Au Pays des Peaux-Rouges/Seattle, ou la Reine du Pacifique,

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Société de Saint-Augustin ; Desclée, De Brouwer et Cie (p. 127-136).

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CHAPITRE V.


SEATTLE, OU LA REINE DU PACIFIQUE.

Au commencement de 1908, ma santé s’étant altérée, pour la première fois je consultai un médecin. Il me déclara que je devais, au moins pour quelque temps, quitter le Montana où nous étions à 1000 mètres d’altitude, et

Arbre de la forêt vierge à Seattle.

aller m’établir sur les bords de la mer. Je partis donc pour Seattle (prononcez Si-atle), située sur la côte de l’Océan Pacifique, dans l’état de Washington. Le trajet est exactement de 24 heures en express. Arrivé dans cette ville le 5 avril, je fus frappé dès l’abord de l’aspect grandiose et de l’extrême animation de cette vaste cité.

Seattle, de création toute récente, est bâtie sur deux chaînes parallèles de collines, qui s’élèvent entre le golfe de Puget et le lac Washington. Elle s’étend du Sud au Nord sur une longueur de 12 kilom. et une largeur moyenne de 6 kilom. Elle renferme deux beaux lacs, le lac Union et le lac Vert, et de nombreux parcs de toute beauté, Madrona-Park, Leschi-Park, Madison-Park, sur le lac Washington  ; Woodland-Park sur le lac Vert, Ravenna-Park, superbe forêt vierge, etc. Les avenues courent du Sud au Nord comme dans toutes les villes américaines et commencent au bord du golfe  ; la 1e et la 2e Avenue forment le quartier commercial  ; on voit là quelques-unes de ces immenses maisons d’une hauteur démesurée, qui rappellent New-York  ; l’activité de ces deux Avenues, continuellement sillonnées de tramways électriques, rappelle les plus grandes cités. Au sommet de la première chaîne de collines se dresse avec orgueil le principal monument de cette ville nouvelle : la cathédrale catholique, dont les tours imposantes dominent au loin l’horizon. Là réside le chef du diocèse, Mgr  O’Dea, dont la juridiction s’étend sur tout l’État de Washington. La ville n’est point encore achevée  ; plusieurs des futurs boulevards ne sont encore qu’indiqués par deux trottoirs d’asphalte de chaque côté de la chaussée  ; mais une partie de la ville, de la 6e à la 18e Avenue, est complètement finie. C’est une succession de boulevards magnifiques, étagés sur le flanc des collines, macadamisés dans toute leur longueur, plantés d’arbres de toute grosseur et de toute essence, restes de l’antique forêt, bordés de villas élégantes, aux façades tapissées de roses et de grappes de glycine, séparées entre elles par des pelouses d’un herbe fine, admirablement entretenues et continuellement arrosées par des fontaines artificielles. En hiver le climat est brumeux et la pluie presque continuelle  ; mais en été, du moins l’été que j’ai vu, le climat est délicieux, l’atmosphère très pure, et la vue, du haut de la 15e Avenue, incomparable. À l’Ouest,

Chercheurs d’or — Mineurs prospectant

vous avez sous les yeux la ville qui descend en pente rapide vers la mer  ; puis les eaux bleues et les îles verdoyantes du golfe  ; au fond la chaîne pittoresque des monts Olympiques, qui bordent l’Océan. À l’Est, c’est la chaîne des Cascades avec le mont Rainier, ce géant des montagnes, élevant dans un isolement superbe, à 4000 mètres de hauteur, sa masse énorme couronnée de neiges éternelles.

La chaîne de collines qui borde la mer est extrêmement abrupte et presque à pic à certains endroits. On y a construit trois funiculaires qui l’escaladent, à Madison-street, à James-street et à Yeslerway  ; mais il fallait ouvrir une voie plus large de communication avec le vallon central que traverse dans toute sa longueur, du Nord au Sud, la 12e Avenue  ; pour cela il était nécessaire de percer une large brèche à travers ce seuil rebelle et de jeter dans la mer des millions de mètres cubes de terre  ; ce travail gigantesque fut entrepris et se continuait encore sous mes yeux en 1908. Des jets d’eau énormes, actionnés par de puissantes pompes à vapeur, désagrégeaient les terres et les entraînaient par de longs canaux en bois jusque dans le golfe. Les roches, déchaussées par le même procédé, s’écroulaient au fond de la tranchée, où on les faisait sauter à la dynamite. Cette large voie de communication, à ciel ouvert, doit être terminée maintenant et sillonnée par de nombreuses lignes de trams électriques.

En 1881, Seattle n’était guère qu’un village  ; aujourd’hui c’est une ville de plus de 300.000 habitants. Le trait caractéristique de cette population, c’est le nombre très considérable de Japonais qu’elle renferme, et il y a bien des chances pour que dans un avenir rapproché Seattle soit une ville presque entièrement japonaise. Les grandes compagnies de chemins de fer avaient rêvé de faire de ce port le point de départ du commerce américain avec l’Extrême-Orient  ; le célèbre Canadien, Hill, après avoir poussé ses lignes ferrées jusqu’à Seattle, avait fait construire les deux plus grands navires de l’époque, le Minnesota et le Dakota, pour transborder directement ses passagers à travers le Pacifique jusqu’à Yokohama. Malheureusement, dès la première traversée, le Dakota se perdit, on ne sut jamais comment. Les Japonais sont soupçonnés d’avoir causé ce désastre  ; car c’est leur projet bien arrêté d’accaparer la navigation de cet océan qu’ils considèrent comme leur fief.

Un mineur américain.

Étant allé moi-même visiter un jour le Minnesota, je ne fus pas peu surpris de voir dans le même dock un grand bateau japonais faire le service du Dakota disparu. Ce n’était là que le prélude de la grande bataille qui devait se livrer entre les Japonais et les Compagnies de chemins de fer américaines pour la suprématie commerciale. En 1908, à la consternation générale des ports de l’Ouest, les Compagnies de chemins de fer déclarèrent qu’elles renonçaient au commerce transcontinental  ; elles elles apportaient comme raison de cet abandon, l’incohérence des lois édictées par les différents États qu’elles considé­raient comme opposées à leurs intérêts vitaux ; les pré­sidents de ces Compagnies lancèrent des circulaires dans les journaux, où ils annonçaient cette décision, et Hill dans la sienne déclarait ouvertement que les successeurs des Compagnies américaines dans cette grande entreprise ne seraient autres que les Japonais. C’était une des plus grandes victoires remportées par ceux-ci sur les Améri­cains ; ce n’était pas la seule. Ils l’ont bien montré dans la question des écoles de Californie, que je n’ai pas à traiter ici.

Un autre trait caractéristique de la population de Seattle, c’est le grand nombre d’aventuriers quelle renferme. Cette ville est en effet le seuil de l’Alaska ; elle est la tête de ligne de tous les bateaux qui transportent les chercheurs d’or par Nome jusqu’aux rives du Yukon. On comprend qu’au moment du départ et au retour de ces bateaux, il se trouve à Seattle une tourbe de gens sans aveu. La police est bien faite ; les policemen de ser­vice dans les rues ressemblent tout à fait pour le costume et la prestance aux policemen anglais. Outre les agents en uniforme, il y a les agents en bourgeois ou « détec­tives » de la police secrète. On emploie ceux-ci quand l’uniforme des autres agents pourrait éveiller les soup­çons des malfaiteurs qu’on veut arrêter. Ainsi un jour un bandit longtemps recherché fut trahi par un de ses associés et livré à la police à l’intersection de la 2e Ave­nue et de Pike-street. Il y a toujours là une foule con­sidérable et la circulation des tramways est incessante. Quatre détectives y attendaient leur proie ; tout à coup le bandit se vit entouré ; il voulut prendre son revolver, mais il n’en eut pas le temps : en une seconde, quatre balles l’étendaient raide mort sur le sol, au milieu de la foule épouvantée. Je venais de passer précisément à cet endroit un instant auparavant.

Chercheurs d’or. — Claims sur la rivière

Quelques jours avant mon départ, une scène beaucoup plus tragique encore se passa presque sous mes fenêtres Vers 9 h. du soir, j’entendis soudain des coups de feu répétés, immédiatement suivis de cris de terreur et de désespoir, poussés par des femmes. Je sus le lendemain quel drame affreux s’était déroulé la veille, dans une famille que j’avais connue par hasard. Le père, encore jeune et d’allure parfaitement tranquille, avait tué à coups de revolver deux personnes qui logeaient dans sa maison, et voyant sa femme s’enfuir avec sa fillette, il les avait abattues toutes deux sur le pavé de la rue et s’était ensuite brûlé la cervelle.

Le grand événement de l’année 1908 à Seattle fut l’arrivée de la flotte des États-Unis, partie de l’Atlantique pour faire le tour du monde. Une foule immense attendait cette imposante escadre de seize cuirassés, et ce fut une déception générale de la voir émerger de la brume légère, unité par unité, et dans un silence absolu, sans un coup de canon, jeter l’ancre à un kilomètre du rivage. Les Japonais seuls firent quelque bruit, tirèrent force pétards en lançant dans les airs avec quelques fusées d’énormes cerfs-volants en forme de serpents et de dragons. Le soir il y eut réception des amiraux dans la grande salle de bal de l’hôtel Washington. J’y allai avec un compagnon et du haut de la tribune, je suivis des yeux cette scène bien américaine. En Europe, dans les occasions de ce genre, les invités forment la haie dans les salons, et c’est le souverain qui circule à travers la foule, distribuant comme il l’entend ses poignées de main et ses sourires. En Amérique, c’est tout le contraire : le personnage que l’on fête doit se tenir debout, immobile, pendant que la foule défile devant lui, et à chacun il doit serrer la main. Les amiraux étaient debout avec les dames du Comité, en grande toilette de bal  ; les invités serraient la main des officiers, saluaient les dames et passaient à la salle du banquet. Cela dura près de deux heures, et je surpris à un certain moment, sur le visage de l’amiral Sperrey, commandant en chef de la flotte, des traces non équivoques de fatigue et d’ennui.

Deux jours après eut lieu dans la 1re et la 2e Avenue le défilé des équipages  ; en tête marchaient les hommes du «  Connecticut  », vaisseau-amiral  ; puis les marins des trois divisions de l’escadre, chaque division précédée de sa musique au grand complet. Il y avait, dit-on, 4 à 5000 hommes  ; presque tous paraissaient très jeunes, et je suppose qu’un grand nombre n’avait pris du service que pour faire à peu de frais et dans d’excellentes conditions cet immense voyage. L’ensemble était remarquable de bonne tenue et d’entrain  ; aussi les habitants de Seattle ne ménagèrent-ils point à ces belles troupes leurs acclamations enthousiastes.

À Seattle les églises sont fort nombreuses  ; outre six églises catholiques, on compte 80 temples protestants de différentes sectes, luthériens, méthodistes, piscopaliens, presbytériens, etc., etc. Moi-même j’étais chargé d’une paroisse italienne, établie dans un couvent de religieuses sur les hauteurs de Beaconhill. Deux autres paroisses catholiques sont desservies par nos Pères. La mission des Montagnes Rocheuses a de plus à Seattle un collège important, situé à l’intersection des rues Madison et Broadway. Plusieurs couvents de religieuses, un très grand pensionnat et un hôpital représentent l’élément congréganiste.

Après un séjour de cinq mois dans cette ville, et de six ans aux États-Unis, je fus rappelé en Europe. Ayant traversé le continent en quatre jours et quatre nuits, je m’embarquai le 27 août sur la Touraine, à New-York, et arrivai au Havre et à Paris le 4 septembre 1908. Contre toute attente j’étais allé en Amérique  ; contre toute attente (car je comptais bien y laisser mes os), j’en suis revenu. La Providence m’a conduit, la Providence m’a ramené : que ses desseins sur moi s’accomplissent jusqu’au bout  !