Astronomie populaire (Arago)/XIII/08

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GIDE et J. BAUDRY (Tome 2p. 36-44).

CHAPITRE VIII

pieds et lunettes parallatiques — équatorial — avantages des instruments perfectionnés


Nous venons de reconnaître que les étoiles se déplacent annuellement de quantités angulaires très-petites. Que l’on accumule les années, les siècles, et ces mouvements des étoiles acquerront des valeurs considérables. Depuis vingt siècles, Arcturus et μ de Cassiopée se sont, par exemple, déplacés l’un de deux fois et demie, l’autre de trois fois et demie le diamètre du disque de la Lune, comme l’a fait remarquer mon ami Alexandre de Humboldt. Il arrivera un jour où la Croix du Sud ne présentera plus sa forme caractéristique, car ses quatre étoiles marchent en sens contraire et avec des vitesses inégales. Mais pour calculer tous les changements qui doivent se produire dans l’aspect de la sphère céleste, à cause de la lenteur même de ces changements, si on ne veut pas renvoyer à la postérité la plus reculée la solution de presque tous les problèmes d’astronomie stellaire, il est nécessaire d’avoir recours à des instruments d’une précision extrême et qui offrent par conséquent des grossissements considérables, s’élevant de 3 000 à 4 000 fois, par exemple.

Mais avec un tel pouvoir amplificatif, le champ de la vision est très-borné. Si la lunette était immobile, un astre emporté par le mouvement diurne de la sphère céleste, ne serait visible que pendant un très-petit nombre de secondes. Lorsqu’on doit employer de très-forts grossissements, comme cela est nécessaire pour une multitude de recherches astronomiques, il est donc indispensable que la lunette suive l’astre d’elle-même ; il faut qu’elle soit montée de manière que, dirigée à l’orient au moment du lever, elle pointe à l’occident au moment du coucher, et qu’à toutes les époques intermédiaires, cette lunette, sans avoir besoin d’être touchée, change de direction et de hauteur de telle sorte que l’astre occupe toujours à peu près la même partie du champ de la vision.

Pour arriver à ce résultat, il faut, conformément aux idées d’un ancien artiste français, Passemant, monter l’instrument d’une manière particulière ; il faut le faire tourner autour d’un axe parallèle à l’axe du monde, par l’intermédiaire d’un mouvement d’horlogerie ; il faut que ce mouvement, au lieu de s’opérer par saccades, à l’aide d’un échappement, ait lieu d’une manière continue et uniforme, à l’image du mouvement majestueux du ciel étoilé ; il faut que cet axe porte un cercle gradué parallèle à l’équateur et un autre cercle propre à donner les déclinaisons des astres observés.

Un tel instrument porte le nom d’appareil parallatique[1] ; il est d’une construction délicate et difficile. Il faut d’abord établir le pied parallatique lui-même (fig. 129), qui se compose de l’axe principal de rotation rendu parallèle à l’axe du monde ; du second axe perpendiculaire au premier et autour duquel peut tourner le cercle qui porte la lunette ; du mouvement d’horlogerie destiné à faire faire un tour entier à la lunette autour de l’axe principal dans un jour sidéral. Comme la lunette en tournant autour du second axe peut-être amenée à faire tous les angles imaginables avec l’axe principal parallèle à l’axe du monde, on conçoit que, grâce à la rotation de l’axe principal, la lunette pourra être dirigée successivement vers tous les astres du firmament et les suivre dans leur mouvement diurne.

On donne le nom d’équatorial (fig. 130) à une lunette LL montée sur un axe autour duquel elle peut se mouvoir parallèlement à un cercle AA, qui lui-même peut tourner autour d’un axe parallèle à l’axe du monde, lorsque perpendiculairement à cet axe se trouve un second cercle EE, qui alors est nécessairement parallèle à l’équateur céleste. Nous avons montré ailleurs (liv. vii, chap. iv) comment, à l’aide du cercle mural, de la lunette méridienne et de la pendule sidérale, on peut déterminer la déclinaison et l’ascension droite des astres lors de leur passage par le méridien du lieu de l’observation. Dans un certain nombre de cas, lorsqu’il

Fig. 129. — Pied parallatique construit par M. Brunner pour le dôme rotatif de l’Observatoire de Paris. — A, horloge donnant le mouvement au cercle B qui fait tourner, autour d’un axe parallèle à l’axe du monde, le système CL dans un jour sidéral. — C, cercle servant à mettre la lunette dans la direction de l’astre à observer. — L, pièce de fonte sur laquelle on fixe la lunette à l’aide d’écrous.
s’agit, par exemple, d’un astre nouveau ou d’un astre qu’on n’aperçoit que rarement et qui doit passer au méridien assez près du Soleil pour qu’une trop vive lumière empêche de l’apercevoir, il faut pouvoir observer cet astre à tout autre moment. On a alors recours à l’équatorial qui permet de faire mouvoir la lunette LL dans un plan méridien quelconque, à telle heure que ce soit. On pourra ainsi comparer deux astres et obtenir avec la pendule sidérale la différence de leurs ascensions droites ; si l’ascension droite de l’un de ces astres est connue, on en conclura facilement celle de l’autre. Comme l’axe optique de la lunette pourra être successivement dirigé vers chacun des deux astres lors de leurs passages dans le plan choisi, on aura aussi avec exactitude la différence de leurs déclinaisons. Si l’on observe deux astres assez voisins pour qu’ils puissent passer tous deux dans le champ de la lunette sans qu’on ait besoin de la déplacer, on obtient la différence des déclinaisons en faisant mouvoir à l’aide d’une vis à tête graduée un fil transversal adapté au réticule de la lunette, de manière à l’amener successivement aux deux points où le fil méridien de la lunette a été traversé par les deux astres. Le cercle EE de l’équatorial doit, autant que possible, être monté sur un pied parallatique de façon qu’on puisse au besoin le faire mouvoir par le mouvement d’horlogerie à l’aide d’un mécanisme C, qui permette d’établir ou d’interrompre à volonté la liaison entre la lunette et son moteur.

L’Observatoire de Paris renfermait une collection complète d’instruments méridiens ; ses cercles muraux, sa lunette des passages, pouvaient rivaliser sans désavantage avec ce que les étrangers ont produit de plus parfait. Malgré la parfaite exécution de l’équatorial de Gambey, représenté par la figure 130, il manquait à cet établissement un grand équatorial semblable aux magnifiques et immenses instruments que possèdent, depuis peu d’années, les observatoires de Washington, de Cambridge (États-Unis), de Cambridge (Angleterre), de Berlin, de Kœnigsberg, de Dorpat, de Poulkova. C’est à combler cette regrettable lacune qu’ont tendu les projets du gouvernement, libéralement sanctionnés par nos Assemblées législatives en 1846 et 1851.

La lunette de l’équatorial devant être dirigée vers tous les points du ciel situés au-dessus de l’horizon, il était indispensable que tout en restant constamment abritée, elle ne pût être cependant jamais gênée par les objets voisins. C’est ce but que nous avons cherché à atteindre en obtenant qu’on construisît le dôme rotatif (fig. 131) dont la terrasse de l’Observatoire est aujourd’hui munie. Ce dôme est le plus grand qui existe ; il a environ 13 mètres de diamètre ; il porte des trappes mobiles d’un mètre de largeur, qui permettent de découvrir toutes les régions du ciel comprises entre l’horizon et le zénith. À l’aide d’une manivelle M qui fait tourner l’axe vertical N, muni d’un pignon denté O engrenant avec les dents adaptées à la base du toit, celui-ci tourne sur son centre avec facilité en roulant sur deux systèmes de galets P et Q, quoiqu’il entraîne avec lui l’immense plancher destiné à porter les observateurs. Pour suivre dans son mouvement diurne un astre que le pied parallatique permet à la lunette de ne pas quitter, il suffit de faire tourner le toit de temps en temps pour que la trappe ouverte soit toujours devant l’axe optique de la lunette. Nous ne serons que les échos fidèles de tous les savants ou mécaniciens étrangers qui ont visité l’Observatoire, en disant que notre toit est un monument, un travail de serrurerie qui fait le plus grand honneur à nos artistes.

Le toit mobile, le pied parallatique, n’auraient pas une grande utilité s’ils ne devaient couvrir, supporter et entraîner des lunettes plus puissantes que celles dont l’Observatoire de Paris est actuellement pourvu.

La plus grande lunette connue est celle de Poulkova ; elle a 38 centimètres d’ouverture et elle a été exécutée dans les célèbres ateliers de Munich. Eh bien, il y a justement à Paris une lunette dont l’ouverture est maintenant égale à celle de la lunette de Poulkova ; une lunette construite par un artiste français, Lerebours, et avec des matières françaises ; une lunette déjà éprouvée autant qu’il était possible de le faire sur un pied ordinaire. Cette lunette, il était convenable de l’acquérir pour empêcher que les étrangers ne nous l’enlevassent, comme cela est déjà arrivé pour trois lunettes de moindres dimensions. C’est cette lunette que j’ai demandé qu’on plaçât sur le beau pied parallatique de notre observatoire, sous sa vaste et magnifique coupole, afin que, lorsqu’une comète irait, en diminuant d’éclat, se perdre dans les profondeurs de l’espace, les observateurs français n’eussent plus l’humiliation d’être obligés de cesser leurs recherches beaucoup plus tôt que des astronomes placés dans des établissements qui, à d’autres égards, ne sauraient rivaliser avec l’Observatoire de Paris. La lunette de Lerebours est celle que je suppose montée sur le pied parallatique figuré sous le dôme rotatif de la figure 131.

Expliquons, maintenant, quel parti on doit tirer des nouvelles lunettes et des montures parallatiques.

Lorsque Galilée eut construit une lunette sur le modèle de celle que les jeux d’un enfant avaient fait découvrir à l’opticien de Middelbourg, et qu’il la dirigea sur le firmament, il y aperçut des objets situés par delà les limites de la vision naturelle : les phases de Vénus, les satellites de Jupiter, les montagnes de la Lune, les taches et le mouvement de rotation du Soleil, le nombre prodigieux d’étoiles que la Voie lactée renferme.

Cette lunette n’avait guère qu’un mètre de distance focale, 41 millimètres d’ouverture et grossissait les objets sept à huit fois, c’est-à-dire un tant soit peu plus que les lunettes communes d’opéra. L’œil perspicace de Galilée, armé d’un de ces instruments, dont le mode d’action était alors un mystère, reconnut que Saturne n’avait pas une forme sphéroïdale, mais sans pouvoir préciser la cause de ces irrégularités. La découverte de la figure véritable de cet astre a fait la réputation des savants qui ont pu les premiers l’examiner avec des lunettes plus puissantes que celle qu’employait l’illustre philosophe de Florence.

Il est dans le firmament des phénomènes qui sont, relativement aux lunettes actuelles, ce qu’étaient les irrégularités de forme de Saturne observées avec les très-médiocres instruments de Galilée. L’application de puissantes lunettes et de très-forts grossissements rendra évident ce qui n’est encore que problématique. Avec ces lunettes, lorsqu’elles seront attachées à un pied parallatique, on parviendra à déterminer par la méthode de l’observation de deux étoiles voisines (liv. ix, chap. xxxii) les distances réelles à la Terre d’un nombre beaucoup plus considérable d’étoiles qu’aujourd’hui ; nous saurons s’il en est plusieurs qui soient plus rapprochées que α du Centaure, la 61e du Cygne et α de la Lyre. Alors on pourra suivre les changements de forme de ces agglomérations de matière lumineuse que nous avons appelées des nébuleuses, et savoir si les dernières traces de concentration de ces matières brillantes sont des étoiles proprement dites, de véritables soleils (liv. xi, chap. xvi, t. i, p. 520). Alors on acquerra, sur la constitution physique des planètes et des satellites, des notions précises qui sont maintenant dans le domaine des conjectures. Alors on étudiera avec exactitude (liv. x, chap. xii) les révolutions des étoiles doubles, ces soleils tournant les uns sur les autres, et l’on fournira aux géomètres les moyens de décider si la pesanteur qui régit les mouvements des planètes de notre système s’étend jusqu’aux dernières limites du monde visible (chap. vii). Alors, enfin, on pourra suivre les comètes jusqu’à leur plus extrême éloignement, et tirer de leurs changements de volume ou de forme des conséquences précieuses sur l’état de l’éther dans les espaces célestes.

Si l’on songe qu’en matière de science l’imprévu forme toujours la part du lion, on comprendra combien il est désirable que le ciel soit exploré à l’aide d’instruments puissants et se prêtant à des mesures exactes. Les découvertes dont l’astronomie s’enrichira alors toucheront aux points les plus délicats de la philosophie naturelle.

  1. Et non pas parallactique, comme l’impriment la plupart des traités d’astronomie, attendu que l’instrument en question sert, non pas à prendre des parallaxes, mais à mesurer des arcs de parallèles célestes.