Au Pays des Peaux-Rouges/Une Paroisse américaine (suite),
CHAPITRE IV.
La paroisse de Frenchtown fait partie du diocèse d’Helena, et le diocèse d’Helena appartient à la province ecclésiastique de Portland (Orégon) ; trois autres diocèses dépendent également de l’archevêque de Port
land : Seattle (Washington), Boise (Idaho), Bakercity (Orégon).Aux États-Unis, chaque diocèse est organisé en corporation, jouissant de la personnalité civile et généralement représentée par l’évêque seul. Tous les titres de propriétés, de terrains, d’églises ou de presbytères sont déposés entre les mains de l’évêque, de même que les polices d’assurance et tout ce qui concerne l’administration temporelle.
Le curé et son conseil représentent d’autre part et défendraient au besoin les intérêts particuliers de la paroisse. En vertu de la tolérance qui règne dans ce pays, la liberté du culte est absolue : l’État ne s’occupe point de la religion et se contente de percevoir les taxes auxquelles les édifices religieux, en règle générale, sont soumis. Je dois dire que pour ma part je fus toujours exempté de cette sorte d’impôt. En dehors des missions indiennes qui ont des terres dont elles vivent, les paroisses catholiques n’ont, que je sache, d’autres ressources que la générosité de leurs fidèles, ce qui complique quelquefois la situation pour les évêques : tel prêtre, par exemple, plaît aux habitants d’une paroisse, on fournit largement à ses besoins ; tel autre déplaît, on lui refuse tout, forçant ainsi l’évêque à l’envoyer ailleurs. En fait de fondations pieuses et de revenus fixes, il n’y a rien ou presque rien ; tout dépend de la quête du dimanche et des jours de fêtes, de la location des bancs et du casuel. À Frenchtown, le groupe canadien suppléait à l’insuffisance de la quête par une fête annuelle dont le produit considérable allait au curé. Sans pressurer personne, je recueillais un millier de dollars, c’est-à-dire 5000 fr. par an ; j’avais donc de quoi vivre aisément, et pourtant je n’étais pas aussi riche qu’on pourrait le croire : la main-d’œuvre en Amérique est horriblement chère ; il me fallait un domestique, et je ne pouvais avoir un homme valide et cuisinier passable à moins de 50 dollars ou 250 fr par mois. Je ne me résignai jamais à une pareille dépense, et pour la moitié de cette somme, 25 dollars ou 125 fr. par mois, je me procurai les services d’un homme âgé, incapable de tout autre emploi. On devine que la cuisine de mes vieux (car j’en changeais souvent !) n’avait rien de très recherché. L’un d’eux, mon vieux par excellence, et qui resta avec moi plus de deux ans, avait coutume de faire la cuisine pour deux jours. Le lundi et le mardi de chaque semaine, à midi et au soir, c’était la soupe aux pois ; le mercredi et le jeudi un bouillon quelconque, qui n’attendait pas la fin du second jour pour rancir terriblement ; le vendredi, on faisait des crêpes, quelquefois du poisson ; le samedi et le dimanche étaient jours de biftecks, si toutefois la boucherie du village pouvait nous en fournir. On le voit, le régime n’était point des plus plantureux ; mais je me portais bien et je croyais que ma santé pourrait résister à tout.
Mes plus mauvais moments, c’était quand mes hommes me quittaient tout à coup, par pur caprice ou par amour du changement ; plus d’une fois, du soir au matin, ou du matin au soir, pour un oui, pour un non, ou même sans aucune raison apparente, ils me plantaient là, me laissant me débrouiller comme je pouvais. C’est alors que j’en étais réduit aux viandes de conserve jusqu’au soir, où vers 4 h. un jeune garçon, sortant de l’école, venait faire mon ménage ; il allumait du feu à la cuisine ; j’en profitais d’ordinaire pour me cuire deux œufs. Je passai ainsi, à différentes reprises, des semaines et jusqu’à un mois entier, seul jour et nuit dans ma maison, complètement isolé. « Et s’il vous arrivait quelque chose la nuit ? » me disait-on. À quoi je répondais en riant : « Si je meurs dans mon lit, on m’y trouvera bien. » N’importe ! cette instabilité de mes vieux domestiques et le régime débilitant qui s’ensuivait, me furent une grande croix et une dure épreuve pour ma santé.
Ma grande occupation en semaine était la visite des malades ; aussitôt que j’apprenais qu’on avait besoin de mon ministère quelque part, je faisais atteler mon vieux cheval au cabriolet ou au traîneau, et par n’importe quel temps je me mettais en route. Le jour ce n’était rien ; mais plus d’une fois je fus appelé au cœur de la nuit, en plein hiver, pour des moribonds, et alors j’avais besoin de toute mon énergie pour affronter la fatigue et le froid ; je m’enveloppais soigneusement dans mes fourrures, prenais place au fond du traîneau, à côté du guide qui était venu me chercher, et, emporté à toute vitesse, à travers la neige, je m’abandonnais sans crainte entre les mains de la bonne Providence.
Une fois entre autres, j’arrivai si haletant à la maison du malade qu’on eut de sérieuses inquiétudes. On m’offrit pour me remettre une boisson chaude, mais comme il était minuit passé et que je voulais dire la messe, je refusai et me tirai d’affaire de mon mieux. Toutefois à partir de ce moment l’espèce de suffocation dont je souffrais devint plus intense, et ma santé déclina.
Les enterrements à Frenchtown se faisaient en grande pompe ; l’église tout entière était tendue de noir ; l’office se chantait avec solennité et dévotion, et après l’évangile, selon l’usage, je faisais l’oraison funèbre du mort. Puis le cortège, qui parfois ne comptait pas moins de soixante-dix à quatre-vingts voitures, se dirigeait, la mienne en tête, vers le cimetière. Les prières dites, on découvrait le visage du mort, et chacun venait le contempler une dernière fois. C’était alors une explosion de larmes et de cris de douleur qui me remuait jusqu’au fond de l’âme.
Dès qu’il y a un mort, dans toute l’étendue de la paroisse, on téléphone à l’entrepreneur des pompes funèbres, qui réside au chef-lieu du comté, et qui d’ordinaire est en même temps coroner, c’est-à-dire officier chargé de faire une enquête sur les morts violentes. L’entrepreneur vient par le premier train, trouve le cadavre où il est tombé, l’examine, le lave, l’embaume sommairement, l’habille et le dépose sur un lit de parade. Le lendemain il envoie le cercueil qu’il fournit lui-même, et qui généralement ne coûte pas moins de 3 à 400 fr. S’il n’y a pas de clergy-man présent aux funérailles, c’est lui qui préside et ordonne tout.
Je me souviens qu’un de ces embaumeurs, nommé Kendricx, m’offrit un jour ses services en me remettant gracieusement sa carte et son adresse.
Il se trouva que les premiers morts que j’eus à enterrer, avaient tous été victimes d’accidents ; l’un, chantre de la paroisse, avait été écrasé sous les roues de son chariot ; un soir les chevaux étaient revenus seuls à la ferme, traînant une voiture vide. L’alarme fut donnée, et on trouva le cadavre à l’entrée de la clôture. Le dimanche précédent, il avait chanté à l’église ce cantique à la Sainte Vierge :
Au dernier de mes jours
Soit toute ma prière ;
Un autre avait été écrasé par un train ; un troisième tué par la foudre ; un quatrième mis en pièces dans une mine. Vers le même temps, un petit garçon de douze ans que je préparais à la première communion et qui était un modèle de piété, tomba du haut d’un lourd chariot si malheureusement sous la roue que le crâne fut brisé et que la cervelle tout entière jaillit dans son chapeau de paille, qu’on enterra à côté du petit cadavre ; enfin un pauvre jeune homme, bon chrétien d’ailleurs, dans un moment de folie, s’était suicidé d’un coup de fusil au cœur. C’était à onze kilomètres de chez moi ; averti, je partis aussitôt et arrivai en même temps que le shérif et le coroner. Nous entrâmes dans la grange où gisait le cadavre horriblement convulsé. Les deux officiers fumaient d’énormes cigares tout en remplissant leur funèbre besogne ; le coroner s’inclina sur le cadavre, enfonça trois doigts de la main dans le trou du cœur et essuya le sang sur les habits du mort. De son côté le shérif ayant ramassé la carabine qui avait servi au suicidé, m’expliqua comment celui-ci avait appuyé l’arme contre une traverse de bois et se l’était déchargée en plein cœur. Pour moi, après avoir rempli mon ministère de consolation auprès de la mère de cet infortuné jeune homme, je m’informai des circonstances qui avaient précédé le suicide, et pouvant raisonnablement conclure à un acte de folie, je téléphonai à l’évêché pour demander l’autorisation de faire un enterrement religieux. Cette autorisation me fut accordée, mais à condition que l’enterrement se fît sans solennité aucune.
La cérémonie de la première communion avait lieu d’ordinaire au commencement du mois de juin, quand les travaux de la moisson étaient finis. Je l’ai dit plus haut, il n’y avait pas d’instruction le dimanche pour les enfants ; c’étaient leurs mères, ces admirables mères cana
diennes, qui leur apprenaient pendant les longues soirées
d’hiver les prières et le catéchisme. Lorsque les enfants n’étaient pas suffisamment instruits, elles étaient les premières à me dire : « Notre petit garçon (ou notre petite fille) ne marchera pas encore cette année pour la première communion ; il n’en sait pas assez. » Marcher pour la première communion, est une expression canadienne. Pendant quinze jours avant la cérémonie, les premiers communiants, filles et garçons, viennent dès le matin à l’église passer toute la journée avec le prêtre, et s’en retournent le soir à la maison. C’est plaisir de les voir arriver, la plupart à cheval, quelques-uns en voiture légère, assister à tous les exercices de la journée avec recueillement et piété, prendre sur l’herbe, autour de l’église, leur petit dîner, suivi de quelques instants de récréation, puis finir par le Chemin de la Croix, et remonter à cheval pour regagner au galop le toit paternel.
Je tâchais de faire coïncider la première communion avec la visite de l’évêque, pour qu’il pût donner en même temps la confirmation aux enfants. Cette année-là, 1903, c’était encore Mgr Brondel, Belge de naissance, qui était évêque d’Helena. J’eus l’idée de lui faire une réception pareille à celle dont j’avais été le témoin, plus d’une fois, dans le nord de la France. J’organisai donc une cavalcade, composée de jeunes gens de la paroisse, tous excellents cavaliers ; l’un d’eux les commandait et faisait à merveille manœuvrer son petit escadron. Lorsque l’évêque sortit de la gare, il trouva nos cavaliers rangés en front de bataille, et à peine était-il monté en voiture, que la troupe se divisa en deux pelotons, l’un prenant la tête du cortège, et l’autre fermant la marche. Arrivés devant l’église, les cavaliers se formèrent sur deux lignes entre lesquelles passa l’évêque, saluant de la main avec sa bonhomie ordinaire, et enchanté de cette petite innovation, qui lui rappelait sa chère Belgique.
Je le retrouvai quelques semaines plus tard à la mission de Saint-Ignace dans la Réserve des Têtes-Plates, où il venait tous les ans passer avec nous la fête du 31 juillet. Une escorte d’Indiens, hommes, femmes et enfants, tous à cheval, était allée le prendre à la gare, distante de huit kilomètres, et je vois encore le cortège arriver devant notre maison. La troupe indienne défila en bon ordre, s’arrêta pour laisser passer la voiture du prélat ; puis, vivement, sans un cri, sans un mot, sans un geste, elle tourna bride et s’éloigna au galop. Il semble que dans ces circonstances, l’étiquette indienne exige la plus parfaite impassibilité.
Les fêtes du lendemain se déroulèrent avec pompe ; toute la tribu était présente à l’église ; malheureusement je ne pus assister jusqu’à la fin à ce spectacle si intéresant, un télégramme m’ayant brusquement rappelé dans ma paroisse où un homme venait d’être tué.
Je ne revis plus Mgr Brondel vivant ; épuisé par ses longs et rudes travaux de missionnaire, il mourut vers la fin du mois d’août et j’allai à Helena assister à ses funérailles. L’archevêque de Portland, Mgr Christie, présidait, assisté de ses suffragants et entouré de tout le clergé du diocèse, c’est-à-dire d’une trentaine de prêtres. Je ne retournai plus tard à Helena que pour l’installation du nouvel évêque, Mgr J. P. Carroll. Cette dernière visite ne fut pas pour moi une fête sans mélange : au moment de partir j’avais été appelé pour un mourant à Lothrop. Ayant ainsi manqué le train, j’avais dû faire cette course, aller et retour, puis gagner Missoula, c’est-à-dire 50 milles à travers la neige et pendant la nuit. J’arrivai à Helena exténué ; il faisait un froid terrible, une trentaine de degrés au-dessous de 0, et pour nous réchauffer, nous n’eûmes au banquet que de l’eau glacée ; le nouvel évêque appartenait à la société de tempérance la plus stricte et n’admettait à sa table pour ses invités et pour lui d’autre boisson que l’eau pure. Nous étions là deux cents prêtres ou laïques, et je ne crois pas trop m’avancer en disant que l’immense majorité trouva la plaisanterie mauvaise. Au banquet j’entendis des toasts surprenants ; un jeune homme, par exemple, prononça devant les cinq ou six évêques un discours qui peut se résumer ainsi : « Nous sommes catholiques, mais en même temps nous sommes citoyens américains, et nous revendiquons la liberté la plus entière sous toutes ses formes : liberté d’écrire, liberté de penser, en somme liberté absolue de conscience ! » Cette thèse si chère aux Américains fut reprise le soir même à une réunion publique en l’honneur du nouvel évêque, par le gouverneur de l’État de Montana qui la présidait. Dans un discours soigneusement écrit et lu d’une voix ferme, ce haut magistrat protestant dit textuellement ; « Il ne doit y avoir parmi nous aucune distinction entre catholiques, protestants et juifs. Toutes les religions sont bonnes ; ce n’est point une question de dogme qui doit nous diviser, mais une question de morale qui doit nous unir. Quelle que soit la confession religieuse à laquelle nous appartenons, nous devons nous aider les
uns les autres, pratiquer la fraternité humaine et améliorer autant qu’il est en nous nos relations sociales. Nous sommes tous de bonne foi, et si nous gravissons par des sentiers différents les pentes de la même montagne, nous devons tous nous retrouver au sommet. »Cette indifférence vis-à-vis des diverses confessions religieuses est, d’après Roosevelt, une des principales caractéristiques de l’Américain. « L’Américain, dit-il quelque part, se distingue par ses idées larges, par son grand cœur et par une tolérance bienveillante envers toutes les religions. »
Dans le courant de l’année suivante, Mgr Carroll, en tournée de confirmation, vint à Frenchtown ; mon escorte de cavaliers le reçut à la gare et l’accompagna au presbytère. L’évêque parut agréablement surpris de l’air décidé et de l’attitude militaire de nos jeunes gens. La vue de notre église ne lui donna pas moins de satisfaction ; se tournant vers moi, il me dit en anglais : « Mais votre paroisse se présente fort bien, et votre église est plus grande que ma cathédrale ». Après la cérémonie, eut lieu le banquet de réception ; j’avais pour la circonstance invité les notables du pays, et comme ma maison était trop petite, on avait préparé le repas dans une maison plus spacieuse. Restait pour moi un problème à résoudre ; l’évêque, je l’ai dit, ne tolérait pour lui et ses invités aucune autre boisson que l’eau glacée ou des eaux minérales. Je ne pouvais pourtant pas condamner mes robustes paroissiens à faire si maigre chère ; je fis donc servir du vin rouge ordinaire ; la maîtresse de maison en offrit d’abord à Monseigneur qui remercia poliment. Pour moi, j’acceptai en disant : « Je suis un vieux Français ; je bois un peu de vin à mes repas, exactement comme je le faisais en France ». — « Et vous pouvez continuer, reprit l’évêque, grâce à un privilège spécial que je vous accorde. » Tout le monde remarqua cette expression, et je sus plus tard en effet que l’évêque avait fait entendre à ses prêtres qu’il leur interdisait formellement la bière, le vin et toute boisson fermentée. En revanche, il permettait, encourageait même par son exemple l’usage du tabac sous la forme de ces gros cigares américains, trop souvent mélangés d’opium, ce qui paraît à plusieurs un genre d’intoxication aussi dangereux, plus dangereux même que l’autre. D’ailleurs sur cette question de boissons enivrantes, les évêques américains ne sont pas tous d’accord, et l’archevêque de Milwaukee distingua toujours entre la tempérance qui consiste à ne point dépasser la juste mesure et l’abstention totale. Mgr Carroll était, je l’ai dit, partisan déclaré de l’abstention totale, et plus d’une fois dans ses tournées de confirmation, il ordonna aux premiers communiants de se lever et de prendre tous ensemble le « pledge », c’est-à-dire de jurer que jusqu’à l’âge de vingt ans ils ne toucheraient à aucune boisson fermentée. Il est certain qu’au temps du P. Mathew en Irlande, cet usage du pledge qu’il avait introduit, fit un bien immense, mais si j’en crois ma propre expérience, l’institution primitive a quelque peu dégénéré. En 1877 me trouvant tout jeune prêtre à Glasgow, en Écosse, prévoyant que j’aurais au cours de mon ministère à donner le pledge, huitième sacrement des Irlandais, je demandai aux autres Pères comment cela se pratiquait. J’eus bien de la peine à obtenir une réponse et l’on finit par m’avouer que la défense de ne plus boire était moins stricte qu’auparavant. On donnait le pledge pour une courte période, en permettant deux verres de bière par jour et si je ne me trompe un verre de whisky. Bien m’en avait pris de me renseigner : dès le soir même, qui était un samedi, j’étais assiégé dans mon confessionnal par une foule compacte ; tout à coup une jeune fille parut devant la grille : comme elle restait debout, je l’invitai à s’agenouiller et à commencer sa confession : « Père, me dit-elle, je suis protestante et je viens pour quelqu’un qui veut prendre le pledge ». Je l’envoyai au presbytère où quelques minutes après je la retrouvai au parloir en compagnie d’un vieillard sordide qui sentait l’eau de vie à quinze pas. « Votre Révérence, me dit cet homme, je viens prendre le pledge ». Je le lui donnai avec les adoucissements dont je viens de parler tout à l’heure, et il jura devant Dieu de ne plus boire pendant six mois. Pendant qu’il me remerciait avec volubilité, je lui demandai si la personne qui l’accompagnait était sa fille. « C’est ma femme », me répondit-il, et alors cette pauvre enfant, si malheureuse en ménage, tomba à genoux devant moi, et, sans proférer une parole, me prit la main qu’elle baigna de ses larmes brûlantes. Mgr Carroll revint l’année suivante pour la confirmation ; mais cette fois comme je n’avais que deux invités, il prit son repas chez moi, et bien entendu, en fait de boisson, il ne parut sur ma table que de l’eau. J’aurais eu cependant besoin de quelque chose de plus réconfortant, car j’étais à bout de forces. Il avait été convenu que l’évêque arriverait par le train, et déjà je me dirigeais vers la gare avec une délégation paroissiale pour le recevoir, lorsqu’un message téléphonique m’avertit qu’il viendrait en automobile. À quelle heure ? personne n’en savait rien. Nous attendîmes jusqu’à dix heures ; une automobile paraît au détour de la route dans un nuage de poussière. « Le voici », me crie-t-on ; je fais sonner la cloche, je range les enfants à la porte de l’église, et l’automobile passe devant nous comme une flèche. C’était une fausse alerte. Nous attendons encore ; mais les enfants commençaient à souffrir de leur long jeûne et de la chaleur déjà lourde. Je décidai alors de faire sur le champ la cérémonie de la première communion, remettant jusqu’à l’arrivée de l’évêque la célébration de la messe solennelle. Entre onze heures et midi le prélat parut enfin ; je chantai la messe et il donna la confirmation. Rien d’étonnant si j’étais exténué après ce long jeûne et l’énervement de cette longue attente. Chacun comprendra la plainte discrète exprimée plus haut.
Un dernier mot sur cette question des boissons fermentées aux États-Unis. Une fois engagé sur la pente des exagérations, on ne s’est plus arrêté, et j’ai lu moi-même dans un manuel d’hygiène à l’usage des enfants des écoles un chapitre qui se résume ainsi : « Ne buvez pas de whisky, c’est du poison ; ne buvez pas de vin, c’est du poison ; ne buvez pas de bière, c’est du poison ; ne buvez pas de café, c’est du poison ; ne buvez pas de thé, c’est du poison ; buvez de l’eau, et encore prenez bien garde, car la plupart des eaux sont impures ».
Au centre de la paroisse, c’est-à-dire dans la colonie canadienne, la fréquentation des sacrements était générale, du moins aux trois grandes fêtes de l’année : Pâques, les Quarante-Heures et Noël. Cependant depuis la suppression de la messe de minuit, le nombre des communions a sensiblement diminué. Un groupe d’âmes pieuses s’approche des sacrements aux principales fêtes de l’année, et surtout le premier vendredi du mois. Il y avait en tout dans la paroisse dix ou douze réfractaires parmi les Canadiens ; et encore, plusieurs s’étant rendus, il n’en restait que trois à mon départ.
Aux approches de la mort il est absolument inouï que personne ait refusé les secours de la religion ; et jamais dans aucune famille on ne manqua d’appeler le prêtre lorsque quelqu’un se trouvait en danger de mort. Toutefois on attendait d’ordinaire jusqu’au dernier moment, et j’ai entendu dire aux prêtres du pays : « Si c’est un Indien qui vous appelle, vous pouvez attendre une semaine ; si c’est un Irlandais vous pouvez attendre un jour ; mais si c’est un Canadien, courez bien vite ou vous arriverez trop tard. »
Quant au mariage, il n’y a pas de différence pour les catholiques entre le mariage civil et le mariage religieux ; voici comment les choses se passent : les futurs époux prennent au chef-lieu du comté ce que l’on appelle une « licence » ; de par cette licence, il leur est permis de s’adresser à qui leur plaît parmi les officiers autorisés à célébrer leur mariage civil, c’est-à-dire le juge de paix, le ministre ou le prêtre. Les jeunes gens venaient donc me trouver avec cette pièce officielle, qui donnait leur nom, leur âge, leur couleur, car dans toutes les licences une des premières notes imprimées est relative à la couleur des futurs conjoints : blanc, jaune, rouge ou noir. Ont-ils été précédemment mariés ? sont-ils divorcés ? etc., tous ces renseignements sont fournis au clerc du comté sous la foi du serment. Muni de ces informations et de cette autorité légale, je procédais à la célébration du mariage civil, immédiatement avant la messe, plus ou moins solennelle, selon les circonstances. Par la suite, je n’avais plus qu’à rédiger le certificat de mariage, que j’étais tenu, sous peine d’une forte amende, d’envoyer dans le délai de quinze jours au bureau de l’enregistrement. Grâce à Dieu, je n’eus que deux ou trois fois le désagrément très sérieux de voir des catholiques s’adresser pour leur mariage au juge de paix ou au ministre. Dans le premier cas, l’absolution de la faute commise était réservée à l’évêque ; dans le second cas, il y avait excommunication. Les époux divorcés qui voudraient reprendre la vie commune, doivent aux États-Unis se marier de nouveau ; par conséquent reprendre une nouvelle licence et procéder comme s’il n’y avait pas eu de mariage entre eux.
Par suite de cette législation, il m’arriva un cas singulier. Deux jeunes gens bien et dûment mariés depuis six ans avaient malheureusement divorcé. Je m’employais depuis quelque temps à leur faire reprendre la vie conjugale, d’autant plus qu’ils avaient un enfant ; enfin un soir je les vis arriver chez moi pour m’annoncer la bonne nouvelle : ils s’étaient réconciliés et me priaient de les marier. Ils apportaient en effet une licence en règle, et comme je leur faisais remarquer que pour moi leur mariage existait toujours, ils insistèrent pour donner satisfaction à la loi. Je les avertis donc que, faisant abstraction de ma qualité de prêtre, j’allais agir exclusivement comme magistrat ; puis leur ayant fait renouveler leur consentement au point de vue civil, je rédigeai le certificat de mariage et les renvoyai heureux dans leurs pénates.
Je ne puis me dispenser de parler des écoles, complément nécessaire de l’organisation paroissiale. En Amérique, comme en Europe, les curés ont presque partout réussi à grouper des écoles libres de filles et de garçons autour de leurs églises. Je travaillai longtemps en vue de procurer cette bonne fortune à ma chère paroisse, et, m’étant adressé à la Congrégation canadienne des Sœurs de la Providence de Montréal, je me vis plus d’une fois sur le point de réussir ; mais toujours au dernier moment un obstacle survenait qui renversait toutes mes espérances. Je n’eus donc point d’école libre à Frenchtown, et dus me contenter des écoles primaires de l’État. J’en avais douze, échelonnées le long de mon territoire, et il ne sera pas hors de propos de dire ici un mot du régime scolaire aux États-Unis.
L’école primaire publique est essentiellement gratuite, obligatoire, neutre et mixte. La principale source de revenus pour alimenter ces institutions consiste dans des terres dites « terres d’écoles ». On sait qu’en Amérique les géomètres officiels ont partagé le territoire comme un damier en carrés de six milles de côté ou de trente-six milles de surface, appelés « townships » ; or dans chacun de ces townships ou districts, le 16e et le 32e milles carrés de terres sont réservés à l’entretien des écoles existantes et à la fondation d’écoles nouvelles. Ces terres, louées à des fermiers qui les cultivent, rapportent plus ou moins. À Frenchtown même, elles rapportent assez pour donner. à l’instituteur un salaire de 80 dollars ou 400 fr. par mois. Quelquefois il y a une baisse de fonds, l’argent manque, et alors, sans plus de cérémonie, on licencie l’école.
Rien de plus facile que de fonder une école nouvelle dans un district quand les revenus des terres d’écoles sont disponibles. Sept ou huit pères de famille se réunissent et déclarent leur intention d’ouvrir une école plus rapprochée de leurs habitations. Ils nomment un comité composé de deux ou trois d’entre eux, qui désormais prendront la direction de l’œuvre. Ceux-ci vont trouver la « surintendante », c’est-à-dire la directrice de toutes les écoles primaires du Comté ; ils font leur déclaration, choisissent leur instituteur et reçoivent sur le fonds commun les allocations nécessaires. C’est presque toujours une institutrice qui enseigne dans les écoles primaires ; il paraît que ces jeunes filles ont plus d’aptitude que les hommes à instruire leurs élèves ; mais en revanche, il paraît aussi qu’elles ont la main moins ferme pour maintenir la discipline, surtout parmi les garçons de 14 à 16 ans.
Autant que je puis m’en souvenir, dans les salles de classe, les garçons se rangent d’un côté et les filles de l’autre ; la cour aussi est généralement divisée en deux parties, où les élèves des deux sexes jouent séparément. Ce système d’écoles mixtes est absolument général aux États-Unis ; mais il ne manque pas de critiques, même parmi les Américains. Au fait, plusieurs trouvent que cette confusion dans l’école mène jeunes gens et jeunes filles à une trop grande liberté d’allure entre eux, et diminue dans leur esprit le prestige du mariage.
Notons en passant ce trait de mœurs américaines, une jeune fille ne va jamais seule ; elle est toujours accompagnée d’un jeune homme qui lui sert « d’escorte ». On se promène ensemble ; ensemble on va aux réunions ou fêtes publiques ; d’ordinaire tout finit par un mariage, mais pas toujours…, car il peut arriver que la jeune fille change son « escorte » contre une autre, ou que le jeune homme sente le besoin de porter ailleurs ses services. Malgré tout, les scandales sont rares et les convenances sociales paraissent toujours observées.
L’école aussi est essentiellement neutre ; si vous voulez une école confessionnelle, vous pouvez la créer à vos frais, tout en payant l’impôt général pour les écoles publiques ; mais si vous envoyez vos enfants aux écoles primaires de l’État, il faut en passer par cette neutralité stricte. Dans les salles de classe, aucun emblème religieux, rien que le portrait du président et celui de l’immortel Washington. Il n’est pas permis à l’instituteur de faire une prière quelconque, ni même de prononcer le nom de Dieu, du moins si les parents d’un des enfants s’y opposent. Ce fut la raison pour laquelle les Sœurs canadiennes de la Providence refusèrent de prendre l’école publique de Frenchtown qu’on leur offrait ; car les administrateurs d’une école de district sont parfaitement libres de choisir l’instituteur ou l’institutrice qui leur plaît, fût-ce un clergyman ou une religieuse, pourvu que l’un et l’autre soient diplômés ; en d’autres termes, l’école américaine n’est pas laïque, du moins en principe. Les Sœurs dont je viens de parler, me disaient : « Comment pourrions-nous enseigner dans une école où il ne nous serait pas permis de faire le signe de la croix ? » Et pour qu’on ne m’accuse pas d’exagérer, je vais citer ici quelques lignes de la brochure du P. Forbes, intitulée : « Les catholiques et la liberté aux États-Unis ». Après avoir loué la largeur d’idées avec laquelle, selon lui, les États-Unis ont organisé l’enseignement secondaire et supérieur, en maintenant le grand principe du droit naturel : « c’est au père qu’il appartient d’élever l’enfant et de choisir des maîtres », il ajoute :
« Chose étrange ! quand il s’agit d’enseignement primaire, tous ces beaux principes sont oubliés ; l’excuse, c’est la force majeure que créent les circonstances étranges, comme l’éparpillement des familles sur un territoire grand comme l’Europe, et l’impuissance de ces familles à se pourvoir. Alors les autorités locales, se substituant aux parents, ont, avec une prodigalité qui serait admirable si elle n’était injuste, créé de tous côtés des écoles publiques, « nominalement neutres » en religion, mais de fait, petits foyers d’indifférence et d’impiété, qui sont entretenus aux frais de tous ; de sorte que l’éducation confessionnelle primaire et primaire-supérieure n’est possible qu’à la condition de payer deux fois. »
« Au dire du Tablet du 17 janvier 1903, le P. Pardow, jésuite très connu, déclare que les catholiques des ÉtatsUnis paient pour leurs écoles primaires 25 millions de dollars, c’est-à-dire 125 millions de francs en sus des impôts ordinaires, et élèvent un million d’enfants qui ne coûtent rien à l’État ».
Un dernier détail qui semble prouver l’influence des Israélites dans l’organisation de l’enseignement public aux États-Unis, c’est que les classes chôment toute la journée du samedi.
Le programme des écoles primaires comprend huit degrés ou huit classes, auxquelles s’ajoutent les trois degrés de l’école supérieure qui correspond à notre enseignement secondaire ; on passe ensuite à l’Université. Chaque État a son Université, subventionnée par les fonds publics. L’Université de l’État de Montana se trouve à Missoula. Je l’ai visitée une fois, et ce qui me frappa surtout, ce fut de voir jeunes gens et jeunes filles circuler pêle-mêle dans les salles, et suivre les mêmes cours sous les mêmes professeurs. En somme c’est le système mixte des écoles primaires, prolongé jusqu’au plus haut degré de renseignement.
La principale Université des États-Unis est celle de Harward ; elle possède un observatoire astronomique de premier ordre, dont le directeur, le Professeur William Pickering, est un des hommes les plus connus dans le monde savant, grâce à ses théories surprenantes d’originalité et de hardiesse. J’en citerai deux entre autres. D’après lui, la fin du monde serait prochaine : le soleil, noyau de la nébuleuse primitive, continuant de se condenser, serait sur le point de lancer dans l’espace une nouvelle planète. L’ébranlement causé dans notre atmosphère par ce phénomène serait tel que toute vie s’éteindrait à l’instant sur notre globe.
Une autre de ses théories vraiment américaines est que la lune vient de l’Océan Pacifique. À une époque géologique fort éloignée, lorsque le globe terrestre encore liquide n’était recouvert que d’une écorce solide de 30 milles d’épaisseur, il se produisit dans cette masse une explosion épouvantable, à la suite de laquelle six milliards de kilomètres cubes de matière furent projetés dans les airs et formèrent notre satellite. La déchirure qui en résulta dans la croûte terrestre, n’est autre que le bassin de l’Océan Pacifique. W. Pickering en donne pour preuve la ressemblance des volcans de la lune avec le sol et les volcans des Iles Hawaï.
Revenons à Frenchtown. La vie de chaque jour y était on ne peut plus paisible ; toutefois des journées bruyantes, comme la Saint-Jean-Baptiste chaque année et les élections générales tous les quatre ans, venaient en rompre la monotonie.
La Saint-Jean-Baptiste est une fête originale et d’une saveur tout américaine. Disons d’abord que cette fête se célèbre au profit et pour l’entretien de l’église et du curé et rapporte en moyenne à celui-ci 400 à 500 dollars, c’est-à-dire de 2.000 à 2.500 fr.[1]
Comment s’y prennent ces braves gens, une petite centaine de familles, pour arriver à un pareil résultat ? Le grand secret, c’est que tout le monde s’en mêle et que l’amour du prêtre et l’esprit d’union font des merveilles. Un mois avant le 24 juin, le curé convoque la paroisse en assemblée plénière, les hommes d’abord, les femmes ensuite. La réunion se fait à l’église. Les hommes nomment un comité qui sera chargé d’organiser la fête : président, vice-président, secrétaire, trésorier. Les femmes, de leur côté, en font autant et élisent une présidente et une vice-présidente. Aussitôt on se met à l’œuvre. Des quêteurs et des quêteuses sont désignés pour parcourir la paroisse et re cueillir de l’argent, s’il est possible, mais surtout des provisions et des dons en nature : volailles, légumes, beurre, crème, etc. Il en faut de grandes quantités, car le jour de la fête, toute la paroisse et les visiteurs, venus des pays limitrophes, seront invités par le comité à consommer ces provisions à une table commune. Comme elles ne coûtent rien, et que chacun paie son repas, c’est une première source de revenus. Pour donner le bon exemple, ce jour-là, le curé lui-même mange à l’hôtel et paie comme les autres.
Afin d’attirer le plus grand nombre possible de visiteurs, on annonce d’avance dans les journaux, des sports de toutes sortes, avec prix en argent ou en nature : courses de chevaux, de voitures, de bicyclettes ; courses d’enfants, de jeunes filles, de femmes mariées, d’hommes gras ; courses en sac, joutes nautiques, jeux burlesques, etc. Si le temps est beau, la foule sera énorme, et tout le monde, non seulement mangera, mais aussi boira par les soins et au profit du comité.
Voici comment on s’y prend pour faire le plus d’argent possible. Tous les « salons » (ainsi s’appellent les cabarets), sont fermés, excepté un, loué par le comité et où se débitent exclusivement les boissons du jour. Les hommes, réunis au « salon », se « traitent » les uns les autres. Un fermier, bien posé dans la paroisse, ouvre le feu. « Je traite », dit-il, et il jette sur le comptoir un dollar ou deux. C’est une invitation à la consommation. Là-dessus quatre ou cinq hommes s’approchent et demandent, celui-ci un cigare de deux sous, celui-là un verre de bière ou quelqu’autre consommation insignifiante au point de vue de la dépense. On prend le prix sur le dollar ou les dollars engagés par le « traitant », et la différence passe à la caisse du comité.
C’est alors un assaut de générosité, à qui « traitera ». Et les dollars de pleuvoir sur la table du « salon ».
Il y a aussi des comptoirs de friandises, où l’on vend des fruits et des gâteaux le plus cher possible ; de petites tombolas pour les enfants, etc.
Voici l’ordre de la fête proprement dite. Dès la veille, les abords de l’église ont été décorés et les rues « balisées », c’est-à-dire plantées de petits sapins verts. À dix heures, messe solennelle, avec panégyrique du Saint. Il y a beaucoup de monde, des hommes surtout, et les syndics[2] font une quête fructueuse. Après la messe, la foule se répand dans les rues et se dirige vers l’hôtel, où des centaines de convives vont se succéder à de longues tables, sans cesse renouvelées. Cela dure jusque vers trois heures, au milieu d’une animation extraordinaire. Alors commencent les jeux, qui se prolongent pendant toute la soirée.
Puis vient le clou de la fête : le bal. C’est l’heure solennelle, l’heure escomptée d’avance par le comité pour recueillir les écus à pleines mains, car chaque cavalier doit payer son admission, au moins un dollar, et il y a foule.
Quoi ! me direz-vous, on danse au profit du curé ? Eh ! bien, oui ; on danse là-bas au profit du curé. Évidemment il ne s’agit que de danses honnêtes, dans une maison honnête, avec des gens honnêtes. On danse donc toute la nuit avec entrain et je sais pertinemment que tout se passe très bien. D’ailleurs, j’ai rarement vu une foule plus respectable dans sa simplicité rustique que celle qui se pressait aux abords de l’hôtel, une heure avant l’ouverture du bal. Chaque fois que ce jour-là il m’est arrivé de me mêler aux groupes de mes paroissiens sur la place ou dans la rue à ce moment de la journée, j’en suis toujours revenu très satisfait, j’allais dire édifié. Représentez-vous ces bons fermiers endimanchés, la boutonnière fleurie ; ces jeunes filles en robe blanche, élégantes et simples comme la fleur des champs ; ces matrones au port noble, aux allures de douairières ; les apostrophes joyeuses en bon vieux français, le babil des enfants, les éclats de rire sonores, ces effluves de gaieté franche et pourtant contenue, car le sentiment religieux domine. On va danser, on va se livrer à ce plaisir cher entre tous ; mais en va danser pour aider l’église, et malheur à qui déshonorerait la paroisse par la moindre indécence. Encore une fois, tout se passe très bien à ce bal, autrement il est clair que le curé ne le tolérerait pas. Une année, un mauvais sujet se proposait de faire du scandale à l’occasion de la Saint-Jean-Baptiste, je supprimai la Saint-Jean-Baptiste. J’y perdis la forte somme, mais je gagnai ainsi la sympathie et le respect de mes paroissiens.
Épilogue. Quelques jours après le 24 juin, le président et le secrétaire du comité se présentent à la cure avec un sac de grosse toile, contenant le profit net de la fête, en espèces sonnantes. Le curé accepte, remercie, offre un verre de vin, et en voilà pour jusqu’à la Saint-Jean-Baptiste prochaine.
Sans être aussi bruyantes, les journées d’élection ne manquaient pas de vie et d’animation.
Aux États-Unis, le système d’élection est très compliqué. Les électeurs ont à élire sur la même liste tous les représentants de l’autorité, depuis le Président de La République jusqu’au garde-champêtre, en passant bien entendu par les membres du Congrès Fédéral et les sénateurs et députés des parlements de chaque État.
Bon nombre de citoyens savent à peine pour qui ils votent. Un de mes domestiques ne savait même pas que le candidat à la Présidence s’appelait Roosevelt ; mais il était républicain et il votait aveuglément la liste républicaine. Un autre de mes hommes était démocrate, et sans mieux connaître la liste que lui avait fournie l’agent électoral, il la vota aussi tout entière les yeux fermés.
L’argent coule à flots et la corruption va son train presque ouvertement. J’ai entendu un électeur se plaindre amèrement le lendemain des élections : il avait vendu son vote à lui des deux partis pour cinq dollars, lorsqu’il apprit le lendemain que le parti opposé en avait offert dix. Un grand agent électoral aussi, c’est le whisky ; la loi, ce jour-là, ordonne de fermer les débits de boissons (salons) ; mais on tourne la loi d’une façon éhontée. Les « salons » sont en effet fermés ; mais les barriques de whisky s’alignent dans la rue et la journée dégénère en une vraie saturnales.
Un détail peu connu concernant les élections aux États-Unis, c’est que le Président et le Vice-Président élus, s’ils ne sont pas francs-maçons, doivent se faire officiellement affilier aux Loges.
Une autre distraction, heureusement fort rare, c’était un incendie ou la nouvelle d’un attentat commis dans les environs, par exemple un train dévalisé. Nous eûmes plusieurs histoires de ce genre pendant mon séjour à Frenchtown. J’en prends l’occasion pour dire comment les bandits opèrent dans cette circonstance. Naturellement, ils jettent leur dévolu sur un train qu’ils supposent richement chargé. Parfois, pour obliger le mécanicien à ralentir la marche, ils agitent sur la voie une lanterne rouge, comme signal de danger, ou bien ils se postent a un endroit où la rampe devenant plus forte, ils savent
que le train ralentira de lui-même sa marche. D’un bond ils s’élancent sur la locomotive, braquent leurs gros revolvers sur le mécanicien et son chauffeur et les somment de s’arrêter. À la vue de ces individus masqués paraissant brusquement devant eux, les conducteurs du train ne font d’ordinaire aucune résistance, bien sûrs que la moindre velléité de se défendre leur coûterait immédiatement la vie. Ils stoppent donc et reçoivent aussitôt l’ordre de détacher le fourgon dans lequel se trouve le coffre-fort, et de partir à toute vitesse vers un endroit absolument désert, situé à deux ou trois milles de là. Arrivés à ce point, les bandits font sauter le coffre-fort à la dynamite, en pillent le contenu, renvoient poliment le mécanicien à son train et s’échappent dans la montagne. Chose incroyable ! pendant que tout ceci se passe, les voyageurs effrayés se blottissent dans leur coin et personne ne songe à repousser l’attaque par la force, et même si les bandits s’avisent de fouiller les voyageurs et de les dévaliser, ils sont à peu près sûrs de ne rencontrer aucune résistance. Cette quasi-certitude de n’être point inquiétés pousse les bandits aux plus folles témérités.
Les incendies étaient très rares, quoique toutes les maisons fussent en bois. Un de ces incendies eut un épilogue inattendu. Un soir d’été, j’appris qu’à la suite d’un feu de forêt, les bâtiments extérieurs d’une ferme commençaient à brûler. Je lis immédiatement atteler et me rendis sur le lieu du sinistre. Le feu faisait rage dans la forêt, et malgré tous nos efforts la ferme serait devenue la proie des flammes, si tout à coup le vent n’avait changé de direction. Voyant le danger conjuré, je retournai tranquillement chez moi. Le lendemain à mon grand étonnement, je vois le fermier arriver devant ma maison avec une voiture chargée de légumes. « Et pour qui tout cela ? lui dis-je. — Pour vous, Monsieur le Curé. — Et combien me ferez-vous payer ce chargement ? — Rien du tout, Monsieur le Curé ; ce que je vous apporte, c’est pour vous remercier d’avoir sauvé ma maison hier. Comment cela ? — Par un miracle ! Aussitôt que vous etes arrive, vous avez fait tourner le vent qui poussait les flammes vers ma maison, et sauvé ainsi ma propriété. » C’est en effet presque un article de foi parmi les Canadiens que le prêtre peut à volonté éteindre les incendies et guérir, par un simple attouchement, nombre d’infirmités.
Le grand événement de la journée était l’arrivée du courrier. On ne distribue pas les lettres à domicile ; chacun va les chercher au bureau de poste. C’est une belle occasion pour tous les habitants d’apprendre ou de se communiquer les nouvelles. Tous les matins mon vieux domestique allait chercher le courrier, ou comme on dit là-bas « la malle » (mail). J’y allais quelquefois moi-même ; un jour entre autres, après une interruption du service postal pendant dix jours à cause des neiges, je partis de chez moi avec un sac à farine vide, que je rapportai sur mon épaule plein de journaux, de revues et de lettres, à l’ébahissement de tous mes paroissiens. Je me souviens encore du jour où, revenant de la poste, mon vieux domestique me dit d’un ton tragique : « Il n’y a plus de San-Francisco ! » C’était en effet le lendemain du tremblement de terre qui, avec les incendies, avait détruit complètement cette grande ville. J’ai rencontré plus tard un certain nombre de personnes qui étaient à San-Francisco à ce moment, et c’est encore avec un frisson d’épouvante qu’elles nous parlaient de la terrible catastrophe.
La paroisse de Frenchtown étant une paroisse de blancs, il semble que je n’avais plus aucun contact avec nos chers Indiens ; mais outre que plusieurs familles de la vallée avaient par les femmes du sang indien dans les veines, le voisinage immédiat de la Réserve des Têtes-Plates me donnait souvent occasion de revoir ces peuplades intéressantes. J’allais de temps en temps à la mission de Saint-Ignace, située dans une vaste plaine bornée au Nord par une des plus pittoresques chaînes de montagnes que j’aie jamais rencontrées. Cette chaîne, avec ses sommets couronnés de neige, ses pics aigus, ses sombres forêts, ses cascades écumantes, se dresse à l’arrière-plan comme un magnifique décor de théâtre.
Les bâtiments de la mission sont considérables ; c’est d’abord une grande église en pierre, ornée de très belles fresques à l’intérieur ; puis la maison des missionnaires, ayant les proportions d’un grand collège ; elle renfermait autrefois une nombreuse et florissante école, que la suppression des subsides du gouvernement a réduite à une poignée d’enfants. À côté de cette construction, s’élèvent deux grands pensionnats de jeunes filles, l’un tenu par les Sœurs canadiennes de la Providence, l’autre par les Ursulines ; plus loin la ferme et ses dépendances, parmi lesquelles se trouve une scierie mécanique et un moulin dont la meule, venue d’Europe au temps du P. De Smet, fut la première installée dans ces parages.
En 1906, je me trouvai à Saint-Ignace pour la fête nationale du 4 juillet ; toutes les tribus de la Réserve, Têtes-Plates, Pend-d’Oreilles et autres, étaient réunies dans un vaste camp que j’allai visiter avec le supérieur de la mission. Au moment de notre arrivée, un cortège peu nombreux, mais d’une grande magnificence, se déroulait le long des tentes. Chose étrange ! c’étaient quelques familles de Nez-Percés, isolés dans un coin de la Réserve, qui célébraient le grand jour de l’indépendance américaine par une fête et des danses en l’honneur des morts, selon le rituel égyptien. Je fus fort étonné de voir que les jeunes filles de ce cortège avaient le visage peint couleur de safran, exactement comme les figures qui se voient encore aujourd’hui sur les cercueils des momies. Ces observations me confirmèrent dans l’hypothèse exposée
plus haut, d’après laquelle les Indiens de l’Amérique du Nord seraient venus des bords du Nil.