Astronomie populaire (Arago)/XXXII/22

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GIDE et J. BAUDRY (Tome 4p. 608-619).

CHAPITRE XXII

lignes isothermes — nécessité de tenir compte dans le tracé de ces lignes de la hauteur des stations où les observations ont été faites — limite inférieure des neiges perpétuelles


Les résultats que nous avons rapportés dans les chapitres précédents sur les différences que présentent les températures de lieux ayant la même latitude sont connus depuis longtemps ; on les trouve exprimés jusqu’au 10e degré, en ce qui concerne l’Amérique, dans un Mémoire d’Holyoke, imprimé en 1793, dans les Mémoires de l’Académie américaine ; mais ils ne sont devenus populaires que depuis le moment où mon illustre ami M. de Humboldt a eu la pensée de les représenter graphiquement après les avoir perfectionnés par ses propres recherches. Chacun sait aujourd’hui que si l’on joint par des lignes sur une carte géographique les lieux qui jouissent des mêmes températures moyennes, ces lignes, que M. de Humboldt a justement appelées des courbes isothermes, seront très-loin d’être parallèles à l’équateur, ou de correspondre dans tous leurs points à des latitudes égales, particulièrement dans nos climats. On verra que la ligne isotherme de 10°, par exemple, qui, près de la côte occidentale d’Europe, passe par 52° de latitude (fig. 349), s’abaisse à la côte occidentale d’Amérique jusqu’à la latitude de 44° et à la côte orientale jusqu’à celle de 40° (fig. 350), et qu’elle coupe la côte orientale de l’ancien continent par 43° (fig. 349). Toutes les lignes isothermes ainsi tracées par M. de Humboldt ont leur sommet convexe vers la côte occidentale d’Europe, et s’abaissent des deux côtés de ces sommets à mesure qu’on s’approche de l’Amérique et de l’Asie.

À la simple inspection des figures 349, 350, 351 et 352 qui représentent les lignes isothermes, on voit qu’entre les tropiques elles ne s’éloignent pas beaucoup des parallèles de la sphère, mais qu’elles en diffèrent d’autant plus sur l’hémisphère boréal qu’elles correspondent à des températures moyennes plus basses.

Je dois prévenir qu’en traçant des lignes isothermes, il faut ne comparer entre elles que des observations thermométriques faites dans tous les climats à peu de hauteur au-dessus du niveau de la mer, car à mesure qu’on monte dans l’atmosphère, soit dans des aérostats, soit sur la croupe des montagnes, la température va rapidement en diminuant avec la hauteur.

Fig. 349. — Lignes isothermes de l’Ancien Monde, d’après la projection de M. Arago.

Disons quelques mots des causes de ces diminutions de température, sur lesquelles on n’a pas toujours eu des idées très-justes.

Les voyageurs remarquèrent de bonne heure que la rigueur des hivers augmentait rapidement à mesure que, sur un même parallèle, on s’avançait de l’Europe occidentale vers l’est.

Fig. 350. — Lignes isothermes du Nouveau Monde, d’après la projection de M. Arago.

Ce phénomène, on l’expliquait ainsi : le sol va graduellement en s’exhaussant de l’ouest à l’est ; Moscou, Kazan, etc., sont déjà sur de vastes plateaux très-élevés ; les températures de ces villes ne sauraient donc être légitimement assimilées à celles de lieux semblablement placés en latitude, dès que ces lieux de comparaison se trouvent beaucoup plus rapprochés du niveau des mers.
Fig. 351. — Lignes isothermes de l’hémisphère boréal, d’après la projection stéréographique.

Les observations de l’abbé Chappe abaissèrent, pour la première fois, les prétendus plateaux asiatiques dans lesquels les météorologistes se complaisaient à trouver la cause des froids excessifs de la Russie, de la Sibérie, etc. Mairan imagina alors que ces froids anormaux « étaient dus à un terrain profondément très-dense ou composé de bancs de roche… moins perméables aux émanations » du feu central. (Académie des Sciences, 1765, p. 256.) Une théorie qui faisait dépendre les communications thermiques de la densité des roches, qui faisait circuler la chaleur par des fissures, comme les vapeurs dans les fumerolles, ne mérite pas aujourd’hui d’être discutée.

Fig. 352. — Lignes isothermes de l’hémisphère austral, d’après la projection stéréographique.


Voyons quelle est la véritable explication de l’abaissement de température observé à mesure qu’on s’élève au-dessus du niveau moyen de la mer.

Les rayons lumineux partant du Soleil et par conséquent, suivant toute probabilité, les rayons calorifiques qui les accompagnent, éprouvent un affaiblissement considérable en traversant l’atmosphère ; si cet affaiblissement provenait exclusivement de la réflexion de la lumière sur les molécules aériennes ou sur les vapeurs, il n’amènerait aucune augmentation de température dans les diverses régions de l’atmosphère ; les rayons solaires réfléchis iraient seulement se perdre dans l’espace sans avoir produit aucun effet échauffant. Il en sera tout autrement du cas où le même affaiblissement s’opérerait en partie par voie d’absorption. Plus l’absorption serait grande, plus l’augmentation de température dépendante de cette cause aurait d’intensité. Or, l’air est beaucoup plus diaphane à une grande hauteur que près de notre globe. Les couches atmosphériques voisines de terre devraient donc, par la seule cause que nous discutons maintenant, être plus chaudes que les couches très-élevées. Une autre raison plus certaine et plus influente de la diminution de température avec la hauteur a été indiquée dans les considérations générales placées en tête de ce livre (chap. x) : les couches atmosphériques échauffées à leurs surfaces de contact avec le sol tendent à monter, mais, en s’élevant, elles se dilatent ; or, l’air ne peut se constituer dans ce nouvel état de dilatation, sans emprunter tout ce qui lui est nécessaire à la chaleur des corps qu’il va toucher dans son mouvement ascensionnel ou à sa propre chaleur sensible accusée par le thermomètre. La couche partie chaude au commencement de son mouvement ascendant, devient ainsi de plus en plus froide à mesure qu’elle arrive dans des régions élevées. Il est vrai que pendant le mouvement descendant d’une couche supérieure atmosphérique refroidie, les phénomènes inverses devraient avoir lieu. Mais est-il certain que le mouvement descendant s’opère comme le mouvement ascensionnel ayant pour origine l’augmentation considérable de température que reçoivent les couches atmosphériques par leur contact avec le sol très-échauffé ? Il est permis d’en douter.

Voyons maintenant ce qui doit arriver sur les plateaux situés à une grande hauteur au-dessus du niveau général du sol. Leur surface est souvent parcourue par des vents horizontaux, provenant des régions libres de l’atmosphère situées à la même hauteur, et par conséquent très-froids. Quant aux vents inférieurs, ils sont très-rapides ; ils peuvent, en vertu de la vitesse acquise, monter presque au niveau des plateaux le long des pentes inclinées qui rattachent ces plateaux à la plaine ; dès lors ils y arrivent très-refroidis, à cause de leur mouvement ascensionnel accompagné d’une diminution de densité.

Par ces causes, les plateaux doivent avoir une température inférieure à celle des plaines situées dans les mêmes climats, mais peu élevées au-dessus du niveau de la mer. On voit ainsi pourquoi les températures des plateaux ne doivent pas être employées, du moins sans modifications, dans le tracé des lignes isothermes.

L’observation montre que sous la zone torride et dans la zone tempérée de l’hémisphère boréal la correction due à l’élévation des lieux au-dessus du niveau de la mer n’a pas la même valeur.

Sous la zone torride, on a obtenu les chiffres suivants :

Localités. Latitudes. Hauteurs au-dessus du niveau de la mer. Températures moyennes annuelles.
Cumana 
10° 28′ N. 0m 27°,1
Caracas 
10 31  930 21 ,9
Popayan 
2 26  1 809 17 ,5
Quito 
0 14  S. 2 918 15 ,2
Métairie d’Antisana 
0 14  4 072 3 ,4
Glacier d’Antisana 
0 14  5 460 — 1 ,7

Un degré de diminution dans la température correspond à 194 mètres d’élévation.

Sous la zone tempérée les résultats sont les suivants :

Localités. Latitudes. Hauteurs au-dessus du niveau de la mer. Températures moyennes annuelles.
Bordeaux 
44° 50′ N. 0m 13°,1
Genève 
46 12  375 9 ,0
Saint-Gothard 
46 33  2 075 — 0 ,8
Saint-Bernard 
44 50  2 491 — 1 ,3

Un degré de diminution dans la température correspond à 173 mètres d’élévation.

À une certaine hauteur au-dessus du niveau moyen de la mer il règne une température qui ne s’élève jamais sensiblement et pour un temps assez long au-dessus de zéro ; là les neiges cessent de fondre ; au-dessous elles disparaissent quelquefois pendant l’été ; au-dessus elles existent toujours ; les lieux dont je veux parler forment la limite des neiges perpétuelles. Voici cette limite dans les différents climats d’après les observations de mes amis MM. Boussingault, de Humboldt et Pentland :

Noms des montagnes Latitudes. Hauteurs en mètres.
Andes de Quito 
1° 30′ S. 4 820
Limite des neiges perpétuelles dans l’hémisphère austral.
Andes du Chili 
33    0  4 483
Andes de la Patagonie 
42  30  1 832
Andes Magellaniques 
53  30  1 130
Volcan de Purace 
2° 15′ N. 4 700
Limite des neiges perpétuelles dans l’hémisphère boréal.
Cordillère du Mexique 
17  30  4 500
Himalaya 
30    0  5 067
Pyrénées 
42  30  2 728
Alpes 
46    0  2 700
Unalaschka 
53  40  1 070
Islande 
65    0  936

À Paris, les observations faites en aérostat ont donné les résultats suivants :

Dans le voyage de Gay-Lussac du 16 septembre 1804, le thermomètre marquait à terre 27°,5 et à 7016 mètres — 9°,5 ; différence 37°,0 ;

Dans le voyage de MM. Barral et Bixio du 27 juillet 1850, la température était à terre de 17°,6 et à 7 049 mètres de hauteur de — 39°,7 ; différence 57°,3.

La végétation remonte sous les divers climats non loin des hauteurs où commencent à régner les neiges perpétuelles. Au Chimborazo, à 4 800 mètres de hauteur, là où la température moyenne est encore de 1°,5, M. Boussingault a vu des saxifrages qui adhéraient aux rochers. En Europe, sur les hautes cimes des Alpes suisses, c’est à peine si quelques rares lichens colorent les roches dépouillées de neige à une hauteur de 2 700 mètres.

M. Pentland a reconnu que la limite inférieure des neiges perpétuelles sur les flancs de la Cordillère orientale du Haut-Pérou, est très-rarement au-dessous de 5 200 mètres, tandis que dans les Andes de Quito, quoique beaucoup plus voisines de l’équateur, cette limite est seulement à 4 800 mètres, comme l’indique le tableau précédent.

En traversant le passage des Altos de Tolède, dans le mois d’octobre, M. Pentland trouva que sur l’Inchocajo, qui appartient à la Cordillère occidentale, la limite inférieure des neiges était de 400 mètres au-dessus du passage ou de 5 130 mètres au-dessus de la mer.

Déjà le revers septentrional de l’Himalaya avait présenté une semblable anomalie, et par une cause toute pareille : je veux parler de l’influence que les grands plateaux doivent nécessairement exercer sur la loi du décroissement de la chaleur dans l’atmosphère. Il est évident que si cette loi avait été trouvée pour une atmosphère libre, à l’aide de voyages aérostatiques, les nombres qu’elle fournirait feraient connaître à peu près la température des diverses zones d’une montagne, quand cette montagne, isolée, s’élancerait rapidement dans les airs en s’appuyant sur une base peu étendue et située au niveau de la mer. Il n’en serait plus de même, à beaucoup près, si la montagne était assise sur un large plateau déjà élevé à parité de hauteur ; la température se trouverait alors sensiblement plus grande que dans le premier cas. C’est aussi par l’influence du plateau sur lequel les deux Cordillères du Pérou reposent, qu’on expliquera comment la vie organique s’y conserve si haut. Dans les Andes du Mexique, entre le 18e et le 19e degré de latitude nord, toute végétation disparaît à la hauteur de 4 290 mètres, tandis qu’au Pérou, sur le prolongement de la même chaîne, non-seulement il existe une nombreuse population agricole à des hauteurs supérieures, mais on y trouve encore des villages et de grandes cités. Aujourd’hui, un tiers de la population des contrées montueuses du Pérou et de Bolivia habite des régions situées fort au-dessus de celles où toute végétation a cessé à parité de latitude dans l’hémisphère nord.