Au bagne/Chez les forçats qui sont nus

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Au bagne (1924)
Albin Michel (p. 153-158).


CHEZ LES FORÇATS
QUI SONT NUS


Il s’appelait ben Kadour. C’était un sidi.

En sa qualité de pousseur-chef de Saint-Laurent-du-Maroni, je le fréquentais toute la journée.

Chaque matin, à six heures, ben Kadour, appuyé sur son carrosse, m’attendait au bout de la rue de la République.

Ce carrosse à quatre roues minuscules roulait sur rails Decauville. C’est le pousse, car il ne roule que lorsqu’on le pousse. Tantôt il parcourt les dix-sept kilomètres jusqu’à Saint-Jean, tantôt les vingt-deux, jusqu’à Charvein. Saluons très bas ce véhicule. C’est l’unique moyen de transport en Guyane française.

Ben Kadour et ses deux aides poussaient ferme. À travers la brousse nous allions à Charvein, chez les Incos.

— Ah ! ça, Charvein, me disait un forçat, à Royale, c’est le bagne aussi !

Et presque avec une pointe d’admiration :

— Il faut être Français pour avoir trouvé ça !

Passé le camp malgache, nous entrions au camp Godebert. Nous étions en pleine forêt vierge. Le tintamarre des roues sur les rails remplissait les singes rouges de terreur. Ils détalaient comme des lapins, à travers branches.

— Ti veux t’arrêter camp Godebert ? demande ben Kadour.

— Oh ! tu sais, ben Kadour, ces camps, c’est toujours la même chose.

— T’as bien raison, toujours faire le stère, toujours crèver.

Et ben Kadour lançait sa machine sur les rails à cinquante à l’heure.

— Tu vas me casser la figure, ben Kadour.

— Ça, jamais ! je casse la figure de qui je veux ; de qui je veux pas, jamais !

À cette vitesse, on dansait dans ce carrosse sans plus de sécurité que sur une corde raide.

— Qu’est-ce que tu as fait, ben Kadour ?

— Moi ? Rien, absolument rien. Je n’ai pas tué un vivant seulement.

— Alors tu tuais les morts ?

— Pas même, je les dévalisais.

— Où ça ?

— Au cimetière de Tunis.

Et, avec un rire frais :

— J’étais vampire !…

Belle route sauvage que celle de Saint-Laurent à Charvein. Quel pays ! La brousse, des singes, des bagnards. Amateurs de situations étranges, venez par ici. Au milieu des forêts secrètes, vous ne rencontrez que voleurs, assassins, bandits. Tous vous disent bonjour, vous servent, vous aident à franchir une crique. S’ils sortent leur couteau, c’est pour vous le prêter quand vous avez besoin d’ouvrir une boîte de conserves. Ils pourraient vous couper en douze morceaux. Rien ne les gêne. Ils ont le temps, le lieu s’y prête. Ils n’y pensent même pas ! Dix-huit jours, j’ai circulé dans les bois sans protection. Comme gardes du corps : trois bagnards ; un vampire, deux meurtriers. Mes rencontres ne valaient pas mieux. Si ces compagnons avaient vu le tonnerre tomber sur moi, ils se seraient mis en travers. On m’a volé sur bien des routes, dans le monde ; ici, non.

Est-ce bien travaux forcés que l’on devrait dire quand on parle de la peine du bagne ?

Surveillés forcés.

Maigreur forcée.

Exil forcé.

Cafard forcé.

Maladie forcée, oui.

Travaux forcés ? Pas autant !

Dans tous ces camps, l’homme travaille de cinq heures à midi. Pendant ces sept heures, il doit faire le stère. Après, il rentre à sa case, mange, dort, est libre jusqu’au lendemain cinq heures.

Il est libre à l’intérieur du camp. Il cultive son petit jardin et « fait de la camelote ».

Les deux mots que l’on entend le plus souvent, au bagne, sont misère et camelote.

La camelote, c’est tout : paniers, cannes, tapis, coco sculpté, papillons. Les papillons ! C’est la grande affaire, l’évasion possible : le rouge vaut jusqu’à six francs à Saint-Laurent ; le bleu cinq francs. Les bagnards n’ont pas le droit de faire du papillon. Ils en font tous ! Il n’est que de partager les bénéfices avec le surveillant.


LE CAMP CHARVEIN


Ben Kadour, ayant poussé pendant vingt-deux kilomètres, s’arrêta et dit :

— Tiens ! voilà la capitale du crime.

C’était le camp Charvein.

Il fallait un chef à cette capitale. On en trouva un. Seul dans son carbet de célibataire, ce chef a pour horizon la brousse et pour genre humain les plus beaux produits de la crapule du bagne. Son règne est net, son esprit droit, sa main ferme. Il s’appelle Sorriaux.

Pas d’instruments de torture. Cela n’existe plus au bagne. Ici, pourtant, fonctionna le dernier : un manège où, sous le soleil, les hommes tournaient, tournaient.

C’est le camp des Incos.

L’homme de Charvein n’est plus un transporté, mais un disciplinaire. Tous les indomptables du bagne ont passé par là. Ils ont les cheveux coupés en escalier et sont complètement nus. C’est le pays surprenant des Blancs sans vêtements. Ironique paradis terrestre, vos frères de peau viennent à vous, sur la route, comme Adam.

Ils partaient au travail, en rang, telle une compagnie, un Annamite, un nègre, quatre Arabes, tous les autres étaient des gens de France.

La pioche sur l’épaule, ils passaient, rien qu’en chair et en os, sous le lourd soleil.

Un surveillant, revolver à droite, carabine à gauche, suivait d’un pas pesant.

Ils allaient tout près, à cet abatis, dans la brousse. Dès qu’ils eurent quitté la route, ils s’enfoncèrent dans des terres noyées. Une glaise restait à leurs pieds comme d’épaisses savates.

Le silence était dans les rangs.

— Halte ! cria le surveillant.

L’arrêt fut immédiat.

Sortant de la vase, le surveillant se percha sur deux troncs couchés et prit sa carabine en mains.

Sur place, à l’endroit où le cri de halte ! les avait cloués, les hommes nus, à coups de pioche, attaquèrent le bois.

S’ils s’écartent de plus de dix mètres du chantier, ils savent ce qui les attend : le surveillant épaule et tire.

Ils n’en sont pas à un coup de fusil près. Le surveillant est bon chasseur d’hommes, mais… chaque semaine un Inco joue sa chance. Quand la balle est bonne, il reste sur le tas, sinon la brousse le prend. Il ira partager la nourriture des singes rouges.

Les moustiques se gorgent sur les corps.

Les éclats de bois se collent sur les peaux en sueur.

On dirait une tribu bâtarde de peaux-rouges.

Aujourd’hui, on leur fait grâce d’une heure de ce travail.

Quelques-uns me remercient du regard.

Pour une fois qu’un pékin passe !…