Au Japon spectral/14

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Au Japon spectral (In Ghostly Japan)
Traduction par Marc Logé.
Mercure de France (p. 253-277).

À YAIDZU

Sous un soleil brillant, la vieille ville de pêcheurs de Yaidzu a un charme particulier de couleur neutre. Comme les lézards, elle prend des tons gris de la rude côte grise sur laquelle elle repose, se courbant autour d’une petite baie. Elle est protégée des mers mauvaises par un énorme rempart de pierres. Ce rempart, du côté de la mer, est construit en forme de terrasse. Les pierres rondes qui le composent sont retenues en place par une sorte de clayonnage tressé entre des rangées de pieux enfoncés dans le sol, une rangée séparée de pieux soutenant chacun des gradins. Regardant vers la terre du haut de cet édifice, vos yeux errent par-dessus toute la ville, — large étendue de toits en tuiles et en bois gris, usés par le temps, — avec, ici et là, un bosquet de pins, qui marque l’emplacement de la cour d’un temple. Vers la mer, il y a une vue magnifique, une rangée déchiquetée de pics bleus qui se pressent nettement à l’horizon, comme des améthystes prodigieuses, et, au delà vers la gauche, le spectre glorieux de Fuji, qui se dresse énorme, au-dessus de tout. Entre les remparts et la mer, point de sable, seulement une pente grise de galets ; et ceux-ci roulent avec les vagues, de sorte qu’il est dangereux d’essayer de passer les brisants par une mer houleuse. Si une vague à galets vous frappe, comme cela m’est arrivé plusieurs fois, vous ne l’oublierez pas de sitôt ! À certaines heures, la plus grande partie de cette pente est occupée par des rangées de bateaux d’aspect bizarre, des bateaux de pêche d’une forme particulière à cette localité. Ils sont très larges et peuvent porter quarante à cinquante hommes chacun. Ils ont des proues hautes et bizarres, auxquelles sont attachés des charmes bouddhiques ou Shinto. La forme ordinaire du charme shinto écrit est tirée du temple de la Déesse de Fuji ; voici le texte : Fuji-san chôjô Sengen-gu dai-gyô manzoku, ce qui veut dire que si le propriétaire du bateau est heureux à la pêche, il s’engage à accomplir de grandes austérités en l’honneur de la divinité dont l’autel s’élève sur le sommet de Fuji.

Dans toutes les provinces côtières du Japon et même dans différents centres de pêche de la même province, les formes des barques et des instruments de pêche sont particulières à chaque région et à chaque village. Parfois même, certains villages à peine éloignés de quelques kilomètres l’un de l’autre fabriquent des filets ou des barques aussi différents de type que pourraient l’être des inventions de races séparées l’une de l’autre par des distances considérables. Cette variété surprenante est peut-être due en partie au respect porté à la tradition locale, au pieux conservatisme qui perpétue l’enseignement et la coutume ancestrale, intacts pendant des centaines d’années. Mais elle s’explique mieux par le fait que les différents villages pratiquent différentes sortes de pêche ; et les formes des filets ou des barques fabriqués dans un endroit sont les inventions résultant d’une expérience particulière. Les grands bateaux de Yaidzu sont un excellent exemple de ceci. Ils furent construits d’après les nécessités spéciales de l’industrie de la pêche à Yaidzu, qui fournit des bonitons séchés à tout l’Empire. Il était indispensable qu’ils pussent affronter une mauvaise mer. C’est un dur travail de les mettre à l’eau, et de les en tirer ; mais le village tout entier participe à cette tâche. On improvise, en un instant, une sorte de glissoire en plaçant sur la pente des cadres de bois plat. Et l’on hisse les navires à carène plate sur les cadres au moyen de longs câbles. On voit parfois cent personnes et plus occupées ainsi à hisser un seul bateau, hommes, femmes et enfants tirant tous ensemble, au rythme d’un curieux chant mélancolique. À l’approche d’un typhon, les barques sont placées plus loin en retrait dans les rues du village. C’est très amusant de prendre part à ce travail ; si vous êtes un étranger, les pêcheurs vous récompenseront peut-être de vos peines, en vous montrant les merveilles de leur mer : crabes aux pattes d’une longueur étonnante, poissons-ballons qui se gonflent de la plus absurde façon, et autres créatures aux formes si extraordinaires qu’on a peine à les croire vivantes si on ne les touche pas.

Les grandes barques qui portent des textes sacrés à leur proue ne sont pas les objets les plus étranges que l’on voit sur la plage. Les paniers à appâts en bambous fendus, — de six pieds de haut et de dix-huit pieds de circonférence, au trou unique percé dans le haut en forme de dôme, — sont encore plus remarquables. Rangés le long des remparts pour sécher, on les prendrait de loin pour des habitations, ou des cahutes. Puis l’on voit aussi de grandes ancres en bois, en forme de socs de charrue, et chaussées de métal ; des ancres de fer, avec quatre oreilles, de prodigieux maillets en bois, dont on se sert pour enfoncer les pieux, et divers autres instruments, encore moins familiers, dont on ne peut même pas s’imaginer l’utilité. L’indicible étrangeté antique de tout cela produit en vous ce curieux sentiment d’éloignement, de l’éloignement dans le temps et l’espace, qui vous fait douter de la réalité du visible. Et la vie à Yaidzu est certainement la vie d’il y a plusieurs siècles passés. Les habitants appartiennent eux aussi au vieux Japon : ils sont aussi francs et aimables que des enfants, de bons enfants honnêtes, innocents du monde extérieur, et fidèles aux anciennes traditions et aux anciens dieux.

II

Je passais à Yaidzu les trois jours du Bon, ou Festival des Morts ; et j’espérais voir la belle cérémonie d’adieu du troisième et dernier jour. En beaucoup de régions du Japon, l’on présente aux esprits des barques minuscules sur lesquelles entreprendre leur voyage : petits modèles de jonques ou de barques de pêche, qui contiennent des offrandes de nourriture, d’eau, et d’encens enflammé ; et si la barque-fantôme est mise à l’eau la nuit, elle porte en plus une toute petite lanterne. Mais à Yaidzu on ne fait flotter que des lanternes ; et on m’apprit qu’on les lancerait après le coucher du soleil. Comme minuit était en général l’heure de cette cérémonie, je crus que c’était aussi l’heure de l’adieu à Yaidzu. Je fis imprudemment une sieste, comptant m’éveiller à temps pour voir le spectacle. Mais lorsque je me rendis à la plage à dix heures, tout était fini, et tout le monde était rentré chez soi. Au-dessus de l’eau je vis quelque chose qui ressemblait à une longue nuée de lucioles ; c’était les lanternes qui flottaient en une lente procession vers la haute mer. Elles étaient déjà si éloignées qu’on ne distinguait que des points enflammés de couleurs différentes ; j’étais très déçu, je sentais que j’avais, par ma paresse, manqué une occasion qui ne se reproduirait jamais, car toutes ces vieilles coutumes du Bon disparaissent rapidement. Tout à coup je me dis qu’il serait facile de rejoindre les lumières à la nage. Elles flottaient très lentement. Alors je laissai tomber ma robe sur la plage, et je plongeai dans l’eau. La mer était calme, et merveilleusement phosphorescente. Chaque brasse enflammait une traînée de feu jaune. Je nageai vite, et rejoignis la dernière barque de la flottille des lanternes bien plus tôt que je ne le croyais. J’eus l’impression qu’il serait malséant de déranger les petites embarcations, ou de les faire dévier de leur cours silencieux. Je me contentai donc de rester tout près de l’une d’elles et de l’étudier dans ses moindres détails.

La structure en était fort simple. Le fond consistait en une planche épaisse, parfaitement carrée, et d’environ dix pouces de large. Chacun de ses angles supportait un mince bâtonnet de seize pouces de haut ; et ces quatre supports, réunis sur le côté par d’autres bâtonnets transversaux soutenaient les côtés de papier. Une bougie allumée était fixée sur la pointe d’un long clou qui traversait le centre du fond. Le haut était découvert. Les quatre côtés représentaient cinq couleurs différentes, bleu, jaune, rouge, blanc et noir ; les cinq couleurs symbolisaient respectivement l’Éther, le Vent, le Feu, l’Eau et la Terre, — les cinq éléments bouddhistes, qui sont identifiés métaphysiquement avec les cinq Bouddhas. Un des carrés de papier était rouge, un autre bleu, un autre encore jaune, la moitié droite du quatrième carré était noir, tandis que la moitié gauche, incolore, représentait le blanc. Aucun kaymiô n’était inscrit sur ces écrans transparents. À l’intérieur de la lanterne la bougie scintillait. Je regardai ces frêles formes incandescentes s’éloigner, dans la nuit, et toujours, comme elles flottaient ainsi, elles s’écartaient de plus en plus les unes des autres, sous l’impulsion du vent et des vagues. Chacune d’elle, avec son frémissement coloré ressemblait à une vie apeurée, tremblant sur le courant aveugle qui l’emportait vers l’obscurité lointaine… Ne sommes-nous pas nous-mêmes des lanternes lancées sur une mer plus sombre et plus profonde, nous éloignant toujours plus les uns des autres à mesure que nous avançons vers la dissolution inévitable ? Bientôt l’étincelle, la pensée qui est en chacun de nous se consume entièrement, et alors ces pauvres carcasses, avec tout ce qui reste de leurs couleurs jadis belles, se fondent pour toujours dans le néant incolore…

Au moment même de cette songerie, je commençais à douter si j’étais vraiment seul, à me demander s’il n’y avait peut-être pas plus qu’un simple frissonnement lumineux dans l’objet que les vagues berçaient près de moi : s’il ne contenait pas une présence qui hantait la flamme mourante, et qui surveillait le surveillant. J’éprouvai un léger frisson dû, peut-être, à une onde froide venant des profondeurs, ou peut-être à l’évocation d’une idée surnaturelle. Toutes les vieilles superstitions de la côte me revinrent à la mémoire, d’anciens et vagues avertissements du péril qui existait au moment du passage des âmes. Je me dis que si quelque mal m’arrivait dans la mer, au milieu de la nuit, à m’occuper ou à sembler m’occuper des lumières des morts, je servirais moi aussi de sujet à quelque bizarre légende de l’avenir. Alors j’adressai aux lumières la formule d’adieu bouddhiste, et je me hâtai de regagner la plage.

En touchant les galets, je fus effrayé de voir deux ombres blanches se dresser devant moi. Mais une voix aimable me demanda si l’eau était froide, et me rassura tout à fait. C’était la voix de mon vieux propriétaire Otokichi, le marchand de poisson, qui était venu à ma recherche, accompagné de sa femme.

— L’eau était d’une fraîcheur agréable, répondis-je, en jetant ma robe sur mes épaules, pour les suivre.

— Ah ! dit la femme. Ce n’est pas prudent de s’aventurer ainsi dans la mer, la nuit du Bon.

— Je ne suis pas allé loin, dis-je. Je voulais seulement voir les lanternes.

— Mais même les esprits de l’eau, les Kappa, se noient parfois ! protesta Otokichi. J’ai connu un villageois qui nagea jusque chez lui pendant sept ri, par gros temps, après le naufrage de son bateau. Et pourtant plus tard, il fut noyé.

Sept ri équivalent à un peu moins de dix-huit milles ! Je demandai si aujourd’hui les jeunes gens du village étaient d’aussi forts nageurs.

— Sans doute y en a-t-il quelques-uns, dit le vieillard, car il y a beaucoup de bons nageurs. Tout le monde nage ici, même les petits enfants. Mais les pêcheurs ne nagent comme cela que lorsqu’il s’agit de sauver leur vie.

— Ou de faire l’amour, comme la fillette de Hashima, ajouta sa femme.

— Qui était-elle ? demandai-je.

— C’était la fille d’un pêcheur, répondit Otokichi. Elle avait un amant à Ajiro, à quelques ri d’ici. La nuit, elle nageait pour rejoindre, et le matin elle revenait aussi à la nage. Il faisait brûler une lumière pour la guider. Mais un soir il négligea d’allumer la lumière, ou bien elle s’éteignit… Et la fille de Hashima perdit son chemin et se noya…

— Ainsi, me dis-je, en Extrême-Orient, c’est la pauvre Héro qui est forcée de nager ! Comment, en de telles circonstances, jugerait-on Léandre en Occident ?

III

En général, vers l’époque du Bon, la mer devient très mauvaise. Et le lendemain matin je ne fus donc pas surpris de voir une forte houle. Elle s’accentua pendant toute la journée ; au milieu de l’après-midi, les vagues étaient devenues merveilleuses, et, assis sur le rempart, je les regardai jusqu’au soir. C’était une longue houle lente, massive et formidable. Parfois, juste avant de se briser, une vague gigantesque se fendait sur toute sa longueur verte avec un tintement de verre brisé : puis elle tombait et s’aplatissait avec un grondement qui faisait vibrer le mur au-dessous de moi… Je songeai au grand général russe qui forçait son armée à donner l’assaut comme la mer, — vague d’acier sur vague d’acier, tonnerre sur tonnerre… Il n’y avait presque pas de vent ; mais il devait faire gros temps ailleurs, et les brisants grandissaient toujours. Leurs mouvements me fascinaient. Combien indiciblement complexe est un pareil mouvement, et cependant combien éternellement jeune. Qui saurait le décrire parfaitement pendant seulement cinq minutes ? Aucun mortel n’a jamais vu deux vagues se briser absolument de la même façon. Et sans doute nul mortel n’a jamais contemplé la houle de l’Océan, ni entendu son tonnerre, sans se sentir devenir très grave. J’ai remarqué que les animaux eux-mêmes, — les chevaux et les vaches, — deviennent méditatifs en présence de la mer, ils demeurent immobiles, à regarder et à écouter, comme si la vue et le bruit de cette immensité leur faisait oublier tout le reste du monde.

Il y a un dicton populaire sur cette côte, qui dit : « La mer a une âme, et elle entend ». Voici comment s’explique le sens de cette phrase : ne parlez jamais de votre crainte, lorsque vous avez peur sur mer ; si vous avouez que vous avez peur, les vagues s’élèveront tout à coup plus haut.

Or cette superstition me semble absolument naturelle. Je dois avouer que lorsque je suis sur la mer, ou dans la mer, j’ai peine à me persuader qu’elle ne vit pas, et qu’elle n’est pas une force consciente et hostile. Sur le moment, la raison n’arrive pas à dominer cette imagination. Afin de pouvoir songer à la mer comme à une simple étendue d’eau, il est nécessaire que je me trouve sur une hauteur quelconque d’où la houle la plus forte ne ressemble qu’à un ondoiement paresseux de rides minuscules.

Mais la conception primitive s’éveille encore plus fortement dans l’obscurité que dans le jour. Combien vivants paraissent alors les scintillements et les éclairs de la marée, par des nuits phosphorescentes, combien sinueux les tons changeants de sa flamme glacée… Plongez dans une mer par une nuit pareille, ouvrez vos yeux dans l’obscurité bleue-noire et regardez l’étrange jet de lumières qui suit chacun de vos mouvements : chaque point lumineux, vu à travers les flots, ressemble à un œil qui s’ouvre et qui se ferme. À ce moment, on se sent vraiment enveloppé par une sensibilité monstrueuse, suspendu dans une substance vitale dont toutes les parties sentent, voient et veulent simultanément, un fantôme infini, à la fois froid et doux.

IV

Je demeurai longtemps éveillé cette nuit-là, et j’écoutai les roulements de tonnerre et les fracas de la puissante marée. La basse des brisants lointains retentissait plus sonore que ces chocs distincts de bruits, plus sonore aussi que l’assaut des vagues proches : c’était un profond murmure ininterrompu qui faisait trembler la maison et que l’imagination comparait au piétinement d’une cavalerie fantôme, à une masse incalculable d’artillerie, comme si des armées, vastes comme le monde, accouraient du Levant.

Alors je me pris à songer à la vague terreur avec laquelle j’écoutais, tout enfant, la voix de la mer. Je me souvins que bien des années plus tard, sur les différentes côtes des différentes parties du monde, le bruit des brisants réveillait toujours en moi cette impression d’enfance. Cette émotion était plus vieille que moi par des milliers incalculables de siècles, c’était l’héritage total d’innombrables terreurs ancestrales. J’éprouvai bientôt le sentiment que la crainte de la mer seule ne représentait qu’un élément de la crainte multiple qu’éveille sa voix. Et tandis que j’écoutais la farouche marée de la côte de Surruga, j’y distinguais presque tous les bruits de terreur que l’homme connaît, non seulement les bruits d’immenses batailles, de canonnades interminables, de charges fantastiques, mais aussi le rugissement des fauves, les pétillements et les sifflements du feu, les grondements du tremblement de terre, le fracas des ruines qui s’écroulent et par-dessus tout une rumeur continuelle pareille à des cris et à des clameurs étouffées, les Voix qui sont, dit-on, les voix des noyés. Suprême horreur du tumulte qui combinait tous les échos imaginables de la fureur, de la destruction et du désespoir.

Et je me dis :

— Est-ce surprenant que la voix de la mer nous rende graves ?

Conformément à sa parole multiple doivent répondre toutes les vagues de crainte immémoriale qui se meuvent dans la mer, plus vaste, de l’expérience de l’Âme. La profondeur appelle la profondeur. L’abîme invisible appelle cet abîme invisible dont le flux a créé nos âmes.

Donc, l’antique croyance, qui veut que le rugissement de la mer soit la parole des morts, contient beaucoup de vérité. C’est l’effroi et la douleur du passé mort qui s’adressent à nous dans cette crainte obscure et profonde qu’éveille en nous le bruit de la mer !

Cependant il y a des bruits qui nous émeuvent beaucoup plus profondément encore que la voix de la mer, — et de plus étrange façon, — des bruits qui nous rendent parfois graves, et même très graves, des bruits de musique.

La grande musique est un orage physique, qui agite, jusqu’à une profondeur inimaginable, le mystère du passé qui est en nous. C’est même une incantation prodigieuse, chaque instrument différent et chaque voix différente s’adressent séparément à des billions de souvenirs antérieurs à notre naissance. Il y a des sonorités qui évoquent les spectres de la jeunesse, de la joie et de la tendresse, il y a des sonorités qui appellent toute la douleur fantôme de la passion passée ; il y a des sonorités qui ressuscitent toutes les sensations mortes de la majesté, de la puissance et de la gloire, toutes les exaltations épuisées, tous les héroïsmes oubliés. L’influence de la musique peut, en effet, paraître étrange à celui qui s’imagine que sa vie n’a commencé que depuis un siècle. Mais le mystère s’éclaire pour celui qui sait que la substance du Moi est plus ancienne que le soleil. Pour celui-là, la musique est une nécromancie : il sent qu’à chaque frémissement de mélodie, qu’à chaque onde d’harmonie, un tourbillon incommensurable d’ancienne douleur et d’ancien plaisir répond en lui par delà la mer de la Mort et de la Vie.

Plaisir et douleur : ils se confondent toujours dans la grande musique. C’est pourquoi la musique nous émeut plus profondément que la Voix de l’Océan ou qu’aucune autre voix. Mais dans le chant plus ample de la musique, c’est toujours la douleur qui joue la basse, le murmure des brisants de la Mer de l’Âme. Comme c’est étrange, de songer combien vaste est la somme de joie et de chagrin qu’il fallut supporter avant que le sentiment de la musique se fût développé dans l’esprit de l’homme !

Il est dit, je ne sais où, que la Vie Humaine est la Musique des dieux, que ses sanglots et ses rires, ses chants, ses cris et ses oraisons, ses clameurs de joie et de désespoir s’élèvent jusqu’à l’ouïe des immortels comme une harmonie parfaite… Ils ne font pas taire les sons de douleurs, car cela gâterait leur musique. Sans les sons d’agonie, la combinaison serait une discordance insupportable à leurs divines oreilles !

Et, d’un point de vue, nous ressemblons aux dieux, puisque ce n’est que la totalité d’innombrables vies passées qui nous procure, à travers un souvenir organique, l’extase de la musique. Tout le bonheur et le malheur des générations disparues reviennent nous hanter en d’innombrables formes d’harmonie et de mélodie. Ainsi un million d’années après que nous aurons cessé de contempler le soleil, la joie et le chagrin de nos propres existences se transfuseront, avec une musique plus riche, en d’autres cœurs, et réveilleront, pour une minute mystérieuse, un exquis et profond frémissement de voluptueuse douleur.