Astronomie populaire (Arago)/XVII/36

La bibliothèque libre.
GIDE et J. BAUDRY (Tome 2p. 465-474).

CHAPITRE XXXVI

le brouillard sec de 1783 et celui de 1831 ont-ils été occasionnés par des queues de comètes ?


Dans le Livre que nous consacrerons à l’étude de la Terre, nous chercherons avec attention si dans les phénomènes géodésiques ou astronomiques il y a quelque circonstance qui puisse amener à supposer que la Terre ait jamais été heurtée par une comète ; nous renvoyons également au Livre consacré aux Saisons, l’examen de la question de savoir si les comètes peuvent exercer quelque influence sur les températures terrestres. Pour le moment, puisqu’il est démontré que les queues des comètes peuvent venir se mêler à l’atmosphère terrestre, nous nous occuperons seulement des rapports qu’on a cru entrevoir entre les brouillards secs et les comètes.

Le brouillard de 1783 commença à peu près le même jour (18 juin), dans des lieux fort distants les uns des autres, tels que Paris, Avignon, Turin, Padoue.

Il s’étendait depuis la côte septentrionale d’Afrique jusqu’en Suède. On l’observa aussi dans une grande partie de l’Amérique du nord.

Il dura plus d’un mois.

L’air, celui du moins des basses régions, ne paraissait pas être son véhicule ; car, dans certains points, le brouillard se montra, par le vent du nord, et dans d’autres par les vents de l’est ou du sud.

Les voyageurs le trouvèrent sur les plus hautes sommités des Alpes.

Les pluies abondantes qui tombèrent en juin et juillet, et les vents les plus forts, ne le dissipèrent pas.

En Languedoc, sa densité fut quelquefois telle, que le Soleil n’était visible le matin qu’à 12° de hauteur au-dessus de l’horizon ; le reste du jour cet astre était rouge et pouvait être observé à l’œil nu.

Ce brouillard, cette fumée, comme l’ont appelé quelques météorologistes, répandait une odeur désagréable.

La propriété par laquelle il se distinguait le plus des brouillards ordinaires, c’est que ceux-ci sont généralement fort humides, tandis que toutes les relations s’accordent à présenter l’autre comme très-sec. A Genève, Senebier trouva que l’hygromètre à cheveu de Saussure, qui, dans les brouillards proprernents dits, marque 100°, n’indiquait au milieu de celui dont il est question, que 68°, 67°, 65°, et même quelquefois 57° seulement.

Enfin, et ceci est très-digne de remarque, le brouillard de 1783 paraissait doué d’une certaine vertu phosphorique, d’une lueur propre. Je trouve du moins dans les relations de quelques observateurs, qu’il répandait, même à minuit, une lumière qu’ils comparent à celle de la Lune dans son plein, qui suffisait pour faire apercevoir distinctement des objets éloignés de plus de 200 mètres. J’ajoute, afin de lever tous les incertitudes sur l’origine de cette lumière, qu’à l’époque de l’observation la Lune était nouvelle.

On connaît les faits : voyons si, pour les expliquer, il sera nécessaire d’admettre qu’en 1783 la Terre se plongea dans la queue d’une comète.

Le brouillard de 1783 ne fut ni tellement constant ni tellement épais, qu’il empêchât devoir les étoiles toutes les nuits et dans tous les lieux. En admettant que la Terre se trouvait alors dans la queue d’une comète, il n’y aurait donc qu’un moyen d’expliquer comment on n’aperçut jamais la tête de l’astre ; ce serait de supposer que cette tête se levait et se couchait presque en même temps que le Soleil ; que la lumière directe du jour ou la lumière crépusculaire en effaçait l’éclat ; enfin, que cette conjonction des deux astres dura plus d’un mois.

À l’époque où les mouvements propres des comètes ne paraissaient assujettis à aucune règle, où chacun disposait à sa guise de ces mouvements comme de ceux d’un simple météore, la supposition que nous venons de faire aurait pu être admise ; mais aujourd’hui que les comètes sont pour tous les astronomes de véritables astres obéissant, comme les planètes, aux lois de Kepler ; aujourd’hui qu’on a reconnu la dépendance mutuelle de leurs distances et de leurs vitesses ; aujourd’hui qu’il est résulté de l’observation et de la théorie que tous les corps célestes se meuvent nécessairement dans leurs orbites avec d’autant plus de rapidité qu’ils sont plus près du Soleil, il serait contraire à tous les principes d’admettre qu’une comète interposée entre la Terre et le Soleil eût pu circuler, pour un observateur situé sur la Terre, autour de cet astre, de manière à paraître constamment dans son voisinage, pendant plus d’un mois ! Vainement, afin d’éviter la nécessité d’une conjonction exacte, étalerait-on la queue de la prétendue comète, lui donnerait-on la largeur de celle de 1744 (chap. xxv), la difficulté conserverait toute sa force. Le brouillard sec de 1783, quoi qu’on en ait dit, n’était donc pas une queue de comète.

Le brouillard extraordinaire de 1831, qui a si vivement excité l’attention du public dans les quatre parties du monde, ressemblait par trop de circonstances à celui de 1783, pour que je puisse me dispenser de prouver aussi qu’il ne faut pas en chercher l’origine dans une queue de comète.

Ce brouillard a été remarqué, pour la première fois :

Sur la côte d’Afrique 
le 3 août.
A Odessa 
le 9
Dans le midi de la France 
le 10
A Paris 
le 10
Aux États-Unis (New-York) 
le 15
A Canton (en Chine) 
fin d’août

On ne saurait rien déduire de ces observations, ni sur la vitesse, ni même sur le sens de la propagation.

Ce brouillard affaiblissait à tel point la lumière qui le traversait, qu’on pouvait, toute la journée, observer le Soleil à l’œil nu, sans verre noir, sans verre coloré, sans aucun de ces moyens auxquels les astronomes ont habituellement recours pour se garantir la vue.

Sur la côte d’Afrique, le Soleil ne commençait à être visible qu’après que sa hauteur au-dessus de l’horizon surpassait 15° ou 20°. La nuit, le ciel s’éclaircissait quelquefois, et l’on pouvait observer même les étoiles. Je tiens cette dernière circonstance, si digne de remarque, de M. Bérard, l’un des officiers les plus instruits de la marine française.

M. Rozet, capitaine d’état-major à Alger ; les observateurs d’Annapolis, aux États-Unis ; ceux du midi de la France ; les Chinois, à Canton, ont vu le disque solaire bleu d’azur, ou verdâtre, ou vert d’émeraude.

Il n’est sans doute pas impossible, théoriquement parlant, qu’une substance gazeuse, qu’une vapeur, analogue en cela à tant de matières liquides ou solides que la chimie moderne a découvertes, colore en bleu, en vert, en violet, la lumière blanche qui la traverse ; jusqu’ici, cependant, on n’en connaissait pas d’exemple bien constaté, et les teintes transmises par des nuages, par des brouillards, avaient toujours appartenu à des nuances plus ou moins prononcées de rouge ou de pourpre, c’est à-dire à ce qui caractérise habituellement les diaphanéités imparfaites. Peut-être se croira-t-on autorisé, par cette circonstance, à ranger le brouillard de 1831 parmi les matières cosmiques ; mais je crois utile de faire observer que la coloration insolite, bleue ou verte, du disque solaire, pourrait n’avoir eu rien de réel ; que si les brouillards ou les nuages voisins du Soleil étaient, comme il est permis de le supposer, rouges par réflexion, la lumière directe de cet astre, affaiblie mais non colorée, dans son trajet à travers les vapeurs atmosphériques, ne devait pas manquer de se revêtir, du moins en apparence, de la teinte complémentaire du rouge, c’est-à-dire d’un bleu plus ou moins verdâtre. Le phénomène rentrerait ainsi dans la classe des couleurs accidentelles dont les physiciens modernes se sont tant occupés : ce serait un simple effet de contraste.

Pendant l’existence de ce brouillard, il n’y eut pas, à proprement parler, de nuit, dans les lieux où l’atmosphère en paraissait fortement imprégnée. Ainsi, dans le mois d’août, à minuit même, on pouvait lire quelquefois les plus petites écritures, en Sibérie, à Berlin, à Gênes, etc.

La lumière crépusculaire, dans les circonstances les plus favorables, ne commence à poindre à l’horizon qu’au moment où la dépression du Soleil au-dessous de ce plan n’est plus que de 18°. Or, à minuit, le 3 août, jour de l’observation de Berlin, le Soleil se trouvait abaissé de plus de 19°. Le crépuscule commun devait donc y être nul, et cependant tous les témoignages constatent qu’on distinguait aisément, en plein air, les caractères d’imprimerie les plus menus.

Si le brouillard reflétait cette lumière, il occupait nécessairement, dans l’atmosphère ou hors de ses limites, des régions extrêmement élevées. Il y aurait, cependant, une forte réduction à faire subir aux résultats qu’on déduirait des calculs ordinaires sur les crépuscules : ces calculs, en effet, sont fondés sur l’hypothèse d’une réflexion simple, tandis qu’on peut prouver, par des expériences récentes, dont il me serait impossible de donner ici une idée exacte, que les réflexions multiples jouent le plus grand rôle dans tous les phénomènes d’illumination atmosphérique.

Quand on a consenti à placer les brouillards assez haut pour expliquer ainsi l’existence des vives clartés nocturnes qui ont été observées à Berlin, en Italie, etc., la coloration de toute cette lumière en rouge, quelque intense qu’on la suppose, n’a plus rien qui puisse embarrasser un physicien, et je ne m’y arrêterai pas.

Aucune circonstance, dans tout ce qui précède, ne nous amène à supposer que le brouillard de 1831 ait été déposé dans notre atmosphère par la queue d’une comète. Cette fois, d’ailleurs, le phénomène n’ayant pas été général en Europe, ou du moins ne s’étant présenté dans certains lieux que très-légèrement et pendant peu de jours, on ne saurait expliquer de quelle manière le corps de l’astre se serait dérobé à tous les regards. Il suffirait évidemment de cette circonstance pour réduire l’hypothèse au néant.

Je sais très-bien que lorsqu’on veut renverser sans retour une théorie scientifique, il ne suffit pas de la combattre par de puissantes objections ; je sais qu’il faut montrer, de plus, qu’on pourrait lui opposer une théorie, différente. Il me reste donc à faire encore un pas pour arriver au terme de la tâche que je m’étais imposée dans ce chapitre.

L’année 1783, l’année du brouillard sec dont nous nous sommes si longuement occupés, fut marquée aux deux extrémités opposées de l’Europe par de grandes commotions physiques. C’est en 1783, dans le mois de février, qu’eurent lieu, en Calabre, ces effroyables et continuels tremblements de terre qui bouleversèrent le pays de fond en comble et ensevelirent plus de 40 000 habitants sous les débris de montagnes renversées, sous les décombres des églises ou des maisons particulières, dans les profondes crevasses dont des oscillations aussi violentes, aussi souvent renouvelées sillonnèrent le sol. Cette même année, mais plus tard, le mont Hécla, en Islande, fit une des plus grandes éruptions dont les annales de la météorologie aient conservé le souvenir. On vit même surgir de nouveaux volcans du sein de la mer à une assez grande distance de l’île.

Faudrait-il donc beaucoup s’étonner qu’au milieu d’un pareil désordre des éléments des matières gazeuses d’une nature inconnue fussent sorties des entrailles de la Terre, par les nombreuses fissures de son enveloppe solide, pour se répandre dans l’atmosphère ? Cette idée d’émanations terrestres ne serait-elle pas, jusqu’à un certain point, corroborée par la remarque, déjà faite plus haut, qu’en pleine mer le brouillard était ou nul ou imperceptible ? N’ajouterai-je pas encore quelque chose à sa probabilité, en disant que des brouillards de la même espèce se montrent quelquefois dans des localités très-circonscrites ; que le 11 septembre 1812, par exemple, M. de Gasparin, en gravissant le mont Ventoux, en Provence, traversa un nuage épais qui ne mouillait pas les habits, qui ne ternissait pas les métaux, qui ne faisait pas marcher l’hygromètre à l’humidité, qui, enfin, paraissait, sous tous les rapports, semblable au brouillard de 1783 ? Je ne pousserai pas plus loin mes questions, car ici je voulais seulement montrer que la nouvelle explication du phénomène mérite les honneurs d’une discussion attentive, tout aussi bien que celle dont nous nous étions d’abord occupés.

À défaut des effluves terrestres, on pourrait se demander, avec Franklin, si le brouillard sec de 1783 n’était pas tout simplement le résultat de la dissémination générale, opérée par les vents, de ces épaisses colonnes de fumée que l’Hécla projeta dans les airs pendant tout l’été ; ou bien, car l’illustre philosophe américain a fait encore cette supposition, rien n’empêcherait de soutenir qu’un immense bolide, en pénétrant dans notre atmosphère, s’y enflamma seulement à demi, et que les torrents de fumée dont cette combustion imparfaite furent la conséquence, déposés d’abord dans les plus hautes régions de l’air, se répandirent sur toutes les directions et dans toutes les couches atmosphériques, soit par l’action des vents ordinaires, soit par les courants ascendants et descendants verticaux, qui jouent un si grand rôle dans la météorologie.

Les aérolithes qui tombent de temps à autre sur la Terre sont quelquefois des masses métalliques très-compactes. Le plus ordinairement on les confondrait avec des pierres communes, si ce n’était la légère couche vitrifiée dont leur surface est recouverte. Plusieurs fois oh en a ramassé de spongieux. Les poussières qui tombent, soit isolément, soit mêlées à la pluie, sont un quatrième état de ces matières cosmiques. Atténuons ces poussières encore d’un degré ; réduisons-les, par la pensée, en molécules impalpables, de manière qu’elles ne puissent descendre à travers l’atmosphère qu’avec beaucoup de lenteur, et nous aurons une dernière hypothèse pour expliquer l’apparition des brouillards secs. Remarquons toutefois qu’il est regrettable qu’on n’ait pas fait une analyse chimique de l’air de ces brouillards, afin d’obtenir quelque notion positive sur les éléments qui les constituaient.

L’intérêt que les brouillards extraordinaires de 1783 et de 1784 a excité n’est pas le seul motif qui m’ait déterminé à entrer dans tant de minutieux détails. Le passage de la Terre dans une queue de comète est un événement qui doit arriver plusieurs fois dans un siècle. Si cela, par exemple, n’a pas eu lieu en 1819 et en 1823, c’est à raison d’une circonstance purement accidentelle ; c’est à cause d’une trop petite longueur dans les queues des comètes de ces deux années, car l’une et l’autre se trouvèrent, pendant quelques heures, exactement dirigées vers nous. Il importait donc de prouver qu’il n’y a, de ce côté, aucun danger réel pour notre globe ; que même, par suite de leur excessive rareté, nous traversons ces immenses traînées sans nous en apercevoir. Or, tout cela a maintenant le caractère d’une vérité démontrée, si l’on accorde qu’une queue de comète ne peut pas servir à expliquer les circonstances diverses qui ont accompagné les apparitions des brouillards secs de 1783 et de 1831.