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Ascanio/t1-9

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Michel Levy Frères. (Tome 1p. 140-158).

IX.

ESTOCADES.

Le moment décisif était arrivé. Benvenuto partagea ses dix hommes en deux troupes : l’une devait essayer de forcer, par tous les moyens possibles, la porte de l’hôtel ; l’autre était destinée à protéger les opérations des travailleurs et à écarter des murs à coups d’arquebuse, ou à combattre à coups d’épée ceux des assiégés qui paraîtraient sur les créneaux ou qui tenteraient une sortie. Benvenuto prit en personne le commandement de cette dernière troupe, et choisit pour lieutenant notre ami Ascanio ; puis il mit à la tête de l’autre notre vieille connaissance Hermann, ce bon et brave Allemand qui aplatissait une barre de fer d’un coup de marteau et un homme d’un coup de poing, lequel prit à son tour pour son second le petit Jehan, autre drôle d’une quinzaine d’années, leste comme un écureuil, malin comme un singe et hardi comme un page, et que le Goliath avait pris en souveraine affection, par la raison sans doute que l’espiègle enfant ne cessait de tourmenter le bon Germain. Le petit Jehan se plaça donc fièrement à côté de son capitaine, au grand dépit de Pagolo, qui, dans sa double cuirasse, ne ressemblait pas mal pour la raideur de ses mouvemens à la statue du Commandeur.

Les choses ainsi disposées, et une dernière revue faite des armes et des combattans, Benvenuto adressa quelques mots à ces braves gens, qui allaient de si bon cœur pour lui au-devant des dangers et de la mort peut-être ; ensuite de quoi il leur serra la main à tous, fit pieusement le signe de la croix, et cria : « En avant ! » — Aussitôt les deux troupes s’ébranlèrent, et longeant le quai des Augustins, désert à cette heure et à cet endroit, elles arrivèrent, en maintenant entr’elles une certaine distance, au bout d’un instant, devant l’hôtel de Nesle.

Alors Benvenuto, ne voulant pas attaquer son ennemi sans avoir accompli toutes les formalités de courtoisie usitées en pareil cas, s’avança seul, son mouchoir blanc au bout de son épée, vers la petite porte de l’hôtel où il était déjà venu la veille, et frappa. Comme la veille on lui demanda à travers l’ouverture grillée ce qu’il demandait. Benvenuto répéta le même protocole, disant qu’il venait prendre possession du château qui lui avait été donné par le roi. Mais, plus malheureux que la veille, il n’obtint pas même cette fois l’honneur d’une réponse.

Alors d’une voix haute et ferme, et se tenant tourné vers la porte :

— À toi, dit-il, à toi, Robert d’Estourville, seigneur de Villebon, prévôt de Paris, moi, Benvenuto Cellini, orfèvre, statuaire, peintre, mécanicien et ingénieur, fais savoir que Sa Majesté le roi François Ier m’a librement et comme c’était son droit donné en toute propriété le Grand-Nesle. Or, comme tu le détiens insolemment et que, contre le désir royal, tu refuses de me le livrer, je te déclare donc, Robert d’Estourville, seigneur de Villebon, prévôt de Paris, que je viens le prendre par force. Ainsi défends-toi, et si mal arrive de ton refus, apprends que c’est toi qui en répondras sur la terre et dans le ciel, devant les hommes et devant Dieu.

Sur quoi Benvenuto s’arrêta, attendant ; mais tout resta muet derrière les murailles. Alors Benvenuto chargea son arquebuse, ordonna à sa troupe de préparer ses armes ; puis, réunissant les chefs en conseil, c’est-à-dire lui, Hermann, Ascanio et Jehan :

— Mes enfans, dit-il, vous le voyez, il n’y a plus moyen d’éviter la lutte. Maintenant, de quelle manière faut-il l’engager ?

— J’enfoncerai la porte, dit Hermann, et vous me suivrez, voilà tout.

— Et avec quoi, mon Samson ? demanda Benvenuto Cellini.

Hermann regarda autour de lui et aperçut sur le quai une solive que quatre hommes ordinaires auraient eu peine à soulever.

— Avec cette poutre, dit-il.

Et il alla tranquillement ramasser la poutre, la mit sous son bras, l’y assujettit comme un bélier dans sa machine, et revint vers son général.

Cependant la foule commençait à s’amasser, et Benvenuto, excité par elle, allait donner l’ordre de commencer l’attaque, lorsque le capitaine des archers du roi, prévenu sans doute par quelque bourgeois conservateur, parut à l’angle de la rue, accompagné de cinq ou six de ses gens à cheval. Ce capitaine était un ami du prévôt, et quoiqu’il sût parfaitement de quoi il s’agissait, il s’approcha de Benvenuto Cellini, espérant l’intimider sans doute, et tandis que ses gens barraient la route à Hermann :

— Que demandez-vous, dit-il, et pourquoi troublez-vous ainsi la tranquillité de la ville ?

— Celui qui trouble véritablement la tranquillité, répondit Cellini, est celui qui refuse d’obéir aux ordres du roi et non pas celui qui les exécute.

— Que voulez-vous dire ? demanda le capitaine.

— Je veux dire que voilà une ordonnance de Sa Majesté en bonne et due forme délivrée par M. de Neufville, secrétaire de ses finances, laquelle me fait don de l’hôtel du Grand-Nesle. Mais les gens qui y sont enfermés refusent de reconnaître cette ordonnance, et par conséquent me dénient mon bien. Or, d’une façon ou de l’autre, j’ai mis dans ma tête que puisque l’Écriture dit qu’il faut rendre à César ce qui appartient à César, Benvenuto Cellini a le droit de reprendre ce qui appartient à Benvenuto Cellini.

— Eh ! au contraire de nous empêcher de conquérir notre hôtel, vous devriez nous prêter main-forte, cria Pagolo.

— Tais-toi, drôle, dit Benvenuto frappant du pied, je n’ai besoin de l’aide de personne, entends-tu ?

— Vous avez raison en droit, répondit le capitaine, mais vous avez tort en fait.

— Comment cela ? demanda Benvenuto, qui sentait que le sang commençait à lui monter au visage.

— Vous avez raison de vouloir rentrer dans votre bien, mais vous avez tort d’y vouloir rentrer de cette façon ; car vous ne gagnerez pas grand’chose de bon, je vous le prédis, à espadonner contre les murailles. Si j’ai un conseil à vous douner, conseil d’ami, croyez-moi, c’est de vous adresser à la justice, et de porter plainte au prévôt de Paris, par exemple. Là-dessus, adieu et bonne chance. Et le capitaine des archers du roi s’en alla en ricanant, ce qui fit que la foule qui voyait rire l’autorité se mit à rire.

— Rira bien qui rira le dernier, dit Benvenuto Cellini. En avant ! Hermann, en avant !

Hermann reprit sa poutre, et tandis que Cellini, Ascanio, et deux ou trois des plus habiles tireurs de la troupe, l’arquebuse à la main, se tenaient prêts à faire feu sur la muraille, il s’avança comme une catapulte vivante contre la petite porte que l’on avait jugé plus facile à enfoncer qu© la grande.

Mais lorsqu’il s’approcha de la muraille, une grêle de pierres commença d’en tomber, et cela sans qu’on vît personne, car le prévôt avait fait entasser ces pierres sur le haut des remparts comme une seconde muraille superposée à la première, et il n’y avait qu’à pousser les pierres du bout du doigt pour que dans leur chute elles écrasassent les assiégans.

Aussi ceux-ci en voyant la grêle qui les accueillait firent-ils un pas en arrière. Il n’y eut donc, si inattendue que fût cette terrible défense, personne de blessé que Pagolo, qui, alourdi par sa double cuirasse, ne put se retirer aussi vivement que les autres et fut atteint au talon.

Quant à Hermann, il ne s’inquiéta pas plus de cette nuée de moellons qu’un chêne ne le fait de la grêle, et continua son chemin vers la porte, où s’étant mis en batterie, il commença à heurter de tels coups qu’il était évident que, si forte qu’elle fût, elle ne tiendrait pas longtemps à de pareilles secousses.

De son côté, Benvenuto et les siens se tenaient l’arquebuse au poing et prêts à faire feu sur quiconque paraîtrait sur la muraille ; mais personne ne paraissait. Le Grand-Nesle semblait être défendu par une garnison invisible. Benvenuto enrageait de ne pouvoir venir en aide à son brave Allemand. Tout à coup, il avisa la vieille tour de Nesle, qui, comme nous l’avons dit, était de l’autre côté du quai, et baignait solitairement ses pieds dans la Seine.

— Attends, Hermann, s’écria Cellini, attends, mon brave garçon, l’hôtel de Nesle est à nous, aussi vrai que je m’appelle Benvenuto Cellini de mon nom et que je suis orfèvre de mon état.

Puis, faisant signe à Ascanio et à deux de ses compagnons de le suivre, il courut vers la tour, tandis qu’Hermann, obéissant aux ordres de son maître, faisait quatre pas en arrière, et dressant sa poutre comme un suisse sa hallebarde, attendait hors de la portée des pierres l’effet de la promesse du général.

En effet, comme Benvenuto l’avait prévu, le prévôt avait négligé de faire garder la vieille tour : il s’en empara donc sans résistance, et montant les escaliers quatre à quatre il parvint en un instant sur la terrasse ; cette terrasse dominait les murailles du Grand-Nesle, comme un clocher domine une ville, de sorte que les assiégés, tout à l’heure à l’abri derrière leurs remparts, se trouvèrent tout à coup à découvert.

Un coup d’arquebuse qui retentit, une balle qui siffla, un hoqueton qui tomba en heurtant, annoncèrent au prévôt que la face des choses allait, selon toute probabilité, changer pour lui.

En même temps, Hermann, comprenant qu’il allait avoir le champ libre, reprit sa poutre et recommença à ébranler de nouveau la porte, que les assiégés venaient au reste de raffermir pendant cette espèce de trêve.

Quant à la foule, comme elle avait compris, avec cet admirable instinct de conservation qu’elle possède, que la fusillade allait se mettre de la partie et que les spectateurs de la tragédie qui allait se passer pourraient bien attraper quelque sanglante éclaboussure, elle s’était, au coup d’arquebuse de Benvenuto, et au cri poussé par le soldat blessé, dispersée comme une volée de pigeons.

Un seul individu était resté.

Cet individu était notre ami Jacques Aubry le basochien, lequel, dans l’espoir de faire sa partie de paume, venait au rendez-vous que lui avait le dimanche précédent donné Ascanio.

Il n’eut besoin que de jeter un coup d’œil sur le champ de bataille, et vit à l’instant même de quoi il était question.

La détermination que devait prendre Jacques Aubry, avec le caractère que nous lui connaissons, n’était pas douteuse. Jouer à la paume ou à l’arquebuse, c’était toujours un jeu ; devinant que ses amis étaient au nombre des assaillans, ce fut donc parmi ceux-ci qu’il se rangea.

— Eh bien ! mes enfans, dit-il en s’avançant vers le groupe qui attendait que la porte fût enfoncée pour se précipiter dans la place ; nous faisons donc un petit siège ? Peste ! vous ne vous attaquez pas à une bicoque, et c’est une rude tentative que vous entreprenez là, étant si peu de monde devant une si forte place.

— Nous ne sommes pas seuls, dit Pagolo, qui pansait son talon, en montrant de la main Benvenuto et ses trois ou quatre compagnons qui continuaient sur la muraille un feu si bien nourri que les pierres commençaient à pleuvoir infiniment moins drues qu’en commençant.

— Je comprends, je comprends, monseigneur Achille, dit Jacques Aubry, car vous avez, outre une foule d’autres ressemblances dont je ne doute pas, celle d’être blessé au même endroit. Je comprends ; oui, voilà mon camarade Ascanio, et puis le maître sans doute ; là, au haut de la tour.

— Justement, dit Pagolo.

— Et cet autre qui cogne si rudement à la porte, c’est aussi des vôtres, n’est-ce pas ?

— C’est Hermann, dit fièrement le petit Jehan.

— Peste ! comme il y va ! dit l’écolier. Il faut que je lui fasse mon compliment.

Et il s’approcha, les mains dans les poches, sans s’inquiéter autrement des balles qui sifflaient au-dessus de sa tête, du brave Allemand, qui continuait sa besogne avec la même régularité qu’une machine mise en mouvement par d’excellens rouages.

— Avez-vous besoin de quelque chose, mon cher Goliath ? dit Jacques Aubry, je viens me mettre à votre service.

— J’ai soif, dit Hermann sans interrompre ses attaques.

— Peste ! je le crois bien ; vous faites là un métier à devenir enragé, et je voudrais avoir là un tonneau de bière ou de cervoise à vous offrir.

— De l’eau ! dit Hermann, de l’eau !

— Vous vous contenterez de cette boisson ? soit. Nous avons là la rivière ; dans une minute vous allez être servi. Et Jacques Aubry se mit à courir vers la Seine, emplit sa casquette d’eau et la rapporta à l’Allemand. Celui-ci dressa sa poutre, avala d’un trait tout le liquide qu’elle contenait, et rendant à l’écolier sa casquette vide :

— Merci, dit-il, et reprenant sa poutre, il se remit à la besogne.

Puis, au bout d’un instant :

— Allez annoncer au maître que cela avance, dit-il, et qu’il se tienne prêt.

Jacques Aubry prit le chemin de la tour, et un instant après, il était entre Ascanio et Benvenuto Cellini, qui, leurs arquebuses à la main, faisaient un feu si bien nourri qu’ils avaient déjà mis hors de combat deux ou trois hommes. Les sergens de messire le prévôt commençaient à y regarder à deux fois avant de monter sur la muraille.

Cependant, comme, ainsi qu’Hermann l’avait fait dire à Benvenuto, la porte menaçait de céder, le prévôt résolut de tenter un dernier effort, et encouragea si bien ses gens qu’une grêle de pierres recommença de tomber ; mais deux coups d’arquebuse partis presque aussitôt calmèrent de nouveau l’ardeur des assiégés, qui, quelques remontrances ou promesses que leur fît messire Robert, se tinrent cois et couverts : ce que voyant, messire Robert s’avança lui-même, et prenant entre ses mains une énorme pierre, il s’apprêta à la faire rouler sur Hermann.

Mais Benvenuto n’était pas homme à se laisser prendre à l’improviste. À peine eut-il vu l’imprudent qui se hasardait là où personne n’osait plus venir, qu’il porta son arquebuse à son épaule ; c’en était fait de messire Robert, lorsqu’à l’instant même où Cellini allait lâcher la détente, Ascanio poussa un cri, releva le canon avec sa main ; le coup partit en l’air. Ascanio avait reconnu le père de Colombe.

Au moment où Benvenuto furieux allait demander à Ascanio l’explication de ce qu’il venait de faire, la pierre, lancée vigoureusement par le prévôt, alla tomber d’aplomb sur le casque d’Hermann. Or, quelque fut la force du moderne Titan, il n’y avait pas moyen de résister à cet autre Pélion ; il lâcha la poutre qu’il tenait, ouvrit les bras comme pour chercher un appui, puis ne trouvant rien où se retenir, il tomba évanoui avec un bruit terrible.

Assiégés et assiégeans poussèrent en même temps un grand cri : le petit Jehan et les trois ou quatre compagnons qui étaient à portée d’Hermann se précipitèrent sur pour l’emporter loin de la muraille et lui donner des secours ; mais en même temps la grande et la petite porte de l’hôtel de Nesle s’ouvrirent, et le prévôt à la tête d’une quinzaine d’hommes s’élança sur le blessé, payant bravement de sa personne, frappant ainsi que ses hommes d’estoc et de taille, si bien que Jehan et les trois compagnons, malgré les encouragemens de Benvenuto, qui leur criait de tenir ferme et qu’il arrivait à leur secours, furent forcés de reculer. Le prévôt profita de ce moment de retraite : huit hommes empoignèrent Hermann toujours évanoui, les uns par les bras, les autres par les jambes ; sept se placèrent en avant pour protéger le mouvement rétrograde qui allait s’opérer, de sorte que pendant le temps où Cellini, Ascanio, Jacques Aubry et les trois ou quatre compagnons qui étaient sur la terrasse de la tour descendaient les quatre ou cinq étages qui séparaient cette terrasse de la rue, Hermann et ses porteurs rentraient au Grand-Nesle, et que, comme Cellini, son arquebuse à la main, paraissait à la porte de la tour, celle de l’hôtel se refermait sur le dernier homme d’armes du prévôt.

Il n’y avait pas à se dissimuler que c’était un échec et un échec grave. Cellini, Ascanio et leurs compagnons, avaient bien, par leurs arquebusades, mis hors de combat trois ou quatre assiégés, mais la perte de ces trois ou quatre hommes était loin d’équivaloir pour le prévôt à ce qu’était la perte d’Hermann pour Cellini.

Il y eut un moment de stupeur parmi les assiégeans. Tout à coup Cellini et Ascanio se regardèrent.

— J’ai un projet, dit Cellini en regardant à gauche, c’est-à-dire du côté de la ville.

— Et moi aussi, dit Ascanio en regardant à droite, du côté des champs.

— J’ai trouvé un moyen de faire sortir la garnison.

— Et moi, si vous faites sortir la garnison, j’ai trouvé un moyen de vous ouvrir la porte.

— De combien d’hommes as-tu besoin ?

— Un seul me suffira,

— Choisis.

— Jacques Aubry, dit Ascanio, voulez-vous venir avec moi ?

— Au bout du monde, cher ami, au bout du monde. Seulement je ne serais pas fâché d’avoir une arme quelconque, quelque chose comme un bout d’épée ou un soupçon de poignard, quatre ou cinq pouces de fer à fourrer quelque part si l’occasion s’en présente.

— Eh bien ! dit Ascanio, prenez l’épée de Pagolo, qui ne peut plus s’en servir, attendu qu’il se tient le talon de la main droite et qu’il fait le signe de la croix de la main gauche.

— Et voici, pour compléter votre armement, mon propre poignard, dit Cellini. Frappez avec, jeune homme, mais ne l’oubliez pas dans la blessure, vous feriez un trop beau cadeau au blessé, attendu qu’il est ciselé par moi et que la poignée vaut cent écus d’or comme un liard.

— Et la lame ? dit Jacques Aubry. La poignée a son prix sans doute, mais en pareille circonstance c’est la lame que j’estime.

— La lame n’a pas de prix, répondit Benvenuto : c’est celle avec laquelle j’ai tué l’assassin de mon frère.

— Vivat ! cria l’écolier. Allons, Ascanio, en route.

— Me voilà, dit Ascanio en roulant cinq ou six brasses de corde autour de son corps et en mettant une des échelles sur son épaule, me voilà.

Et les deux aventureux jeunes gens descendirent le quai pendant cent pas à peu près, tournèrent à gauche et disparurent à l’angle de la muraille du Grand-Nesle, derrière les fossés de la ville.

Laissons Ascanio tenter son projet, et suivons Cellini dan l’accomplissement du sien.

Ce qu’il regardait à gauche, c’est-à-dire du côté de la ville, tandis qu’Ascanio, comme nous l’avons dit, regardait à droite, c’est-à-dire du côté des champs, c’étaient, au milieu d’un groupe de populaire qui se tenait à distance, deux femmes qu’il croyait reconnaître pour la fille du prévôt et pour sa gouvernante.

En effet, c’étaient Colombe et dame Perrine qui, la messe achevée, revenaient pour rentrer au Petit-Nesle, et qui, effrayées de ce qu’on leur disait sur le siège de l’hôtel, et de ce qu’elles voyaient de leurs propres yeux, s’étaient arrêtées tremblantes au milieu de la foule.

Mais à peine Colombe se fut-elle aperçue qu’il existait entre les combattans une espèce de trêve momentanée qui lui laissait le passage libre, que, malgré les prières de dame Perrine qui la suppliait de ne pas s’aventurer dans cette bagarre, Colombe, mue par l’inquiétude que lui inspirait le danger de son père, s’avança résolument vers l’hôtel, laissant à dame Perrine liberté entière de la suivre ou de demeurer où elle était ; mais comme au fond du cœur dame Perrine aimait tendrement Colombe, la duègne, quelle que fût sa crainte, se résolut à l’accompagner.

Toutes les deux quittaient le groupe comme Ascanio et Jacques Aubry tournaient l’angle de la muraille.

Maintenant on comprend le projet de Benvenuto Cellini.

À peine eut-il vu les deux femmes s’avancer vers l’hôtel du prévôt, que lui-même s’avança au-devant d’elles, et offrant galamment le bras à Colombe :

— Madame, ne craignez rien, dit-il, et si voulez accepter mon bras, je vais vous ramener près de votre père. Colombe hésitait, mais dame Perrine, saisissant le bras qui se trouvait de son côté et que Benvenufo avait oublié de lui offrir.

— Prenez, chère petite, prenez, dit-elle, et acceptons la protection de ce noble cavalier. Tenez, tenez, voici M. le prévôt qui se penche sur la muraille, inquiet sans doute qu’il est de nous.

Colombe prit le bras de Benvenuto, et tous trois s’avancèrent jusqu’à deux pas de la porte.

Là Cellini s’arrêta, et assurant sous chacun de ses bras le bras de Colombe et celui de dame Perrine :

— Monsieur le prévôt, dit-il à haute voix, voici votre fille qui demande à rentrer ; j’espère que vous lui ouvrirez la porte, à elle, à moins que vous ne consentiez à laisser aux mains de vos ennemis un si charmant otage.

Vingt fois depuis deux heures le prévôt, à l’abri derrière ses retranchemens, avait songé à sa fille, qu’il avait si imprudemment laissée sortir et qu’il ne savait trop comment faire rentrer. Il espérait qu’avertie à temps elle penserait à l’aller attendre au Grand-Châtelet, quand voyant Cellini quitter le groupe de ses compagnons et s’avancer vers deux femmes, il avait reconnu dans ces deux femmes Colombe et dame Perrine,

— La petite sotte ! grommela tout bas le prévôt, je ne puis cependant pas la laisser au milieu de ces mécréans. Puis élevant la voix :

— Eh bien ! voyons, dit-il en ouvrant le guichet et en appliquant son visage à la grille, que demandez-vous ?

— Voici mes offres, dit Benvenuto. Je laisserai rentrer madame Colombe et sa gouvernante, mais vous sortirez avec tous vos hommes, nous combattrons dehors et à découvert. Ceux à qui le champ de bataille restera auront l’hôtel, et alors tant pis pour les vaincus ! vœ victis ! comme disait votre compatriote Brennus.

— J’accepte, dit le prévôt, mais à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que vous vous écarterez, vous et votre troupe, pour laisser à ma fille le temps de rentrer et à mes sergens le temps de sortir.

— Soit ! dit Cellini ; mais sortez d’abord, madame Colombe rentrera après ; puis madame Colombe rentrée, et pour ôter toute retraite, vous jetterez la clef par dessus les murailles.

— Convenu, dit le prévôt.

— Votre parole ?

— Foi de gentilhomme !

— La vôtre ?

— Foi de Benvenuto Cellini !

Cette promesse échangée, la porte s’ouvrit ; les gens du prévôt sortirent et se rangèrent sur deux rangs devant la porte, messire d’Estourville à leur tête. Ils étaient encore dix-neuf en tout. De son côté, Benvenuto Cellini, privé d’Ascanio, d’Hermann et de Jacques Aubry, n’avait plus que huit combattans, encore Simon-le-Gaucher était-il blessé, heureusement que c’était à la main droite ; mais Benvenuto n’était pas homme à calculer le nombre de ses ennemis, lui qui avait été frapper Pompeo au milieu de douze sbires. Il tint donc sa promesse avec joie, car il ne désirait rien tant qu’une action générale et décisive.

— Vous pouvez maintenant rentrer, madame, dit-il à sa jolie prisonnière.

Colombe traversa l’espace qui la séparait des deux camps, rapide comme l’oiseau dont elle portait le nom, et courut tout éperdue se jeter dans les bras du prévôt.

— Mon père ! mon père ! au nom du ciel ! ne vous exposez pas ! s’écria-t-elle en pleurant.

— Allons, rentrez ! dit brusquement le prévôt en la prenant par le bras et en la conduisant vers la porte, ce sont vos sottises qui nous réduisent à cette extrémité.

Colombe rentra suivie de dame Perrine, à qui la peur avait donné, si non des ailes, comme à sa jolie compagne, du moins des jambes, qu’elle croyait avoir perdues depuis dix ans.

La prévôt tira la porte derrière elle.

— La clef ! la clef ! cria Cellini.

Le prévôt, à son tour, fidèle exécuteur de sa parole, tira la clef de la serrure et la jeta par dessus la muraille, de manière à ce qu’elle retombât dans la cour.

— Et maintenant, cria Benvenuto Cellini en se ruant sur le prévôt et sur sa troupe, chacun pour soi ! Dieu pour tous !

Il y eut alors une mêlée terrible, car, avant que les hoquetons eussent eu le temps d’abaisser leurs fusils et de faire feu, Benvenuto, avec ses sept ouvriers, était tombé au milieu d’eux, hachant à droite et à gauche avec cette terrible épée qu’il maniait si habilement et qui, trempée par lui-même, trouvait si peu de cottes de mailles et même de cuirasses qui pussent lui résister. Les sergens jetèrent donc leurs arquebuses, devenues inutiles, tirèrent leurs épées et se mirent à espadonner à leur tour. Mais, malgré leur nombre, malgré leur force, en moins d’un instant ils se trouvèrent éparpillés sur la place, et deux ou trois des plus braves, blessés au point de ne plus pouvoir continuer le combat, furent forcés de se retirer en arrière. Le prévôt vit le danger, et comme c’était un homme brave et qui dans son temps, ainsi que nous l’avons dit, avait eu des succès d’armes, il se jeta au devant de ce terrible Benvenuto Cellini devant lequel tout cédait.

— À moi, cria-t-il, à moi, infâme larroneur, et que tout se décide entre nous deux ! Voyons !

— Oh ! sur mon âme, je ne demande pas mieux, messire Robert, répondit Benvenuto. Et si vous voulez dire à vos gens de ne pas nous déranger, je suis votre homme.

— Tenez-vous tranquilles ! dit le prévôt.

— Que pas un ne bouge ! cria Cellini.

Et les combattans restèrent à leur place, silencieux et immobiles comme ces guerriers d’Homère qui interrompaient leur propre combat pour ne rien perdre du combat de deux chefs renommés.

Alors, comme le prévôt et Cellini tenaient chacun son épée nue à la main, ils se précipitèrent l’un sur l’autre. Le prévôt était habile aux armes, mais Cellini était de première force. Depuis dix ou douze ans le prévôt n’avait pas eu une seule fois l’occasion de tirer l’épée. Depuis dix ou douze ans, au contraire, un seul jour ne s’était peut-être pas écoulé sans que Benvenuto mît flamberge au vent. Aux premières passes, le prévôt, qui avait un peu trop compté sur lui-même, s’aperçut donc de la supériorité de son ennemi.

C’est qu’aussi Benvenuto Cellini, trouvant une résistance à laquelle il ne s’attendait pas dans un homme de robe, déployait toute l’énergie, toute la rapidité et toute la ruse de son jeu. C’était une chose merveilleuse que voir comment son épée, qui semblait le triple dard d’un serpent, menaçait à la fois la tête et le cœur, voltigeant d’un endroit à l’autre, et ne donnant à son adversaire que le temps de parer sans lui laisser celui de lui porter un seul coup. Aussi le prévôt, comprenant qu’il avait affaire à plus fort que lui, se mit-il à rompre, tout en se défendant, il est vrai, mais enfin en cédant du terrain. Malheureusement pour messire Robert, il avait tout naturellement le dos tourné au mur, de sorte qu’au bout de quelques pas il se trouva acculé à la porte, que par instinct il avait cherchée, quoiqu’il sût bien qu’il en avait jeté la clef par dessus la muraille.

Arrivé là, le prévôt se sentit perdu ; aussi, comme un sanglier qui tient aux chiens, réunit-il toute sa force, et trois ou quatre bottes se succédèrent si rapidement, que ce fut à Benvenuto à parer à son tour ; encore une fois arriva-t-il trop tard à la parade, de cette façon que l’épée de son adversaire, malgré l’excellente cotte de mailles qu’il portait, lui effleura la poitrine ; mais, comme le lion blessé qui veut une prompte vengeance, à peine Benvenuto eut-il senti la pointe du fer qu’il se ramassa sur lui-même, et qu’il eût, d’un coup de pointe terrible, percé de part en part le prévôt, si juste au même moment la porte n’eût tout à coup cédé derrière lui, de sorte que messire d’Estourville tomba à la renverse, et que le fer alla frapper celui qui venait de le sauver en ouvrant si inopinément la porte.

Mais au contraire de ce qu’on devait attendre, ce fut le blessé qui garda le silence, et ce fut Benvenuto qui jeta un cri terrible.

Il avait, dans celui qu’il venait de frapper, reconnu Ascanio.

Dès lors il ne vit plus ni Hermann ni Jacques Aubry, qui se tenaient derrière le blessé. Il se jeta comme un fou au cou du jeune homme, cherchant sa plaie des yeux, de la main, de la bouche, et criant : Tué, tué, tué par moi ! Ascanio, mon enfant, c’est moi qui t’ai tué ! et rugissant et pleurant comme les lions doivent rugir et pleurer.

Pendant ce temps Hermann tirait le prévôt sain et sauf d’entre les jambes d’Ascanio et de Cellini, et le mettant sous son bras comme il aurait pu faire d’un enfant, il le déposait dans une petite remise où maître Raimbault serrait ses instrumens de jardinage, et refermant la porte sur lui, il tirait son épée hors du fourreau et se mettait en posture de défendre son prisonnier contre quiconque tenterait de le lui reprendre.

Quant à Jacques Aubry, il ne faisait qu’un bond du pavé de la cour au haut de la mm-aille, brandissant sa dague en signe de triomphe et criant : Fanfare, fanfare, le Grand-Nesle est à nous !

Comment toutes ces choses surprenantes étaient-elles arrivées, c’est ce que le lecteur va voir dans le chapitre suivant.