Au bord du Saint-Laurent/9

La bibliothèque libre.
Imprimerie du Saint-Laurent (p. 52-57).

CHAPITRE IX

UN SAINT MISSIONNAIRE


LE PÈRE AMBROISE ROUILLARD



En l’année 1769, Trois-Pistoles sentit passer sur elle comme un souffle glacé. Les quelques habitants de la pointe venaient d’apprendre la triste nouvelle que leur missionnaire aimé n’était plus de ce monde.

En effet, après les exercices de la mission, le Père Ambroise avait demandé à deux colons de l’endroit de venir le conduire à Rimouski, et Jean-Baptiste Rioux fils de Vincent, troisième seigneur, ainsi que Jean Baptiste Rioux fils de Nicolas, deuxième seigneur, s’étaient offerts d’aller avec lui jusqu’à Rimouski. Il accepta leur offre, et par une belle après-midi d’été, nos trois voyageurs laissaient le sable de la grève et prenaient leur course en canot, vers le bas du fleuve.

On faisait alors des voyages rapides par le chemin du fleuve, et lorsque deux bons avirons frappaient les eaux paisibles, l’embarcation légère volait sur l’onde avec agilité et le port apparaissait bientôt aux yeux des voyageurs. La distance entre Trois-Pistoles et Rimouski, n’est pas très grande et deux hommes robustes comme devaient l’être les deux compagnons du Père Ambroise, avaient bientôt fait de la franchir ; mais entre le départ et l’arrivée, il y a place pour bien des événements, de même qu’entre la coupe et les lèvres il y a l’espace d’un tombeau ou d’un berceau.

Au départ des voyageurs, le grand ciel bleu du Canada pareil à celui de l’Italie à certains jours d’été, flamboyant, resplendissait de clarté et d’azur sans nuage. L’air était pur et embaumé, la mer gardait un son calme, cette sérénité imposante qu’ont les choses sublimes, et les monts d’alentour frissonnaient sous l’effluve caressante qui montait du fleuve des grèves des champs dorés et des plaines verdoyantes.

Le frêle esquif se dirigeait rapidement vers le bas de la rivière, laissant derrière lui, sous la garde de l’humble croix du cimetière qui se détachait tout blanc par son enclos, sur le fond sombre de la Pointe, le petit village naissant des Trois-Pistoles.

On frôla les Rassades, ces petits rochers à fleur d’eau qui séparent Trois-Pistoles de St-Simon, puis le canot longea paisiblement les murailles de St-Fabien : c’étaient alors des endroits sauvages inhabités, c’était comme une « terra incognita » entre Rimouski et Trois-Pistoles.

Le missionnaire chantait une Hymne à la Vierge et nos deux colons, en cadence, réglaient leurs coups d’aviron et poussaient de l’avant ; la mer se faisait un peu plus houleuse au large, et sa grande voix semblait éveiller les échos des bois sauvages, le long du fleuve. Mais nos gens habitués à la mer n’avaient pas peur. Pourquoi craindre ? Ne portaient-ils pas dans leur canot le missionnaire de Dieu ?

Déjà plus de la moitié du trajet était accomplie, et on escomptait un bon gite et un bon repas chez le Seigneur Lepage, à Rimouski, lorsque le temps changea subitement. Le ciel s’obscurcit soudain, de gros nuages amoncelés commencèrent à se mouvoir dans l’espace comme des fantômes errants, et la brise augmentant toujours, les voyageurs, à la merci des éléments, voulurent serrer terre de plus près.

Fatigués déjà par une course assez précipitée, les deux colons des Trois-Pistoles, essayaient en vain de regagner le rivage maintenant trop éloigné. La mer prenait un aspect lugubre, ouvrant son sein en abîmes profonds, et menaçant de leur creuser à chacun un tombeau à la hâte où les requins auraient eu vite raison de leurs corps.

Encouragés par le saint missionnaire, nos jeunes gens ne se rebutèrent pas, au contraire, en face du danger qui augmentait d’heure en heure, ils sentaient renaître en eux leur énergie d’autrefois et les muscles tendus, le corps moitié replié, l’aviron plongeant ferme dans la houle traître et orageuse, ils fixaient la pointe de « L’îlet au flacon, » près de Rimouski. C’est là qu’ils dirigeaient leur canot avec cette sûreté de main qui dit le vrai navigateur.

Mais l’habileté est parfois impuissante en face des éléments qui semblent ne pas se lasser, revenant sans cesse à la surface.

Nos voyageurs n’avaient plus qu’une faible distance à parcourir, lorsqu’une vague énorme fondit sur le vaisseau, l’engloutit tout entier le faisant disparaître avec son contenu sous les eaux agitées. La mer est un monstre qui dévore tout, et c’est à l’heure où elle semble nous fasciner et nous attirer par son calme et sa sérénité qu’elle nous prépare des embûches et nous façonne lentement un tombeau humide.

Le canot était renversé. Les jeunes gens s’y cramponnèrent ; mais le Père Ambroise ne revenait pas à la surface. Les plis de sa soutane, où la mer l’imbibait, le retenaient sans doute captif au fond de l’eau.

La lutte commença : suprême, désespérante, effroyable. C’était la mort presque certaine, et cependant, le salut était à quelques perches de là. Enfin ! après des efforts inouïs, des angoisses poignantes, les deux colons réussirent à gagner terre où ils tombaient épuisés de fatigues et mourant de misères.

Les flots en se retirant laissèrent presqu’à sec le corps du missionnaire qui fut transporté le lendemain au village de Rimouski. Le seigneur Lepage le reçut dans sa maison où il fut exposé pendant trois jours à la vénération des fidèles qui ne cessèrent de prier pour le missionnaire et de pleurer son départ si pénible et prématuré.

Il fut enterré à Rimouski, dans la première église, à côté sans doute de son ami de cœur, Toussaint Cartier, le jeune ermite de l’île Saint-Barnabé qu’il avait enterré lui-même deux ans auparavant, le 31 janvier 1767.

Les deux Jean-Baptiste Rioux, de retour aux Trois-Pistoles, racontèrent, émus, leur naufrage lamentable et la mort du père Ambroise.[1] Ce fut un deuil général, surtout dans la famille du seigneur Rioux. C’était là que résidait le Père Ambroise ; c’était là qu’il aimait à rester, et pendant ses quarante années de mission depuis Cacouna jusqu’à Rimouski, il passa la plus grande partie de son temps aux Trois-Pistoles chez le seigneur Vincent Rioux. (Nous pourrions dire chez les deux seigneurs Vincent Rioux, car le premier Vincent, mort en 1775, fut remplacé par son fils Vincent, marié à Julienne Drouin. Le premier Vincent était marié à Catherine Côté de la famille du seigneur Jean-Baptiste Côté, de l’Isle-Verte.)

Le lendemain du départ du missionnaire, la femme du seigneur Rioux (cette dernière devait être Julienne Drouin) étant allée dans la chambre de compagnie, trouva sur la table le goblet d’argent que son mari avait, de force, fait accepter au Père Ambroise à l’heure de partir pour Rimouski en lui disant : «  Eh ! bien, mon Père, vous allez le prendre et il reviendra à moi ou à ma femme après votre mort ; si vous le perdez le bon Dieu me le rendra. »

Madame Rioux, superstitieuse comme tous les premiers habitants de ce pays, se sentit mal à l’aise et courut crier à son mari qu’assurément le Père Ambroise était mort puisque le goblet d’argent était revenu, et qu’elle venait de le trouver à la place où il était quand son mari l’avait pris pour le donner au bon Père.

Le seigneur Rioux ne pouvait en croire ses yeux, car il l’avait bien réellement remis au Père Rouillard, le vieux goblet d’argent et en le prenant dans ses mains, le Père avait dit avec bonté : « Que le bon Dieu vous bénisse et vous récompense avec votre famille de toutes les bontés que vous avez eues pour son humble serviteur, » et il était parti pour Rimouski.

Lorsque les guides du Père Rouillard arrivèrent à Rimouski, et qu’ils racontèrent aux colons en pleurs le triste naufrage de leur canot et la mort du bon missionnaire, il fut impossible de douter plus longtemps ; pour tous ces gens-là le miracle était éclatant, palpable et il se transmit de père en fils dans les familles Rioux, Lepage et Côté, jusqu’à nos jours.[2]

La légende du goblet n’est pas éteinte parmi nous. Elle revivra longtemps dans les souvenirs. M. J. C. Taché en parle dans ses « Forestiers et voyageurs. » Mgr  Guay le reproduit dans ses chroniques de Rimouski, et nous-même, en rappelons les grandes lignes.

Un peuple ne vit pas que de choses matérielles. L’humble légende d’un âge ancien renaît au coin du feu, et c’est grâce à elle parfois que l’on remonte aux sources du passé où il y a tant de choses nobles et saintes, propres à inspirer à l’âme des pensées dignes, des sentiments élevés. C’est l’heure jamais de raconter les vieilles histoires du passé ; ces histoires où la bravoure et l’héroïsme le disputent à la sainteté et à la charité hardie et téméraire. Il fait bon de mettre sous les yeux des lecteurs les grands traits de ces humbles épopées où l’on se demande qui doit l’emporter de la résignation et du détachement ou du courage en face de la mort se présentant sous mille formes.

On a beau dire, le scepticisme de nos jours tombe devant l’héroïsme des hommes du passé. Ces gens-là étaient comme nous, leur idéal n’avait pas le terre à terre du nôtre, il est vrai, et leur mobile n’était pas entaché de ce respect humain qui gâte tant de belles et bonnes choses, mais ils croyaient comme nous croyons tous, que la vie n’est qu’un passage, et la mort « une porte ouverte sur un monde meilleur, » et ils avaient la flamme qui fait le héros, le cœur généreux qui fait l’homme plein de mépris pour les obstacles de chaque jour, et ils allaient à la mort comme nous allons au plaisir : d’un pas joyeux. Il fait bon de les voir à l’œuvre : ça donne du cœur et du courage.

Nous ne pouvons parler de la mort du Père Ambroise sans faire part à nos lecteurs de ce que disait J. C. Taché dans ses « Forestiers et voyageurs » :

« Il prit envie au seigneur Rioux, et aux autres gens des Trois-Pistoles de faire prendre le portrait du Père Ambroise. Le Père ne s’en souciait pas trop ; comme on lui dit que ça ferait plaisir à tout le monde, il consentit. Mais dans ce temps-là, ce n’était pas des petits portraits dans de petites boîtes comme aujourd’hui, c’étaient des portraits « faits de peinture » et grand comme on voulait.

Quand le portrait fut fini, on le mit dans la chambre de compagnie et les gens vinrent le voir ; chacun s’extasiait et on trouvait le portrait bien ressemblant. Il avait sa robe, son bréviaire sous le bras, en un mot tout y était et on ne pouvait pas s’y méprendre.

Pour moi, dit le Père Ambroise quand le peintre fut parti, je trouve que je ressemble à un noyé sur ce portrait.

La ressemblance, malheureusement ne fut que trop frappante.

Le pauvre Père, quoiqu’accoutumé à envisager la mort sous des formes multiples, ne songeait pas alors qu’un jour il donnerait raison à ses paroles. Et pourtant, qui sait si la providence ne lui laissa pas soulever pour un moment le voile de l’avenir afin qu’il pût y entrevoir le sort pénible qui l’attendait au terme de sa vie.

Comme le Père LaBrosse, de sainte mémoire, celui qui devait le remplacer dans ses chères missions, le Père Ambroise eût peut-être la vision de son heure prochaine.

Madame Rioux avait bien raison de s’écrier : « le Père Ambroise est mort. Il l’avait bien dit que son portrait était le portrait d’un noyé. Nous perdons gros, mais il y a un saint de plus au ciel. »



  1. D’après Mgr  Guay, il est impossible de constater le jour précis et la date de la mort, car les registres de Rimouski présentent une lacune de dix ans. Une chose certaine c’est que le Père Ambroise ne s’est pas noyé en 1768 parce qu’en mai 1769 il baptisait aux Trois-Pistoles, Marie Reine, fille d’Étienne Rioux et de Véronique Lepage.
  2. Le goblet du Père Rouillard est la propriété de M. Rioux, magistrat, Sherbrooke, MM. Nap. Rioux et Rév. D. Vézina en ont une photographie fidèle.