madame de Fersen, que je ne la reverrais jamais.

Mais je changeai d’idée.

Je lui écrivis que je me rendrais chez elle le soir.

J’attendis cette heure avec une affreuse anxiété.

J’avais mon projet…

À dix heures j’allai chez madame de Fersen, je croyais la trouver seule…

Mille pensées confuses se heurtaient dans ma tête. La colère, la haine, l’amour, un remords anticipé du mal que j’allais faire, un vague instinct de l’injustice de mes soupçons, tout me mettait dans un état de fièvre et d’exaspération dont je ne pouvais prévoir les suites.

Contre mon espoir, Catherine avait plusieurs personnes chez elle.

Cette nouvelle preuve de ce que j’appelais sa duplicité me révolta ; un moment je fus sur le point de retourner chez moi et de renoncer ainsi à mes desseins ; mais une force irrésistible me poussa et j’entrai…

La vue du monde et l’empire que j’ai toujours eu sur moi, changèrent aussitôt la colère violente qui me transportait en une ironie polie, froide et acérée…

Cette scène m’est encore présente… Catherine, assise près de la cheminée, causait avec un homme de ses amis.

Sans doute mon premier regard fut bien terrible, car madame de Fersen, interdite pâlit tout à coup.

La conversation continua ; j’y pris part avec le plus grand calme, j’y montrai même quelque supériorité. Je fus fort gai, assez brillant.

Pour les indifférents, il ne se passait là rien d’étrange ; c’était une paisible soirée d’intime causerie, comme mille autres soirées ; mais, entre Catherine et moi, il se passait une scène muette, mystérieuse et fatale.

Notre habitude de nous comprendre à demi-mots, de chercher et de deviner la valeur d’une inflexion de voix, d’un geste, d’un sourire, me servait cette fois à lui faire subir la réaction de nies odieuses pensées.

À mon entrée dans le salon, Catherine était restée stupéfaite…

Pourtant elle tâcha de se remettre et, pour me prouver sans doute qu’elle avait reçu du monde contre son gré, elle remercia fort gracieusement M. de *** d’avoir forcé sa porte pour venir lui apprendre le résultat du scrutin de la séance, qui s’était prolongée fort tard. « Sans cela, — ajouta Catherine, — j’aurais été privée du plaisir de voir plusieurs de nos amis, qui ont heureusement profité de la brèche que vous avez faite pour envahir ma solitude…

Un regard suppliant qu’elle me jeta accompagna ces paroles.

Tout en continuant de causer avec M. de ***, mon voisin, j’y répondis par un sourire si méprisant, que Catherine fut sur le point de se trahir…

Que dirai-je ?… Toutes les tentatives qu’elle fit indirectement pour calmer ou pour pénétrer le sujet d’un ressentiment qu’elle supposait être profond, furent ainsi cruellement repoussées.

Elle connaissait trop bien toutes les nuances de ma physionomie, son cœur avait trop l’instinct du mien, elle était d’une nature trop sensitive pour ne pas deviner qu’il s’agissait cette fois non plus d’une bouderie d’amants, mais de quelque grand danger qui menaçait son amour.

Elle pressentait ce danger… elle en cherchait la cause avec désespoir, et elle était obligée de sourire et de suivre une conversation indiffèrente…

Cette torture dura une heure.

Pourtant sa force et son empire sur elle-même l’abandonnèrent peu à peu ; deux ou trois fois ses distractions étranges avaient été remarquées ; enfin ses traits s’altérèrent si visiblement, que M. de*** lui demanda si elle était souffrante…

À cette question elle se troubla, elle répondit qu’elle se trouvait bien, et sonna pour demander le thé.

Il était alors onze heures.

Elle saisit le prétexte du dérangement momentané que cause ce service pour s’approcher de moi et pour me dire :

— Voulez-vous voir un tableau qu’on me propose d’acheter ? il est là dans le petit salon…

— Quelque pauvre connaisseur que je sois, — lui dis-je, — je vous offre, madame, sinon des conseils, du moins mon impression sincère. »

Je la suivis dans cette pièce.

Au risque d’être vue, elle me prit la main et me dit d’une voix presque éteinte : « Arthur, ayez pitié de moi ! ce que je souffre est au-dessus de mes forces et de mon courage ! »

À ce moment, M. de*** entra aussi pour voir le tableau.

Madame de Fersen avait si complètement perdu la tête, qu’il fallut que je retirasse brusquement ma main d’entre les siennes.

Je crois que M. de*** s’aperçut de ce mouvement, car il parut interdit.

« Ce tableau est fort bien, — dis-je à Catherine ; — l’expression est ravissante. Jamais l’art ne s’est plus rapproché de la nature… »

Madame de Fersen était si faible qu’elle s’appuyait sur un fauteuil.

M. de *** admirait complaisamment le tableau. On vint prévenir la duchesse que le thé était servi.

Nous rentrâmes dans le salon : elle se soutenait à peine.

Selon son usage, elle s’occupait à l’aire le thé, debout, près de la table ; elle m’en offrait une tasse, en me regardant d’un air presque égaré, lorsque des claquements de fouet et des grelots se firent entendre dans la cour…

Frappée d’un affreux pressentiment, Catherine laissa échapper la tasse de sa main, au moment où j’allais la prendre, en s’écriant d’une voix altérée : « Qu’est-ce que cela ?…

— Mille pardons de ma maladresse, madame, et du bruit de ces misérables. Comme je pars ce soir, je m’étais permis de demander ici ma voiture de voyage, ne voulant pas perdre une minute du temps précieux qu’on peut passer auprès de vous… »

Catherine ne put résister à cette dernière secousse ; elle s’oublia complètement, et s’écria d’une voix étouffée, et appuyant ses mains tremblantes sur mon bras : « Cela est impossible… vous ne partez pas… vous ne partirez pas !!… je ne veux pas que vous partiez !… »

Au mouvement de stupéfaction générale, et à l’expression confuse, embarrassée des spectateurs de cette scène, je vis que la réputation de madame de Fersen, jusque-là si respectée, était à jamais perdue…

Je fus inflexible.

Dégageant doucement mon bras de ses mains, je lui dis :

« Je suis si heureux et si fier, madame, du regret que semble vous causer mon départ, que déjà je songerais à mon retour, s’il ne m’était pas malheureusement impossible de le prévoir… — Puis j’ajoutai en la saluant : — Voici, madame, les renseignements que vous m’avez demandés… »

C’était un double de l’odieux commentaire que j’avais écrit sur son amour.

Catherine ne m’entendait plus, elle retomba anéantie dans son fauteuil, tenant machinalement la lettre en ses mains.

Je sortis.

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Le lendemain soir j’étais ici… à Cerval.

Il y a trois mois que j’ai appris qu’Irène était morte… morte de chagrin, sans doute, de ne plus me voir…

Madame de Fersen est retournée en Russie avec son mari…

J’ai aussi appris, pour mettre le comble à mes remords et à mon désespoir, que le prince de Fersen avait été sur le point d’obtenir l’ambassade de Russie en France, mais qu’il y avait tout à coup renoncé.

Ainsi s’expliquait la persistance de Catherine dans ses relations diplomatiques…

Elle voulait aider son mari à obtenir un poste éminent, afin de rester en France et de ne pas me quitter.

.........................

Depuis le lendemain de cette effroyable soirée j’habite Cerval, ce vieux et triste château paternel…

Lorsque j’ai appris la mort d’Irène… j’ai failli devenir fou.

Je me hais comme son meurtrier…

La vie que je mène ici est solitaire et désolée.

Depuis six mois je n’ai vu personne… personne…

Chaque jour je vais méditer longtemps devant le portrait de mon père…

Je m’étais imposé d’écrire ce journal.

Ma tache est remplie…

J’ai bien fait souffrir quelques innocentes créatures… mais aussi j’ai bien souffert ! mais je souffre bien, mon Dieu !

Quel est mon avenir ?

Devant moi la vie est sombre et noire, les remords du passé me poursuivent…

Quelle sera ma destinée !…

Périrai-je par le suicide… périrai-je par la mort violente qu’Irène m’a prédite ?…

Quelles pensées !…

Et aujourd’hui même j’ai vingt-huit ans !…


Cerval, juillet 18..

  1. Ici quelques lignes étaient raturées dans le Journal d’un Inconnu. Le récit de ce duel ne se trouvant pas dans l’épisode de madame de Pënâfiel, et Arthur y faisant encore une autre allusion lors du combat dess pirates contre le yacht, il est probable que celle omission résulte d’’un oubli involontaire ou calculé.
    (Note de l’Aut. E. S.)
  2. Arthur, selon sou habitude, intercale ici des fragments de son journal, interrompu depuis Khios, et sans doute repris lors de son arrivée au Bocage. Les chapitres précédents sont destinés à remplit la lacune qui séparait les deux époques, et pendant laquelle Arthur semble avoir négligé de tenir ce memorandum.