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Atrée & Thyeſte/Acte IV

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Imprimerie Royale (p. 145-158).
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S C È N E   I.
Pliſthène, Theſſandre.
T H E S S A N D R E.

Où courez-vous, ſeigneur ? Qu’allez-vous entreprendre ?

P L I S T H È N E.

D’un cœur au déſespoir tout ce qu’on peut attendre.

T H E S S A N D R E.

Quelle eſt donc la fureur dont je vous vois épris ?
Ciel ! Dans quel trouble affreux jetez-vous mes eſprits ?
D’où naît ce déſespoir que chaque inſtant irrite ?
Pour qui préparez-vous ces vaiſſeaux, cette fuite ?
Quel intérêt enfin arme ici votre bras,
Et ces amis tout prêts à marcher ſur vos pas ?
Parlez, ſeigneur : le roi, déſormais plus ſévère…

P L I S T H È N E.

Qu’avais-je fait aux dieux pour naître d’un tel père ?
Ô devoir, dans mon cœur trop longtemps reſpecté,
Laiſſe un moment l’amour agir en liberté.

Les rigoureuſes lois qu’impoſe la nature
Ne ſont plus que des droits dont la vertu murmure.
Secrets perſécuteurs des cœurs nés vertueux,
Remords, qu’exigez-vous d’un amant malheureux ?

T H E S S A N D R E.

Que dites-vous, ſeigneur ? Quelle douleur vous preſſe ?

P L I S T H È N E.

Theſſandre, il faut périr, ou ſauver ma princeſſe.

T H E S S A N D R E.

La ſauver ! Et de qui ?

P L I S T H È N E.

La ſauver ! Et de qui ?Du roi, dont la fureur
Va lui plonger peut-être un poignard dans le cœur.
C’eſt pour la dérober au coup qui la menace,
Que je n’écoute plus qu’une coupable audace.
Non, cruel, ce n’eſt point pour la voir expirer,
Que du plus tendre amour je me ſens inſpirer.
Croirais-tu que du roi la haine ſanguinaire
A voulu me forcer d’aſſassiner ſon frère ;
Que, pour mieux m’obliger à lui percer le flanc,
De ſa fille, au refus, il doit verſer le ſang ?
Ah ! Je me ſens ſaisir d’une fureur nouvelle :
Courons, pour la ſauver, où mon honneur m’appelle.
Mais où la rencontrer ? Eh quoi ! Les juſtes dieux

M’ont-ils déjà puni d’un projet odieux ?
Que fait Thyeſte ? Hélas ! Qu’eſt-elle devenue ?
Qui peut dans ce palais la ſoustraire à ma vue ?
Je frémis : retournons les chercher en ces lieux,
Les en ſauver, Theſſandre, ou périr à leurs yeux.
Allons, ne laiſſons point, dans l’ardeur qui m’anime,
Un cœur comme le mien réfléchir ſur un crime.
Étouffons des remords que j’avais dû prévoir,
Lorſque je n’attends rien que de mon déſespoir.
Suis-moi ; c’eſt trop tarder ; & d’un péril extrême
On doit moins balancer à ſauver ce qu’on aime.
Ce n’eſt point un forfait ; c’eſt imiter les dieux
Que de remplir ſon cœur du ſoin des malheureux.



S C È N E   II.
Pliſthène, Théodamie, Theſſandre, Léonide.
P L I S T H È N E.

Mais que vois-je, Theſſandre ? ô ciel ! Quelle eſt ma joie !

À Théodamie.

Se peut-il qu’en ces lieux Pliſthène vous revoie ?
L’unique objet des ſoins de mon cœur éperdu,
Hélas ! Par quel bonheur nous eſt-il donc rendu ?
Quoi ! C’eſt vous, ma princeſſe ! Ah ! Ma fureur calmée
Fait place à la douceur dont mon âme eſt charmée.

Dieux ! Qu’allais-je tenter ? Mais quel eſt votre effroi ?
Qui fait couler vos pleurs ? Et qu’eſt-ce que je vois ?

T H É O D A M I E.

Seigneur, vous me voyez les yeux baignés de larmes,
Et le cœur agité des plus vives alarmes.
Thyeſte va bientôt enſanglanter ces lieux,
Si vous ne retenez ce prince furieux.
Trop sûr que votre mort, que la ſienne eſt jurée,
Il veut la prévenir par la perte d’Atrée.
Il erre en ce palais dans ce cruel deſſein,
Tout prêt à lui plonger un poignard dans le ſein.
Il eſt perdu, ſeigneur, ce prince qui vous aime,
Si vous ne le ſauvez d’Atrée, ou de lui-même.
Il voit de tous côtés qu’on obſerve ſes pas ;
Le péril cependant ne l’épouvante pas.
Si la pitié pour nous peut émouvoir votre âme,
Si moi-même en ſecret j’approuvai votre flamme,
S’il eſt vrai que l’amour ait pu vous attendrir,
Au nom de cet amour daignez le ſecourir.
Je vous dirais qu’un cœur plein de reconnaiſſance
D’un ſervice ſi grand ſera la récompenſe,
S’il avait attendu que tant de ſoins pour nous
Vinſſent juſtifier ce qu’il ſentait pour vous.

P L I S T H È N E.

Diſſipez vos frayeurs, & calmez vos alarmes ;
Vos yeux, pour m’attendrir, n’ont pas beſoin de larmes.
Hélas ! Qui plus que moi doit plaindre vos malheurs ?
Ne craignez rien ; mes ſoins ont prévenu vos pleurs.
De ces funeſtes lieux votre fuite aſſurée
Va vous mettre à couvert des cruautés d’Atrée ;
Et je vais, s’il le faut, aux dépens de ma foi,
Prouver à vos beaux yeux ce qu’ils peuvent ſur moi.
Oui, croyez-en ces dieux que mon amour atteſte,
Croyez-en ces garants du ſalut de Thyeſte :
Il m’eſt plus cher qu’à vous : ſans me donner la mort,
Le roi ne ſera point l’arbitre de ſon ſort.
Votre père vivra ; vous vivrez ; & Pliſthène
N’aura point eu pour vous une tendreſſe vaine.
Je ſauverai Thyeſte. Eh ! Que n’ai-je point fait ?
Hélas ! Si vous ſaviez d’un barbare projet
À quel prix j’ai déjà tenté de le défendre…
Venez ; pour lui, pour vous, je vais tout entreprendre :
Heureux ſi je pouvais, en vous ſauvant tous deux,
Près de ne vous voir plus, expirer à vos yeux !



S C È N E   III.
Thyeſte, Pliſthène, Théodamie, Theſſandre, Léonide.
P L I S T H È N E.

Mais Thyeſte paraît : quel bonheur eſt le nôtre !
Quel favorable ſort nous rejoint l’un & l’autre !

T H Y E S T E apercevant Pliſthène.

Que vois-je ? Dieux puiſſants, après un ſi grand bien,
Non, Thyeſte de vous ne demande plus rien.
Quoi ! Prince, vous vivez ! Eh ! Comment d’un perfide
Avez-vous pu fléchir le courroux parricide ?
Que faiſiez-vous, cher prince ? Et dans ces mêmes lieux
Qui pouvait ſi longtemps vous cacher à nos yeux ?
Effrayé des fureurs où mon âme eſt livrée,
Je vous croyais déjà la victime d’Atrée ;
Pliſthène dans ces lieux n’était plus attendu.
Je l’avoue, à mon tour je me ſuis cru perdu :
J’allais tenter…

P L I S T H È N E.

J’allais tenter… Calmez le ſoin qui vous dévore ;
Vous n’êtes point perdu, puiſque je vis encore.
Tant que l’aſtre du jour éclairera mes yeux,
Il n’éclairera point votre perte en ces lieux :
Malgré tous mes malheurs, je vis pour vous défendre.

De ces bords cependant fuyez, ſans plus attendre ;
Et, ſans vous informer d’un odieux ſecret,
Croyez-en un ami qui vous quitte à regret.
Adieu, ſeigneur, adieu : mon âme eſt ſatisfaite
D’avoir pu vous offrir une sûre retraite.
Theſſandre doit guider, au ſortir du palais,
Des pas que je voudrais n’abandonner jamais.

T H Y E S T E.

Moi fuir, prince ! Qui ? Moi ! Que je vous abandonne !
Ah ! Ce n’eſt pas ainſi que ma gloire en ordonne.
Inſtruit par vos bontés pour un ſang malheureux,
Je n’en trahirai point l’exemple généreux.
Accablé des malheurs où le deſtin me livre,
Je veux mourir en roi, ſi je ne puis plus vivre.
Laiſſez-moi près de vous : je ne puis vous quitter.
De noirs preſſentiments viennent m’épouvanter ;
Je ſens à chaque inſtant que mes craintes redoublent,
Que pour vous, en ſecret, mes entrailles ſe troublent :
Je combats vainement de ſi vives douleurs ;
Un pouvoir inconnu me fait verſer des pleurs.
Laiſſez-moi partager le ſort qui vous menace.
Au courroux du tyran la tendreſſe a fait place ;
Les noms de fils pour lui ſont des noms ſuperflus ;
Et ce n’eſt pas ſon ſang qu’il reſpecte le plus.

P L I S T H È N E.

Ah ! Qu’il verſe le mien : plût au ciel que mon père
Dans le ſang de ſon fils eût éteint ſa colère !
Fuyez, ſeigneur, fuyez ; & ne m’expoſez pas
À l’horreur de vous voir égorger dans mes bras.
Hélas ! Je ne crains point pour votre ſeule vie :
Ne fuyez pas pour vous, mais pour Théodamie.
C’eſt vous en dire aſſez, ſeigneur, ſauvez du moins
L’objet de ma tendreſſe, & l’objet de mes ſoins.
Et ne m’expoſez pas à l’horreur légitime
D’avoir, ſans fruit pour vous, oſé tenter un crime.
Fuyez, n’abuſez point d’un moment précieux.
Cherchez-vous à périr dans ces funeſtes lieux ?
Theſſandre, conduiſez…

T H E S S A N D R E.

Theſſandre, conduiſez… Seigneur, le roi s’avance.

P L I S T H È N E.

Il en eſt temps encore, évitez ſa préſence.



S C È N E  IV.
Atrée, Thyeſte, Pliſthène, Théodamie, , Euryſthène, Theſſandre, Léonide, Gardes.
A T R É E.

D’où vient, à mon abord, le trouble où je vous vois ?
Ne craignez rien, les dieux ont fléchi votre roi.
Ce n’eſt plus ce cruel guidé par ſa vengeance ;
Et le ciel dans ſon cœur a pris votre défenſe.

À Thyeſte.

Ne crains rien pour des jours par ma rage proſcrits.
Gardes, éloignez-vous.



S C È N E   V.
Atrée, Thyeſte, Pliſthène, Théodamie, Euryſthène, Theſſandre, Léonide.
A T R É E à Thyeſte.

Gardes, éloignez-vous.Raſſure tes eſprits :
D’une indigne frayeur je vois ton âme atteinte ;
Thyeſte, chaſſes-en les horreurs & la crainte.
Ne redoute plus rien de mon inimitié,
Toute ma haine cède à ma juſte pitié.
Ne crains plus une main à te perdre animée ;
Tes malheurs ſont ſi grands qu’elle en eſt déſarmée :
Et les dieux, effrayés des forfaits des humains,
Jamais plus à propos n’ont trahi leurs deſſeins.
Quelle était ma fureur ! Et que vais-je t’apprendre !
Ton cœur déjà tremblant va frémir de l’entendre.

Je le répète encor ; tes malheurs ſont ſi grands,
Qu’à peine je les crois, moi qui te les apprends.

Il lui montre un billet d’Aerope.

Ce billet ſeul contient un ſecret ſi funeſte…
Mais, avant de l’ouvrir, écoute tout le reſte.
Tu n’as pas oublié les ſujets odieux
D’un courroux excité par tes indignes feux :
Souviens-t’en ; c’eſt à toi d’en garder la mémoire :
Pour moi, je les oublie ; ils bleſſent trop ma gloire.
Cependant contre toi que n’ai-je point tenté !
J’en ſens encor frémir mon cœur épouvanté.
En vain ſur mes ſerments ton âme raſſurée
Comptait ſur une paix que je t’avais jurée ;
Car, dans l’inſtant fatal où j’atteſtais les cieux,
Je me jurais ta mort, & j’impoſais aux dieux.
Je n’en veux pour témoin que ce même Pliſthène,
Par de pareils ſerments qui ſut tromper ma haine.
C’était lui qui devait me venger aujourd’hui
D’un crime dont l’affront rejailliſſait ſur lui ;
Et, pour mieux l’engager à t’arracher la vie,
J’en devais, au refus, priver Théodamie.
De ce récit affreux ne prends aucun effroi :
Tu dois te raſſurer en le tenant de moi.

À Pliſthène.

Et toi, dont la vertu m’a garanti d’un crime,
Ne crains rien d’un courroux peut-être légitime.

Si c’eſt un crime à toi de ne le point ſervir,
Quelle eût été l’horreur d’avoir pu l’aſſouvir !
Enfin, c’eût été peu que d’immoler mon frère,
Le malheureux auroit aſſassiné ſon père.

T H Y E S T E.

Moi, ſon père !

A T R É E.

Moi, ſon père !Ces mots vont t’en inſtruire. Lis.
Il lui donne la lettre d’Aerope.

T H Y E S T E.

Dieux ! Qu’eſt-ce que je vois ? C’eſt d’Aerope. Ah ! Mon fils !
La nature en mon cœur éclaircit ce myſtère.
Thyeſte t’aimait trop pour n’être point ton père.
Cher Pliſthène, mes vœux ſont enfin accomplis.

P L I S T H È N E.

Ciel ! Qu’eſt-ce que j’entends ? Moi, ſeigneur, votre fils !
Tout ſemblait réſerver, dans un jour ſi funeſte,
Ma main au parricide, & mon cœur à l’inceſte.
Grands dieux, qui m’épargnez tant d’horreurs en ce jour,
Dois-je bénir vos ſoins, ou plaindre mon amour ?

À Atrée.

Vous qui, trompé longtemps dans une injuſte haine,
Du nom de votre fils honorâtes Pliſthène ;
Quand je ne le ſuis plus, ſeigneur, il m’eſt bien doux

D’être du moins ſorti d’un même ſang que vous.
Je ne ſuis conſolé de perdre en vous un père
Que lorſque je deviens le fils de votre frère.
Mais ce fils, près de vous, privé d’un ſi haut rang,
L’eſt toujours par le cœur, s’il ne l’eſt par le ſang.

A T R É E.

C’eût été pour Atrée une perte funeſte,
S’il eût fallu te rendre à d’autres qu’à Thyeſte.
Le deſtin ne pouvait, qu’en te donnant à lui,
Me conſoler d’un bien qu’il m’enlève aujourd’hui.
Euryſthène, ſensible aux larmes de ta mère,
Eſt celui qui me fit, de ſon bourreau, ton père.
Inſtruit de mes fureurs, c’eſt lui dont la pitié
Vient de vous ſauver tous de mon inimitié.

À Thyeſte.

Thyeſte, après ce fils que je viens de te rendre,
Tu vois ſi déſormais je cherche à te ſurprendre.
Reçois-le de ma main pour garant d’une paix
Que mes ſoupçons jaloux ne troubleront jamais :
Enfin, pour t’en donner une entière aſſurance,
C’eſt par un fils ſi cher que ton frère commence.
En faveur de ce fils, qui fut longtemps le mien,
De mon ſceptre aujourd’hui je détache le tien.
Rentre dans tes états ſous de ſi doux auſpices,
Qui de notre union ne ſont que les prémices.

Je prétends que ce jour, que ſouillait ma fureur,
Achève de bannir les ſoupçons de ton cœur.
Thyeſte, en croiras-tu la coupe de nos pères ?
Eſt-ce offrir de la paix des garants peu ſincères ?
Tu ſais qu’aucun de nous, ſans un malheur ſoudain,
Sur ce gage ſacré n’oſe jurer en vain :
C’eſt ſa perte, en un mot : cette coupe fatale
Eſt le ſerment du Styx pour les fils de Tantale.
Je veux bien aujourd’hui, pour lui prouver ma foi,
En mettre le péril entre Thyeſte & moi :
Veut-il bien, à ſon tour, que la coupe ſacrée
Achève l’union de Thyeſte & d’Atrée ?

T H Y E S T E.

Pourriez-vous m’en offrir un gage plus ſacré,
Que de me rendre un fils ? Mon cœur eſt raſſuré ;
Et je ne penſe pas que le don de Pliſthène
Soit un préſent, ſeigneur, que m’ait fait votre haine.
J’accepte cependant ces garants d’une paix
Qui fait depuis longtemps mes plus tendres ſouhaits.
Non que d’aucun détour un frère vous ſoupçonne ;
À la foi d’un grand roi Thyeſte s’abandonne :
S’il en reçoit enfin des gages en ce jour,
C’eſt pour vous raſſurer ſur la ſienne à ſon tour.

A T R É E.

Pour cet heureux moment qu’en ces lieux tout s’apprête ;
Qu’un pompeux ſacrifice en précède la fête ;
Trop heureux ſi Thyeſte, aſſuré de la paix,
Daigne la regarder comme un de mes bienfaits !
Vous qui de mon courroux avez ſauvé Pliſthène,
C’eſt vous, de ce grand jour, que je charge, Euryſthène ;
J’en remets à vos ſoins la fête & les apprêts.
Courez tout préparer au gré de mes ſouhaits.
Mon frère n’attend plus que la coupe ſacrée :
Offrons-lui ce garant de l’amitié d’Atrée.
Puiſſe le nœud ſacré qui doit nous réunir
Effacer de ſon cœur un triſte ſouvenir !
Pourra-t-il oublier… ?

T H Y E S T E.

Pourra-t-il oublier… ?Tout, juſqu’à ſa miſère.
Il ne ſe ſouvient plus que d’un fils & d’un frère.



S C È N E   VI.
Pliſthène, Theſſandre.
P L I S T H È N E à Theſſandre.

Dès ce moment, au port précipite tes pas ;
Que le vaiſſeau, ſurtout, ne s’en écarte pas.
De mille affreux ſoupçons j’ai peine à me défendre.
Cours ; & que nos amis viennent ici m’attendre.