Atar-Gull/03
CHAPITRE III.
Le Courtier.
Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux,
Soit que, déshérité de son antique gloire,
De ses destins perdus il garde la mémoire,
Suit que de ses désirs l’immense profondeur
Lui présage de loin sa future grandeur.
Le soleil, se levant pur, radieux, caressait la surface de l’Océan, comme pour le consoler de la tempête de la nuit, et le sourd murmure des vagues, encore agitées par un reste de houle, ressemblait aux derniers grondements d’un chien qui s’apaise à la vue de son maître.
La Catherine entra dans la rivière des Poissons, située vers le sud de la côte occidentale d’Afrique, et, remorquée par sa chaloupe, commença de remonter le courant pour gagner une petite anse dessinée par un des contours du fleuve. Ce fleuve coulait lentement au travers d’une majestueuse forêt, et ses eaux tranquilles reflétaient un ciel bleu, des arbres verts chargés d’oiseaux et de fruits de toutes couleurs.
Ici le mimosa aux feuilles grêles et dentelées, l’ébénier avec ses élégantes girandoles jaunes, les sabris aux gousses rouges appuyées sur des abricotiers sauvages ; là des saules courbés par le courant qui entraînait leur longue chevelure lisse et argentée, tandis que des lianes flexibles les entouraient d’un réseau de fleurs pourpre.
Quelquefois un large et brusque rayon de soleil, perçant ce sombre feuillage, l’illuminait en partie, de sorte qu’on pouvait voir la tête et le col orangé d’un didrick briller vivement éclairés, pendant qu’une ombre capricieuse, venant durement trancher ce coloris éclatant, voilait d’une terne demi-teinte le reste de son corps et les longues plumes blanches de sa queue.
Ainsi, lorsqu’un rapide jet de lumière, pénétrant par une étroite entrée, traverse une salle obscure, on voit aussitôt tourbillonner au milieu de l’axe de ce rayon une foule d’atomes scintillants. Ainsi, tout ce qui dans le bois se trouvait inondé de cette nappe de clarté resplendissante étincelait de mille feux ; c’étaient des perroquets rouges agitant leurs ailes d’un noir velouté, des flamands roses, des colibris nuancés d’or et d’azur, et des cardinaux incarnats avec leur aigrette ondoyante et soyeuse.
Et puis le beau rayon s’arrêtait à la surface du fleuve, s’y réfléchissait, jouait un instant sur des nénufars blancs, des campanules bleues, asiles parfumés et flottants d’une myriade d’insectes dont les corselets diaprés chatoyaient comme autant de rubis et d’émeraudes. Enfin il s’éteignait comme à regret, le beau rayon, en laissant sur la surface du fleuve une éblouissante auréole qui contrastait avec les ombres vertes et transparentes projetées par l’épaisseur des arbres de la rive.
Quand le brick eut atteint l’endroit désigné pour son mouillage, un petit canot, monté par trois marins, remonta plus à l’est le courant du fleuve, et arriva bientôt à une partie du rivage qui paraissait mieux frayée. « Sciez, sciez, mes garçons, » cria Benoît en se levant du banc de l’arrière où il était assis, et, donnant une légère impulsion à la barre, il profita du reste de l’air de l’embarcation pour accoster.
« Mouille un grapin, Caiot, — dit-il ensuite à un jeune quartier-maître, — et, si je ne suis pas revenu dans une heure, retourne à bord, et viens demain matin me prendre ici. »
Puis, au moyen d’une planche jetée de la yole au rivage, M. Benoît descendit à terre et se mit à suivre un sentier dont il paraissait connaître parfaitement les détours.
« Pourvu, — pensait le digne homme en s’éventant avec les vastes bords de son chapeau de paille, — pourvu que ce diable de Van-Hop soit encore à son habitation ; il doit pourtant savoir que c’est l’époque à laquelle je ne manque jamais de venir… quinze jours plus tôt ou plus tard. — C’est un drôle de corps que ce père Van-Hop, il vit là au milieu des bois comme s’il était chez lui ; il n’a rien changé de ses anciennes habitudes ; ça faisait tant, tant rire ce pauvre Simon… Ah ! enfin, il faut se faire une raison. »
On entendit aboyer un chien.
« Bon ! — dit Benoît, — je reconnais la voix du vieux César, l’ancien doit être encore dans sa cassine. »
Les aboiements du chien se rapprochèrent, et l’on distingua en outre une voix aigre et perçante qui disait en grondant : « Ici, César, ici ! ne vas-tu pas prendre un homme pour une panthère ? »
Le sentier que suivait le capitaine de la Catherine faisait en cet endroit un coude assez brusque ; aussi se trouva-t-il tout à coup devant une maison bâtie en pierre rougeâtre et recouverte d’un toit de brique ; de fortes grilles de fer protégeaient les fenêtres, et une large palissade semblait défendre l’entrée de cette demeure.
« Eh bien ! bonjour, bonjour, père Van-Hop, » criait Benoît en tendant amicalement la main au propriétaire de cet édifice ; mais celui-ci ne bougea, et se recula au contraire d’un air maussade, comme pour barrer sa porte.
Figurez-vous un petit homme sec, grêle, qui ressemblait à une fouine, mais propre, mais soigné, mais tiré, comme on dit, à quatre épingles. Quand il ôta son chapeau de feutre, luisant de vétusté, on vit une petite perruque blonde minutieusement peignée : il portait une sorte de houppelande grise à collet, un gilet chocolat à boutons de métal, et une culotte de velours foncé ; enfin des bottes à revers un peu poudreuses, du linge fort blanc et de volumineux cachets en graines d’Amérique complétaient sa parure.
Il restait là sur le seuil de sa porte, calme et sans crainte, je vous le jure ; seulement il tenait par contenance un excellent fusil à deux coups, avec lequel il badinait, tout en armant et faisant craquer la batterie. Puis il siffla son chien, qui s’était mis en arrêt sur maître Benoît.
« Comment, — dit ce dernier, — comment, père Van-Hop, vous ne me reconnaissez pas ? mais c’est moi… c’est Benoît… votre ami Benoît… eh bigre… mettez donc vos lunettes… »
Ce que fit prudemment le vieillard ; après quoi il s’écria avec un accent hollandais fortement prononcé…
« Eh ! c’est vous, compère Benoît… mais vous arrivez bientôt… ce n’est pas un reproche au moins, au contraire, je suis enchanté de vous rendre mes devoirs… Mais par quel hasard… — Un hasard… un hasard de nord-ouest, qui m’a démâté de mon grand mât, et qui m’a poussé chez vous comme si le diable eût soufflé dans ma voilure… — Désolé, mon cher capitaine, désolé ; mais ne restez pas à vous rôtir au soleil, entrez donc, entrez donc, vous prendrez quelque chose, un pied d’éléphant… une tranche de bosse de bison… ou un filet de girafe… Holà… holà… Cham, Stropp, allons donc, paresseux, servez-nous. »
Et à ces cris, deux mulâtres qui dormaient sur une natte se levèrent lentement pour obéir à leur maître.
Après quelques façons cérémonieuses, telles que — après vous… non, je suis chez moi… — je n’en ferai rien, etc., etc., — Van-Hop et Benoît entrèrent dans une maison parfaitement propre et tenue à l’européenne. Les deux vieux amis s’étant placés devant une table de bois rouge soigneusement cirée et honnêtement garnie, la conversation s’engagea.
« Vous dites donc, capitaine Benoît, que votre grand mât… — Absent, père Van-Hop, absent ; mais ce que je regrette plus que toute ma mâture, c’est ce pauvre Simon, vous savez… — Eh bien !… ce que vous appelez ce pauvre Simon est… — Mort à la mer… mort comme un brave marin, en sauvant le brick… Ah !… »
Ici le père Van-Hop articula une espèce d’exclamation sourde et caverneuse, qu’on pourrait, je crois, formuler ainsi : — Peuh ! — mais qui exprimait la plus entière indifférence ; c’était son habitude quand il avait entendu faire une question ou narrer un fait qui ne méritait, à son avis, ni intérêt ni réponse.
« Peuh ! — fit donc Van-Hop, — faute d’un homme, le navire ne reste pas en panne ; mais faute d’un grand mât, c’est différent. Aussi, ne pouvant remplacer votre Simon, je pourrais toujours, je le crois du moins, vous fournir un bon mât. Voyons un peu. »
Et il tira lentement d’un grand casier un volumineux registre qu’il feuilleta quelque temps, puis il posa son doigt décharné sur une des pages et continua.
« Oui, j’ai votre affaire, mon brave capitaine, c’est le bas mât d’une corvette anglaise que le vent a jetée à la côte il y a quelque temps, je l’ai en magasin… Nous mettrons cela à mille francs… hein ? c’est donné… — Bigre ! donné… donné… mais vous avez donc un magasin maintenant ? — Peuh ! — reprit Van-Hop en souriant avec modestie, — quand je dis un magasin… voyez-vous, je veux dire mon enclos, un coin où j’ai mis ce que j’ai pu retirer de ces débris ; j’ai de l’ordre, vous le savez, et chez moi tout est casé et étiqueté, et puis j’ai pensé que quelqu’une de mes pratiques pourrait en avoir besoin ; il ne faut pas songer qu’à soi. — C’est délicat, et en outre, dans l’occasion, ça rapporte mille francs… au moins. — Peuh ! — fit le courtier. — Mais, dites-moi, père Van-Hop, une fois mon navire réparé, il me faut aussi un chargement. »
Alors les petits yeux fauves du vieillard brillèrent de plaisir, son nez pointu sembla s’agiter d’un mouvement de merveilleuse olfaction. Il fut encore chercher un autre registre côté T. N., no 2, et, après l’avoir parcouru un instant, il dit en souriant :
« J’ai ce qu’il vous faut, capitaine ; mais je ne voulais pas vous l’assurer avant d’avoir consulté mon carnet, car j’ai aussi promis un chargement à M. Drake, un capitaine anglais, qui doit m’arriver dans une quinzaine, et je tiens à remplir mes engagements avec tout le monde… Vous ne connaissez pas M. Drake… capitaine ? — Non… — C’est un fort aimable garçon ; par exemple, il est roux, et il louche un peu ; mais le cœur sur la main, un galant homme, qui ne regarde pas à deux noirs de plus ou de moins ; il a de la fortune, et fait la traite en amateur… parce qu’après tout il faut bien s’occuper à quelque chose… — Payer sa dette à son pays, — ajouta Benoît ; — mais revenons à mon chargement. — Eh bien ! digne capitaine, ce chargement est la meilleure, la plus favorable occasion du monde ; depuis trois mois, les grands et petits Namaquois se font une guerre continue, et le roi des grands Namaquois mon voisin, à qui j’ai parlé de vous, et qui désire avoir l’avantage de faire votre connaissance, capitaine, — dit Van-Hop en se levant de sa chaise et saluant avec grâce — Vous êtes trop honnête… à lui rendre mes devoirs, — répondit Benoît, qui savait vivre. — Le roi Taroo donc a une admirable partie de petits Namaquois de la rivière Rouge, dont il se défera au meilleur marché possible ; ce sont des nègres tout jeunes… pas trop jeunes pourtant, de vingt à trente… des épaules… des poitrails… il faut voir cela ; et ensuite se nourrissant très-bien, ce qui est rare, et puis très-doux, très-doux ; mon Dieu ! on les mènerait avec un fouet à lanières simples… de vrais agneaux… enfin c’est une affaire d’or… ça vous va, n’est-ce pas ? — Y aura-t-il une commission pour vous comme la dernière fois ? — Peuh ! — fit le courtier, — comme je vous attendais d’un moment à l’autre, j’ai été au Kraal (village) de Taroo, et je l’ai engagé, dans notre intérêt commun, à bien diriger ses prisonniers, à les bien soigner, à les entretenir le mieux possible ; et, vrai, j’ai été dernièrement les voir dans leurs parcs… ils sont magnifiques, gras à lard, les compères ; par exemple, j’ai engagé Taroo à les mettre aux bourgeons de calebasse ; ça rafraîchit et donne un beau lustre à la peau. — Les bourgeons de calebasse ne sont pas méprisables, mais voyez-vous, père Van-Hop, de temps en temps deux ou trois figues de Barbarie et un grand verre d’eau fraîche, ça vaut peut-être encore mieux… Mais il faut surtout ne pas oublier le grand verre d’eau après ; sans cela, ça échauffe horriblement ; et puis à terre, il n’est pas mal non plus de les faire suer, ça ôte la mauvaise graisse, comme dit le proverbe, nègre gras ne va pas. — Possible, capitaine, chacun tond son chien comme il l’entend, — reprit Van-Hop d’un air piqué. — Oh ! père Van-Hop… ce n’est pas que je veuille dire que votre recette est mauvaise ; au contraire, vous vous y entendez… et très-bien… vous êtes un malin… — Peuh !… que voulez-vous, capitaine, le gouverneur du Cap m’a chassé pour une misère ; obligé, par la sentence, de m’en éloigner de cinquante lieues, je me suis établi dans cette habitation que j’ai achetée d’un colon qui redoutait l’entourage ; moi, au contraire, au moyen de quelques cadeaux, je suis parfaitement avec les hordes voisines ; elles n’ont aucun intérêt à me faire du mal, puisque je les aide à se débarrasser de leurs prisonniers, et, après tout, je rends service à tout ce monde-là ; autrefois ils se mangeaient comme des bêtes féroces, et les Namaquois de la rivière Rouge font encore de ces plaisanteries-là, parce qu’ils n’ont aucun moyen d’exportation. — Bien, se dit Benoît a parte, — j’ai furieusement envie de rôder par là… C’est une terre promise, j’y aurai le bois d’ébène pour rien, j’en suis sûr. »
Et il reprit haut : « Comment, ils se mangent ? brrr… brrr… ça fait frémir. — Je le crois bien ; aussi il faut voir comme les grands Namaquois se défendent, et se tuent même plutôt que de se rendre à leurs ennemis. — Il faut pourtant espérer que les petits Namaquois finiront par se civiliser, — observa judicieusement Benoît, — par se vendre… — Parbleu ! au moins ça profite à quelqu’un… — C’est ce que je me tue à leur expliquer ; en Europe, s’ils ne se vendaient pas on n’en achèterait pas… Sortez de là si vous pouvez. — Tenez, voyez-vous, capitaine, dans votre Europe ils sont cent fois plus sauvages que les nègres… Ah ça !… que m’apportez-vous en échange ? — Comme à l’ordinaire : des quincailleries, des verroteries, de la poudre, des fusils, du plomb en saumon et du fer en barre. — Très-bien ; alors, mon ami, nous nous occuperons d’abord de mettre votre brick en état ; pendant ce temps-là j’irai prévenir le roi Taroo d’amener ses noirs. Ah çà ! vous me restez à souper et à coucher. Demain, au point du jour, vous retournerez à votre bâtiment, et moi j’irai au Kraal… C’est convenu… vous le savez, je suis rond en affaires. »
Les deux négociants causèrent longuement, soupèrent bien, et furent se coucher un peu ivres.