Athènes au XVIIe siècle/Relation du P. Robert de Dreux

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Ernest Leroux (p. 1-13).


ATHÈNES AU XVIIe SIÈCLE

RELATION DU P. ROBERT DE DREUX
LETTRES DE JACOB SPON ET DU P. BABIN
(1669-1680)

I

RELATION DU P. ROBERT DE DREUX

La description inédite des antiquités d’Athènes publiée plus loin est due à un capucin qui faisait partie, comme aumônier, de la suite de M. de La Haye-Vantelet, nommé depuis 1661 ambassadeur du roi de France auprès de la Porte et dont la guerre entre l’Empereur et le Grand Seigneur avait retardé le départ. Ayant enfin reçu en 1665 l’ordre de rejoindre son poste, l’ambassadeur s’embarqua le 29 octobre et arriva à Constantinople le 1er décembre de la même année, avec mission d’obtenir le renouvellement des Capitulations. Mais les négociations traînèrent en longueur et Louis XIV, irrité de ces délais et de l’insolence des Turcs, venait, en 1669, de donner à son ambassadeur l’ordre de revenir en France, lorsque celui-ci fut subitement invité par la Porte à se rendre à Larissa, en Thessalie, où se trouvait alors le sultan, pour reprendre l’affaire des Capitulations[1].

M. de La Haye-Vantelet avait emmené comme aumônier un religieux capucin du couvent de la rue Saint-Jacques, à Paris, le P. Robert de Dreux[2], qui accompagna l’ambassadeur à Larissa ; d’un esprit curieux, le P. Robert de Dreux mit à profit une occasion qui s’était inopinément présentée de faire le voyage d’Athènes et d’en visiter les antiquités. « Il y avoit pour lors à Larissa, dit-il dans la Relation de son voyage, un seigneur Paléologue[3], de l’ancienne famille des derniers empereurs de Grèce, lequel étant venu voir Son Excellence pour une affaire qu’il avoit avec quelques François, et se trouvant à la veille de son départ pour retourner à Athènes, où il faisoit sa demeure ordinaire, M. l’Ambassadeur le pria de se charger des lettres qu’il écrivoit à nos capitaines[4], ce qu’il fit volontiers. Mais, comme j’avois un grand désir de voir les antiquitez d’Athènes, je crus que l’occasion étoit trop favorable pour la négliger. C’est pourquoi je priai M. l’Ambassadeur de me permettre d’accompagner ce seigneur Paléologue. Il eut bien de la peine à y consentir ; mais, lui aiant représenté que je pouvois lui être utile en ce voiage, parce que je ferois toute la diligence possible pour trouver moien de faire tenir ses lettres à nos capitaines, il me donna enfin son consentement, et je priai aussitost ledit sieur Paléologue de me souffrir en sa compagnie et de me faire avoir un cheval, dont Son Excellence faisoit la dépense ; il me l’accorda de bonne grâce et me dit de me tenir prest à partir pour le lendemain. » Nos deux voyageurs partirent en effet de Larissa le 2 juin 1669, et, après avoir passé à Pharsale, aux Thermopyles, à Thèbes, arrivèrent enfin à Athènes, où nous laisserons la parole au P. Robert de Dreux[5].

« Quand nous aprochâmes d’Athènes, j’aperçus de si belles antiquités que j’oubliai bientost toutes les peines que j’avois eu sur les montagnes, et, profitant de l’avantage que j’avois de pouvoir être instruit par un homme intelligent, tel qu’étoit le sieur Paléologue[6], je m’informai de lui à chaque chose qui me paroissoit plus remarquable, et pour avoir moien de les reconnoitre, quand j’yrois les voir avec plus de loisir, je me servois d’une petite boussole pour observer leur situation. J’accompagnai le sieur Paléologue jusqu’à son logis, où, étant descendu de cheval, il me fit conduire à notre hospice, où demeurent toujours un de nos religieux pour rendre service à tous les Catholiques qui sont dans ces quartiers là, et j’y trouvai heureusement le P. Simon de Compiègne[7], avec qui j’étois venu depuis Paris jusqu’à Constantinople.

« Il n’est pas possible d’exprimer la joie et la consolation que causa à l’un et à l’autre une rencontre si favorable, vû qu’il y avoit environ 4 ans que nous ne nous étions vûs, et, après nous être embrassés, je le priai de me conduire prontement chez M. le consul de France pour savoir si les vaisseaux que j’avois veu de loin dans le port, n’étoient pas les vaisseaux du Roi dont nous étions en peine.

« Arrivant chez M. le consul, je le trouvai qui arrivoit du port et me dit que l’un de ces vaisseaux étoit de France et l’autre de Raguse, et que les capitaines de ces deux vaisseaux lui avoient dit qu’ils avoient laissé les 4 vaisseaux du Roi au Mile. Je lui fis connoitre en même temps combien il étoit important de faire porter les lettres de M. l’Ambassadeur à M. Dalméras, qui commandoit les vaisseaux du Roi, et qu’il falloit engager le capitaine du vaisseau de France d’y aller ou d’y envoier incessamment ; mais M. le consul me dit qu’il falloit que ce fût moi-même qui engageât ce capitaine à faire ce message, à quoi il auroit de grandes répugnances et que, pour cet effet, il me conduiroit le lendemain au port, qui est fort éloigné de la ville. De sorte que, dès le lendemain matin, nous montâmes à cheval pour aller au port et je parlai si efficacement au capitaine françois, qu’il se mit aussitost à la voile avec les lettres que je lui donnai pour M. Dalméras ; mais, arrivant au Mile, il n’i trouva plus les 4 vaisseaux du Roy. C’est pourquoi, aiant appris d’un corsaire de Malte qu’ils étoient allés au Cerigue, il les pria de leur porter les lettres dont il s’étoit chargé et de dire à M. Dalméras que l’ambassadeur du Grand Seigneur se rendroit incessamment à Napoli de Romanie pour s’embarquer sur les vaisseaux, qui devoient le porter en France, ainsi que je l’en avois instruit.

« Je m’occupai cependant à voir tout ce qu’il y a de plus curieux à Athènes, où il reste tant de belles antiquités, qu’il est facile de juger que ceux qui en ont écrit tant de merveilles ont dit la vérité. Notre ancien compagnon, qui y demeuroit depuis trois ans, s’offrit volontiers de me conduire à tout ce qu’il y avoit vû de plus beau et de plus remarquable, mais il m’avertit qu’il ne faloit pas espérer de voir ce qui est dans le chasteau et aux environs, parce que, n’étant habité que par des Turcs, qui ne sont pas si humains que ceux de Constantinople, ils assommoient à coups de pierres tous les Chrétiens qui s’en approchoient.

« Il me fit d’abord remarquer que la maison de notre hospice, où il étoit logé, est le lieu où Démosthène, ce grand orateur de Grèce, avoit fait sa demeure, et il y reste encore dans son entier un fort beau cabinet, tout de marbre, qui est bâti en forme de tourelle, qui est couverte d’une seule pierre de marbre, si grande et si épaisse qu’elle est creusée au dedans comme une calotte et élevée au dehors comme un petit dosme, dont la superficie est taillée en forme de coquille, et l’entablement sur lequel elle est posée est enrichi d’une infinité de bas-reliefs, qui représentent plusieurs figures d’hommes et de bestes avec une délicatesse admirable. Et il me dit que, quand on lui avoit vendu cette maison, ç’avoit été à condition que tous ceux qui viennent voir les antiquités d’Athènes, auroient la liberté de venir voir le pavillon de Démosthène, qui en est une des plus belles et des plus entières.

« Il me conduisit ensuite aux ruines du superbe palais de Thésée, ce brave capitaine qui partagea avec Jason la gloire d’avoir enlevé la toison d’or. Il reste encore 10 ou 12  colonnes de ce palais, qui sont si hautes et si grosses qu’elles ont 4 brasses de tour ; elles sont toutes d’un beau marbre blanc et toutes canelées. J’appris qu’il y en avoit 366, sur lesquelles étoit bâti tout le palais, dont il reste encore quelques pans de murailles sur 2 ou 3 de ces colonnes, sur lesquelles on avoit faites une infinitéz de cintres, qui rendoient cet édifice plus ferme et plus solide. Il y reste encore un grand portail, tout de marbre, élevé comme un arc triomphal, enrichi de colonnes, de pilastres et de figures, dont il reste encore de beaux fragmens ; il y a apparence que c’étoit l’entrée de ce magnifique palais qui se joignoit au chasteau.

« Nous allâmes de là au temple de Junon, dont les Chrétiens avoient fait une église dédiée à la sainte Vierge ; mais la prophanation qu’en ont fait les Turcs l’a fait abandonner. Il me mena ensuite voir les ruines d’un ancien couvent des religieux de saint François, dont on voit encore quelques figures sur une muraille de l’église, qui est ruinée. Je vis en ce même lieu les restes d’un pont de pierre, qui paroit avoir été bien bâti, et il reste encore aux pilliers de gros anneaux de fer, qui marquent qu’il y passoit autrefois une rivière portant bateau, quoiqu’il n’i en ait plus du tout, non pas même un petit ruisseau.

« Retournant dans la ville, on nous y fit remarquer les ruines de plusieurs beaux palais, comme celui de Polemarco et de Témistocle, dont ils restent plusieurs belles colonnes de marbre ; de là on nous conduisit au monument de Socrate. C’est un gros pavillon de marbre, qui a 8 faces, sur lesquelles les vents sont représentéz en bas-reliefs, pour marquer la légèreté de ceux qui avoient condamné à mort ce grand philosophe, qui a le premier mis en vogue la philosophie morale et parlé de Dieu d’une manière si haute et si sublime, que, ne convenant point aux fausses divinitéz, qu’on adoroit parmi les païens, quelques jaloux l’accusèrent de mépriser les dieux, ce qui le fit condamner à boire du poison, dont étant mort, les Athéniens reconnurent leur injustice et, pour la réparer en quelque manière, ils firent élever ce monument à la gloire de ce grand homme, qui a été le maître de Platon et des plus illustres philosophes. On lui avoit aussi élevé une statue de bronze, mais elle n’y est plus.

« Notre compagnon me fit voir encore plusieurs autres antiquités, dont cette ville est si remplie qu’il y a peu de rues où l’on n’en voie quelqu’unes. Mais cela ne satisfaisoit pas ma curiosité, sçachant qu’il y avoit bien d’autres choses dignes d’être veues et observées. C’est pourquoi voiant que notre compagnon ne les avoit pas encore veues, depuis 3 ans qu’il étoit dans le païs, parce qu’il n’osoit s’y hasarder, je résolus d’y aller seul, sans lui en parler, espérant que le bonheur, qui m’avoit accompagné partout, ne m’abandonneroit pas dans ce besoin, et pour mieux réussir dans mon dessein, je m’informai d’un françois, qui demeuroit depuis longtems au païs, où étoient les plus belles antiquitéz, dont il me donna un mémoire, qui me servit beaucoup avec ma petite boussole, qui me servoit de guide.

« Je pris donc occasion de me dérober de notre compagnon, après avoir disnée chez M. le consul, et j’enfilai d’abord une rue que je crus pouvoir me conduire à un temple, que j’avois remarqué hors la ville en y arrivant ; mais il faut que j’avoue que j’expérimentai, le long de cette rüe, que les Turcs y étoient bien moins civiles que dans les autres lieux, où j’avois passée, car, bien que leurs enfans me fissent plusieurs huées et me jettassent des pierres, je ne vis personne qui les en empêchât. Tout le remède, dont je me servis pour me délivrer de cette canaille, fut de marcher si vite que, ne pouvant me suivre, ils furent contraints de m’abandonner, voiant que je ne me mettois point en peine, ni de leurs huées, ni des pierres qu’ils me jettoient. J’arrivai enfin au bout de la rüe et je reconnus que je ne m’étois pas beaucoup écarté du lieu où je voulois aller ; je m’y rendis aussitost par un petit chemin que je pris sur la gauche et je trouvai que ce temple étoit encore en son entier, mais je ne pus y entrer parce que les portes, qui sont revestues de lames de fer, étoient fermées, de sorte qu’il me fallut contenter de le considérer par dehors. Il est tout de marbre et environné d’une galerie assez large, soutenue par de belles colonnes bien canelées ; m’étant informé quel étoit ce temple-là, on me dit que c’étoit autrefois le temple de Thésée, mais que les Chrétiens l’avoient dédié à S. George et qu’ils y célébroient encore les saints offices.

« J’aperçus de là quelque chose de blanc dans un champ, qui n’en est pas éloigné. La curiosité m’y porta et je trouvai que c’étoit un lion, d’un fort beau marbre blanc, qui est si gros qu’aïant la gueule béante et fort creuse, des enfans y entrent facilement. Il est couché par terre avec cette devise en grec : « Je puis dormir en assurance cependant que mes compagnons veillent » ; dont cherchant l’intelligence, on me dit que ce lion étoit autrefois au milieu de la ville et que ses deux compagnons sont deux autres lions de marbre, que j’ai vus, l’un sur les murailles du chasteau et l’autre sur le bord de la mer et sont tous deux comme faisant la sentinelle. Celui qui est sur le bord de la mer est beaucoup plus gros que celui qui est couché dans le champ ; il donne le nom au port, car on l’appelle le Port Lion. Il étoit autrefois environné de quantité de belles maisons ; mais il n’en reste plus que les ruines, aussi bien que de la muraille, qui alloit du port à la ville.

« Ce que je désirois le plus de voir c’étoit le temple qui donna occasion à S. Paul de reprocher aux Athéniens leur aveuglement, parce qu’ils l’avoient consacré au Dieu inconnu, vû que Dieu s’étoit manifesté d’une manière si sensible ; mais, parce qu’il est renfermé dans le château, qui n’est habité que par les Turcs, et qu’on m’avoit averti qu’il étoit dangereux d’en approcher, je perdois quasi l’espérance de satisfaire là-dessus ma curiosité. Je voulus du moins tenter si je ne pourrois pas voir la maison où demeuroit autrefois S. Denis, que le sieur Paléologue m’avoit dit être proche de l’Aréopage, dont il me montra quelques anciennes murailles, en arrivant à Athènes ; c’est pourquoi, bien qu’elles soient proches du chasteau, sur une éminence qui commande à la ville, je ne laissai pas d’y aller et, arrivant à une grande maison dont la porte étoit ouverte, je vis dans la cour un autel, aux environs duquel il y avoit des pilastres et autres ornemens de marbre. Je pris la confiance d’y entrer et je remarquai que c’étoient les ruines d’une ancienne chapelle, mais, n’osant pas rester là longtemps, j’en sortis promptement et j’allois vers l’Aréopage, lorsque j’entendis une voix qui me disoit en grec : « Arrête, arrête. » Je tournai la tête pour voir d’où venoit cette voix et je vis un prestre grec, qui me fit signe de l’attendre, ce que je fis volontiers, et m’aiant joint, il me demanda qui j’étois. Je lui dis que j’étois un François, qui, retournant en France, cherchoit à voir la maison de S. Denis, qui en a été le premier apôtre. Vous en sortez, me dit-il, et, m’y faisant rentrer, il me montra l’autel que j’avois déjà vû, et lui disant que j’étois surpris comment ils laissoient celle chapelle ainsi ruinée, il me dit que les Turcs ne vouloient pas permettre de la réparer, mais que tous les ans ils ne laissoient pas de l’ajuster le mieux qu’ils pouvoient le jour de la fête de S. Denis et qu’on y célébroit la sainte messe, à laquelle ils convioient tous les François qui se trouvent dans le païs, sçachant qu’il est leur apôtre, aiant quitté Athènes dont il étoit évêque pour aller prêcher la foi dans les Gaules, à la sollicitation de S. Policarpe. Je demandai à M. le consul s’il étoit vrai qu’on l’invitoit tous les ans d’aller entendre cette messe ? Il me dit qu’on n’y manquait pas et que tout ce qu’il y avoit de François ne manquaient pas d’y assister.

« Le prêtre me montra ensuite un puits, où il me dit que S. Denis avoit caché S. Paul durant quelques jours et m’invita d’entrer dans ce logis pour voir l’archevêque, qui y faisoit sa demeure ; mais je m’excusai sur ce que, ne sachant pas assez bien le grec pour l’entretenir, je pourrois le lendemain venir avec mon compagnon, qui en sçavoit plus que moi, pour lui rendre nos respects.

« En sortant de cette maison, je passai proche d’une avant-porte du chasteau, où je n’avois garde d’entrer, me souvenant de l’avis qu’on m’avoit donné qu’il y avoit du péril ; c’est pourquoi je passai promptement aux ruines de l’Aréopage, ce plus fameux collège de l’univers, qui a été le séminaire des plus belles sciences, où il ne reste plus que quelques murailles, avec double rang de fenestres comme à une église. Mais je ne restai pas là longtems, car quelques Turcs m’aiant aperçu du château, qui en est proche, m’appellèrent comme si ils vouloient me montrer quelque chose, et voiant que je leur faisois la sourde oreille, ils me jetèrent des pierres, que j’évitai en continuant mon chemin vers un temple que l’on m’a dit avoir été bati au dieu Pan et qui est maintenant dédié à la sainte Vierge. Au-dessus de ce temple, approchant du château, il y a deux grandes colonnes de jaspe et je remarquai à costé un grand quadran solaire à plusieurs faces.

« De l’autre costé, vis à vis de l’Aréopage, je remarquai des pilastres d’un fort beau marbre blanc, avec quelques autres fragmens sur un rocher, ce qui m’obligea de m’y transporter, et je reconnus que c’étoit le trophée de Thésée, que je vis représenté sur un char de triomphe, traîné par ceux dont il étoit le vainqueur ; mais cela est maintenant à moitié ruiné. Je regardois ainsi de costé et d’autre ce qui me paroissoit plus remarquable, quand un Turc, qui me parut avoir plus de 60 ans, se présenta devant moi. Je le saluai fort honnestement en lui disant : Πολλὰ τὰ ἔτη, bas, c’est-à-dire : « Que vos années soient nombreuses » ; car c’est la manière de saluer en ce païs là, et, voulant suivre mon chemin, il m’arresta et me dit : « D’où viens-tu ? » Je lui dis que je venois de voir quelques ruines sur un rocher. « Il est vrai, me dit-il, mais auparavant où as-tu été ? » Je répondis que j’avois considéré quelques antiquités aux environs du chasteau. « Non, non, dit ce vieillard, ce n’est pas cela qui t’amène ici, car il y a longtems que je t’observe et je t’ai vu tourner autour du chasteau pour en remarquer le fort et le foible, afin de voir par quel costé on pourra plus facilement l’attaquer. Tu es un espion, qui vient ici de Candie pour nous trahir. » Il commençoit déjà de m’embarasser, ne sachant pas assez bien la langue pour me justifier, lorsqu’un grand Albanois, qui se rencontra heureusement, prit mon parti et dit à ce Turc que je n’étois pas ce qu’il pensoit, parce que nous avions une maison assez proche de là, où nous demeurions paisiblement sans faire tort à personne, et, pendant qu’il amusoit ce Turc, je me glissai dans une rue, qui me conduisit à notre logis, où étant arrivé je frappai si fort à la porte que notre compagnon accourut aussitôt pour me l’ouvrir. Il eut d’autant plus de joie de me voir que depuis 4 ou 5 heures je m’étois dérobé de lui ; il étoit toujours dans la crainte que ma curiosité ne me fit exposer à quelque péril, dont je ne pourrois pas me retirer.

« Il me dit que nous étions invités avec M. le consul d’aller souper chez le sieur Paléologue, qui nous fit un festin si magnifique que rien n’y étoit à souhaiter qu’un peu plus de modération à casser des verres, car jamais je n’en ai vû tant casser ; chacun se faisoit un plaisir de jeter son verre en l’air après avoir bu. C’est une méchante coutume qu’ils ont en ce païs là d’agir de la sorte, quand ils veulent montrer que la chère est entière, Pour moi, j’avoue que cela ne me plaisoit nullement ; mais ce qui me fit plus de peine, c’est que tous les verres étant casséz, en sorte qu’il ne restoit plus dans la maison qu’un grand verre de Venise, qui étoit parfaitement beau et que je voiois suspendu dans la chambre, comme une pièce exquise, le seigneur Paléologue se le fit apporter pour subir le même sort que les autres, je demandai à le voir et, après l’avoir admiré, je dis qu’un si beau verre méritoit bien que chacun de la compagnie bût dedans la santé du Roi, et, y aiant fait mettre un peu de vin, je dis au seigneur Paléologue que je le priois d’agréer que je lui portasse la santé de notre Roi, à condition que chacun la boiroit dans le même verre et qu’ensuite on me le raporteroit pour en faire raison. Chacun agréa ma proposition et le verre m’étant rendu, pour terminer cette cérémonie, je dis au seigneur Paléologue, qu’après m’avoir comblé de ses bontés pour notre voïage et depuis mon arrivée à Athènes, il ne me restoit qu’une grâce à lui demander, qui étoit que ce verre dans lequel la santé d’un si grand monarque avoit été bû si honorablement, fut soigneusement gardé pour en conserver la mémoire. Ce qui me fut accordé de bonne grâce. C’est ainsi que j’ai sauvé du naufrage un si beau verre.

« Après ce régal, voiant chacun en bonne humeur, je dis que je serois parfaitement content d’Athènes si j’avois vû le temple dédié au Dieu inconnu, Deo incognito. Cela fit ouvrir les oreilles à M. le consul et quelques autres de sa compagnie, qui dirent : « Ne souffrons pas que le Père sorte d’Athènes avec ce mécontentement, il faut faire un présent à l’aga pour l’engager à lui accorder cette grâce. » On ordonna en même temps au truchement d’aller trouver l’aga, de la part de M. le consul, de lui porter le présent et lui demander qu’il me fût permis d’aller dans le chasteau pour y voir quelques antiquités ; ce qui ne se put faire que le lendemain, et dans ce temps là je receus des lettres de M. l’Ambassadeur, qui me mandoit de me rendre à Napoly de Romanie, pour me joindre à l’ambassadeur turc, qui partoit avec son équipage pour s’i aller embarquer.

« Le truchement ne manqua pas le lendemain d’aller trouver l’aga, qui est gouverneur du chasteau, pour lui dire que l’aumônier de M. l’Ambassadeur de France étant sur le point de partir pour aller joindre à l’ambassadeur que Sa Hautesse envoioit en France et qui devoit l’y accompagner, désiroit de voir quelque chose dans le chasteau, c’est pourquoi M. le consul l’en prioit de ne lui pas refuser cette grâce. Cet aga, [qui] se trouvoit pour lors chez le bacha, qui est gouverneur de la ville, dit au truchement : « Celui pour qui vous demandez cette grâce est aparamment cet espion dont je suis en peine et qu’on m’a dit avoir été déjà autour du chasteau pour en observer le fort et le foible. » « Seigneur, répondit le truchement, « quiconque vous a dit que c’est un espion n’a pas dit la vérité et vous pouvez vous en assurer par les ordres qu’il vient de recevoir d’aller accompagner en France un ambassadeur. » « Hé bien, répondit l’aga, puisqu’il est tel que vous dites, qu’il vienne demain au château et je l’y recevrai avec honneur, car je ne puis l’y recevoir aujourd’hui, étant en affaire avec le bacha. » Et aïant appris du truchement que je devois partir le lendemain pour Napoly, il tira de son poulce un gros anneau d’yvoire, qui leur sert pour bander l’arc et qu’ils portent pour ornement, il dit : « Portez-lui cet anneau et dites lui qu’il peut aller avec 6 personnes au château, dont on lui donnera l’entrée en rendant cet anneau, suivant l’ordre que je vais y envoier. » J’allai aussitost au chasteau avec notre compagnon, le capitaine, qui étoit déjà de retour, et trois autres qui me prièrent de les y faire entrer avec moi et avec le truchement, qui, arrivant à la porte, présenta l’anneau de l’aga et aussitost on nous fit entrer par le guichet ; mais on arresta un septième qui s’étoit glissé avec nous, les gardes déclarant qu’ils avoient seulement ordre d’en faire entrer 6 avec moi, néanmoins on les pria tant, qu’ils laissèrent encore entrer ce septième.

« Aussitost que nous fûmes entréz, j’allai satisfaire l’ardent désir que j’avois de voir ce fameux temple, dont on parle tant, et je connus que mon désir étoit juste et raisonnable ; car, bien que les Romains, quand ils se rendirent maîtres d’Athènes, en aient emporté tout ce qu’il y avoit de plus beau, ils ne purent enlever les admirables sculptures qui sont tout autour de ce temple parce qu’elles sont tellement enclavées dans l’entablement, qu’on ne peut les en ôter sans les briser et les mettre toutes en pièces.

« Ce temple, que les Chrétiens avoient consacré au Dieu connu, est tout de marbre. Il est grand et spacieux, mais les Turcs, qui en ont fait leur principale mosquée, en ont ôté toutes les marques du Christianisme, de sorte qu’il est tout nud au dedans ; on y voit seulement, à l’endroit où étoit l’autel, une élévation de plusieurs marches, qui marquent la séparation du chœur et de la nef. L’on m’y fit remarquer dans le mur, qui étoit derrière l’autel, une pierre de deux ou trois pieds en quarré, laquelle donne une lueur comme d’un petit charbon de feu dans les petits trous que l’on y fait avec la pointe d’un couteau et on m’assura que, dans l’obscurité de la nuit, tous ces petits trous, que font les curieux qui la viennent voir, paroissent comme de petites étoilles. Au dehors de ce temple il y a une galerie qui règne tout autour et est soutenue par de grandes colonnes de marbre bien cannellées, enfin tout ce qu’on y voit de sculpture est si beau et si bien travaillé que nous en étions tous charmés, et j’en restai tellement satisfait que je ne cherchai plus à voir les autres antiquités, quoique cette ville en soit tellement remplie qu’il y a peu de maisons qui n’en aient quelqu’une ou du moins quelques fragmens. »


  1. Voir A. Vandal, l’Odyssée d’un ambassadeur. Les voyages du marquis de Nointel (Paris, 1900, in-8o, p. 18-20.
  2. Le P. Robert de Dreux avait fait profession au couvent des Capucins de Saint-Jacques à Paris, le 16 janvier 1655 (Bibl. nat., ms. français 23043, p. 158).
  3. Voir du Cange, Historia byzantina (Paris, 1680, in-fol.), p. 230-248.
  4. Il s’agit des capitaines des vaisseaux du roi, qui étaient au Mile et à qui de La Haye Vantelet envoyait l’ordre de se rendre à Napoli de Romanie pour y embarquer Suleiman-aga, que le Grand Seigneur avait désigné comme ambassadeur auprès de Louis XIV.
  5. Bibliothèque nationale, ms. nouv. acq. franc. 4962 ; copie du xviiie siècle. petit in-8o, de 144 feuillets, intitulée : « Relation du voiage du Révérend Père Robert de Dreux, capucin de Saint-Jacques, à Paris. Voyage de Paris à Constantinople. » Un autre titre, plus moderne, se trouve sur le feuillet de garde du volume : « Voyage de Paris à Constantinople, contenant des particularités de l’ambassade de M. de La Haye-Vantelet, ainsi que des mœurs et du caractère du sultan Mahomet IV, avec quelques anecdotes concernant le siège de Candie, etc., an. 1665 et suivantes ; par le P. Robert de Dreux, capucin, aumônier de l’ambassadeur. Mss. non imprimé. » — La description d’Athènes imprimée tout au long ici est aux fol. 101 vo-112 du manuscrit, et le passage cité plus haut, au fol. 99 et verso.
  6. Le manuscrit porte Pascalogue ici et plus loin.
  7. Voir Athènes aux xv, xvie et xviie siècles, par le comte de Laborde (Paris, 1854, in-8o), t. II, p. 32 ; et aussi Athènes ancienne et nouvelle, par le sieur de la Guilletière (Paris, 1675, in-12), qui cite souvent le P. Simon de Compiègne, lequel, après avoir été 40 ans religieux, mourut, le 18 mai 1687, au couvent des Capucins de la rue Saint-Honoré, à Paris (Bibl. nat., ms. français 25045, p. 207).