Au Pays de Rennes/Canton Sud-Ouest de Rennes

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Hyacinthe Caillière (p. 163-188).


CANTON SUD-OUEST DE RENNES


Nous retrouvons dans nos notes manuscrites une promenade que nous fîmes autrefois dans le canton Sud-Ouest de Rennes. Nous la transcrivons ici telle que nous l’écrivîmes il y a déjà bien des années.

PROMENADE PRINTANIÈRE AUX ENVIRONS DE RENNES

Ce matin, un gai rayon de soleil est venu folâtrer dans les rideaux de ma fenêtre et m’a fait m’écrier : « Oh ! la belle journée ! »

Puis, j’ai songé que c’était dimanche, c’est-à-dire jour de repos et de liberté, qu’il devait faire bon dans les prés remplis de pâquerettes et de primevères, et que j’avais un pèlerinage à accomplir dans un cimetière de campagne sur la tombe d’un ami.

Une heure plus tard, je me dirigeais vers la gare pour prendre le train de Bruz.

Les troisièmes — qu’un voyageur facétieux, placé à côté de moi, appelait les premières roses, en regardant la couleur de son billet, — les troisièmes, dis-je, étaient remplies de pêcheurs, de promeneurs, de femmes, d’enfants et aussi d’amoureux. Tout ce monde remuait, fumait, mangeait, babillait, chuchotait, heureux de la perspective d’une journée dans les champs.

À Bruz, la bande joyeuse s’est dispersée, les pêcheurs vers Blossac, les promeneurs dans la direction du Boël, et les amoureux dans la forêt de Laillé.

La vieille et modeste petite église de Bruz, — plus originale, à mon avis, que l’orgueilleuse cathédrale qui l’a remplacée, — est encore debout au milieu du bourg, projetant son ombre sur les chétives maisons qui font cercle autour d’elle comme des enfants autour d’une grand’mère.

Cette petite église a inspiré à M. Robbes, peintre Rennais, un charmant tableau.

En 1084, l’évêque de Rennes, Sylvestre de la Guerche, fut fait seigneur de Bruz par Geoffroi, comte de Rennes. Le manoir seigneurial qui a servi longtemps de résidence d’été aux évêques successeurs de Sylvestre, existe encore. Il a été la propriété du célèbre jurisconsulte Toullier, qui l’affectionnait tout particulièrement, et y a écrit plusieurs de ses ouvrages. M. Paulmier, dans son éloge de Toullier, s’exprime ainsi en parlant du manoir : « C’était là que, s’enveloppant de silence et d’études, il retrempait son génie dans la contemplation de cette forte nature, et que, s’imprégnant peut-être de la teinte des lieux, il donnait à son style cette originalité, cette sève, cette couleur, quelquefois même cette âpreté qui le distinguent. »

Le manoir, tel est toujours son nom, se trouve sur le chemin vicinal de Bruz à Laillé, à l’endroit où ce chemin franchit la petite rivière la Seiche.

Le château de Cicé, aujourd’hui en ruine, dont les tourelles pointues indiquent une haute origine, est situé sur le bord de la Vilaine. Il existe encore, dans la plus grande des salles, d’anciennes peintures sur bois, d’une naïveté étonnante, et représentant des sujets de chasses.

Il appartenait au siècle dernier aux de la Bourdonnaye de Montluc seigneurs de Laillé.

Les seigneurs de Cicé ne paraissent dans nos annales que vers le XVe siècle, avec le titre de chevaliers. Au XVIe siècle ils devinrent barons. Le premier d’entre eux qui nous soit connu, est Charles Champion, conseiller au Parlement de Bretagne.

En 1520, un François Champion, Escuyer, tenait noblement le bailliage de Monthelleu dans la paroisse de Laillé.

Un Champion de Cicé fut évêque de Tréguier au XVIIe siècle.

Tout près du château de Cicé se trouve le bois taillis de Chancor (campus corvi, — champ du corbeau).

Les autres châteaux de Carcé, de la Bihardais, de la Pommerais ne conservent plus de traces de leur ancienne splendeur.

M. Le Graverend, ancien député d’Ille-et-Vilaine, a légué aux hospices de Rennes sa propriété de la Pommerais, située au sud ouest du bourg, non loin du manoir, pour être affectée à un asile de vieilles femmes. Elles sont en ce moment quarante environ, soignées par les sœurs des incurables.

On aperçoit la Pommerais du chemin de fer, au-delà de Bruz, immédiatement après avoir traversé la Seiche. On distingue le magnifique cèdre qui se trouve devant l’habitation et, derrière celle-ci, le bois de sapins qui sert de promenoir aux vieilles femmes.

Les maisons aux toits rouges qui se trouvent à côté, sont les fermes de Pierrefitte, construites par M. Bodin, l’ancien Directeur de la ferme École des Trois-Croix.

En 1529, Bruz fut incendié et trois de ses habitants pendus pour avoir assassiné deux officiers anglais. Le centre du bourg était alors, croit-on, à l’endroit où se trouve aujourd’hui le village de Saint-Armel, près de la Seiche ; on reconstruisit les maisons sur l’emplacement qu’elles occupent présentement.

C’est dans le cimetière de Bruz que repose le corps de mon ami. Aucun marbre, aucune croix n’indique sa tombe reléguée dans un coin, les malheureux suicidés ne devant pas être confondus avec les autres morts. Les plantains et les potentilles seuls, la recouvrent de leurs feuilles toujours vertes.

Pauvre et cher poète[1], toi si bon, si aimable, et pourtant si vite oublié, pourquoi le malheur est-il venu te frapper au moment où tu y pensais le moins ? Ah ! pourquoi ? Pourquoi le ciel se couvre-t-il de nuages au milieu d’un beau jour ? Pourquoi la foudre brise-t-elle, sans raison, l’arbre de la forêt ?

En m’agenouillant sur l’herbe, les yeux pleins de larmes, j’ai récité tout bas, des vers de mon ami :

LE SOMMEIL DU PREMIER NÉ

« Dors, enfant aux doux yeux bleus,
« Dans ton berceau de dentelle,
« Pour te couvrir de son aile
« Un ange est descendu des cieux.

« Assis à ton chevet, il admire en silence,
« Ton petit front si pur, sans rides, sans douleurs,
« Et ta paupière close et ton air d’innocence,
« Et tes songes tous pleins d’étoiles et de fleurs !
« L’Ange qui sur toi veille et que le ciel te donne,
« C’est ta mère, enfant blond, ta mère à l’œil d’azur,
« Au front brillant encore de la chaste couronne
« Des vierges au cœur pur.


« Ferme sous ses baisers, doucement ta paupière,
« Sur ton cœur innocent croise tes faibles bras
« Et que son nom sacré soit la seule prière
                  « Que tu dises tout bas !

« Dors et repose en paix, trop tôt viendront les larmes !
« L’instant heureux, enfant, est l’heure du sommeil ;
« Au pied de ton berceau la vie et ses alarmes
                  « Attendent ton réveil »

Un autre poète, M. Bernard de la Durantais dort du long sommeil dans le cimetière de Bruz ; mais il a, lui, un tombeau superbe sur lequel sont énumérés les emplois qu’il occupa et les honneurs qu’il obtint de son vivant.

M. de la Durantais fonda, à Rennes, en 1853, avec Turquety, Boulay-Paty et d’autres jeunes gens, la première Revue de Bretagne. Il fit représenter au théâtre de cette ville un opéra en trois actes : « Bretagne et Mercœur » qui n’eut qu’un succès d’estime. Il contenait, cependant, d’assez jolies mélodies. L’une d’elles, Les Laveuses de nuit, a été depuis rééditée sous forme de romance avec un magnifique dessin fantastique de Victor Lemonnier.

« Quand vous marchez, dans les bruyères,
« Sur le bord des torrents, la nuit,
« Prenez bien garde aux lavandières,
« Aux lavandières de minuit. »

M. de la Durantais fut, pendant plusieurs années, sous-préfet de Châteaubriant ; mais il donna sa démission pour aller habiter Bruz où il fut nommé maire et conseiller général du canton. Il est mort chevalier de la Légion d’honneur.

Il a légué, par son testament, cinq cents francs de rente au bureau de bienfaisance de Bruz, cinq cents francs de rente à la commune pour ses chemins vicinaux et un capital de dix mille francs pour la construction de la nouvelle église. Le conseil municipal reconnaissant, a voulu que la commune lui fit don, dans son cimetière, d’un terrain pour sa sépulture et celle de toute sa famille.

Il n’était que midi quand je quittai le champ du repos pour aller, dans la commune d’Orgères, admirer les rochers des Noyers et du Tertre.

Jamais jour de printemps ne fut plus tiède ni plus ensoleillé. Le rouge-gorge gazouillait sur le haut des cerisiers en fleurs, et la vaillante alouette s’envolait au ciel en chantant son hymne à la liberté.

Des troupeaux de vaches et de moutons, sous la garde d’un enfant, paissaient le long des talus, de petits poussins suivaient leur mère aux abords des fermes, et dans les champs, de grandes nappes jaunes de navets fleuris embaumaient l’air.

La rivière La Seiche, que traverse la route, est encaissée entre des rives plantées d’arbres ombrageant la minoterie de Carcé. Tout à côté se dresse, au milieu des jardins, le manoir de Carcé connu dès 1400. Transformé en habitation moderne, il n’a conservé que de rares vestiges de son antiquité. La chapelle, elle-même a disparu.

Après avoir passé le pont on aperçoit, à gauche, sur le bord de la route, une grande mare au centre de laquelle se trouve une île recouverte de broussailles, entourée de grosses touffes de carex, et émaillée de cardamines roses.

Ce marais fut, il y a longtemps, l’effroi des paysans des environs. Il était hanté, disait-on. En effet, le matin, à l’aube, et le soir, jusqu’à la nuit, des cris affreux partaient de la mare, et étaient attribués à une âme du Purgatoire réclamant des prières.

Un jour, des chiens à la poursuite de râles d’eau, pénétrèrent jusque dans l’île et firent s’envoler un grand échassier qui tomba sous le plomb d’un chasseur. C’était un butor dont le cri est une espèce de mugissement bien propre à effrayer les gens qui n’ont pas l’habitude de l’entendre, surtout au milieu des ténèbres.

L’oiseau mort, le calme se fit dans la nature comme dans les esprits.

De gigantesques cheminées m’apprirent que j’approchais de la mine de Pont-Péan.

Cette mine, découverte en 1728, par des potiers occupés à extraire de l’argile, a une superficie de plus de huit kilomètres carrés. De nombreuses galeries s’étendant sous les communes de Bruz et de Saint-Erblon, facilitent l’exploitation des diverses directions des filons.

Les ouvriers de la mine, au nombre de 1 000 à 1 200 sont pour la plupart des bas-bretons. Ils forment une population à part dont les mœurs diffèrent complètement de celles des paysans de Bruz. Ils ont conservé les idées superstitieuses de leurs pays et croient encore à toutes sortes de génies.

Écoutez plutôt un de leurs contes :

LE PETIT MINEUR DE LA MINE ARGENTIFÈRE DE PONT-PÉAN.

Le petit mineur est le lutin protecteur des ouvriers de la mine qu’il affectionne et qu’il aime. Passant sa vie au milieu d’eux, il surveille, inspecte les travaux et évite, autant qu’il le peut, des malheurs à ses amis.

Si un travailleur s’assoit un instant pour se reposer ou pour manger son morceau de pain noir dans un endroit dangereux, aussitôt le petit mineur l’en prévient. Il fait pleuvoir dru comme grêle, sur la tête de l’ouvrier, de la poussière, des graviers et même des cailloux pour l’obliger à déguerpir au plus vite.

D’autres fois, lorsque des terrains doivent s’écrouler sans qu’on s’en doute, ou bien encore quand les échafaudages et les boiselages sont pourris et menacent de s’effondrer, le lutin qui voit tout, qui entend tout, donne l’alarme. Il frappe des coups précipités et distincts aux endroits dangereux ; il imite à s’y méprendre le bruit des craquements souterrains et fait prendre la fuite aux mineurs. Ceux-ci vous affirmeront même qu’ils ont été appelés par leurs noms au moment d’une catastrophe. Les faits sont venus trop souvent, hélas ! confirmer les prédictions du petit mineur, et n’ont fait qu’accroître, comme on le pense, son pouvoir surnaturel.

Pendant des manœuvres de pompes, de halage de cages de minerai, au moment où quelque travailleur courait un danger imminent, soit qu’il fût prêt à passer dans la cage descendant dans le puits, soit dans toute autre circonstance périlleuse, on a entendu soudain, au milieu des ténèbres, et au moment suprême, des commandements étranges qui avaient pour effet de conjurer le danger. Ce danger passé, personne n’avait donné d’ordres ; ce ne pouvait donc être que le petit mineur.

Que de fois n’a-t-on pas vu des puits sur le point d’être abandonnés parce que toutes leurs galeries étaient devenues stériles. Les ingénieurs, les directeurs avaient déclaré que toutes les recherches étaient désormais inutiles, qu’il n’y avait plus rien à espérer. Soudain, au milieu du silence profond de ces noirs souterrains, des coups de pioche se faisaient entendre, mais très distinctement, à intervalles réguliers, et, lorsqu’on se dirigeait du côté du bruit, on reconnaissait que la terre avait été fouillée. En creusant le sol à cet endroit, on retrouvait le filon disparu.

Les mineurs de Pont-Péan ont une telle croyance dans le lutin que, la veille de la Sainte-Barbe, ils vont le consulter pour savoir s’ils mourront dans l’année. Ils descendent à cet effet dans la mine, à leurs chantiers, et là, chaque mineur allume une chandelle qu’il laisse brûler. Si la lumière s’éteint avant d’être consumée, c’en est fait de leur existence : le lutin invisible est passé qui a fixé le terme de la vie de son protégé.

Des déblais considérables, extraits des souterrains, forment des monticules sans nombre, entre lesquels on voit çà et là de petites chaumières d’où sortent des mioches joufflus. Dans les courtils, quelques mineurs jardinent, tandis que d’autres jouent au bouchon à la porte des auberges.

Une poussière d’un gris bleu, presque impalpable, est chassée par le plus petit souffle de vent et vous recouvre des pieds à la tête. Elle donne à ces lieux un aspect si triste et si désolé que ce fut avec un véritable sentiment de satisfaction que je rejoignis la grande route de Nantes, d’où part le long ruban de chemin vicinal qui conduit à Orgères.

Afin d’abréger la distance, on peut prendre une superbe avenue qu’on appelle dans le pays la rabine du château.

Oh ! le pauvre château d’Orgères ! Il fait peine à voir, tant il est délabré, au milieu de ses douves profondes où dort une eau croupie recouverte d’un épais limon. Il ne lui reste rien de sa splendeur passée. On dirait qu’il n’a pas voulu survivre à la puissante famille qui l’habita si longtemps.

La seigneurie d’Orgères fut érigée en baronnie l’an 1641 pour Gabriel de Bourgneuf, seigneur de Cucé, président au Parlement de Bretagne, et pour deux évêques. Cette famille s’est éteinte ; de sa seigneurie, il ne reste plus que des épaves et de son ancien castel qu’une maison qui croule, sur laquelle nichent les corneilles, amies des ruines.

L’église d’Orgères, située sur une éminence, au milieu du bourg, a conservé quelques parties du XVe siècle.

Du haut de l’avenue, dite la rabine, qui aboutit à Orgères même, la vue découvre un charmant paysage qui embrasse Bout-de-Lande et Laillé.

Mais si l’on veut jouir d’un panorama splendide, il faut se rendre au moulin à vent de Bouharée. De cet endroit, la vue s’étend sur dix-sept communes dont on distingue facilement les clochers.

À un kilomètre au sud du bourg, au milieu des champs, est une baronnie convertie en ferme, appelée Châtenay. On voit encore au-dessus de la porte un écusson dont les armes ont été mutilées, et à droite de l’habitation une très belle motte féodale ombragée de chênes séculaires et recouverte de buis et de sylvies des bois.

Un poteau, placé sur des ruines, indiquait encore, il n’y a pas plus de cinquante ans, que le seigneur du Châtenay avait vaincu, en bataille rangée, trois de ses vassaux ligués contre lui.

Quelques pièces de terre séparent Châtenay de la ferme des Noyers. Cette ferme située dans le fond d’une vallée, est à deux cents mètres au plus des rochers, objet de ma visite.

Il est difficile de rencontrer un plus beau site que celui que la nature nous offre en cet endroit. Deux coteaux abrupts, couronnés d’énormes rochers qui semblent vouloir se détacher du sol, enserrent une gorge dans laquelle coule un ruisseau.

De nombreux blocs de pierre, épars çà et là au pied des coteaux, ressemblent à des dolmens détruits et à des menhirs renversés. L’une de ces pierres, la plus curieuse, appelée la pierre du diable, a 2 m. 50 de longueur sur un mètre de largeur. Elle est appuyée à l’une de ses extrémités sur deux autres gros cailloux. Enfin, sur le dessus est une empreinte ressemblant assez à une main ouverte.

Il existe dans un petit ouvrage intitulé : « Fleurs des landes, ou origine chrétienne d’Orgères », par Jules Louail, une légende sur la pierre du diable. M. Louail est né à la ferme du Tertre qui se trouve au versant de l’un des coteaux que je viens de décrire.

Cette pierre, dit-il, fut lancée du haut de la colline par la druidesse Irmanda, contre Saint-Martin évangélisant le pays, et les creux observés sur la pierre ne sont autre chose que l’empreinte de la main de la druidesse.

Le soleil, à l’horizon, m’a prévenu, hélas ! qu’il était temps de partir. Ma boîte à herboriser sur le dos, je suis revenu à Orgères où les cloches sonnaient à toute volée, pour la communion des enfants. Garçons et fillettes, les riches comme les pauvres, tous, de neuf habillés, portant des étendards aux vives couleurs, se rendaient à la procession.

Le bon vieux maître d’école, devant la maison communale, rangeait ses élèves sur deux rangs, et frappait trois coups dans ses mains pour leur donner le signal du départ.

Le soir venu, je voulus rentrer à Rennes à pied par la route de Nantes. Mais bientôt le ciel chargé de nuages depuis quelques heures déversa sur ma tête une pluie torrentielle qui m’obligea à chercher un abri. Comme je venais d’atteindre les premières maisons du village de la Chaussairie, qui sont alignées des deux côtés de la grand’route, je ne tardai pas à apercevoir une branche de buis sur le haut d’une porte. À cette enseigne, je reconnus un cabaret, et m’approchant, je vis écrit sur le mur :

À L’ESPÉRANCE
ON BOIT ET ON MANGE

J’entrai aussitôt.

À la lueur fumeuse d’une chandelle fétide, j’aperçus quatre buveurs autour d’une table, en train de savourer le picton du pays. Près du feu, un petit tailleur, assis sur un escabeau, cousait un vêtement, et deux bambins se roulaient, dans les cendres du foyer, en tirant de temps en temps les oreilles et la queue d’un chat maigre, qui s’obstinait à garder sa place. — Ma présence ne sembla déranger personne. Je pris un siège et m’assis près du feu.

À en juger par leur conversation, mes voisins devaient être chaufourniers ; ils se plaignaient amèrement de la modicité des prix de journées et du vilain temps qui les empêchait souvent de travailler. Dans ce pays, du reste, tout le monde est chaufournier, mineur ou potier. Ce sont les seules industries de la contrée.

Au bout d’un instant, la porte s’ouvrit tout-à-coup, et un grand gaillard, à figure joviale, parut sur le seuil.

— « Tiens, dit-il, je m’en doutais, les camarades sont là, et je viens trinquer avec eux. » Puis, avisant le petit tailleur, il s’écria : « Est-ce possible ? je n’ose en croire mes yeux ! Le père Sanglé en chair et en os comme saint Amadou ! D’où s’arrache-t-il ? je ne l’ai pas vu depuis près de dix ans, et je le reconnais tout de suite. Dame ! ce n’est pas étonnant, au surplus, il m’amusait tant, lorsque j’étais petit, avec ses contes de revenants qui m’empêchaient de dormir. A-t-il dû en apprendre dans ses voyages ! Mais, c’est égal, s’il veut m’en raconter un, je choisirai encore, comme autrefois, la Mare à la fiancée. »

Le tailleur, que ce flux de paroles fit sourire, leva la tête et dit :

— « Moi, grand bavard, je te reconnaissais à la voix. Je n’ai pas besoin de mettre mes lunettes pour cela. Tu ne changeras donc jamais ? Le grand Michel sera toujours un braillard et un hâbleur ; mais cependant si la tête est folle, le cœur est bon. »

Ce dialogue échangé, ils se serrèrent cordialement la main et rapprochèrent leurs chaises du feu.

Le tailleur, questionné sur sa longue absence, nous apprit que la manie des voyages s’était emparée de lui, et qu’afin de la satisfaire, il était parti, un beau matin, pour aller apprendre, dans le fond de la Bretagne, les récits qu’on lui avait tant vantés. « Je reviens, ajouta-t-il, bien désenchanté, mes bons amis ; leurs histoires peuvent être plus belles que les nôtres, mais je ne le crois point. D’abord, ils les racontent dans une langue que je n’ai pu comprendre, et ils se refusent à les traduire, parce qu’elles perdraient toutes leurs beautés. Menteries que tout cela ! Si elles étaient vraiment si charmantes, ils pourraient les dire dans toutes les langues, et surtout en français. »

Les heures s’écoulaient ainsi, la pluie tombait toujours, et la conversation de mes deux voisins ne tarissait pas. Le grand Michel avait parlé de la légende de la Mare à la fiancée, et j’étais bien décidé à ne pas partir avant de l’avoir entendue. Or j’offris un pichet de cidre à la société, — sûr moyen d’être bien accueilli, — et je priai le tailleur de nous la raconter. Le père Sanglé se fit bien un peu tirer l’oreille, mais, le grand Michel aidant, nous parvînmes à le décider.

I

— Ce n’est point un conte que je vais vous faire, commença-t-il, c’est une histoire véridique que je tiens de mon grand-père, qui était chantre à l’église de Saint-Erblon, et qui savait lire dans tous les livres, pieux et autres.

Or donc, longtemps avant que le grand chemin de Rennes à Nantes fût fait, vivait, à la ferme des Noyers, en Orgères, une jeunesse d’une rare beauté, qui croyait en Dieu et secourait son prochain. Ses gens[2] qu’elle affectionnait ainsi que tout enfant doit le faire, comme de juste, l’aimaient au point de ne jamais rien entreprendre sans la consulter. Du reste, faut l’avouer ; elle était sage et entendue pour son âge, car elle comptait à peine dix-sept ans, quand on lui proposa de s’établir[3].

Fraîche comme la fleur dont elle portait le nom, Rose Landelle n’était point vaine de sa personne et ne faisait les yeux doux à aucun, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir un grand nombre d’amoureux. Les galants venaient de plus de dix lieues à la ronde, tant la réputation de la fillette s’étendait au loin.

Cependant il y en avait un plus assidu et mieux accueilli que les autres. Il était du bourg de Chanteloup et s’appelait Pierre Sauvage. C’était un brave jeune gars, courageux et bon chrétien, avec cela doux comme une brebis. De plus, il avait un bon petit fait[4] au soleil, ce qui ne déplaisait pas au père et à la mère de Rose. Celle-ci ne disait ni oui, ni non, mais ne semblait point pressée de prendre un maître.

Pierre, cependant, ne désespérait pas de se faire aimer. « Puisqu’on me laisse revenir, pensait-il, et qu’on renvoie les autres, toute chance de succès n’est pas perdue. » Le malheureux était loin de se douter de tout ce que lui réservait la Providence, pour l’éprouver, sans nul doute !

Il y avait alors, à Pont-Péan, un grand vaurien, appelé Jean Jumel, qui était contre-maître à la mine et qui gagnait de bon argent. C’était un cadet muscadin, bien façonné et point innocent[5]. Il savait tourner un compliment, chanter des chansons et en inventer même au besoin. C’était en un mot le béguin[6], la coqueluche du canton.

Ce mauvais sujet passait les soirées et presque les nuits entières dans un cabaret mal famé, situé au haut de la côte de Bout-de-lande, où tous les garnements se donnaient rendez-vous. Ce bouge affreux était tenu par un vieillard du nom de Jérôme.

Certains bruits couraient que de riches colporteurs entrés pour passer la nuit dans cette auberge, n’en étaient jamais ressortis. Ce qui le fait bien supposer, c’est que l’on a trouvé, en défrichant la prée derrière la maison, un grand nombre de squelettes humains, il n’y a pas beaucoup plus de vingt ans. Mais, comme la police était mal faite dans ce temps-là et que la maréchaussée allait elle-même se divertir dans ce mauvais lieu, on ne songeait point à inquiéter le bonhomme.

Ce dernier était d’ailleurs un maître fripon, un fin voleur, s’en allant la nuit par voies et par chemins. L’on n’osait rien dire, bien qu’on le surprit souvent à serrer le bien d’autrui, parce qu’il était méchant et malicieux, et qu’il avait bientôt jeté des sorts à ceux qui le rencontraient ; à preuve que la maison de Julien Ballard, le cantonnier, qui l’avait menacé de le dénoncer à la justice, fut bouleversée par des rats énormes restés inconnus jusque-là. Ces animaux rongèrent tout ce qu’il y avait, et si Ballard n’avait décampé au plus vite, c’en était fait de l’homme, il était mangé à son tour.

Et Jacques Tardif donc, qui avait le corps couvert de petites bêtes dévorantes, pour lui avoir jeté des pierres une nuit qu’il le vit dans son courtil à déraciner des pommes de terre. C’est encore un fait certain et avéré qu’il ne put s’en défaire qu’en allant porter deux écus de trois livres au vieux Jérôme, qui dit des paroles auxquelles il ne comprit goutte, et l’envoya, avant le soleil levé, au bord de la rivière, battre sa chemise pendant une heure avec une branche d’épine noire, après cela, ce fut fini, il ne fut plus jamais inquiété.

Je vous citerais bien d’autres faits du vieux sorcier, si je vous racontais son histoire ; mais c’est celle de la Rose et non la sienne qui nous occupe présentement.

Donc pour en revenir à Jean Jumel, ne s’avisa-t-il pas de dire à ses camarades de débauche qu’il avait envie d’épouser la belle Landelle ! Les autres se moquèrent de lui, mais, huit jours après, ils furent bien penauds, quand ils apprirent que les accordailles avaient lieu.

Voici ce qui était arrivé : le pas grand’chose s’était rendu à la ferme des Noyers, beau comme un soleil. Il avait mis, l’astucieux serpent, son pantalon de futaine et son touron de castorine, qui faisaient valoir ses avantages physiques, et, dans quelques heures, avec son air guilleret, il entra plus avant dans le cœur de l’innocente que le pauvre malheureux Pierre depuis qu’il y venait.

Rose n’écouta ni les avis, ni les conseils de personne, pas même les remontrances des siens, qui voyaient dans l’avenir de gros nuages noirs pour leur enfant. Elle était ensorcelée par ce luron, qui lui promettait monts et merveilles, c’est-à-dire plus de beurre que de pain, et qui l’endormait par ses paroles attifées et ses chansons ramageuses. Il fit tant et si bien, que Pierre fut prié de rester chez lui, et qu’on tua un cochon gras pour célébrer les fiançailles, où tous les fermiers des environs furent invités. Les personnes raisonnables et sensées la plaignaient entre elles, parce qu’elle était aimée ; mais les jeunes filles enviaient son sort.

Pierre Sauvage se retira sans plaintes et sans murmures. Il voulut quitter honnêtement et respectueusement des gens qui l’avaient bien accueilli chez eux, et surtout ne pas laisser paraître sa peine devant un rival ; mais il ne fut pas plus tôt hors de la maison que son pauvre cœur déborda de larmes.

Toute la nuitée, il erra dans les champs et les chemins, sans chercher un gîte, bien qu’on fut au mois de novembre et que la glace rompît sous ses pieds. Au point du jour, il reprit le chemin de sa demeure et ne reparut plus à la ferme des Noyers, où, pendant ce temps-là, l’on riait et chantait.

II

L’anniversaire du jour de la naissance du Christ était proche, et la Rose et son fiancé avaient décidé qu’ils iraient à Rennes, la veille de Noël, pour acheter leurs atours de mariés, et qu’ils resteraient à la messe de minuit, pour revenir ensuite réveillonner à la ferme.

C’est aussi à cette époque que l’on paie les fermages. Or Pierre Sauvage devait aller, le même jour, porter à son maître le prix du loyer de sa métairie. Son intention n’était point de passer la vesprée à Rennes ; mais, comme le marquis de Lalleu était à chasser en forêt, force lui fut d’attendre son retour.

Le marquis ne rentra que fort avant dans la nuit. Comme il aimait son métayer pour son savoir et ses connaissances des choses de la terre, il l’engagea à souper avec ses domestiques et à les accompagner ensuite à la messe.

Pierre accepta ne supposant point faire la rencontre de son infidèle. L’église, pour fêter cette solennité, était éblouissante de clarté ; des lumières innombrables l’éclairaient mieux que n’aurait pu le faire le soleil du bon Dieu. Pierre ne tarda pas à distinguer près de lui la Rose, plus occupée de sa toilette que de ses prières. De temps à autre, elle s’entretenait à demi-voix avec son fiancé. Toutes ses douleurs passées, toutes ses peines, tous ses chagrins lui revinrent au cœur, et il se vit obligé de sortir promptement de l’église pour étouffer les sanglots qui l’oppressaient.

Ne voulant pas rester plus longtemps à Rennes, de crainte de la rencontrer, il s’orienta de son mieux dans la nuit noire et ne tarda pas à trouver le chemin de son village.

III

Il n’avançait pas vite. Comme je l’ai dit plus haut, la grand’route n’était pas faite ; il existait seulement un vilain petit chemin creux, rempli de gros cailloux qui le faisaient trébucher à chaque pas. Enfoncé, pour ainsi dire perdu dans ses tristes réflexions, il marchait tout de même, s’arrêtant seulement pour essuyer son front couvert de sueur, malgré que la froidure fut excessive et que la neige commençât à tomber.

Arrivé en face de la ferme de Bréquigny, qui est à une lieue de Rennes, comme vous savez, il entendit chevaucher derrière lui. Bientôt des propos joyeux et des éclats de rire parvinrent distinctement à ses oreilles, et la douce voix de Rosette le tira de sa torpeur. C’étaient, en effet, les fiancés qui revenaient à cheval, accompagnés de leurs parents et de leurs amis.

Pour ne pas être reconnu, Pierre monta rapidement la côte, afin de distancer la cavalcade ; mais il réfléchit qu’elle l’aurait promptement rattrapé, et avisant à sa droite, près d’une carrière abandonnée et pleine d’eau, d’énormes roseaux et des broussailles épaisses, il s’y cacha pour se dérober aux yeux des passants.

À peine y fut-il entré, que les voix et les rires se firent entendre de nouveau. Les voix, confuses et vagues d’abord au tournant du chemin, devinrent dans un instant distinctes, claires et faciles à saisir.

Rose disait, en parlant du cheval qu’elle montait : « Bijou n’avance point ce soir ; je crois bien qu’il n’a eu ni à manger ni à boire, depuis ce matin, chez ces voleurs d’aubergistes. Heureusement que nous voici près d’une mare, où il va pouvoir se désaltérer. » Et, tout en caressant la bête de la main et de la parole, elle la dirigea vers la carrière abandonnée.

La lune, qui, à ce moment, se montrait entre deux nuages, éclaira subitement la figure de la jeune fille, et Pierre Sauvage crut remarquer qu’elle l’avait aperçu, car son regard était fixé sur la broussaille où il était blotti. Il voulut s’enfoncer plus avant dans les ronces, mais son pied glissa sur l’herbe glacée, et il tomba lourdement sur le sol. Ce bruit, à deux pas du cheval, effraya l’animal, qui avança subitement et roula dans l’abîme, entraînant sa maîtresse.

Ceci se passa en moins de temps que je n’en ai mis à vous le raconter.

Un homme, déchiré par les épines, se dressa soudain, semblable à un fantôme, et plongea dans la carrière. Il y resta longtemps, laissant dans l’anxiété les malheureux parents de Rose, qui se lamentaient. Il reparut enfin, mais seul ! Des cris sortaient de sa poitrine. Mutilé par les pierres, sanglant, affreux, couvert de boue, désespéré, cet homme était effrayant à voir ! Trois fois il recommença ses périlleuses recherches, et trois fois reparut seul à la surface de l’eau. Bientôt épuisé, n’en pouvant plus, anéanti, brisé, il resta étendu sur la berge, sans mouvement et sans vie.

Pendant ce temps-là, Jean Jumel s’était contenté d’appeler du secours et d’aller en chercher dans les fermes voisines ; mais tout fut inutile. On ne parvînt pas à retrouver le corps de la pauvre Rose, et, chose plus étonnante encore, il n’a jamais été retrouvé depuis.

Lorsque les premiers rayons du jour éclairèrent cette scène, tout était rentré dans le silence. Les parents de la fiancée avaient été emmenés par des amis, et l’homme souillé de boue avait disparu.

À partir de ce moment, l’on ne revit jamais Pierre Sauvage, ni dans le bourg de Chanteloup, ni ailleurs. Que devint-il ? Voilà ce qu’on ignore.

Des voyageurs annuités par les chemins affirment cependant avoir entendu des sanglots près de la mare profonde ; il y en a même qui ont vu un homme en prières sur le bord ; mais personne n’a pu assurer que ce fut Pierre Sauvage.

Depuis ce terrible événement, cette carrière s’appelle la Mare à la Fiancée. Près d’elle se dresse une croix qui a été élevée par les gens de la défunte. Pas un chrétien ne passe là désormais sans faire un signe de croix pour le soulagement des âmes du purgatoire. Il en faut encore beaucoup, paraît-il, puisque chaque année la noyée vient prier les fidèles de la délivrer par leurs prières. Cela vous sera affirmé par tous les rouliers et autres voyageurs qui sont passés devant la Mare à la Fiancée, la nuit de Noël. Une forme blanche, qui gémit et soupire, apparaît tous les ans derrière les roseaux.

IV

Ce qui prouve, dit en terminant le père Sanglé, qu’on ne doit point aller distrait dans la maison du bon Dieu, pour y rire et causer. D’un autre côté, le doigt de la Providence est bien visible dans tout cela : la sainte Vierge n’a pas voulu que son alouette fut mangée par le chat-huant. Vous comprenez bien qu’elle n’aurait pas permis qu’une jeunesse sage et pieuse devînt la ménagère d’un réprouvé comme Jean Jumel.

Sa vengeance ne s’est point bornée là : le vaurien reprit bientôt ses habitudes de débauche et recommença à passer ses nuits à Bout-de-lande. Il en sortait presque toujours ivre, au point qu’un matin, il se trompa de route pour rentrer chez lui. Au lieu de venir de ce côté-ci, il s’en alla du côté de Nantes. La neige était depuis plus de dix jours sur la terre. Les animaux des bois rôdaient jusqu’auprès des maisons. Arrivé sur les landes de Moréans, comme le jour commençait à poindre, il reconnut qu’il s’était trompé de chemin et voulut retourner sur ses pas ; mais il n’était plus temps, l’heure de la justice céleste avait sonné pour lui.

Depuis plus d’une demi-heure, trois grands loups, qui le suivaient pas à pas, se jetèrent sur lui, quand il s’arrêta, et n’en firent qu’une bouchée. Enfin, l’été suivant, la foudre tomba sur la tanière du vieux sorcier, qui fut enseveli sous les décombres.


  1. Nous avons publié, dans la Revue de Bretagne et d’Anjou, une notice biographique sur ce poète Émile Alliou.
  2. Gens est employé ici pour parents ; le père et la mère presque toujours.
  3. S’établir pour se marier.
  4. Petite fortune.
  5. Innocent est pris ici dans le sens d’imbécile.
  6. Béguin et coqueluche sont souvent employés pour caprice.