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Atrée & Thyeſte/Acte III

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Atrée & Thyeſte
Imprimerie Royale (p. 130-144).



S C È N E   I.
Atrée, Euryſthène.
A T R É E.

Enfin, grâces aux dieux, je tiens en ma puiſſance
Le perfide ennemi que pourſuit ma vengeance :
On l’obſerve en ces lieux, il ne peut échapper ;
La main qui l’a ſauvé ne ſert qu’à le tromper.
Vengeons-nous ; il eſt temps que ma colère éclate ;
Profitons avec ſoin du moment qui la flatte,
Et que l’ingrat Thyeſte éprouve dans ce jour
Tout ce que peut un cœur trahi dans ſon amour.

E U R Y S T H È N E.

Eh ! Qui vous répondra que Pliſthène obéiſſe,
Que de cette vengeance il veuille être complice ?
Ne vous ſouvient-il plus que, prêt à la trahir,
Il n’a point balancé pour vous déſobéir ?

A T R É E.

Il eſt vrai qu’au refus qu’il a fait de s’y rendre
Je me ſuis vu contraint de n’oſer l’entreprendre,

D’en différer enfin le moment malgré moi.
Mais qui l’a pu porter à me manquer de foi ?
N’avait-il pas juré de ſervir ma colère ?
Tant de ſoins redoublés pour la fille & le père
Ne ſont-ils les effets que d’un cœur généreux ?
Non, non ; la ſource en eſt dans un cœur amoureux ;
Tant d’ardeur à ſauver cette race ennemie
Me dit trop que Pliſthène aime Théodamie :
Je n’en puis plus douter ; il la voit chaque jour,
Il a pris dans ſes yeux ce déteſtable amour ;
Et je m’étonne encor d’une ardeur ſi funeſte !
Que pouvait-il ſortir d’Aerope & de Thyeſte,
Qu’un ſang qui dût un jour aſſouvir mon courroux ?
Le crime eſt fait pour lui ; la vengeance, pour nous.
Livrons-le aux noirs forfaits où ſon penchant le guide ;
Joignons à tant d’horreurs l’horreur d’un parricide.
Puis-je mieux me venger de ce ſang odieux
Que d’armer contre lui ſon forfait & les dieux ?
Heureux qu’en ce moment le crime de Pliſthène
Me laiſſe ſans regret au courroux qui m’entraîne !
Qu’il vienne ſeul ici.



S C È N E   II.
A T R É E.

Qu’il vienne ſeul ici.Le ſoldat écarté
Permet à ma fureur d’agir en liberté :
De ſon amour pour lui ma vengeance alarmée
Déjà loin de Chalcys a diſpersé l’armée ;
Tout ce que ce palais raſſemble autour de moi
Sont autant de ſujets dévoués à leur roi.
Mais pourquoi contre un traître exercer ma puiſſance ?
Son amour me répond de ſon obéiſſance.
Par un coup ſi cruel je m’en vais l’éprouver ;
Et de ſi près encor je m’en vais l’obſerver,
Que, malgré tous ſes ſoins, ma vengeance aſſurée
Lavera par ſes mains les injures d’Atrée.


S C È N E   III.
Atrée, Pliſthène.
A T R É E, bas.

Je le vois ; & pour peu qu’il oſe la trahir,
Je ſais bien le ſecret de le faire obéir.

Haut.

Laſſé des ſoins divers dont mon cœur eſt la proie,
Prince, il faut à vos yeux que mon cœur ſe déploie.

Tout ſemble offrir ici l’image de la paix ;
Cependant ma fureur s’accroît plus que jamais.
L’amour, qui ſi ſouvent loin de nous nous entraîne,
N’eſt point dans ſes retours auſſi prompt que la haine.
J’avais cru par vos ſoins mon courroux étouffé ;
Mais je ſens qu’ils n’en ont qu’à demi triomphé :
Ma fureur déſormais ne peut plus ſe contraindre,
Ce n’eſt que dans le ſang qu’elle pourra s’éteindre ;
Et j’attends que le bras chargé de la ſervir,
Loin d’arrêter ſon cours, ſoit prêt à l’aſſouvir.
Pliſthène, c’eſt à vous que ce diſcours s’adreſſe.
J’avais cru, ſur la foi d’une ſainte promeſſe,
Voir tomber le plus fier de tous mes ennemis ;
Mais Pliſthène tient mal ce qu’il m’avait promis ;
Et, bravant ſans reſpect & les dieux & ſon père,
Son cœur pour eux & lui n’a qu’une foi légère.

P L I S T H È N E.

Où ſont vos ennemis ? J’avais cru que la paix
Ne vous en laiſſait point à craindre en ce palais ;
Je n’y vois que des cœurs pour vous remplis de zèle,
Et qu’un fils pour ſon roi reſpectueux, fidèle,
Qui n’a point mérité ces cruels traitements.
Où ſont vos ennemis ? Et quels ſont mes ſerments ?

A T R É E.

Où ſont mes ennemis ? Ciel ! Que viens-je d’entendre ?
Thyeſte eſt dans ces lieux, & l’on peut s’y méprendre !
Vous deviez l’immoler à mon reſſentiment :
Voilà mon ennemi, voilà votre ſerment.

P L I S T H È N E.

Quelle que ſoit la foi que je vous ai jurée,
J’aurais cru que la vôtre eût été plus ſacrée ;
Qu’un frère, dans vos bras, à la face des dieux,
M’eût aſſez acquitté d’un ſerment odieux.
D’un pareil ſouvenir ma vertu me diſpense ;
Je ne me ſouviens plus que de votre clémence.
Mon devoir a ſes droits, mais ma gloire a les ſiens,
Et vos derniers ſerments m’ont dégagé des miens.

A T R É E.

Sans vouloir dégager un ſerment par un autre,
Veux-tu que tous les deux nous rempliſſions le nôtre ?
Et tu verras bientôt, ſi j’explique le mien,
Que ce dernier ſerment ajoute encore au tien.
J’ai juré par les dieux, j’ai juré par Pliſthène,
Que ce jour qui nous luit mettrait fin à ma haine.
Fais couler tout le ſang que j’exige de toi,
Ta main de mes ſerments aura rempli la foi.
Regarde qui de nous fait au ciel une injure,
Qui de nous deux enfin eſt ici le parjure.

P L I S T H È N E.

Ah ! Seigneur, puis-je voir votre cœur aujourd’hui
Deſcendre à des détours ſi peu dignes de lui ?
Non, par de feints ſerments je ne crois point qu’Atrée
Ait pu braver des dieux la majeſté ſacrée,
Se jouer de la foi des crédules humains,
Violer en un jour tous les droits les plus ſaints.
Enchanté d’une paix ſi longtemps attendue,
Je vous louais déjà de nous l’avoir rendue ;
Et je m’applaudiſſais, dans des moments ſi doux,
D’avoir pu d’un héros déſarmer le courroux.
J’admirais un grand cœur au milieu de l’offenſe,
Qui, maître de punir, mépriſait la vengeance.
Thyeſte eſt criminel, voulez-vous l’être auſſi ?
Sont-ce là vos ſerments ? Pardonnez-vous ainſi ?

A T R É E.

Qui ! Moi, lui pardonner ! Les fières Euménides
Du ſang des malheureux ſont cent fois moins avides,
Et leur farouche aſpect inſpire moins d’horreur
Que Thyeſte aujourd’hui n’en inſpire à mon cœur.
Quels que ſoient mes ſerments, trop de fureur m’anime.
Perfide, il te ſied bien d’oſer m’en faire un crime !
Laiſſe là ces ſerments ; ſi j’ai pu les trahir,
C’eſt au ciel d’en juger, à toi de m’obéir.
Dans un fils qui faiſait ma plus chère eſpérance
Je ne vois qu’un ingrat qui trahit ma vengeance.
Pliſthène eſt un héros, ſon père eſt outragé ;
Il a de la valeur, je ne ſuis pas vengé !

Ah ! Ne me force point, dans ma fureur extrême,
Que ſais-je ? Hélas ! peut-être à t’immoler toi-même !
Car enfin, puiſqu’il faut du ſang à ma fureur,
Malheur à qui trahit les tranſports de mon cœur !

P L I S T H È N E.

Verſez le ſang d’un fils, s’il peut vous ſatisfaire ;
Mais n’en attendez rien à ſa vertu contraire.
S’il faut voir votre affront par un crime effacé,
Je ne me ſouviens plus qu’on vous ait offenſé ;
Oui, ſeigneur ; & ma main, loin d’être meurtrière,
Défendra contre vous les jours de votre frère.
Seconder vos fureurs, ce ſerait vous trahir :
Votre gloire m’engage à vous déſobéir.

A T R É E.

Enfin j’ouvre les yeux : ta lâcheté, perfide,
Ne me fait que trop voir l’intérêt qui te guide.
Tu trahis pour Thyeſte & les dieux & ta foi ;
Ce n’eſt pas d’aujourd’hui qu’il eſt connu de toi.
Oſe encor me jurer que pour Théodamie
Ton cœur ne brûle point d’une flamme ennemie.

P L I S T H È N E.

Ah ! Si c’eſt là trahir mon devoir & ma foi,
Non, jamais on ne fut plus coupable que moi.
Oui, ſeigneur, il eſt vrai, la princeſſe m’eſt chère ;
Jugez ſi c’eſt à moi d’aſſassiner ſon père.

Vous connaiſſez le feu qui dévore mon ſein ;
Et pour verſer ſon ſang vous choiſissez ma main !

A T R É E.

Ce n’eſt pas la vertu, c’eſt donc l’amour, parjure,
Qui te force au refus de venger mon injure !
Voyons ſi cet amour, qui t’a fait me trahir,
Servira maintenant à me faire obéir.
Tu n’auras pas en vain aimé Théodamie :
Venge-moi dès ce jour, ou c’eſt fait de ſa vie.

P L I S T H È N E.

Ah ! Grands dieux !

A T R É E.

Ah ! Grands dieux !Tu frémis ; je t’en laiſſe le choix,
Et te le laiſſe, ingrat, pour la dernière fois.

P L I S T H È N E.

Ah ! Mon choix eſt tout fait dans ce moment funeſte ;
C’eſt mon ſang qu’il vous faut, non le ſang de Thyeſte.

A T R É E.

Quand l’amour de mon fils ſemble avoir fait le ſien,
Il ne m’importe plus de ſon ſang ou du tien.
Obéis cependant, achève ma vengeance ;
L’inſtant fatal approche, & Thyeſte s’avance :
S’il n’eſt mort lorſque enfin je reverrai ces lieux,
J’immole ſans pitié ton amante à tes yeux.

Rappelle tes eſprits ; avec lui je te laiſſe.
Au ſecours de ta main appelle ta princeſſe ;
Le ſoin de la ſauver doit exciter ton bras.

P L I S T H È N E.

Quoi ! Vous l’immoleriez ! Je ne vous quitte pas.
Je crois voir dans Thyeſte un dieu qui m’épouvante.
Ah ! Seigneur !

A T R É E.

Ah ! Seigneur !Viens donc voir expirer ton amante ;
Du moindre mouvement ſa mort ſera le fruit.


S C È N E   IV.
P L I S T H È N E, ſeul.

Dieux ! Plongez-moi plutôt dans l’éternelle nuit.
Non, cruel, n’attends pas que ma main meurtrière
Faſſe couler le ſang de ton malheureux frère.
Aſſouvis, ſi tu veux, ta fureur ſur le mien :
Mais, duſſé-je en périr, je défendrai le ſien.


S C È N E   V.
Thyeſte, Pliſthène.
T H Y E S T E.

Prince, qu’un tendre ſoin dans mon ſort intéreſſe,
Héros dont les vertus charment toute la Grèce,

Qu’il m’eſt doux de pouvoir embraſſer aujourd’hui
De mes jours malheureux l’unique & sûr appui !

P L I S T H È N E.

Quel appui, juſte ciel ! Quel cœur impitoyable
Ne ſerait point touché du ſort qui vous accable ?
Ah ! Plût aux dieux pouvoir, aux dépens de mes jours,
D’une ſi chère vie éterniſer le cours !
Que je verrais couler tout mon ſang avec joie,
S’il terminait les maux où vous êtes en proie !
Ce n’eſt point la pitié qui m’attendrit, ſeigneur :
Je ſens des mouvements inconnus à mon cœur.

T H Y E S T E.

Seigneur, ſoit amitié, ſoit raiſon, qui m’inſpire,
Tout m’eſt cher d’un héros que l’univers admire.
Que ne puis-je exprimer ce que je ſens pour vous !
Non, l’amitié n’a point de ſentiments ſi doux.

P L I S T H È N E.

Ah ! Si je vous ſuis cher, que mon reſpect extrême
M’acquitte bien, ſeigneur, de ce bonheur ſuprême !
On n’aima jamais plus ; le ciel m’en eſt témoin ;
À peine la nature irait-elle auſſi loin :
Et ma tendre amitié, par vos maux conſacrée,
A ſemblé redoubler par les rigueurs d’Atrée.
Vous m’aimez ; le ciel ſait ſi je puis vous haïr,
Ce qu’il m’en coûterait s’il fallait obéir.

T H Y E S T E.

Seigneur, que dites-vous ? Qui fait couler vos larmes ?
Que tout ce que je vois fait renaître d’alarmes !
Vous ſoupirez ; la mort eſt peinte dans vos yeux ;
Vos regards attendris ſe tournent vers les cieux :
Quel malheur ſi terrible a pu troubler Pliſthène ?
Juſqu’au fond de mon cœur je reſſens votre peine.
Voulez-vous dérober ce ſecret à ma foi ?
Quand je ſuis tout à vous, n’êtes-vous point à moi ?
Cher prince, ignorez-vous à quel point je vous aime ?
Ma fille ne m’eſt pas plus chère que vous-même.

P L I S T H È N E.

Faut-il la voir périr dans ces funeſtes lieux ?

T H Y E S T E.

Quel étrange diſcours ! Cher prince, au nom des dieux,
Au nom d’une amitié ſi ſincère & ſi tendre,
Daignez m’en éclaircir.

P L I S T H È N E.

Daignez m’en éclaircir.Ah ! Dois-je vous l’apprendre ?
Mais, dût tomber ſur moi le plus affreux courroux,
Je ne puis plus trahir ce que je ſens pour vous.
Fuyez, ſeigneur, fuyez.

T H Y E S T E.

Fuyez, ſeigneur, fuyez.Quel eſt donc ce myſtère,
Cher prince ? Et qu’ai-je encore à craindre de mon frère ?


S C È N E   VI.
Atrée, Thyeſte, Pliſthène.
PLISTHÈNE, apercevant Atrée.

Ah ciel !

ATRÉE, à Pliſthène.

Ah ciel !C’eſt donc ainſi que, fidèle à ſon roi…
Mais je ſais de quel prix récompenſer ta foi…

P L I S T H È N E.

Ah ! Seigneur, ſi jamais…

A T R É E.

Ah ! Seigneur, ſi jamais…Que voulez-vous me dire ?
Sortez : en d’autres lieux vous pourrez m’en inſtruire.
Votre frivole excuſe exige un autre temps ;
Et mon cœur eſt rempli de ſoins plus importants.



S C È N E   VII.
Atrée, Thyeſte.
T H Y E S T E.

De ce tranſport, ſeigneur, que faut-il que je penſe ?
Qui peut vous emporter à tant de violence ?
Qu’a fait ce fils ? Qui peut vous armer contre lui ?
Ou plutôt contre moi qui vous arme aujourd’hui ?
Ne m’offrez-vous la paix… ?

A T R É E.

Ne m’offrez-vous la paix… ?Quel eſt donc ce langage ?
À me l’oſer tenir quel ſoupçon vous engage ?
Quelle indigne frayeur a troublé vos eſprits ?
Quel intérêt enfin prenez-vous à mon fils ?
Ne puis-je menacer un ingrat qui m’offenſe,
Sans aigrir de vos ſoins l’injuſte défiance ?
Allez : de mes deſſeins vous ſerez éclairci ;
Et d’autres intérêts me conduiſent ici.


S C È N E   VIII.
A T R É E.

Quoi ! Même dans des lieux ſoumis à ma puiſſance
J’aurai tenté ſans fruit une juſte vengeance !

Et le lâche qui doit la ſervir en ce jour
Trahit, pour la tromper, juſques à ſon amour !
Ah ! Je le punirai de l’avoir différée,
Comme fils de Thyeſte, ou comme fils d’Atrée.
Mériter ma vengeance eſt un moindre forfait
Que d’oſer un moment en retarder l’effet.
Perfide, malgré toi, je t’en ferai complice,
Ton roi, pour tant d’affronts, n’a pas pour un ſupplice.
Je ne punirais point vos forfaits différents,
Si je ne m’en vengeais par des forfaits plus grands.
Où Thyeſte paraît, tout reſpire le crime ;
Je me ſens agité de l’eſprit qui l’anime ;
Je ſuis déjà coupable. Était-ce me venger
Que de charger ſon fils du ſoin de l’égorger ?
Qu’il vive, ce n’eſt plus ſa mort que je médite,
La mort n’eſt que la fin des tourments qu’il mérite.
Que le perfide, en proie aux horreurs de ſon ſort,
Implore comme un bien la plus affreuſe mort.
Que ma triſte vengeance, à tous les deux cruelle,
Étonne juſqu’aux dieux qui n’ont rien fait pour elle.
Vengeons tous nos affronts, mais par un tel forfait,
Que Thyeſte lui-même eût voulu l’avoir fait.
Lâche & vaine pitié, que ton murmure ceſſe ;
Dans les cœurs outragés tu n’es qu’une faibleſſe ;
Abandonne le mien : qu’exiges-tu d’un cœur
Qui ne reconnaît plus de dieu que ſa fureur ?

Courons tout préparer ; et, par un coup funeſte,
Surpaſſons, s’il ſe peut, les crimes de Thyeſte.
Le ciel, pour le punir d’avoir pu m’outrager,
A remis à ſon ſang le ſoin de m’en venger.