Asie (Dunan)

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Asie[1]

Nouvelle inédite
par
Renée Dunan

I

Le Désert de la Faim.

Vous savez que depuis 1910 je voyage en Asie centrale. L’histoire que je vais vous conter — elle est de celles qu’on nomme « hardies », en France — m’advint en 1922.

Dès 1914, je fus mobilisé comme agent secret autour de la mer Noire, que je traversai en tous sens dix fois peut-être. Mais on me découvrit bientôt un autre emploi. Je dus participer à toute l’aimable comédie de politique financière qui se joua entre le Golfe Persique et la mer Noire, surtout depuis fin 1917. C’est que la grande Banque était enthousiasmée par la chute du tsarisme, car elle pensait avoir le temps, par des troupes bien choisies, de mettre la main sur les richesses immenses dont regorge la Géorgie, jusques et y compris les pétroles de Bakou. Mais il y avait deux systèmes bancaires en conflit : celui de France et celui d’Angleterre, chacun opérant à sa façon. Clemenceau avait envoyé là-bas tout ce que l’Afrique contenait d’anciens sous-offs des bataillons d’Afrique et des compagnies de discipline, pensant qu’ils dameraient le pion, par leur action brutale, aux gentlemen anglais. Ce fut une lutte tragi-comique car il y eut peu de morts. Mais les Soviets en furent les véritables bénéficiaires, car, en 1918 même, ils reconquéraient la Géorgie avec maestria. Ce n’était pas facile ni simple. Mais ce sont des diplomates d’instinct comme tous ceux dont la race plonge en Asie, pays de la méditation et du long calcul. J’étais donc à Batoum lorsque l’armée soviétique entra. Français, et chargé de mission, je me trottai illico et parvins à Constantinople. On m’y garda six mois avec des promesses de renvoi en Asie où le pourchas des concessions pétrolifères commençait à attirer des masses d’aventuriers. Finalement je fus démobilisé à Constantinople et aussitôt embauché par les États-Unis pour organiser et diriger un circuit par Kaboul, Khiva, Aralsk, sur la mer d’Aral, et Astrakan, sur la Caspienne. Il s’agissait, bien entendu, de recouper la marche des Soviets qui, eux, d’Orenbourg, descendaient en Boukharie, où ils ont d’ailleurs constitué une république qui s’étend jusqu’à l’Indou-Kouch.

À ce moment-là, le pays n’était rien moins que pacifique. C’est une grosse imprudence que de remuer ces peuples millénairement endormis de l’Asie centrale. Voilà des individus qui mènent la même existence depuis trente siècles, de génération en génération. Ils occupent d’immenses territoires et, malgré leur peu de densité, finissent par faire des totaux énormes. D’ailleurs, ils sont beaucoup plus nombreux tout de même, que le prétendent les géographes.

Mais s’ils vivent parmi des traditions prodigieusement vieilles, il ne faut pas les croire trop « conservateurs ». À part pour leur religion, ils apparaissent, au contraire, très plastiques, et d’une intelligence propre à s’assimiler aussi vite que les Japonais les secrets de notre civilisation. Nous avons le plus grand tort de croire qu’elle nécessite, pour la comprendre et y participer, des milliers d’années de culture occidentale. Rien n’est plus faux. Aussi, faire lever cette pâte humaine est plein de dangers. C’est bien ce que connut l’Angleterre. Ses possessions indiennes la rendent prudente. La nouvelle Russie, elle, joue avec le feu. Mais ce n’est pas le sujet de mon histoire… J’y reviens. Voici :

Les Américains, donc, étaient et sont encore convaincus qu’il y a du pétrole entre le Sir Daria et l’Amou-Daria (l’Oxus et l’Iaxartes d’avant notre ère). C’est là précisément la Boukharie, pays qui dispose de trois déserts pour s’isoler. Le désert de Gobi, celui de Kara-Koum et, entre les deux, le fameux désert de la Faim où m’advint l’aventure dont il s’agit. Ils m’y expédièrent.

Il faut situer le terroir de cette façon. Au sud, c’est l’Afghanistan d’où je partis. Vers l’est, le Thibet règne, omnipotent. Vers l’ouest, à travers les déserts impitoyables, on gagne la mer Caspienne qui borde la Perse au sud. Vers le nord, on se dirige vers la Russie et, plus exactement, vers le Gouvernement de Tobolsk. Cet immense pays s’étend sur vingt degrés de longitude et douze de latitude. Selon toutes vraisemblances, de prodigieuses richesses minérales sont ensevelies dans ce sol-là. Mais le moyen de faire tranquillement et posément des sondages au milieu de populations maigrement sympathiques et convaincues, non sans raison d’ailleurs, que les recherches des Européens ont comme but de les exproprier et de les asservir ?

Il se jouera là-bas de terribles parties diplomatiques que des guerres occidentales termineront, je crois. Ce n’est toutefois pas pour demain. Mais lorsque les grandes nations auront fait leur plein industriel, il y aura toujours à chercher des métaux et des combustibles d’extraction ou de traitement plus faciles. On se jettera sur l’Asie. Les hommes de là-bas le devinent bien. Avec la souplesse et l’habileté propre de ces races curieuses, ils savent donc vous servir juste assez pour tirer de vous divers avantages, mais ils s’entendent en sus pour vous nuire délicatement à la limite exacte où cela empêche vos travaux d’aboutir. De cette façon, des temps infinis seront indispensables pour connaître à fond les secrets de ce continent démesuré dont, au fond, l’Europe n’est qu’un cap avancé, comme la Bretagne en France.

Je fus donc d’abord à Kaboul pour mes gens d’Amérique. Au fond, servir ceux-là ou d’autres, cela importe peu. Il s’agit surtout de mener la vie libre et audacieuse, pleine d’imprévus et de nouveautés qui est aussi indispensable à l’aventurier que le vin à l’ivrogne. Quatre mois après m’être entendu avec mes Yankee je repartais de Kaboul avec dix-huit Afghans, trois Américains, nés l’un en Écosse, l’autre en Suède, le troisième en Lithuanie. Deux Asiates européanisés nous accompagnaient encore.

Cette caravane avait dû être organisée secrètement et avec une extrême prudence. C’est que l’Angleterre n’aime pas beaucoup que l’on se serve de ses marches asiatiques pour explorer un continent dont elle aimerait à être tutrice et directrice. Et puis, il y avait à Kaboul, capitale quasi indépendante, un certain colonel Patrick Longhusband, qui était bien le plus ennuyeux et le plus tatillon des fonctionnaires anglais. Par chance, l’Hindou-Kouch est aux portes de Kaboul. Une fois engagé dans ces montagnes redoutables, on échappe aux autorités de tout poil. Ce qui fut fait pour nous.

Je ne vous conterai pas la traversée de cette absurde chaîne de montagnes. C’est un problème infiniment plus ardu que les mots ne savent le figurer. Jour après jour on vit dans une tension de la volonté et parmi un ordre de dangers auxquels l’Europe ne saurait habituer. À mesure que nous nous éloignions de l’Afghanistan, nous pouvions compter sur la fidélité croissante de nos hommes. Mais, au départ, il fallait toujours craindre une tentative générale d’égorgement des blancs européens et même des Asiates élevés à Yale, car les trésors de notre expédition eussent certainement agréé à ces hommes, cupides, comme on l’est même en France, de tout ce qui paraît manifester la fortune…

Mais nous étions tous des gaillards résolus et une organisation sévère disciplinait nos dix-huit Hindous, encore qu’il faille hésiter à dire que l’Afghan soit un Hindou.

Une fois trouvée la source du fleuve Ak-Seraï, affluent de l’Amou-Daria, nous pûmes enfin descendre sur le versant opposé de l’énorme massif montagneux. Il y a, sur les pentes nord de l’Hindou-Koutch une multitude de vallées en éventail, où coulent des eaux torrentielles, avec des villages perchés sur des pentes abruptes que régit la polyandrie. C’est certainement un des coins les plus curieux du globe.

Nous arrivâmes exténués à Koundouz, après deux mois de prodigieux efforts. Cette fois nous étions dans la partie plane du pays dont il apparaît très difficile de donner le propriétaire. Est-ce déjà de Boukhara ou est-ce encore à l’Afghanistan ? Les Soviets ont été très habiles, comme je l’ai su depuis. Ils ont constitué précisément, en partant de leur République Boukhare, une série de petits États amis qui mordent déjà sur les Outlyings Governments anglais, ou gouvernements lointains.

De Koundouz, nous voici donc repartis en suivant l’Amou-Daria. Mais comme je voulais éviter de nous heurter trop tôt avec des missions russes, très actives en ce temps-là, nous prîmes la rive gauche de l’Amou-Daria, en plein pays Turcoman.

Quarante jours après notre traversée de l’Hindou-Kouch, nous cheminions en un terroir vide et rebutant dit : le désert de la Faim. Nous n’avions rencontré aucun Européen depuis Koundouz et nous pouvions avoir l’illusion de voyager dans un continent inconnu.

Quelle terre extraordinaire que celle-là ! Partout où nous passions je trouvais des minéraux précieux à l’état quasi pur. Le sous-sol est constitué de fer et de cuivre, de manganèse et de métaux rares. Le charbon existe par couches monstrueuses, et le pétrole est là aussi. On marche sur l’asphalte. Il y a aussi certainement des corindons. J’ai trouvé plusieurs fois des blocs de sels d’aluminium colorés annonçant des émeraudes, ou des rubis, peut-être, en tout cas des gemmes commerciales. Mais il me fallait être prudent. J’étais le seul minéralogiste. Si j’avais dit qu’en tel lieu devaient se dissimuler des gîtes de pierres précieuses, je n’aurais jamais pu mener ma caravane plus loin. D’ailleurs, j’avais mission exclusive de repérer les nappes pétrolifères, si possible, par enquête superficielle et au besoin par des sondages. Je me faisais un devoir de suivre cette consigne. Elle n’avait au demeurant que des avantages pour moi et la recherche d’autre chose ne pouvait que mettre la caravane en danger, comme je le sus et constatai.

Nous remontâmes donc péniblement vers le nord. C’est un pays pierreux et accidenté où la vie est ingrate. Un matin, l’ingénieur qui me servait d’aide, un Yankee suédois, fut trouvé mort dans sa tente. Deux jours plus tard, une sorte d’épidémie coucha cinq Afghans qui moururent à leur tour en trois jours.

Je voulus presser notre marche pour arriver au plus tôt à Khiva. C’est ici que…

II

Les brigands Turcomans.

Le pays que nous foulions, au nord de Merv, est un des plus illustres qui soient au monde. Pourtant, comme il est redevenu désert, il est possible de le parcourir longtemps sans rien apercevoir qui évoque le prodigieux passé des Gengis-Khan et des Tamerlan. Mais, lorsqu’on sait et qu’on devine, sous ces tumuli, ces débris de monument funéraire, et les milles signes légers d’une vie disparue, les vestiges d’une étonnante et mystérieuse civilisation, le désert s’anime et prend une face émouvante.

N’est-ce pas ici que Ninus passa avec Sémiramis ? Cyrus n’y fût-il pas vaincu par les Massagètes ? Alexandre foula ce sol dévasté. Les Parthes régnèrent en ce lieu, et c’est de là que partirent les hommes qui vainquirent l’associé de César et de Pompée, le multimillionnaire Crassus, dont la chair mortelle ne revit point Rome et dont le chef coupé orna quelque pique de soldat parthe. Les disciples de Zoroastre, puis les Nestoriens se battirent férocement ici. Une reine touranienne, Touran, fut célèbre et belle et géniale peut-être, dans ce Désert de la Faim, sans que son nom ait jamais franchi les portes de l’Occident. Plus tard, le Khalifat annexa le pays. Le fils de Haroun Al Raschlid, El Mamoum, fit son séjour de cette terre aujourd’hui inhospitalière, mais jadis semée d’oasis et de forêts. Les califes Seldjoucides ont pacifié ces horizons ingrats jusqu’aux jours redoutés des invasions mongoles, qui firent enfin le désert que nous contemplons. Touli-Khan, fils de Gengis-Khan, ravage tout. Mirza Scheroukh, fils de Tamerlan, tente encore de reconstruire les villes et les villages ; mais les émirs de Boukhara arrivent et font définitivement régner la mort sur l’immense terroir.

On rencontre parfois les restes d’enceintes de villages. Une tristesse sombre et poussiéreuse s’exhale de ces reliques d’un glorieux passé. Les ustensiles de terre cuite, les amoncellements de briques, les ruines d’une mosquée, de citernes et de puits se reconnaissent encore. Souvent aussi on n’y voit rien que des tombes anonymes.

Mais il advient pourtant que des sépulcres de marabouts soient restés intacts ou presque. En tout cas, ils ne furent détériorés que par la piété des fidèles qui, des siècles durant, ont voulu, leur pèlerinage accompli, emporter quelque morceau fétiche d’un saint lieu. Et ce sera toujours mon étonnement que de trouver sur ce sol ruineux, où tout s’efface vite et disparaît, des monuments en pisé qui, depuis cinq ou six siècles, ont duré sans fléchir. Avec cela nulle végétation ne pousse pour aider à ramener dans l’esprit du rêveur un peu de vie réelle parmi ces nécropoles. Rien, sauf des chardons décolorés. Pas une bête qui vole, coure ou crie autour de vous. C’est le silence de la mort.

Parfois nous passions sur un sous-sol affouillé. Au pas de nos chevaux, la terre sonnait. Mais il ne fallait pas songer à chercher là des débris archéologiques.

D’abord nos Afghans auraient mis une répugnance fâcheuse à recueillir des reliques d’art. Ils eussent pensé sans doute que nous avions découvert des trésors et ils auraient comploté de nous en dépouiller avant même qu’ils fussent mis au jour. De plus, j’étais le seul artiste de notre expédition. Les débris des dynastes perdus dans la nuit des temps n’avaient aucun intérêt pour mes collègues. Les monnaies grecques ou les restes d’art, contemporains d’une lointaine histoire, leur paraissaient des plaisanteries indignes de retenir un homme d’action.

À certain moment, en nous rapprochant de l’Amou-Daria (le fameux Oxus d’Alexandre), nous rencontrâmes une sorte d’immense gonflement carré. Nous fîmes arrêt près de cet étrange tumescence régulière ; qui n’avait pas plus de quatre mètres de hauteur. Je vins y errer. Des tranchées parallèles à demi comblées parcouraient de long et large le terrain semé d’herbes rares et grises. Je descendis dans une de ces tranchées et y trouvai, par pur hasard, ce pour quoi on avait foré partout : c’était une pièce de monnaie grecque figurant Alexandre, avec, au revers, un trophée d’armes et une inscription grecque illisible mais dont quelques caractères restaient apparents.

J’étais sur un des camps ou plutôt sur une des six villes que, d’après Quinte-Curce, Alexandre le Macédonien éleva près de l’Oxus, pour maintenir les peuples sous son pouvoir.

Une étrange mélancolie naît de telles ruines, qui sont déjà au-dessous de ce qui peut porter ce nom !

Car, de ce prodigieux empire non seulement il n’est rien resté d’intact, mais on dirait que la nature, quand tout eut été détruit, suspendit son travail pour maintenir plus longtemps devant les regards une tragique figure du néant des efforts humains. Un siècle après Alexandre, ce devait être déjà tel.

Depuis lors, les siècles avaient coulé, mais sans réduire ce sol à la planité qui définitivement oublie, sans abolir même ces poteries brisées que je voyais çà et là montrer leurs débris de panses.

Au-dessus de moi le ciel, d’un gris de lavande, arrondissait lui aussi son ventre géant. Le silence n’était troublé que par les bruits du campement qu’on édifiait à l’ouest de cette cité morte, et le soleil, derrière une sorte de buée lourde et tournoyante, se couchait sinistrement sur un horizon plat et muet…

Depuis dix jours nous marchions sur la terre qui fut un des plus hauts foyers de la civilisation terrestre. Autour de nous régna un peuple intelligent et artiste qui édifia des bibliothèques, fit fleurir des jardins et fructifier des écoles. Et cela se nommait Chahidjian : La reine du monde… Aujourd’hui ?…

 

Nous repartîmes le lendemain avant l’aube par une fraîcheur heureuse. Je songeais à tuer quelque gibier, pour varier notre alimentation, mais qu’attendre de vivant d’un pays aussi désolé ?

Mes plans m’avait indiqué, près de la zone que nous parcourions, une tribu dangereuse dont la proximité devait être évitée par le rapprochement de l’Amou-Daria. Je devais rencontrer aussi une petite ville, sise en une cuvette où poussait toute une flore heureuse. On y cultivait même le coton, que des Russes intelligents cherchent depuis longtemps à implanter en Boukharie.

Dans ce village, il me serait possible de trouver à acheter Quelques brebis grassement comestibles, pensais-je alors.

Nous avancions tout le jour avec tranquillité. Je recueillais de temps en temps des échantillons de minéraux qui me ravissaient, car un minéralogiste n’a pas besoin de monnayer ses trouvailles. Ce qui l’intéresse, c’est uniquement leur valeur documentaire.

Pourtant, je ne sais pourquoi, lorsque le soir vint, j’éprouvai une inquiétude, sans base et sans raison, mais irritante tout de même.

Je questionnai les plus intelligents de mes Afghans. Tous étaient d’une parfaite placidité. Ils ne me semblaient sensibles à rien de ce qui m’agaçait.

Nous fîmes des rondes à cheval autour du lieu choisi pour y camper. Rien ne se manifestait qui pût nous inquiéter.

La nuit fut emplie de soucis et de réveils hâtifs. Nous autres Européens sentions la nécessité de ne rien laisser au hasard et de surveiller les sentinelles vaguement somnolentes. Vingt fois je me ruai dehors, revolver au poing, croyant entendre je ne sus quoi. Le jour vint enfin sans malheur et nous repartîmes.

Notre marche continua. Je vis cet après-midi-là des gazelles. Le pays était devenu montueux. Nos efforts pour atteindre aucun de ces délicats animaux ne furent pas couronnés de succès.

Enfin vint le soir. Notre inquiétude était toujours aussi attentive que la veille mais nous commencions à nous y habituer.

Et maintenant, voici le drame :

J’avais veillé jusqu’à neuf heures du soir, couché dans le sable, non loin d’une sentinelle. Je vins m’étendre sur mes peaux dans ma tente à ce moment-là, puis, réveillé à onze heures, je me relevai et vins de nouveau faire ma ronde.

À certain moment, ayant fait le tour du camp, il me sembla qu’un bruit bizarre s’entendait vers le nord. Je me glissai à plat ventre jusqu’à un monticule minuscule, mais qui m’apparut un excellent poste d’observation et d’audience.

Je me hissai doucement sur cette sorte de tumulus. Là-haut j’écoutai. Alors un frisson humide passa sur mon échine : j’entendais des chuchotements de voix autour de moi.

J’avais donné comme signal d’alerte un coup de fusil ou de revolver. Il était évident que l’on devait tirer ce coup, sans attendre, dès perception du danger. Je me trouvais à quarante mètres du camp. Il ne pouvait être question, maintenant, pour le signal de mise en défense, d’être rentré dans mes lignes. D’ailleurs, toute seconde perdue était un danger de plus. Revenir en courant, c’était me faire fusiller par mes sentinelles, rentrer en rampant, c’était perdre un temps inestimable.

Je levai mon revolver et tirai devant moi, au jugé.

J’entendis aussitôt le camp en émoi préparer la défense et me levai pour revenir en criant.

Trop tard. Une masse compacte d’hommes inconnus dont je distingue le bloc furieux, mais muet, se rue vers les miens d’un bond ardent. Je les vois courir dans la nuit claire. Ils me dépassent à droite et à gauche et je reste sur mon tumulus, revolver au poing, séparé de mon expédition.

Là-bas, j’entends une lutte féroce s’engager. Le Suédois a allumé un phare d’auto et je le vois tirer, tirer… Les fusils pètent, puis les revolvers, et c’est le corps à corps.

Des voix m’appellent et je sens que là-bas on va succomber. Je me précipite au galop vers le phare. Brusquement il est éteint et trois hommes me sautent dessus. L’un d’eux, d’un coup de lance, a percé mon vêtement. Je l’étends, mais un autre m’a pris par le dos. Je roule à terre et d’une balle tirée derrière l’épaule je mets à mal ce second assaillant. Le troisième me porte un coup de couteau, de ces puissants couteaux turcomans dont la navaja espagnole est une contrefaçon pour enfants. Je pare le coup avec mon revolver, mais l’homme m’empoigne vigoureusement et cherche à me coucher au sol.

Il a lâché son surin et je lâche mon arme. Nous nous tenons avec vigueur. Il est robuste, mais je suis un homme entraîné depuis mon enfance aux sports de force, je plie ce long corps maigre et nerveux.

Comme je me demande s’il faut étrangler ce diable qui se débat sous mes muscles, le dos au sol et les jambes frénétiques, je sens entre mes jambes son propre coutelas. Je le saisis, j’abandonne le Turcoman et, au moment où il va se relever, tout agile qu’il soit, tel le singe, je le cloue à la terre d’une enfoncée pareille à un coup de poing de boxeur.

Je me relève. L’autre râle. Je vais reprendre ma course vers le camp mais…

Des lumières s’allument avec des cris de triomphe et je vois à cette lueur les bandits qui vont et viennent en parfaite quiétude.

Mon expédition est abolie. Tous sont morts, et je vais être contraint de fuir.

Pas d’hésitation. Je cherche mon revolver à terre, je retire le couteau du corps de mon ennemi, je l’essuie sur ses vêtements, et m’éloigne lentement, écoutant la nuit qui m’entoure, seul et perdu désormais dans le Désert de la Faim.

Bientôt le silence recouvre mes pas. Je ne perçois plus les appels joyeux des vainqueurs. J’avance au hasard, craignant de tomber sur le camp de ces hommes, où doivent veiller les femmes et dormir les enfants. Mais le vent léger ne m’apporte aucun bruit de vie. J’avance… Maintenant il faut trouver un refuge autre que la terre nue. Je me dirige vers l’Amou-Daria.

J’ai marché jusqu’à l’aube. Lorsqu’elle arrive, je suis loin du fleuve dont il faudrait encore peut être quarante-huit heures pour voir les rives, mais je suis au bord d’un vaste étang comme les fleuves de l’Asie centrale, coulant sur une terre basse, en créent souvent très loin de leur lit.

Autour de moi, ce sont des végétaux tristes et sombres. Les herbes ont l’air d’algues pourries. Quelques arbustes se sont développés çà et là. Au nord, je vois une façon de vallonnement coupé en son centre. Ces collines et la vallée transverse m’indiquent le lieu où, selon mes instructions secrètes, doit gîter, presque à fleur de terre, le divin pétrole que je suis venu chercher.

Je trouve un abri. C’est entre deux arbres une dépression bordée à l’ouest par un talus. Il faudrait être à dix pas pour m’apercevoir.

Et je me mets à réfléchir.

L’aventure se présente redoutable. Je sais que mes Américains sont habitués à ne point faire le décompte des vies humaines que coûte une affaire. Si je les revois jamais, ils passeront le prix de ma première expédition par profits et pertes et me chargeront d’une autre mission, pensant avec juste raison qu’il n’y a pas d’homme plus prudent que celui qui fut échaudé une fois déjà. Mais, en attendant, je ne vois pas du tout comment je pourrai revoir le monde civilisé.

Sans doute nos assaillants de cette nuit ignorent-ils ma disparition. En ce cas, ils ne me feront point rechercher.

Mais cela m’importe moins que de savoir si je puis gagner seul Khiva, la seule cité assez grande pour assurer à un Européen poursuivi la quiétude et la sécurité.

Je reste dans mon fossé, paisible et hésitant. Le sentiment de ma situation m’est en quelque sorte devenu asiatique. Je me sens poussé à dire le fameux « Mektoub » qui symbolise l’attitude philosophique des hommes de ce pays. J’accepte avec facilité la péripétie. Je ne suis même pas aussi inquiet que la raison l’exigerait. Une sorte de légèreté intellectuelle ne me fait pas, comme disent les Anglais, réaliser ma situation.

Le jour passe. De temps à autre je me relève et vais avec soin surveiller les horizons, toujours muets et vides.

Je n’ai pas faim, mais il me faudra manger. Quoi et comment ? Je fais mon inventaire. J’ai des allumettes, chose inestimable. J’ai un magnifique couteau turcoman, damasquiné, ma foi, et d’acier bleu. C’était certainement un notable que l’individu auquel j’ai fait passer le goût du pain.

Brusquement je me décide à chercher ma nourriture dans cet étang. Peut-on y pêcher quelques poissons alimentaires ?

Je m’approche, oubliant ma prudence. Comment pêcher ?

Soudain j’entrevois, à cent pas de moi, une gazelle précautionneuse qui vient boire. Elle ne m’a pas aperçu. Je suis immobile en méditation depuis vingt minutes.

Alors, sans plus réfléchir, je tire mon revolver. C’est le moment de vérifier si mon adresse est toujours bonne.

Je tire. Le coup sonne et se répand, dirait-on, sur l’étang.

La bête a fait une sorte de cabriole. Elle est allongée maintenant sur le sol. Je l’ai tuée.

Cette fois, il me faut suivre les errements de feu Robinson. Je dépèce ma victime et réunis des branches au fond du fossé qui m’a servi de lit.

J’ai fait cuire un morceau de gazelle. La vérité m’oblige à avouer la médiocrité du mets, surtout sans condiment…

Mais subitement, débordant d’énergie, je sors ma boussole de poche, puis je repère la direction de Khiva et me voilà parti.

J’ai marché tout l’après-midi. J’ai dormi sur un tertre près d’un autre étang, semblable à celui qui m’accueillit le matin. Le lendemain, emportant les derniers restes boucanés de ma gazelle, je continuai le chemin vers Khiva.

Je me couchai, la nuit venue, en un coin fait exprès, eût-on dit. C’était encore le reste de quelque vie disparue depuis des siècles. On eût dit trois murs d’une maison autour de laquelle le vent aurait accumulé le sable.

Heureux de cette demeure archaïque, je m’endormis tôt.

 

Je fus tiré de mon sommeil par des contacts violents autour de mes jambes et de mon torse. J’ouvris les yeux avant de comprendre.

— Serrez-le bien ! entendis-je en arabe.

Devant moi, une torche allumée éclairait plusieurs masques de Turcomans.

On me ficelait comme une andouille.

J’étais pris.

III

Les cachots de l’émir Seid Mhamed Rahim.

On m’emballa comme un paquet dans une étoffe liée aux deux bouts et on me posa, tel quel, dans une façon de panier sur le dos d’un cheval. Dans le panier parallèle, et faisant équilibre, un jeune garçon se prélassait et menait la monture ainsi bâtée. Ensuite on se mit en marche. Il n’y avait aucun danger, attaché comme je l’étais, que je devinsse un danger pour mes ravisseurs.

Au bout de deux heures de marche, dans la situation où je me trouvais, je vous prie de croire que je ne sentais plus ni mes bras ni mes jambes, ni d’ailleurs mon corps. Et cela dura tout le jour.

La nuit n’était pas encore complète lorsque mes brigands firent halte. On me sortit de mon panier et on m’étendit sur le sol. Lorsque les tentes furent dressées, on me porta dans celle qui faisait centre et je me trouvai en présence du chef de la troupe. C’était un homme légèrement barbu, de type iranien très net, aux yeux fixes et à l’air en même temps enfantin et féroce. Il portait le haut bonnet d’astrakan et deux ou trois robes de soie, avec, par-dessus, une pelisse en renard immaculé. Il tenait ses mains très soignées étendues à plat sur ses genoux et je vis qu’il avait les ongles laqués de rose. Deux bagues à brillants ornaient ses auriculaires.

Il me demanda :

— Tu es Russe ?

Je répondis froidement :

— Non. Je suis Français.

Il ferma les yeux deux secondes :

— Français… Comment se nomme ton émir ?

Je m’efforçai de le satisfaire en son questionnaire dont le comique le disputait à l’absurdité. Il était évident que son désir fut de m’étonner par sa science politique, car il me parla successivement de tous les chefs d’État du moment. Je commençais à en avoir par-dessus la tête de cette conversation internationale dans laquelle je tenais la place déplorable de l’interlocuteur ficelé qui ne peut même pas remuer un doigt.

Je finis par le lui dire.

Il rétorqua d’une voix égale :

— Ne crains pas que cela te nuise beaucoup, ni longtemps. Tu seras exécuté dans trois jours, sitôt les cérémonies faites et les épreuves accomplies.

Je dis :

— Quelles cérémonies et quelles épreuves ?

Avec un grand air de noblesse, il affirma :

— Mon serviteur Nesser Bey t’informera.

— Qu’ai-je fait pour que tu prétendes me faire subir ce traitement. Je t’avertis que mon pays ne laissera pas accomplir cela sans te châtier.

Il me regarda fixement sans répondre.

— Je suis un grand personnage dans ma patrie, et certes toi et les tiens aurez le même sort que celui dont tu me menaces.

Il fit un signe. On vint me reprendre et on m’emporta. Je ne savais toujours pas entre quelles mains j’étais tombé.

Peu après, mes liens furent relâchés et on m’apporta à manger puis à boire.

Le lendemain, la marche fut reprise comme la veille. Je fus reporté dans mon panier, mais comme j’étais serré de façon moins meurtrière, je souffris aussi beaucoup moins. Le surlendemain, la même cérémonie recommença et, à cinq heures du soir, je fus tiré de ma prison ambulante et bucolique au milieu d’une place, dans un village abracadabrant, rempli de Turcomans piailleurs. J’eus le temps de voir une étrange tour, mince comme un fil, des murailles à contre-forts et à créneaux, d’invraisemblables rues concaves où des hommes pouilleux attendaient, les yeux mi-clos, je ne sais quoi, à moins que ce fut le jugement dernier. On me mena enfin jusqu’à la haute tour brune et on m’introduisit dans son ténébreux sous-sol. J’avais les jambes déliées mais non les poignets.

Je crus deviner qu’ici on exécutait, comme jadis à Boukhara, en lançant le condamné du haut de cet édifice aimable. Évidemment, lorsqu’il arrivait au sol, il ne restait au voyageur aérien qu’une chance fort petite de se trouver debout à saluer l’honorable société. Je mangeai ce soir-là encore, et bus. Puis je fus abandonné à mes réflexions. La nuit me fut beaucoup plus pénible que sur la terre en plein désert, car des animaux immondes régnaient en ce taudis et prétendaient me rendre des visites intéressées. Le plus étonnant, c’est que je ne savais pas quel était ce village inconnu, absent de mes cartes autant qu’il semblait.

Je fus renseigné le lendemain.

Il était sans doute près de midi quand six gardes, armés jusqu’aux dents, me vinrent chercher et, après m’avoir emballé dans une étoffe, me portèrent, suspendu à un bâton, je me demandais où ? Lorsque je fus sorti de ma draperie, je me trouvai dans le jardin d’un palais genre persan. De hauts murs le bordaient partout. Les arbres étaient nombreux et vigoureux. Un petit pavillon de style quasi français, à deux étages et terrasse, se trouvait à ma gauche. Il portait une garniture de briques émaillées, en dessins, ma foi, harmonieux. À ma droite, entre quatre beaux arbres qui lui servaient d’angles, un bassin carré bordé de briques d’un bleu aveuglant reflétait le ciel. Un énorme et absurde lampadaire régnait au milieu de cette piscine. Une demi-douzaine de types aux faces patibulaires rôdaient autour de moi, sinistres, avec leurs bonnets démesurés de mouton noir.

On me délivre de mes liens et je suis abandonné au milieu de cette garde que complète encore tout un régiment, car j’entrevois un tas d’hommes massés derrière les arbres et le pavillon.

Que me veulent-ils ?

Enfin on vient me prendre à six et on me mène dans la petite maisonnette. Là, le notable qui m’a déjà entretenu règne sur une sorte de chaire gothique. Trois hommes habillés très somptueusement sont assis un peu plus bas. Ce sont sans doute les assesseurs de cet extravagant tribunal qui, je le devine, va me juger.

Je suis placé devant le groupe, puis un personnage vêtu d’une robe de soie violette se lève avec un papier à la main et se met à lire.

Cette fois, j’ai compris. Ce « greffier » s’exprime en arabe. On a dû dire au personnage dominant qui se nomme l’émir Seïd Mhamed Rahim, et qui descend, paraît-il, du Prophète, que dans les pays civilisés la justice se rendait sous certaines formes spéciales qui lui donnent un grand lustre. C’est comme si on avait offert à ce brave émir un appareil cinématographique ou un side-car. Il lui fallut aussitôt faire marcher chez lui cet organisme politique comme il fonctionne en Europe. Mais, pour cela, il était indispensable aussi de posséder un accusé digne du cérémonial. Je suis sans nul doute le personnage destiné à prouver combien dignement la justice turcomane fonctionne selon les derniers us. Le menu peuple dont cet émir est maître ne saurait être digne de tant de rites magnifiques. Mais moi…

Toutefois, tuer tous les membres d’une expédition est chose dangereuse, même pour un potentat d’Asie centrale. Il doit bien le savoir, celui-là. Qu’est-ce à dire ?

Mais au bout de dix minutes d’explications fournies par l’homme qui lit, j’ai compris l’affaire :

J’ai devant moi un minuscule khan, sur lequel les Boukhares de Boukhara et les Turcomans de Merv cherchent alternativement à agir. En fait, une seule force l’a séduit : la russe.

Or, les Russes, qui décidément sont de très habiles gens, ont pensé que les Anglais et les Américains mettraient sur pied des missions investigatrices, destinées à examiner et sonder ce pays. Cela leur déplaît, mais il est impossible de tenir les déserts en totalité par des troupes. Ils ont donc cherché le moyen de faire disparaître expertement, et sans se salir les mains, toutes expéditions étrangères. Leur combinaison, pour être machiavélique, n’en semble pas moins fort efficace. Ils ont donné licence absolue aux tribus pillardes du pays de mettre à mal les Européens non accrédités qu’ils rencontreraient. Et ils leur promirent l’impunité.

De plus, afin de bien fanatiser ces gens, ils leur affirmèrent mille choses absurdes, mais habilement choisies. Nous sommes tenus surtout pour ennemis des vrais croyants et de l’islamisme.

D’après mon « greffier », ce serait la troisième fois qu’une mission étrangère est détruite par l’émir Seïd Mhamed Rahim, de Yackhila…

Cependant l’homme qui expose mes crimes en a fini. Il s’assied.

Alors l’émir me demande :

— Accusé, quel est ton nom ?

Je lui réponds correctement, amusé malgré moi de cette comédie.

— Tu as entendu l’accusation qui vient d’être lue. Dis-moi ce que tu penses avoir à répondre ?

Je me mis à parler avec l’emphase orientale, qualifiai mon émir de tous les noms indispensables : victorieux, lumière d’Allah et mille autres formules, ensuite j’en vins à exposer que je n’étais en rien l’ennemi de la religion de Mahomet. Je fis tout un rapport sur le but que je poursuivais en mon exploration ; trouver des gisements de pétrole. Seuls peuvent les exploiter des grands États et ils assureraient aux habitants la richesse avec le bonheur, du jour où cette industrie fonctionnerait.

— Tu dis cela, rétorqua l’émir, mais nous avons été avertis que tu savais très bien t’expliquer et que tes paroles sont captieuses. En réalité, tu voulais trois choses, trouver les mines de pierres précieuses qui sont par ici, et que nous connaissons, pour nous en dérober le produit. Ensuite, nous nuire et enfin nuire à nos amis les émirs de la Grande Russie.

Ici nous entamâmes une discussion qui menaçait de durer longtemps si mon émir n’avait pas commencé de ressentir un certain ennui. Tout le monde n’a pas l’esprit des juges professionnels, leur patience et leur désir de rendre la justice en disant le droit. Seïd Mhamed Rahim, dont la « justice » était aujourd’hui le carnaval favori, en avait déjà assez. Il fit semblant de consulter ses assesseurs et tendit au « greffier » un papier que l’autre lut à haute voix.

J’étais condamné à mort.

Lorsque la sentence fut lue, l’émir se leva et, avec un air affable, il dit :

— Je n’ai pas jugé bon d’organiser en mes États ; comme il est en Europe, un système d’appels qui puisse avoir comme conséquence de détruire ce que la justice fit. Mais si la condamnation est définitive, sache que tu dois l’attendre sans tortures. Tu seras jeté du haut de la tour et tu mourras subitement en arrivant sur le sol. Toutefois, tu peux recourir, si tu veux, à l’Épreuve. Mais alors, si tu échoues, tu seras empalé.

Je demandai avec un air hautain :

— Je ne sais pas ce que c’est que l’épreuve.

Il reprit :

— Tu vas le savoir.

Le greffier se releva encore et dit avec componction :

— Celui qui, par la haute sagesse de notre divin émir, œil de Dieu sur terre, Seïd Mhamed Rahim le victorieux, aura été condamné à être jeté de haut pourra en appeler aux Épreuves. C’est dire que sa magnanimité Seïd Mhamed Rahim le soumettra à certaines de ses femmes, devenues arbitres de son destin. Si l’une d’elles veut l’épouser, il sera libre aussitôt. Si aucune ne veut l’épouser sans le mieux connaître, elles peuvent désirer passer une heure avec lui. En ce cas elles disent, l’heure terminée, si elles l’acceptent cette fois pour époux. Si aucune enfin ne le réclame après ces Épreuves, il sera empalé sur la place Katta Minar et il devra souffrir jusqu’au bout.

Le greffier, toujours digne, s’assit.

— Accepte-tu l’Épreuve ? demanda l’émir à nouveau.

— J’accepte ! dis-je avec majesté.

Alors tout le monde se leva et sortit. Mes gardes se rapprochèrent et me ligotèrent à nouveau. Je faillis me rebeller, mais j’avais vu à droite et à gauche deux énormes coutelas, prêts, si je faisais un mouvement, à m’éviter le pal.

Cette fois, il n’y avait plus à en douter. Ces gens avaient si bien été remontés par les Russes qu’ils tenaient, au seul bénéfice de leurs amis des Soviets, à débarrasser l’Asie centrale de tous les explorateurs européens. Je n’étais plus victime d’un chef de brigands turcoman, ni d’un fanatique Boukhare, ni d’un Kirghiz pillard, mais de la haute politique internationale, la seule contingence au monde pour qui la vie humaine soit moins que rien.

Cependant je réfléchissais avec âpreté. Cette fois, la menace avait un caractère qui ne me laissait plus d’espoirs. Le mariage ! Je connais trop bien la sottise de ces femmes d’Asie pour admettre qu’aucune dût être tentée par moi. Il allait falloir examiner si une évasion restait possible. J’avais de l’or caché sur moi. Peut-être un geôlier ?… Enfin je n’avais plus le droit de prendre cette péripétie à la blague. Ma vie était au bord du vaste gouffre d’où l’on ne remonte plus…

Soudain un de mes gardiens me fit signe d’avancer vers la porte en face, par laquelle le « tribunal » s’était précisément éclipsé. Je m’y dirigeai et pénétrai seul, avec les bras liés derrière le dos, dans cette seconde pièce du pavillon.

Dès la porte, ma stupeur fut grande. Je me trouvai devant deux rangs de femmes vêtues de leur sac épais qui dissimule les formes. Les faces étaient garnies uniformément du tchartchaf. Je ne vis que des yeux, mais prodigieusement attentifs. La bizarrerie du spectacle me figea. Je dévisageai toutes ces faces muettes et obscures avec une acuité involontaire. Des yeux, rien que des yeux… Corps et masques restaient impénétrables et personne ne bougeait un bras ou un pied. Pas un de ces regards non plus ne cillait. Quarante paires de pupilles s’accrochaient à mon corps, à ma figure have, à… mais sais-je ce que ces femmes regardèrent de moi.

La scène se prolongea quatre minutes au moins. Je n’ai, de ma vie, connu un tel embarras. Jamais je ne fus aussi nu, aussi défait et vaincu que devant ces formes encapuchonnées et inintelligibles que je savais être des femmes, des corps de femmes, pesant en ce moment, non pas ce que je pouvais valoir comme protecteur, comme compagnon, comme guide dans la vie ou comme maître, mais seulement comme mâle, et encore, non pas sans doute comme procréateur, quoique on ne sache jamais. Sans doute leur souci n’allait-il pas au delà de l’idée qu’il leur était possible aujourd’hui de connaître sans danger une étreinte neuve, de celles dont les femmes parlent entre elles et dont elles exposent avec cynisme les caractéristiques. Elles se demandaient s’il leur fallait tenter de savoir comment un homme de l’Occident donne le plaisir.

Enfin, au premier rang des épouses de Seïd Mhamed Rahim, une voix nette dit en français :

— Va-t-en !

Coléreux et ému à la fois, je me tournai et m’en fus.

Mes gardiens me reprirent.

On me mena dehors et je m’assis sur les briques bleues qui bordaient la piscine.

Au bout de dix minutes, le « greffier » apparut, sortant du pavillon. Il vint à moi et salua.

— Je viens te dire ce qu’il a été décidé dans la réunion des femmes de Son Altesse sérénissime et magnanime Seïd Mhamed Rahim.

— Dis-le ! répondis-je froidement.

C’était évidemment là Nesser Bey.

— Tu n’as pas l’air heureux, s’inquiéta-t-il avec une fausse bonhomie. Peut-être as-tu raison !

Mon sang bouillait. Allais-je être jeté du haut de la tour ou si je pourrais tenter de conquérir une femme ?

Le « greffier » questionna à voix basse :

— Pourquoi as-tu eu l’air si orgueilleux. Cela t’a nui.

Je pensai :

« Aucune femme n’a voulu de moi. Je n’ai pas le type de beauté qui les fascine… »

L’autre continua :

— J’aurais voulu te voir sauver.

Connaissant les façons complexes des Asiates, je fus assuré qu’il n’y avait plus d’espoir de ce côté-là.

Je parlai rudement :

Fais-moi reconduire dans ma prison, que m’importe la mort !

Il me regarda avec surprise :

— Non, tu n’iras pas dans la prison. Tu vas aller dans la chambre aménagée pour les épreuves. Tu auras trois femmes cette nuit à satisfaire. Aucune ne veut de toi sans t’éprouver. Contente la première, car elle surtout peut te sauver.

Il eut un coup d’œil oblique.

— Prends garde que tu dois passer une heure avec chacune. Ne commence pas trop tôt…

Et il s’en alla.

IV

L’épreuve.

1

La blonde.

Lorsque le « greffier » de mon tribunal m’eut quitté, je demeurai un instant à goûter la subtile ironie de cette situation. Jamais homme au monde fût-il fourvoyé en pareille impasse ? Je me trouvais en nécessité de conjouir trois femmes du Turkestan, dont j’ignorais d’ailleurs, car ces peuples sont fourbes, si elles avaient le moindre désir de me sauver ou si elles ne s’amusaient pas à un jeu inédit et cocasse, dont ma mort restait la seule certitude.

Mais je suis homme d’ordre. Il fallait, en présence de cette péripétie extravagante, agir comme si ces femmes étaient sincères, et même comme si elles avaient l’intention affirmée de me faire mettre en liberté, avec une nouvelle qualité d’époux, pour peu que je les satisfisse. J’allais donc avoir trois échantillons différents à intimiser d’une race — ou de plusieurs — dont les femmes ne sont pas précisément accessibles.

Après les fatigues de ce voyage, accompli ficelé dans un vaste panier insuffisamment confortable, serais-je en mesure de faire un amoureux congru ? Ces femelles asiatiques attendaient-elles de moi des exploits galants multiples et effervescents, à la mode espagnole, des fioritures galantes, ou des pratiques neuves et inconnues ?

La question avait une importance essentielle. Sur trois corps que j’aurais à satisfaire, il m’était permis de me tromper une fois, et, au maximum, deux, mais pas plus. Quand je dis « me tromper », je veux exprimer cette idée que chacune des héroïnes attendant de moi quelque chose, il me fallait deviner quoi, pour lui donner, autant que faire se pouvait, satisfaction. Toutefois, saurais-je deviner ?

Je tournais tout cela en ma tête tandis qu’une vingtaine de gardiens armés et belliqueux me contemplaient sans aménité, assis sur les briques d’un si beau bleu qui faisaient la margelle du bassin carré. Quelle tragi-comédie, quel vaudeville même !

Je devinai le parti que pourrait tirer d’une situation telle un directeur de music-hall parisien. Voilà un magnifique prétexte à défilé de femmes nues, un vrai triomphe pour quelque décorateur imbu d’art persan. Cinq cents représentations à la clé, pour peu que la musique fut bonne ! Mais en ce moment il ne s’agissait en aucune façon de théâtre, non plus que de vastes toiles polychromes capables de faire dire aux critiques combien raffinait l’art boukhare. Il ne s’agissait même pas de laisser mon esprit s’amuser autour de cette menace de mort qui pesait sur moi. En tout cas, et contrairement à ce qu’on croirait, j’avais peine à prendre ma condamnation au sérieux. Et pourtant elle l’était, aucun doute ne pouvait subsister.

Personne ne connaît l’âme de la femme arabe. Elle vit loin des Européens en une ombre redoutée, qui pourtant, m’a-t-on dit, ne la maintient point en hébétude. On la juge intelligente et d’une astuce extrêmement déliée. J’avais lu en ma jeunesse et je possédais même, en mon appartement de Paris, des livres dont je regrettais justement de n’avoir su me nourrir jadis comme il eût fallu. Ainsi en est-il du fameux Jardin Parfumé[ws 1] du cheick Neftzaoui. Cet art d’aimer arabe figurait plutôt dans ma bibliothèque à cause des aquarelles dont un ami avait embelli les marges démesurées de mon édition, que pour sa qualité de document précieux sur l’amour et par conséquent sur la femme arabe. Mon tort avait été grand d’en négliger l’utile compétence.

Je tentai de réunir mes souvenirs car, tout de même, j’avais parcouru cet in-quarto. Oui, il y avait là dedans un tas de précieux et délicats conseils, dont la lecture en ce moment m’aurait été un inestimable bienfait. On y apprend ce qu’aime en amour la femme musulmane. On dit comment un amant peut l’émouvoir. On révèle les « amitiés » préparatoires aux derniers outrages, qui méritent peut-être ici le nom de derniers compliments. On décèle tous les menus tours de main, si je puis dire, de l’amant d’Asie. Hélas ! tout cela ne m’était aucunement resté dans l’esprit. Certaines fables de littérature curieuse, passionnées par un cynisme à la fois naïf et poétique, s’évoquaient seules en ma pensée. Mais quel conseil efficace en tirer ?…

Peut-être les fameux traités érotiques indous m’auraient-ils renseigné aussi. J’en possède une collection élégante. Pourquoi diable m’étais-je tenu naguère à la lecture des anecdotes au lieu de traiter cela gravement comme un manuel de minéralogie. Ah ! je pouvais aujourd’hui illustrer de documents inédits et sensationnels une théorie neuve de la science. Je la formulais de cette façon :

Il n’y a pas de science inutile ni de savoir périmé. Un homme doit tout apprendre. La physique de Varron et la zoologie de Pline ont leur emploi encore…

Mais toutes ces réflexions tissues de douces ironies, grâce à quoi je pouvais supporter une réalité simultanément burlesque et mortelle, ne changeaient rien aux faits. J’allais, sans doute dans un moment, me trouver en présence d’un être de l’autre sexe. Il me faudrait donner à ce corps, et à cette âme, une qualité ou une quantité « surchoix » d’émotions passionnantes, afin que la femme me gardât comme époux. Si j’échouais, ce serait à une autre de me faire tenter encore la chance. Enfin, au cas où mes deux premières maîtresses refuseraient mes futures étreintes maritales, la troisième serait sans doute mon… chant du cygne…

Et si une de ces épouses d’Émir m’acceptait, que se passerait-il ensuite ? Je me le demandais avec moquerie. Serais-je tout de suite promu à quelque dignité, près du potentat, ou si je devrais travailler désormais d’un métier vil, sous la surveillance de Turcomans sans douceur. Serais-je sans espoir de jamais gagner Khiva ou Merv, et de me réfugier à l’ombre tutélaire de quelque maison diplomatique ?…

Autant d’énigmes parmi lesquelles j’errais comme Œdipe dans un escadron de sphinx.

Le temps passait Le soir rosissait l’atmosphère et effilait les cimes des arbres. Une brise sèche et parfumée agitait doucement les folioles. De petites rides passaient délicatement sur l’eau de la piscine, dont le fond de pierre veinée m’apparaissait clairement.

Pas un bruit ne s’élevait du pavillon de l’émir Seïd Mhamed Rahim. Autour de moi, sous leurs bonnets démesurés et pansus, les soldats ou gendarmes du petit souverain allaient et venaient sans bruit, avec leurs coutelas démesurés à demi hors des gaines et de ces regards obliques qui condamnent plus irrémédiablement qu’une levée d’écrou signée par Deibler.

L’ombre envahit doucement le jardin. Les murs paraissaient se dissoudre dans l’atmosphère et je pus enfin me croire au milieu d’un jardin démesuré, tout fait de parfums, de verdure assombrie et d’évocations perdues dans la nuit des âges : favorites des fils de Gengis-Khan ou de Timour le boiteux, filles des harems monstrueux et cruels de l’histoire, reines des Mille et une Nuits, esclaves des Lettres Persanes, toutes paraissaient venir à moi dans le décor du soir tombant, tandis que les gardiens de mon supplice se rapprochaient avec des mines d’anthropophages…

Et les minutes coulaient faisant des heures. Bientôt il fit nuit. Pas une lumière ne naissait autour de moi. Perdu dans l’ombre je pouvais me croire libre. Je savourais avec une sorte de triste délice la tristesse alambiquée de cette silencieuse quiétude, faite d’ombre et de mort, attentive à ne point perdre une proie attendue.

Encore du temps. Un vent pareil à des doigts d’enfant passe sur l’eau proche et y crée des frissons de soie ou de mousseline. Je sens presque sur mon dos des respirations hâtives de gens qui mourraient demain sur le pal si je leur échappais, et qui le savent…

Ils veillent sur moi comme la mère guette les moindres gestes d’un enfant adoré.

Mais voici du bruit dans le pavillon, deux fenêtres s’éclairent et des voix sonnent. J’entends un rire. Un homme accourt de toute vitesse portant une longue perche au bout de laquelle brille une petite torche. Il allume de loin l’absurde lampadaire, au milieu de la petite nappe d’eau carrée qui fait soudain l’effet d’une soie diaprée et glacée aux reflets d’argent sombre.

Alors, du pavillon sort — encore une fois — Nesser Bey « greffier » de mon tribunal. Il doit commander aux exécutions aussi. Je devrais dire à l’Émir que cela est contraire à la séparation des pouvoirs. En Europe, le bourreau est un homme méprisable et méprisé, mais doué d’une « aura » terrifique qui, tout de même, lui donne une autre figure que celle d’un huissier. Enfin, on ne peut que tenir compte à Seïd Mhamed Rahim du désir évident qu’il eut de faire régner les belles mœurs judiciaires de l’aristocratie de robe en un pays mal préparé à ses bienfaits. Mais on ne saurait exiger qu’il ait réalisé d’un coup la perfection d’un parlement d’ancien régime, avec tous ses secrets et ses traditions. En somme, il faut respecter partout le bon vouloir avant la réussite…

Le « greffier » est devant moi. Il me parle avec une déférence évidente. Je devine que, dans un moment, je vais me trouver promu époux surnuméraire d’une femme d’émir, et, sans doute, de plusieurs. Cela ne va pas sans relever mon prestige chancelant.

L’homme me parle.

— Suis-moi, je te prie.

J’emboîte son pas. Il me conduit jusqu’en la salle où je fus jugé. Lorsque j’y suis entré, il commande à deux gardes qui nous suivent de me délier.

Me voici les bras libres. Ce n’est pas trop tôt.

Ensuite il renvoie les deux gendarmes, ferme la porte et reste seul avec moi.

Il me regarde avec sérieux :

— Tu es prêt ?

— Je le suis.

— Écoute-moi donc, et songe bien que mes conseils sont probablement pour toi question de vie ou de mort.

— Je t’écoute.

— J’ai réglé l’ordre de ta nuit. La femme — Allah déverse sur elle tous les bonheurs — que tu vas recevoir la première est celle qui me semble le mieux en capacité de t’épouser. Elle est de sang européen. Si elle accepte, l’heure finie, tu t’en iras avec elle dans un lieu choisi. Les gardes t’accompagneront ; mais, le seuil franchi, tu seras libre. Si elle te refuse, tu sera averti, et la seconde viendra. De même pour la troisième. Si aucune ne te prend, l’ordre sera donné aussitôt de préparer le pal et ton supplice commencera une heure après, à la lueur des torches.

« Écoute encore. La plus belle est la seconde. Dis-le-lui.

Je comprends que les avis de cet homme prennent le chemin qui me servira. Je fais un signe d’approbation.

— Afin de pouvoir tenir devant toutes, car Dieu seul sait si tu n’auras pas besoin de toute ta vigueur, ménage tes forces au début et, au besoin, simule le plaisir.

— Je t’entends dis-je.

— Tiens, reçois cette pâte ! C’est un aphrodisiaque puissant. Tu ne le mâcheras qu’à la seconde, ou à la dernière, si tu crains de ne pouvoir faire face à ses désirs.

Je prends une demi-douzaine de boules molles assez semblables de consistance au rahat loukoum.

— Sois prudent, parle peu et ne crains pas de mentir.

— Je serai tout cela.

J’ajoute :

— Ne pourrais-tu me permettre de prendre un bain pour assouplir mes membres que les liens ont fatigués ?

— Je le puis.

— Et me faire donner à manger aussi ?

— Tu l’auras. Me promets-tu de te souvenir de moi, si un jour tu retournes en ton pays ?

— Certes !

— Sauras-tu que, moi aussi, je suis du sang du Prophète ? Si l’émir trouvait des amis de ceux qu’il a fait tuer capables de lui nuire, je commanderais ici, sache-le, mieux qu’aucun de ceux qui s’y sont succédé.

Je devine que l’astucieux Asiate songe à la revanche des missions massacrées. Et il pose sa candidature aux fonctions royales.

Je me penche vers lui.

— Je sais que ton tour viendra…

Ces paroles énigmatiques le satisfont, il appelle. Quatre gardes entrent précipitamment et, sur un ordre qu’il leur donne, me conduisent jusqu’au bassin devant lequel j’ai rêvé. Je me dévêts et je plonge. Trois minutes je jouis de ce vêtement d’eau fraîche qui m’habille de mille frissons. Ma fatigue disparaît. Je sors de la piscine. On me tend une façon de serviette. Je m’essuie et reprends mes vêtements.

— Viens prendre quelques aliments, me dit Nesser Bey, qui est toujours là.

Je le suis. Nous entrons dans le pavillon par la porte sise à l’opposite et je me vois devant une théière, une tasse et des confitures étalées, avec des gâteaux, sur un plat ciselé. Comme festin, c’est peut-être insuffisamment vigorant, mais je m’en contente et fais honneur à ces pâtisseries médiocres. Je bois une sorte de thé inconnu, d’une saveur assez plaisante, et me déclare satisfait.

— Viens ! dit l’homme avec un clin d’œil complice.

Je le suis. Dans la pièce voisine est un escalier sculpté à la façon arabe qui monte à l’étage au-dessus.

— Va !

Je monte.

Il ne me suit pas. Quand je suis en haut, il dit encore :

— Entre !

J’ouvre une porte et me trouve dans une pièce carrée. Je n’ai pas eu le temps de regarder autour de moi que la porte abandonnée se referme. Je veux la rouvrir pour entendre encore une fois les paroles sans doute toujours plus précieuses de mon guide. Inutile. Un secret condamne le lourd panneau.

Je suis dans la chambre des Épreuves…

Le long de deux murs courent des banquettes. Sur le troisième côté, un lit vaste et bas, couvert de fourrures, règne, éclairé par deux lampes anciennes extrêmement belles. Le quatrième pan de la pièce comporte une table avec deux chaises pleines. Au milieu de la table, une cruche en émail vert est accompagnée de son plateau et de deux tasses semblables. Je vais tâter le récipient et odorer son contenu. Ce doit être de l’eau pure.

À terre un tapis épais et polychrome s’étale joyeusement. Le plafond est décoré de petits carrés à arabesques émaillées. Pas une fenêtre à ce lieu, mais, au ras du plafond, des jours rectangulaires que je ne puis atteindre et qui aèrent la pièce. J’ai subitement soif. Je me sers un peu du liquide contenu dans la cruche. Ce n’est pas de l’eau. J’espère que ce n’est pas du poison. En tout cas, c’est désaltérant.

Maintenant j’attends. Je suis assuré qu’en un coin difficile à deviner des yeux aigus m’espionnent et qui me quitteront pas de toute la nuit.

Je m’assieds donc sur une chaise. Si j’étais certain que personne ne me voie, je me coucherais sur le lit. Oh ! le bienheureux repos à prendre, étendu sur ces fourrures. Mais pourquoi un instinct me dit-il de rester digne, comme si j’étais dans une chambre européenne et tenu aux règles de la civilité ?

Dix minutes passent. Je n’entends rien, absolument rien nulle part. Enfin, je crois percevoir un galop de cheval ou quelque chose de tel. Cela s’arrête. Une, deux minutes coulent encore. Que cette attente est donc énervante et pénible. Je me rétracte avec une colère involontaire et puis…

À côté du lit, là où je n’aurais jamais cru qu’il y eut une porte, un panneau s’enfonce dans le noir. Je ne vois rien, mais me lève d’instinct. J’entends un froissement de mousselines. Comme jaillie de l’orifice qui se referme sans bruit derrière elle, une femme apparaît alors, engoncée dans ses soieries qui rutilent, la figure couverte par le voile et les yeux durs, farouches comme ceux d’un homme irrité.

Sur ses épaules pendent de longs cheveux couleur d’or.

Voilà celle qu’il faut contraindre à me prendre comme mari…

Et je songe, si j’échoue, au pal qui m’attend…

Nous nous regardons tous deux, la jolie femme — du moins je la juge telle — et moi. Enfin je fais un pas vers elle, puis, sans dire un mot, je lui saisis la main et pose un baiser sur les phalangettes.

Elle me dévisage encore. De plus près son regard est cruel et dur. J’en supporte mal la violence cachée.

Elle a retiré sa main et va au lit d’un pas prompt.

Je la suis, éberlué. Comme je sens difficile de toucher ces âmes lointaines… Sans doute est-ce parce que je suis timide. Mais ici ma timidité n’est que trop normale. Il faudrait être un sot pour, dans une situation comme la mienne, ne pas ressentir une hésitation devant la portée du moindre des actes.

La femme semble hésiter, elle aussi. Enfin elle enlève son voile et je regarde sa figure.

Elle est belle. Pourtant un vieillissement se marque aux coins de la bouche et à la lourdeur des joues. Le masque est strictement européen. C’est une sorte de compost où passent les caractères du midi de la France et ceux des îles de le mer Égée. Elle est blonde, mais avec ce faciès sculpté des belles races méditerranéennes. Lèvres gonflées et arquées, nez droit, front haut. Elle se sent admirée et mon sentiment esthétique lui plaît, car elle s’immobilise avec une prétention assez curieuse et paraît demander :

« Comment veux-tu me voir ? »

Je la crois humanisée et lui parle en sa langue :

— Tu es très belle et je suis indigne de tant de grâces. Aie pitié de ton admirateur.

Elle répond.

— Ne sais-tu pas de quelle façon on admire ?

La question me laisse inquiet. Est-ce une allusion érotique et me faut-il sauter dessus pour la violer avec la violence d’un satyre, ou si elle réclame un homme plus humilié, une attitude servile. Je ne sais et n’ose choisir sentant qu’ici l’erreur sera irrémédiable.

Je redis tranquillement :

— Tu es trop belle ! Je ne sais plus que te dire, ni comment agir.

Elle rit :

— Je le savais. Vous êtes tous ainsi. Vous regardez les femmes comme moins que rien, entre vous, mais sitôt mis devant une seule, vous êtes comme des enfants tremblants et battus.

En moi-même, je ris :

« Toi, si je ne sentais pas la mort prête, je te ferais passer cette vanité. J’ai possédé des femmes dont tu aurais juste pu délier les chaussures… »

Mais il me faut garder cette attitude câline qui semble bonne. Elle quitte enfin une des sept ou huit tuniques qui la vêtent. Je vois la soie tomber à ses pieds et s’enrouler au sol. Ensuite, c’est une autre partie du costume, puis une troisième. Je ne sais vraiment comment on pourrait appeler tout cela. Mais la chemise apparaît. Elle est de soie blanche et une fibule la tient sous la gorge. La broche défaite, la fente, ce que je nommerai le décolleté, s’ouvre jusqu’au ventre. Les manches sont d’une largeur extrême et une large bande brodée sert de ceinture. Voici ma « prétendue » en chemise et en pantalon. Car cet ornement fort asiatique se montre en son importance, serré autour du coup de pied et épanoui comme s’il devait mouler les formes d’une mère éléphant.

C’est ma foi assez élégant, cette vêture de femme boukhare ou turcomane. Mais cela manque d’intimité. Je n’ose porter la main sur tant de belles soieries finissimes et flottantes Pourtant je crois me souvenir que le cheik Neftzaoui conseille à un amoureux de ne pas laisser la femme nantie de ses ornements, car l’amour les détériore et elle ne vous pardonne pas cette destruction ; comment agir ?

Le temps passe. Si je le laisse couler en préparations, de quelle façon donnerais-je à cette belle blonde le désir de me proclamer son époux ?

Je me mets à genoux devant elle et je défais la ceinture dont le fermoir est constitué par deux boucles d’or filigrané. Elle laisse faire. Je suis donc dans le droit chemin. Le vaste pantalon choit doucement autour des pieds fins, nus dans des babouches de cuir rouge. Il ne lui reste que sa chemise qui retombe très bas, plus bas qu’il ne faudrait.

Mon Dieu, que je dois avoir l’air empoté et lycéen !… Comme s’il y avait des lycées en ce terroir perdu !… J’étreins par la taille celle aux yeux de qui je parus un mari présentable et je manifeste avec une passion feinte un enthousiasme délirant.

Cela ne rend pas. Le masque demeure impassible et un léger sourire même retrousse les commissures.

Je ne suis pas dans le bon axe. Changeons notre fusil d’épaule. Je me lève et doucement je dégage les épaules de la chemise. Le grand vêtement tombe.

La voilà nue. Cette fois je suis plus à l’aise. Je pose un baiser sur le sein droit, puis sur le sein gauche, Tous deux sont lourds et déjà fléchissants, mais leur courbe est belle.

La femme ne bouge pas du tout. Elle accepte tous les hommages avec une somptueuse indifférence. Cela ne laisse pas de désorienter mes idées. Je promène les mains sur sa peau avec soin et amour. De fait, il est certain que cette chair, macérée dans les pâtes et les parfums, plongée et replongée dans l’eau, caressée par des masseuses du cru et strigilée comme celle des athlètes grecs, est d’une douceur de tact merveilleuse. Les plus fines peaux d’Europe, à côté d’elle, sont pustuleuses. C’est, ma foi, excitant, cette caresse qui insiste et s’évertue.

Elle dit :

— Tu es lépreux ?

Je la regarde avec stupeur. Avec un geste de reine elle désigne mon harnois d’explorateur :

— Crois-tu que je sois venue pour connaître le contact de tout cela ?

Ah ! Voilà la gaffe suprême qui me fait peut-être perdre cette magnifique épouse d’émir. Je voulais la mettre nue, mais il fallait accompagner cela par une dévêture parallèle.

Je trouve la riposte :

— Devant toi je ne désire que de t’entendre commander, je voulais te voir me parler ainsi. Je serai nu…

Elle répond dédaigneusement :

— Nu, si tu n’es pas difforme ou laid ?

Je pense :

« Chipie… »

En quelques gestes précis je suis « en peau ». Je dresse devant ce corps pâle et lacté, aux courbes molles, ma stature d’athlète d’occident. Mes muscles bien détachés jouent sous le derme.

Elle me toise de la tête aux pieds :

— Tu n’es pas infirme, je vois.

Elle a mis une intention que je comprends dans sa réflexion. Cette fois, voici la femme des traités d’érotologie arabe et persane. Je sais ce qu’elle veut dire. Et, de fait, je ne suis pas infirme, mais trois minutes plus tôt je l’eusse été. Et si j’avais eu l’idée de me dénuder en même temps qu’elle je lui aurais semblé fort méprisable…

À quoi tiennent les contingences. Je sens à chaque minute que je frôle de nouveaux dangers et que je marche en équilibre sur une lame de rasoir…

Je sais que la femme arabe n’aime pas la nudité. Du moins cela est article de foi dans les travaux sincères et intimes ou confidences de voyageurs. Mais celle-ci a du sang européen, m’a-t-on dit. Sans doute, le lui rappeler est-il un moyen de la flatter.

Je murmure :

— Tu es plus belle que les femmes de mon pays.

Le piège mord.

— Je suis presque de ton pays. Il y a trois générations, mon aïeul était un Français qui vint se fixer ici et se convertit. Il épousa une fille d’émir et je lui ressemble.

Je l’étreins.

— Ne reste pas debout ainsi. Je veux te voir étendue sur le lit.

Elle s’étend docilement. Je la contemple une minute :

— Quand on te voit, on ne désire plus même t’aimer, on ne voudrait qu’être toi et se confondre avec toi. Mais on ose à peine te toucher.

Elle répond sereinement :

— Je le sais…

Je pense.

« Qui donc te l’a dit, gothon vaniteuse ? Femme d’émir, tu le vois une fois par an. Tu ne l’as jamais entendu te louer comme je fais, vu que son seul désir est alors d’exiger de toi des travaux amoureux généralement pénibles et réclamant une attention usinière. »

Mais je garde, bien entendu, mes réflexions pour moi et viens m’asseoir à ses pieds.

— Laisse-moi t’embrasser, mon adorée ?

Elle affirme avec une tranquillité absolument dépourvue de passion :

— Je suis venue pour cela.

Ce mot fait comme si je recevais brusquement une belle claque, juste lorsque je me promène — les reverrais-je jamais — sur les boulevards à Paris. Les femmes asiatiques, par chance, ne savent pas dissimuler. Celle-ci est si certaine d’apparaître un chef-d’œuvre que mes compliments ne l’émeuvent aucunement. Mais elle est venue pour savoir ce que je saurais faire, en tant qu’amoureux soupçonné de connaître des finesses inconnues de l’Orient.

Je pense en une demi-seconde.

Il faut satisfaire cette amoureuse.

Mais je vais le faire sans espoir et en réservant mes forces. En tout cas, ça ne s’annonce pas très bien.

Il est vrai que souvent lorsqu’on se craint le plus mal parti, on se voit justement en bonne route. La vie est à la fois pleine de mécomptes et de succès, tous inattendus.

Peut-être, en ce moment, où je crois cette conquête perdue, la tiens-je aussi nettement que le pêcheur possède le poisson harponné qui tente encore de fuir.

Je m’efforce donc de donner du plaisir à ce corps robuste et plein qui attend sa joie avec une tranquillité redoutable. D’abord, je pense tenir révélation du fait psychologique dominant. Cette femme serait venue chercher sa joie avec un condamné à mort parce que ce lui est une occasion facile et sans danger de toucher un autre homme que l’émir. Mais elle ne m’aimera jamais et elle me tient pour une sorte de serviteur, rien de plus.

Je joue d’abord, néanmoins, sur les nerfs de cette magnifique blonde avec ma virtuosité parisienne.

Mais je ne vois aucun émoi se manifester. Évidemment l’éducation, ou l’amour d’Asie, ont donné à sa sensibilité une forme avec laquelle mes jeux ne s’accordent pas. Elle se relève sur le coude.

— Tu es las ?

Je devine le sens de cette phrase. Depuis combien de temps est-elle ici ? Il faut en venir au grand œuvre.

Je lui parle :

— Il faudrait dix fois cent ans pour adorer un corps comme le tien.

Elle rit nerveusement.

— Je croyais que vous autres, Occidentaux, saviez faire tenir dix fois cent ans en peu de minutes. C’est pour cela que j’ai songé connaître ton amour. Mais je vois que…

 

Cette fois je l’émeus. Sa voix s’étrangle et je fais vibrer le beau corps gras qui tremble. Les dents s’entre-choquent et elle murmure des paroles incompréhensibles.

Elle parle enfin :

— Tu es déjà fatigué.

Cette fois il s’agit des travaux d’Hercule, je le devine. Bah ! n’ai-je pas bien fait d’être maladroit au début pour resserrer à la fin les actes les plus « prenants » ?

Et je me connais tout heureux de constater que mes hésitations furent, en somme, la plus grande des habiletés.

Je m’efforce maintenant de donner sa plénitude au délire qui tient « ma femme » — je commence, en effet, au fond de ma pensée, à la nommer ainsi. Je m’y donne comme à un exercice difficile. Je sens les houles de grands frissons parcourir les reins cambrée de cette Asiate métissée. Cette fois je dois la tenir. Je suis sauvé.

Les minutes sont courtes. L’heure est sans doute prête de finir. Encore un effort et transformons cette femme en amante envoûtée, liée par le plaisir comme hier je l’étais de cordes.

 

La porte par laquelle j’entrai s’ouvre net. Une forme apparaît et dit :

— Allah est Dieu !

S’arrachant comme terrifiée à mes bras, la femme de l’émir se lève nue et répond.

— Loué soit-il !

La porte se referme. MA femme — mais… — se vêt vertigineusement. Une fois habillée, sans me regarder, elle va vers la porte sise près du lit, l’ouvre et disparaît. J’entends un seul mot qui me blesse comme si…

Ce mot c’est « Le pal ».

Je m’assied au pied du lit en méditant.

Évidemment, c’est une séduction ratée. Je me console en pensant qu’il fallait bien savoir comment opérer. Maintenant je serai moins emprunté. Tout de même, je tombe de haut. Si j’avais su, je n’aurais pas fait des efforts si puissants à la fin de cette heure désastreuse. Pour le résultat obtenu…

Et ça va peut-être me manquer tout à l’heure…

Je vais boire un peu du contenu de la cruche verte. C’est exquis. Allons, je saurai tout de même tenir encore. Je ne suis pas à bout de courage…

Et ce mot, qui se présente en moi par l’enchaînement des idées, me fait l’effet d’une douche froide. En effet, n’est-ce pas la formule même par laquelle on réveille en France le condamné à mort, afin de lui faire comprendre qu’une demi-heure plus tard il sera en deux tronçons ?

La porte s’ouvre et je vois entrer Nesser Bey. Il vient à moi avec un air compatissant.

— Tu n’as pas su ?

Je fais un signe d’indifférence.

— Elle a dit ceci exactement en rendant compte de tes actes : — Tout lui manque pour faire un mari.

Je relève la phrase :

— Tout, elle exagère…

Le « greffier » répond.

— Je le vois bien, mais elle l’a dit. Et celle qui va venir est informée. Sois fort !

Il s’en va.

V

L’épreuve.

2

La rousse.

Deux minutes passent, puis la porte s’entr’ouvre et une sorte de chèvre cabriolante apparaît, déboule en sautant et se rue sur moi avec des roucoulements.

Disons vrai. J’aime mieux ça que la dignité impériale de l’autre. Sans attendre, ma nouvelle compagne, amante, épouse ou bourrelle, fait tomber la totalité des étoffes qui la vêtent. Le coup avait été étudié. Elle se trouve nue, sauf le pantalon soigneusement attaché autour de la taille et aux chevilles. Elle est rousse de tignasse, d’un roux ardent et magnifique. Elle me plaît beaucoup mieux que la précédente, celle-ci. Au moins je vais y mettre de l’enthousiasme. Il est vrai que c’est si intuitif une femme ! La blonde sang mêlé a peut-être deviné que je n’étais ému qu’en qualité de condamné, non en tant qu’homme. C’est pour cela qu’elle m’envoya si gaillardement au supplice… Celle-ci est petite et jeune. Seize ans peut-être. Seins écartés et droits, corps mince et souple, ventre plat et drôlement obombré, elle porte un joli masque laiteux et triangulaire avec un menton étroit à fossette. Les yeux sont violacés et c’est vraiment une délicieuse maîtresse qui m’est offerte. Avec cela elle est mutine, agile, familière et nerveuse. Je suis assuré que nous allons nous entendre. Je pose mes paumes sur son joli corps frémissant. Aussitôt elle pâme et tombe sur le lit avec un rire grelottant qui me ravit.

Cette fois je vais l’aimer.

Vraiment j’oubliai, et sans doute était-ce la bonne attitude, que la plus redoutable des menaces restait suspendue sur mon front. Je me trouvais en présence d’une femme d’Asie sensible à tout ce qui émeut une amante d’Occident. Je n’avais qu’à laisser opérer ma maîtrise, sans réfléchir et sans calculer. En somme, je devais, pour agir sans arrière-pensée, me croire avec la troisième candidate et admettre que le refus de cette femme à pelage enflammé signifiât pour moi la mort.

Avec une telle conception de l’avenir on ne flanche pas à l’ouvrage. En certains cas, des amies de France ont bien voulu avouer que je ne suis pas un amant médiocre. Mais qu’eussent-elles dit à me voir parmi le décor de cette chambre d’Épreuve dans le palais de Seïd Mhamed Rahim ?…

Je fus étourdissant et passai en revue tout l’art d’aimer.

J’invoquais l’ombre de Jacques Casanova de Seingalt afin qu’elle me protégeât. Quiconque eût fait le répertoire de mes exploits n’aurait plus eu aucun besoin de lire le de figuris Veneris, de Charles-Frederic Forberg[ws 2], non plus que tous ouvrages similaires. De temps à autres je me levais pour aller, par peur de fléchir, absorber une des boules aphrodisiaques que m’avait remises mon protecteur, secrétaire, peut-être, d’État, du fâcheux émir, plutôt que « greffier », ou les deux… Quant à ma « complice », elle était ravie et riait sans répit. Elle se prêtait d’ailleurs à tous mes caprices avec un bon vouloir exquis et j’en profitais. Vraiment je l’aimai un moment pour cette gaieté délicate, pour cette incandescence et pour tout ce qui, en elle, flattait mon esthétique, mon goût des bibelots féminins fragiles et cassants, ma passion d’amours impudiques et acrobatiques, car j’aime tout ce qui de l’amour fait un jeu original et transforme, en l’embellissant, l’acte éternel, banal et si souvent hideux.

À certain moment ma compagne me demanda un miroir. Je n’en avais pas et ne soupçonnais point qu’il put en être dans la pièce, mais elle m’indiqua un coin : j’y trouvai un ovale de cristal entouré d’une ciselure adorable, sans doute ancienne, qui m’émut profondément.

Elle se regarda dans le reflet.

— Me trouves-tu belle ? dit-elle enfin.

— Ne te l’ai-je pas prouvé ? répondis-je.

En somme il me fallait tourner le dos au mode opératoire infructueusement employé tout à l’heure. Je disais précédemment que la beauté me transportait au delà des contacts. Maintenant il était bon d’affirmer qu’elle me les inspirait.

Mais ma partenaire eut l’air ébahi de ma réponse.

— Tu ne m’as pas dit une seule fois que je suis belle ! murmura-t-elle avec regret.

Je rétorquai :

— Ne t’ai-je pas prouvé par mes étreintes et mes baisers que ta beauté est pour moi la plus splendide des passions.

Ce raisonnement ne parut pas lui être compréhensible.

— Non ! Je ne me suis pas aperçue que tu me trouvais belle.

Je me jetai près d’elle, en frémissant de colère :

— Tu es plus belle que le soleil. Tu es semblable à tout ce qui au monde contient la beauté. Mais le reste ne possède que des fragments et toi tu possèdes tout. Tu es la beauté même.

Elle parut réfléchir.

— Embrasse-moi encore ! dit-elle en façon de réponse. Mais elle ne riait plus autant.

Je continuai à jouer avec son corps. Malgré l’émoi que m’avait apporté cette conversation étrange et menaçante, je croyais avoir fait vibrer en ce joli corps roux et blanc des fibres assez muettes jusqu’ici pour qu’on s’en souvînt et qu’on m’en fût reconnaissant. Mes forces s’épuisaient. Je le sentais et pris les dernières pastilles excitantes, puis je tentai de fournir à « ma femme » — vrai, je tenais pour assuré désormais qu’elle ne m’abandonnerait pas au pal — les derniers frissons et les plus aigus.

Soudain elle se releva, puis, pudique, se vêtit avec soin, sans paraître tirer aucun souci de ma présence. Ensuite elle me dit avec dureté.

— Je ne t’aime pas !

Mon sang connut un brusque ralentissement et je dus blêmir, mais je ne laissai rien manifester de ma pensée.

Elle s’attendait à une réponse. Ma froideur la déconcerta. Alors elle ajouta.

— Tu ne sais pas aimer. Tu seras empalé dans deux heures.

Elle continua, après un silence.

— Si tu m’avais demandé de t’aimer comme je voudrais, j’aurais compris que tu me trouvais belle. Celui qui travaille comme un maçon ne peut pas en ce moment-là apprécier une belle chose. Tu ne pensais pas à moi mais à la mort, que tu voulais éviter en me caressant. Tu as cru, fou, que tu me révélais ces choses lassantes et compliquées. Non ! Et qu’importe ? Il n’y a qu’une façon de prouver à une femme qu’on l’aime pour elle-même et non pour soi, c’est de la laisser vous aimer, et de s’offrir, non de la prendre. Tu mourras dans un instant.

La porte s’ouvrait. J’entendis sortir la même formule que tout à l’heure.

— Allah est Grand !

Ma compagne se précipita de l’autre côté, vers l’huis qui l’avait apportée et disparut.

Je me sentais le corps bien fatigué et l’âme étrangement atone. J’étais perdu, cela s’attestait avec une évidence parfaite. J’avais commis une erreur curieuse dans mes ébats avec cette enfant trop instruite de ses devoirs amoureux.

Ce qu’elle m’avait dit était vrai, pour elle et peut-être pour l’autre qui l’avait précédée. Il m’eût fallu sans nul doute recevoir ces femmes comme un émir, couché nu sur les peaux du lit, et les laisser chercher ou prendre l’amour avec moi selon leur gré sans agir… J’aurais pu alors deviner ce qui leur était à cœur et les mieux servir. À y penser exactement, cette dernière adolescente rousse s’était prêtée à tout, mais sans goût. Je prenais pour une marque de joie ce rire nerveux qui ne l’avait pas quittée, mais l’erreur était là, complète. D’autres signes m’avaient trompé encore farce que, surtout, elle était instruite à feindre la joie.

Petite coquine, elle m’avait réduit à l’état de loque et mon dernier espoir paraissait compromis par l’hébétude et la fatigue. Je devais me considérer comme agonisant.

Encore une fois Nesser Bey apparut. Il faisait une figure triste et lamentable.

— Tu es mort ! confia-t-il aussitôt.

Je voulus crâner :

— Pas encore ! répondis-je.

— Celle qui vient de sortir a dit de toi ceci :

« Il ne sait rien. Il doit prendre l’amour pour un travail de portefaix. Je ne voudrais pas d’un mari semblable pour l’Empire des Russes. »

Je repartis vexé :

— Je lui ai pourtant enseigné les plaisirs les plus délicats de nos pays d’Occident.

L’autre haussa les épaules.

— Tu ne peux rien leur apprendre. Chez toi, ce qui paraît délicat, précieux et rare, est ici chose commune et banale. Il te fallait agir avec prudence et sans fatigue, au besoin même te conduire avec elles comme un époux déjà et te refuser…

Il leva un doigt attristé.

— La dernière est la plus ardente des trois. Vas-tu pouvoir essayer de la satisfaire ?

Je répondis sincèrement.

— Je suis débilité et crains d’être tout à fait impuissant.

— Tu as encore les pastilles que je t’ai données ?

— Non, je les ai toutes prises avec la seconde.

— Toutes, mais tu étais fou. Tu as dû connaître au moins six ou sept fois le plaisir en ton heure.

— Huit fois.

— Alors je comprends que tu sois à bout.

Il se leva.

— Je vais faire préparer le pal afin que tu n’attendes pas. Tu dois être pressé d’en finir.

Il sortit et je me trouvai seul à nouveau. Je bus le reste de la limonade et m’étendis sur le lit.

Et je m’endormis…

VI

L’épreuve.

3

La brune.

Une voix arrive à mes oreilles, je l’entends sans bien comprendre, mais cela se complète d’un attouchement sur le front.

J’ouvre les yeux. Horreur… La troisième femme est entrée durant que je dormais, elle me regarde avec colère, semble-t-il.

Je me lève précipitamment, l’air hagard et la bouche mauvaise.

La femme dit d’une voix douce et chantante : — Tu m’attendais en dormant. Il faut reconnaître que tu es courageux, puisque la mort s’apprête. Mais aussi tu es peut-être un peu grossier.

Je commence à comprendre :

— Je me trouvais indigne de vous.

Elle rit et m’interrompt :

— Non. Tu mens ! Tu es lassé, car tu as cru séduire Fergiana, la rousse, en accomplissant de nombreuses amours, sans deviner qu’elle n’avait d’autre but que de se divertir une nuit.

Résigné et désireux de finir avec dignité, je repartis :

— Toi aussi !

Elle est encore emmaillotée dans ses mousselines innombrables et elle a gardé son voile de bouche. Je ne puis deviner ce qui se passe dans le crâne de cette femme lourdement engoncée parmi tant d’étoffes colorées. Les mains sont cachées aussi et je ne vois que le front haut et lisse, avec les deux yeux bruns qui me fixent sans ciller.

Elle parle à nouveau :

— Moi aussi, peut-être. Mais tu n’as pas le loisir d’être insolent. Ne le comprends-tu pas ?

Je croise froidement les bras. Cette nouvelle postulante m’agace et je me sens des envies de l’envoyer paître. Enfin, je me domine et dis ironiquement.

— Es-tu venue pour me faire des discours ou pour savoir ce que je sais faire comme amoureux et éventuellement comme mari ?

— Je suis venue en maîtresse de ton destin. Tu as tort de t’exprimer avec cette colère trop chaude de tes pareils. Il faut calculer, il faut réfléchir. Ce qui paraît mauvais tourne parfois en bien, et ce qu’on croyait bien devient le pire. Crois-moi, il faut savoir mesurer ses mots et méditer ses idées. Ne dis rien qui puisse te nuire. Tu as encore une heure pour gagner ta vie.

Elle s’exprime avec une étrange majesté. Si, en ce moment-là, je n’avais pas été furieux de toute ma vigueur gaspillée avec la petite rousse, et de ses moqueries devinées maintenant, je me serais dominé plus facilement, mais la colère flambait d’autant plus fort en moi que la sexualité y était devenue plus impuissante. Aussi, imprudemment, je repartis :

— Crois-tu que les hommes de mon pays craignent la mort ?

Elle articula :

— Non, je le sais. Mais qu’importe. La vie est ton seul bien. Pourquoi, comme un enfant en colère, parais-tu vouloir le gaspiller.

Elle leva une main en l’air. Une main longue fine et rosée.

— Écoute, je ne veux pas te contraindre à m’entendre, si tu préfères mourir. Dis un seul mot, n’importe lequel et je me retire. Alors on viendra te chercher, le pal est prêt.

Elle me regardait âprement avec des iris flambants et je me tus.

Je la vis approuver mon silence d’un geste de la tête. Ensuite elle dit :

— Déshabille-moi !

Je m’avançai vers elle avec un frisson glacé au bout des doigts. Je me sentais semblable à l’homme jeté du haut de la tour et qui tournoie huit à dix secondes, un temps infini, durant lequel l’esprit peut pourtant évoquer toute une vision et faire encore une fois goûter les malheurs passés dont on souffrit.

Des épingles tournant sur un cercle ouvert d’un seul côté tenaient ensemble une multitude de plis où les soies et les tissus à mailles larges se mélangeaient curieusement. Je me contraignis à défaire tout cela avec soin. Bientôt je fus maître d’une sorte d’écharpe bleue, puis d’une autre rose, puis d’une troisième jaune. Je les posai près de moi. Il y en avait toujours. Je continuai cette besogne d’habilleuse de grand magasin, sans dire un mot. Enfin, je fus près d’une chemise et d’un pantalon semblables à ceux de la première femme vue. Autour du col la chemise portait une broderie rouge de toute beauté.

— Continue ! dit-elle.

Craignant de déchirer ces étoffes d’une fragilité extrême. Je m’efforçai de dégager les bras et je pestais en moi-même contre cette folle qui me faisait accomplir la plus sotte des besognes. Il est vrai de dire qu’en présence d’une femme c’était la seule dont je me sentisse capable maintenant.

Bientôt la chemise fut entre mes mains. Je vis deux seins aux mamelons fauves, très hauts situés, et robustes. Je me penchai sans me souvenir que ce geste déjà accompli ne m’avait pas porté chance, et je baisai les pointes.

La femme rit.

— Je te guettais. Si tu avais tardé à accomplir ce rite, je t’abandonnais au pal. Enlève ce qui reste.

Je défis précautionneusement la ceinture du pantalon et le baissai. Alors la femme, toujours son voile sur la bouche, me posa la main sur l’épaule

— Te voilà encore un homme.

Trois minutes après, sur le lit, elle me possédait avec une force et une décision qui me montrèrent la sagacité du « greffier », lorsqu’il m’avait affirmé l’ardeur de cette guerrière d’amour. Elle avait quitté l’espèce de casque pointu qui lui couvrait jusque-là la tête. De magnifiques tresses noires coulaient sur ses épaules. Elle avait aussi aboli le tchartchaf et j’avais vu un masque dur et maigre, légèrement maquillé et qui paraissait arriver de Paris. Les yeux fauves et ardents portaient des sourcils réunis par une raie noire. Je savais que dans le Turkestan cela signifie ardeur insatiable.

C’était la dernière épreuve. Ma mauvaise humeur était disparue, mon seul devoir était de tenter encore la fortune. Malgré ma fatigue, je luttai avec énergie et parvint, aidé d’une femme qui, elle, n’accueillait pas mes hommages en riant, ni avec mépris, à ne point sembler sans « inspiration » devant elle !

La fin de l’heure arriva sans que je m’en fusse aperçu. La cérémonie précédente se renouvela et sans que je dise un mot, sans aussi que ma compagne numéro trois m’eut fait entendre une parole d’espoir, je me trouvai seul encore dans la pièce aux Épreuves. J’étais moulu, abruti et nanti d’une douleur aiguë dans la moelle épinière. Je me sentais vidé à la fois de toute volonté et de tout désir, même celui de vivre.

Et Nesser Bey vint encore une fois, avec un masque horriblement triste.

— Mon pauvre ami, dit-il, avec une familiarité dont je sentis le danger. Cette fois, tu es perdu !

Je fis avec noblesse un signe d’indifférence.

— Comment as-tu pu suivre si mal mes conseils ?

Je ne répondis pas plus.

— Enfin, je te l’avais dit, voyons, souviens-toi.

— Hé, oui repartis-je avec humeur. Je me souviens. Mais à ma place aurais-tu fait mieux ?

— Je crois, je crois. Tu n’as pas su comprendre ce que voulaient ces deux femmes.

— Ni de deux, ni de trois, criais-je furieusement. Mais donne-moi un peu de poison pour en finir tôt et qu’on n’empale qu’un cadavre. Je te signerai en échange un papier qui te mettra à l’abri lorsque les soldats de mon pays viendront brûler ce repaire de brigands.

Il articula doucement :

— J’ai du poison, certainement, et je pensais que tu me le demanderais. Je l’ai sur moi. Mais ton sort est encore bien plus triste que tu ne crois.

— Qu’y a-t-il encore ? grondai-je.

— Le supplice auquel tu vas être soumis est de ceux qui me défendent de te donner le poison.

— Ah çà ! dis-je enfin furieux, qu’ont-ils encore manigancé. Je t’avertis que je vais tout bonnement me défendre contre les gardes, de sorte qu’ils me tueront ici. J’ai les mains libres et on ne disposera pas de moi.

Le « greffier » haussa les épaules.

— Tu es fou, je crois. Cela ne t’empêchera pas de subir le supplice auquel tu es condamné. Tu ne comprends donc rien ? Tu ne peux pas y échapper. C’est impossible.

Je le regardai méchamment. Alors il leva un doigt en l’air :

— Allah sait que j’aurais voulu t’épargner ces souffrances qui t’attendent. Mais tu l’auras voulu…

Une inquiétude sourdait en moi. On m’avait fait boire ou prendre de l’opium sans doute, et, dans un instant, sans défense, je serais livré aux gardes de l’émir…

— Habille-toi, dit-il enfin, et viens sans rien dire. Ça vaut toujours mieux.

— Non ! dis-je fermement. Tant que j’aurai un peu de vigueur je me défendrai. Je reste ici.

Il murmura :

— En ce cas le pal sera pour ce soir, car si tu n’es pas avec ta femme Bahadour dans une demi-heure, le mariage ne sera pas accompli et…

Je le regardai avec stupeur.

— Oui ! tu es choisi par la troisième de cette nuit. Et je te le dis depuis un quart d’heure ; ce n’est pas le moindre des supplices que d’appartenir à une louve de ce genre. Elle fera de toi un débris plus pitoyable que n’aurait fait le pal…

 
 

— C’est fini ?

— Ce l’est.

— Je vois avec plaisir que les prédictions de ton « greffier » ne se sont pas réalisées.

— Non. J’ai tenu ! Mais c’était une femme redoutable. Il fallait un athlète pour la vaincre dans les olympiques du lit.

— Tu l’as eue longtemps ?

— Seize mois je restai dans ce monde perdu et pus obtenir de l’émir qu’il renonçât à ses courses contre les missions. Moyennant quoi il ne fut pas inquiété plus tard.

« J’étais son ministre des Finances. Je vécus là-bas fort heureux et il m’est advenu parfois, depuis mon retour, de regretter cette vie souriante et coite dans un village perdu du Désert de la Faim.

« À dire vrai c’est un désert où l’on mange. Sans ma femme j’aurais engraissé.

« J’avais, bien entendu, fait ma conversion à Mahomet et…

« Seize mois après, il y eut la révolution fomentée par un parti de Boukhares. Avec une douzaine de Turcomans, de ceux qui jadis avaient tué mes amis et qui étaient, naturellement, devenus mes fidèles, nous gagnâmes Merv, puis les bords de la Caspienne. Là nous arrivions en Perse et mes histoires étaient closes.

— Et ta femme turcomane ?…

— Elle est ici…

Renée Dunan.
  1. Copyright by Renée Dunan, 1926. Tous droits de traduction, adaptation, reproduction et représentation réservés pour tous pays, y compris la Russie (U. R. S. S.)
  1. note de Wikisource : voir La Prairie parfumée où s’ébattent les plaisirs, éd. autographiée avec figure, de 1840, ou Le Parfum des prairies, (le Jardin parfumé), éd. 1935.
  2. note de Wikisource, cf. De Figuris veneris ou les Multiples visages de l’amour.