Astronomie populaire (Arago)/XXX/02

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GIDE et J. BAUDRY (Tome 4p. 479-487).

CHAPITRE II

histoire de la découverte d’uranus


La découverte de la planète Uranus est une des principales conquêtes dont l’astronomie moderne a le droit de se montrer fière. Personne ne s’étonnera donc si j’en trace l’histoire avec quelques détails.

Le 13 mars 1781, entre 10 et 11 heures du soir, Herschel examinait les petites étoiles voisines de l’étoile H des Gémeaux, avec un télescope de 2m,13 de long, et à l’aide d’un grossissement de 227 fois. Une de ces étoiles lui parut avoir un diamètre inusité. Le célèbre astronome crut que c’était une comète. Pour vérifier sa conjecture, il substitua successivement des oculaires grossissant 460 et 932 fois, à celui que le télescope portait d’abord ; le diamètre apparent de l’étoile à l’aspect extraordinaire augmenta dans la proportion du grossissement. Il n’en fut pas de même des étoiles qui servaient de terme de comparaison : leur diamètre croissait avec beaucoup moins de rapidité. Le nouvel astre se distinguait des vraies étoiles par un autre caractère : il devenait très-faible et mal terminé quand les grossissements dépassaient certaines limites. Dans les mêmes circonstances, les images des étoiles conservaient du lustre et de la netteté. Ces remarques subtiles furent corroborées par des observations d’une autre nature. N’ayant pas les instruments fixes qui, dans les grands Observatoires, servent à étudier les mouvements propres, Herschel compara l’astre sur lequel son œil exercé avait saisi des anomalies aux étoiles situées dans son voisinage. Un micromètre à fils particulier donnait, d’une part, la distance rectiligne cherchée, et, de l’autre, l’angle de position. Ces observations montrèrent bientôt que l’étoile se déplaçait[1]. Quoiqu’elle n’eût aucune trace de barbe ou de queue, Herschel n’hésita pas à la qualifier de comète. C’est sous ce nom qu’il en fut d’abord question à la Société royale de Londres. Account of a Comet, tel est le titre du Mémoire daté du 26 avril 1781, dans lequel, pour la première fois, Herschel a parlé de la planète Uranus (Transactions philosophiques, 1781, p. 492).

Aussitôt que les astronomes du continent eurent été avertis par Maskelyne, directeur de l’Observatoire de Greenwich, de la découverte d’Herschel, ils en firent l’objet de leurs travaux les plus assidus. Les uns, Messier, Lemonnier, Lalande, Méchain, Reggio, Césaris, Bode, Wargentin, etc., comparèrent, chaque nuit sereine, la position de l’astre mobile à celle des étoiles fixes situées dans son voisinage ; les autres, Laplace, le président de Saron, Méchain, Boscowich, Lexell, etc., cherchèrent à déterminer la courbe le long de laquelle le déplacement s’opérait. Malgré l’extrême habileté des calculateurs, le travail était sans cesse à recommencer. Quoique l’astre marchât avec beaucoup de lenteur, on ne parvenait jamais à représenter l’ensemble de ses positions. Les observations d’un mois renversaient de fond en comble l’édifice que les observations du mois précédent avaient permis d’élever sur des bases en apparence très-solides.

Ceux que ces hésitations, que ces insuccès renouvelés étonnent aujourd’hui outre mesure, n’ont pas assez réfléchi aux idées qui devaient dominer, en 1781, les géomètres et les astronomes célèbres dont j’ai cité les noms.

L’astre nouveau était annoncé comme une comète. Toutes les comètes connues avaient suivi jusque-là des ellipses extrêmement allongées, autant vaut dire presque des paraboles. Dans l’ensemble des paraboles cométaires inscrites dans les catalogues, on ne voyait aucune distance périhélie supérieure à 4,2, la distance du Soleil à la Terre étant supposée égale à l’unité. Telles étaient les conditions dans lesquelles les calculateurs essayaient de se renfermer ; ils voulaient à toute force que la comète nouvelle, comme ses devancières, parcourût une courbe très-allongée ; ils voulaient encore que le sommet de cette orbite ne fût pas très-éloigné du Soleil. On serait injuste en ne remarquant pas combien les observations micrométriques faites par Herschel peu de temps après sa première découverte pouvaient aussi égarer les calculateurs : elles n’allaient, en effet, à rien moins qu’à faire croire qu’en très-peu de jours, qu’à la suite d’un mouvement apparent en longitude de moins d’un degré, la distance rectiligne du nouvel astre à la Terre avait diminué presque de moitié. Ces observations étaient inexactes, dira-t-on. Sans contredit ; mais, quoique l’astronome fût alors peu connu[2], on ne pouvait pas naturellement imputer des erreurs de 1″ à 2″ dans la mesure micrométrique d’un diamètre angulaire, à l’observateur à qui il avait fallu tant de perspicacité, de pénétration, de finesse, pour saisir le caractère spécial du nouvel astre au milieu des étoiles proprement dites dont il semblait entouré.

M. de Saron brisa le premier ces entraves, du moins sur un des points. Le 8 mai 1781, il montra qu’on tenterait vainement de représenter la marche de la prétendue comète, tant qu’on ne supposerait pas sa distance périhélie, sa plus petite distance au Soleil, égale au moins à 14 fois la distance moyenne du Soleil à la Terre.

Ce pas une fois fait, l’astre se trouvant définitivement enlevé, par la remarque de M. de Saron, à la catégorie ordinaire des comètes ; la nécessité étant désormais reconnue de mettre de côté les mesures micrométriques faites jusqu’alors par Herschel, les calculateurs devinrent plus libres dans leurs essais ; ils abandonnèrent l’idée d’un mouvement parabolique et trouvèrent qu’une orbite circulaire d’un rayon égal à environ 19 fois la distance du Soleil à la Terre, satisferait assez bien à toutes les observations de déplacement angulaire dont ils pouvaient alors disposer.

Je regrette de laisser planer quelque incertitude sur le nom du savant qui reconnut le premier la nécessité de recourir à une orbite à peu près circulaire. Dans le tome iv des Mémoires de l’Académie de Pétersbourg, publié en 1783, Lexell disait qu’il pourrait prouver par le témoignage de plusieurs astronomes que cet honneur lui appartenait ; mais la preuve, c’était pourtant l’essentiel, il ne la donna point ; Lexell n’indiqua pas même la date de ses essais. Or Laplace, dans sa théorie du mouvement et de la figure elliptique des planètes, mise au jour en 1784, par les soins de M. de Saron, fait remonter au mois d’août 1781 sa détermination d’un orbe circulaire d’un très-grand rayon. En rapprochant diverses circonstances, il serait facile de prouver que dans le mois d’août 1781, Lexell n’avait certainement rien achevé encore touchant la marche circulaire du nouvel astre. Il nous manque d’ailleurs l’élément d’après lequel les droits des inventeurs sont toujours appréciés sans équivoque : la date de la publication. Dans ce cas-ci, l’attention du monde savant étant vivement excitée par la comète rebelle sans queue et sans chevelure, les correspondances privées donnaient cours sur-le-champ aux moindres paroles prononcées devant les Académies, et même aux simples conjectures communiquées confidentiellement à des amis. Aussi l’Europe entière savait-elle que notre système solaire s’était enrichi d’une belle planète, assez longtemps avant d’en avoir les preuves sous les yeux.

Malgré tous mes soins, je n’ai trouvé aucun moyen de prononcer avec certitude que Laplace a précédé Lexell dans la détermination de l’orbite circulaire d’Uranus, pas plus qu’il ne me serait possible d’affirmer que l’astronome de Pétersbourg a eu l’antériorité sur l’illustre géomètre français[3]. Il n’y a que le président de Saron, dont tous les compétiteurs reconnaissent eux-mêmes les droits. La justice commande donc, ce me semble, de citer d’abord de Saron pour avoir montré, contre l’opinion commune, que le nouvel astre était à une immense distance : deux fois au moins plus éloigné du Soleil que Saturne[4], et d’attribuer ensuite, mais sans distinction, à Lexell et à Laplace la première preuve qu’on ait eue qu’une orbite circulaire représentait assez bien l’ensemble des observations.

Quant aux éléments elliptiques de l’astre d’Herschel, ils ont été calculés, pour la première fois, par Laplace et par Méchain. Les éléments de Laplace furent communiqués à l’Académie des Sciences dans le mois de janvier 1783. On les trouve dans l’ouvrage intitulé : Théorie du mouvement et de la figure elliptique des planètes.

Herschel ne prit aucune part au long débat qui suivit l’annonce de sa belle découverte ; mais, quand les recherches de Saron, de Laplace, de Lexell eurent montré que l’étoile mobile découverte le 13 mars 1781 était, non une comète, comme on l’avait d’abord supposé, mais une grosse planète, située aux confins de notre système, il réclama le droit qui lui appartenait incontestablement, de donner un nom à ce nouvel astre. Le nom qu’Herschel proposa fut celui de Georgium sidus, l’astre de George[5]. L’astronome témoignait ainsi de sa juste reconnaissance envers le souverain, ami des sciences, qui venait de le placer dans une position indépendante. Lexell remarqua avec raison que le mot sidus (étoile) impliquait la fausse idée d’immobilité. Il proposa d’appeler la nouvelle planète le Neptune de George III. « Ce sera, disait-il, un moyen d’éterniser la mémoire des grands exploits que les flottes anglaises ont faits pendant les deux dernières années. » Pour le coup, la flatterie était singulière. Je ne discuterai pas ici les exploits, mais n’était-il pas burlesque qu’en vue de les éterniser, on proposât de choisir une découverte qui n’appartenait, sous aucun rapport, à des Anglais ? Ce fut, en effet, le Hanovrien Herschel qui reconnut le mouvement propre du nouvel astre ; ce furent les recherches, les calculs des Français et des Allemands qui en déterminèrent la nature, qui en firent véritablement une planète.

En France, Lalande voulait qu’on suivît l’usage déjà adopté dans des circonstances pareilles par les anatomistes, par les botanistes ; il demanda pendant plusieurs années avec beaucoup de vivacité, que la nouvelle planète s’appelât Herschel. Sa persistance fut sans résultat ; les amis de la mythologie l’emportèrent ; mais dans ce camp aussi il existait des dissidences.

Prospérin se croyait sûr du succès en proposant le nom de Neptune. Saturne ne se serait-il pas trouvé alors entre ses deux fils, l’un, Jupiter, plus rapproché du Soleil que lui, l’autre, Neptune, plus éloigné ?

Lichtemberg ne pouvait pas réussir en appuyant le nom d’Astrée sur cette considération épigrammatique qu’en quittant la Terre, où vainement elle avait cherché à établir son règne, la déesse de la justice dut aller, par dépit, se réfugier le plus loin possible de notre globe.

Poinsinet ne voyait rien à opposer au choix qu’il avait fait du nom de Cybèle. Les pères des dieux, Saturne et Jupiter, occupant une place dans le firmament, ne semblait-il pas impossible que leur mère en restât plus longtemps bannie ?

Bode, à son tour, exposait avec une entière confiance le motif qui l’avait porté à préférer le nom d’Uranus. On devait une réparation au plus ancien des dieux ; les régions les plus enfoncées dans les profondeurs de notre système ne convenaient-elles pas d’ailleurs à merveille au vénérable vieillard ?

Le nom d’Uranus a prévalu.

Si Lalande échoua dans son projet de décerner une sorte d’apothéose à Herschel, il fit, du moins, adopter pour désigner la nouvelle planète, un signe ( ou ), qui, à peu de chose près, reproduisit l’initiale du nom de l’illustre astronome de Slough. Ce signe est actuellement en usage en France, en Angleterre, en Italie, etc. Les Allemands ont préféré la figure ( ) que Kœhler, de Dresde, proposa, dès l’origine, pour représenter à la fois Uranus en astronomie et le platine en chimie[6].

  1. Si Herschel avait dirigé son télescope vers la constellation des Gémeaux onze jours plus tôt (le 2 mars au lieu du 13), le mouvement propre d’Uranus lui aurait échappé, car cette planète était, le 2, dans un de ses points de station. On voit par cette remarque à quoi peuvent tenir les plus grandes découvertes astronomiques.
  2. En Allemagne et en France, on écrivait son nom de la manière suivante dans les journaux et même dans les recueils scientifiques de l’année 1781 : Mersthel, Herthel, Hermstel, etc. On lit Horochelle dans la Connaissance des Temps de 1784.
  3. La priorité semblerait appartenir à Lexell, s’il fallait en croire un Mémoire où Lalande parle d’une lettre de l’astronome de Pétersbourg, écrite de Londres en juin ou en juillet 1781, et communiquée à l’Académie des sciences. À cela je réponds que Lexell fait mention lui-même de cette lettre dans son travail : qu’il cite Magellan, son correspondant, comme la personne qui en donna connaissance aux académiciens de Paris ; mais qu’il n’y est question que d’une orbite parabolique, ayant au moins 8 pour distance périhélie, « ce qui servit, ajoute Lexell, à convaincre ceux des académiciens qui doutaient des résultats trouvés par le digne et respectable président de Saron, lequel en examinant quatre observations du nouvel astre, avait trouvé qu’une orbite parabolique, avec 14 de distance périhélie, satisfaisait assez bien aux observations. » (Académie de Pétersbourg, t. IV.)
  4. Si l’on mettait en question le mérite qu’il y a eu à s’assurer que l’éloignement du nouvel astre était extrême, je dirais que Méchain, dont l’habileté comme calculateur n’a jamais soulevé un doute, trouvait dans ses premiers calculs, pour la distance périhélie, 0,46 au lieu de 8,28.
  5. Horace avait dit Julium sidus.
  6. Le père Hell fit frapper des médailles de platine en commémoration de la découverte d’Herschel. Je rappellerai ici que les signes suivants étaient employés à la fois par les anciens chimistes pour quelques-uns des principaux métaux, et par les astronomes pour les grands corps du système planétaire :
    l’or

    le Soleil
    l’argent

    la Lune
    le mercure

    Mercure
    le cuivre

    Vénus
    le fer

    Mars
    le zinc

    Jupiter
    le plomb

    Saturne