Au Long du quai (Verhaeren)

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Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 18-19).


AU LONG DU QUAI


Dans le bassin aux bords tranquilles,

Les mâts semblent un jeu de quilles
Debout sur l’eau ;
La lune est claire et clairs sont les nuages,
Et les voiles et les cordages
Laissent sur les cargaisons sombres
Des longs bateaux

Tomber leurs ombres.


Une seule lanterne brille au loin ;

Un seul veilleur est le témoin
Du calme entier et du silence ;
À peine un menu vent rapide et vain
Agite-t-il, au quai du Rhin,
Le branchage aminci et dépouillé des ormes :

La ville au loin et son port dorment.


Dormez, la ville, et vous, les gens,

Sous le ciel glacial d’un décembre d’argent ;
Dormez, les bateaux et les voiles,
Sous les fixes regards d’un million d’étoiles ;
Dormez, les âtres froids et les bois consumés,

Et vous, les toits, les murs et les maisons, dormez.


Pourtant, de-ci, de-là, des clartés brillent ;

La face ronde d’un marin
Paraît, soudain,
Au trou carré d’une écoutille.
Les yeux d’un chat luisent furtivement ;
Le carillon sursaute et s’exalte un moment,

Et minuit tinte.


Alors,

Le petit port,
Dont la vie est éteinte,
Sous les micas poudreux du givre étincelant,

Semble toute la nuit brûler d’un beau gel blanc.