Astronomie populaire (Arago)/XII/04

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GIDE et J. BAUDRY (Tome 2p. 9-15).

CHAPITRE IV

jaugeage de la voie lactée


Nous avons reconnu que la zone brillante qui constitue la Voie lactée, pourrait n’avoir rien de réel. Il nous a semblé très-possible qu’elle ne fût qu’une apparence trompeuse, qu’un simple effet de projection. Il ne suffisait donc pas de dénombrer les étoiles dans les seules régions où elles semblaient le plus condensées : il fallait rechercher encore si, en s’écartant graduellement de ces régions, leur nombre diminuait avec régularité ou sans aucune règle. Un semblable travail semblait devoir exiger les efforts réunis de plusieurs générations d’astronomes. William Herschel, cependant, l’exécuta seul et en peu d’années, autant du moins que la question de la Voie lactée le demandait. La méthode qu’il suivit a acquis, par ses résultats, une grande célébrité. Elle était d’ailleurs très simple et consistait, suivant l’expression pittoresque de l’illustre auteur, à jauger les cieux (gaging the heavens).

Pour déterminer en étoiles les richesses comparatives moyennes de deux régions quelconques du firmament, l’observateur se servait d’un télescope dont le champ embrassait un cercle de quinze minutes de diamètre. Vers le milieu de la première de ces régions, il comptait successivement le nombre d’étoiles renfermées dans dix champs contigus, ou du moins très-rapprochés. Il additionnait ces nombres et divisait la somme par dix. Le quotient était la richesse moyenne de la région explorée. La même opération, le même calcul numérique, lui donnaient un résultat analogue pour la seconde région. Quand ce dernier résultat était double, triple… décuple du premier, il en déduisait légitimement la conséquence, qu’à égalité d’étendue, l’une des régions contenait deux fois, trois fois… dix fois plus d’étoiles que l’autre ; qu’elle offrait une condensation, une richesse double, triple… décuple.

Le tableau des jauges, des sondes du firmament qui fait partie du Mémoire imprimé en 1785 dans le LXXVe volume des Transactions philosophiques, offre des régions où le nombre moyen d’étoiles qu’embrassait le champ du télescope d’Herschel n’était que de 5, de 4, de 3, de 2, de 1. On en trouve même au milieu desquelles il fallait au moins quatre champs successifs pour rencontrer trois étoiles. Ailleurs, au contraire, ces champs si restreints, ces aires circulaires de 15 minutes de diamètre, contenaient 300, 400, 500 et même 588 étoiles ! En dirigeant le télescope vers les régions les plus peuplées, l’œil appliqué à l’oculaire voyait, dans le court intervalle d’un quart d’heure, 116 000 étoiles ! Ces résultats numériques sont vraiment prodigieux. Le mot prodigieux, quant au nombre 116 000, ne semblera nullement exagéré à quiconque sait que les étoiles visibles à l’œil nu dont le ciel est parsemé pendant la totalité des nuits de l’année (liv. ix, chap. ii, t. i, p. 352), s’élèvent en somme à environ 6 000, et que les anciens n’avaient pas poussé leurs recensements au delà de 1 026. Le mot paraîtra également naturel si on l’applique aux 400, aux 500, aux 600 étoiles qui se voyaient simultanément dans le télescope, pourvu qu’on remarque qu’avec un diamètre de 15 minutes le champ de l’instrument n’embrassait que le quart de la surface apparente du Soleil.

L’aspect général de la Voie lactée, sa forme, sa composition stellaire déduits des observations télescopiques, s’expliquent fort simplement en supposant avec Herschel que des millions d’étoiles, à peu près également espacées entre elles forment une couche, une strate (a stratum), comprise entre deux surfaces presque planes, parallèles et rapprochées, mais prolongées à d’immenses distances ; que la strate (ayant la forme générale d’une meule) est très-mince, comparativement aux incalculables distances jusqu’où s’étendent en tous sens les deux surfaces planes qui la contiennent ; que notre Soleil, que l’astre autour duquel la Terre circule et dont elle ne s’écarte guère, est une des étoiles de la strate ; que notre place, enfin, est peu éloignée du centre de ce groupe stellaire ; que nous en occupons à peu près le milieu, tant relativement à l’épaisseur qu’à l’égard de toutes les autres dimensions. Ces suppositions une fois admises, on comprendra aisément qu’un rayon visuel dirigé dans le sens des immenses dimensions de la couche (de la strate), y rencontrera partout une multitude d’étoiles, ou du moins, qu’il passera tellement dans leur voisinage, qu’elles paraîtront se toucher ; que dans le sens de l’épaisseur, au contraire, le nombre des étoiles visibles sera comparativement plus petit, et précisément dans le rapport de la demi-épaisseur aux autres dimensions de la strate ; que dans le passage des lignes visuelles coïncidant avec les grandes dimensions aux directions transversales, il y aura à cet égard un changement brusque ; que les plus grandes dimensions de la strate se trouveront ainsi accusées, ou si l’on veut, dessinées sur le firmament par une condensation apparente d’étoiles, par un maximum de lumière manifeste, par un aspect lacté ; enfin, que le maximum de lumière paraîtra être un grand cercle de la sphère céleste, puisque la Terre peut être considérée comme le centre de cette sphère, puisque la strate est un de ses plans diamétraux et que tout plan diamétral d’une sphère, tout plan passant par son centre la partage nécessairement en deux parties égales, ou, ce qui revient au même, la coupe suivant un de ses grands cercles. L’arc secondaire qui se détache de l’arc principal de la Voie lactée, vers le Cygne, et le rejoint près de α du Centaure, révèle l’existence d’une couche, d’une strate d’étoiles formant avec la strate principale un petit angle, la rencontrant près de la région que la Terre occupe et ne se prolongeant pas au delà.

En résumé, si nous voyons beaucoup plus d’étoiles dans certaines directions que dans d’autres ; si les régions à étoiles très-resserrées forment un des grands cercles de la sphère ; si l’arc principal est double dans une étendue d’environ 120°, c’est que nous sommes plongés dans un groupe excessivement étendu et comparativement très-mince, c’est que nous en occupons à fort peu près le milieu ; c’est qu’un second groupe de même forme rencontre le premier vers les régions où notre Soleil et conséquemment la Terre, se trouvent situés.

Supposons maintenant que les étoiles soient également réparties, ou uniformément répandues dans toutes les portions de la Voie lactée. Supposons de plus, que le télescope dont on se sert ait une portée qui s’étende jusqu’aux dernières limites de la nébuleuse ; les dimensions linéaires de ce groupe se déduiront facilement des sondes Herscheliennes.

Le nombre des étoiles que le télescope embrasse dans chaque direction est proportionnel au volume d’un cône droit de 15′ d’ouverture, ayant son sommet à l’œil de l’observateur et sa base à la limite extérieure de la nébuleuse. D’après un principe très-simple de géométrie, ce volume est proportionnel aux cubes des hauteurs respectives de ces cônes ; les racines cubiques des nombres d’étoiles contenues dans les jauges seront proportionnelles aux distances qui séparent les limites extérieures de la nébuleuse du lieu où l’observation s’est faite. De là il résulte que, si on prend, par exemple, pour unité la distance de la Terre aux étoiles les plus voisines, on trouvera, lorsque le champ du télescope renfermera divers nombres d’étoiles, les distances correspondantes de la Terre aux limites de la Voie lactée par la table suivante :

Distances à la Terre
des
limites extrêmes
de la
Voie lactée.
Nombre d’étoiles
renfermées
dans le champ
du
télescope.
58 1
127 10
160 20
218 50
275 100
347 200
397 300
437 400
471 500
500 600

On voit par là, comment Herschel avait pu déterminer les dimensions de la Voie lactée dans les directions sur lesquelles les jauges avaient porté. Il avait ainsi trouvé, sans sortir du cadre des observations directes, que la Voie lactée se trouve cent fois plus étendue dans une direction que dans une autre ; il avait pu ainsi donner une coupe, et même une figure sur trois dimensions, de la vaste nébuleuse dans laquelle le système solaire est englobé, de la nébuleuse où notre Soleil n’est qu’une insignifiante étoile, où la Terre est un imperceptible grain de poussière. Mais le calcul d’Herschel reposait sur l’hypothèse que le télescope employé, atteignait les dernières étoiles comprises dans la nébuleuse, supposition dont l’inexactitude lui fut démontrée, lorsqu’il substitua au télescope de 6 mètres dont il s’était primitivement servi, le télescope de 12 mètres. Les premières dimensions données à notre nébuleuse, par l’illustre astronome de Slough, ne doivent donc être regardées que comme de premières approximations.