Au Japon spectral/3

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Au Japon spectral (In Ghostly Japan)
Traduction par Marc Logé.
Mercure de France (p. 73-80).

FURISODÉ

Récemment, en passant par une petite rue habitée surtout par des marchands d’antiquités, je remarquai, suspendue devant une des boutiques, une furisodé, ou robe à longues manches de ce pourpre profond appelé murasaki. C’était une robe comme aurait pu en porter une dame de haut rang de l’ère des Tokugawa. Je m’arrêtai pour examiner les cinq mons ou dessins héraldiques qui la décoraient, et au même moment il me revint à la mémoire cette légende d’une robe similaire qui causa autrefois la destruction de Yédo.

Il y a près de deux cent cinquante ans, la fille d’un riche marchand de la ville des Shoguns assistait à un festival dans un temple quelconque. Soudain elle aperçut dans la foule un jeune Samouraï d’une beauté remarquable, dont elle tomba immédiatement amoureuse. Malheureusement, il disparut dans la foule avant qu’elle pût apprendre par ses serviteurs qui il était ni d’où il venait. Mais son image demeura très vive dans le souvenir de la jeune fille, qui se rappelait jusqu’au moindre détail de son costume. Car le costume de fête que les jeunes samouraïs portaient à cette époque était à peine moins éclatant que celui des jeunes filles, et la robe supérieure de ce beau garçon avait paru d’une beauté merveilleuse aux yeux de la jeune enamourée. Elle s’imagina qu’en portant une robe de la même qualité et de la même couleur, décorée du même mon, elle réussirait un jour ou l’autre à attirer son attention.

Elle se fit donc faire une robe pareille avec de très longues manches selon la mode du jour ; et elle en avait le plus grand soin. Elle la revêtait chaque fois qu’elle sortait ; et lorsqu’elle était chez elle, elle suspendait la robe dans sa chambre et s’efforçait de s’imaginer que la forme de son bien-aimé inconnu l’animait. Parfois elle passait des heures ainsi devant la robe à pleurer et à rêver tour à tour. Et elle implorait les dieux et les bouddhas de lui permettre de gagner l’affection du jeune homme en répétant souvent l’invocation de la secte de Nichiren : Namu myô ho rengé kyô !

Mais elle ne revit jamais le jeune inconnu ; et elle se consuma de désir pour lui et tomba malade ; elle mourut et on l’enterra. Après son enterrement, la robe aux longues manches qu’elle avait tant aimée fut présentée au temple bouddhique dont ses parents étaient paroissiens. Car c’est une vieille coutume que de disposer ainsi des vêtements des morts.

Le prêtre put vendre la robe un bon prix, car elle était en soie coûteuse et ne portait nulle trace des larmes qui l’avaient tachée. Ce fut une jeune fille du même âge que la morte qui l’acheta. Elle ne la porta qu’un seul jour. Puis elle tomba malade et se mit à agir étrangement ; elle criait qu’elle était hantée par la vision d’un très beau jeune homme, et qu’elle allait mourir par amour pour lui. Et peu de temps après elle mourut, et la robe aux longues manches fut présentée au temple pour la deuxième fois.

Le prêtre la vendit de nouveau ; elle devint la propriété d’une jeune fille qui, elle aussi, ne la porta qu’une seule fois. Puis elle tomba malade à son tour ; elle fit allusion à une belle ombre ; elle mourut et fut enterrée. Et la robe fut donnée une troisième fois au temple. Alors le prêtre commença à s’étonner et à éprouver quelques soupçons. Il fut bientôt persuadé qu’il s’agissait d’un mauvais esprit, et il ordonna à ses acolytes de faire un feu dans la cour du temple afin d’y brûler la robe.

Ils allumèrent un bûcher dans lequel ils jetèrent la robe. Mais au moment où la soie commençait à s’enflammer, on y vit tout à coup apparaître, en éblouissantes lettres de feu, les caractères de l’invocation : Namu myo hô rengé kyô ; et celles-ci bondirent, une à une, telles de grandes étincelles, jusqu’au toit du temple qui prit feu aussitôt.

Les étincelles du temple incandescent tombèrent sur les toits voisins, et bientôt toute la rue fut en flammes. Puis un vent de la mer s’éleva et souffla la destruction sur les autres rues ; et l’incendie s’étendit de rue en rue, de quartier en quartier, jusqu’à ce que la ville tout entière fût consumée. Et on se souvient encore à Tokyô de cette calamité qui se produisit le dix-huitième jour du premier mois de la première année de Meiréki (1655), — et on l’appelle le Furisodé-Kwaji, ou le Grand Incendie de la Robe aux Longues Manches.

Suivant un livre d’histoire appelé le Kibun-Daijin, la jeune fille qui fit faire la robe s’appelait O-Samé. Elle était la fille de Hikoyémon, négociant en vins de Hyakushô-machi, dans le quartier d’Azabu. Et à cause de sa beauté on l’appelait aussi Azabu-Komachi, ou la Komachi d’Azabu[1]. Le même livre dit que le temple de la légende était un temple de la secte Nichiren appelé Honmyôji, dans le quartier de Hongo ; et que le mon était une fleur de kikyo. Mais il existe plusieurs versions différentes de cette histoire, et je me méfie du Kibun-Daijin parce qu’il affirme que le beau samouraï n’était pas un homme, mais un dragon ou serpent d’eau métamorphosé, qui habitait le lac Uyéno, le Shinobazu-no-Iké.

  1. Après plus de mille ans, le nom de Komachi, ou Ono-no-Komachi, est encore célèbre au Japon. C’était la plus belle fille de son époque, et une poétesse remarquable : elle savait émouvoir le ciel avec ses poèmes, et faire tomber la pluie en temps de sécheresse. Beaucoup d’hommes l’aimèrent en vain, et beaucoup moururent d’amour d’elle. Mais les malheurs s’abattirent sur elle avec l’âge : alors, étant réduite à la plus abjecte pauvreté, elle se fit mendiante et mourut enfin sur la grande route, près de Kyôto. Comme on estima qu’il serait honteux de l’enterrer avec ses guenilles, une pauvresse lui donna une vieille robe d’été (katabira) pour lui servir de linceul. Elle fut enterrée à Arashyama dans un endroit que l’on appelle encore « l’Endroit de la Katabira » (Katabira-no-Tsuchi).