Au bord du lac (Souvestre)/Troisième récit. — Le Chevrier de Lorraine

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D. Giraud et J. Dagneau (p. 125-207).


TROISIÈME RÉCIT.



le chevrier de lorraine.


§ 1.


Entre Neufchâteau et Vaucouleurs s’étend une fraîche vallée que baigne la Meuse et qu’encadrent des coteaux couverts aujourd’hui de champs cultivés, de bosquets, de fermes et de villages. Le touriste chercherait en vain un site plus calme et plus fertile. On est là à mille lieues de la civilisation des grandes villes, et cependant rien de sauvage, nul signe de misère ou d’ignorance ! les sillons sont couverts de moissons, les pâturages de troupeaux, les routes d’attelages. Des hommes à l’air sérieux et libre vous croisent en vous souhaitant la bienvenue ; des femmes d’une beauté calme sourient chastement à votre passage ! Partout vous trouvez la bienveillance aisée et digne, nulle part la servilité. Vous sentez que vous êtes en pleine Lorraine, au milieu de cette population saine, courageuse et sympathique, dans laquelle se retrouve à la fois la nature de la femme et la nature du soldat.

À l’époque où se passent les faits que nous allons avoir à raconter, les longs malheurs qui accompagnèrent la démence de Charles VI avaient altéré, là comme partout, le caractère des hommes et l’aspect des choses. Beaucoup de champs se trouvaient en friche, les routes étaient devenues impraticables. Presque chaque jour le beffroi du château venait porter l’effroi dans la vallée, en annonçant l’approche d’un corps ennemi. Les paysans se hâtaient de réunir leurs troupeaux, d’entasser sur des chariots leurs meilleurs meubles, et de gagner la citadelle où ils trouvaient un asile momentané. Mais ces dérangements amenaient toujours quelque perte ; la gêne venait, puis le découragement, puis la misère !

Les dissensions ajoutaient encore à ces malheurs. Chaque village tenait pour un parti différent, et les voisins, loin de se secourir, ne cessaient de se combattre et de se nuire. Les uns s’étaient déclarés pour les Armagnacs et pour le roi de France Charles VII, les autres pour les Anglais et pour leurs alliés les Bourguignons. Malheureusement ces derniers étaient presque partout les plus nombreux et les plus forts. Non-seulement l’Angleterre s’était emparée de la plus grande partie de la France, mais elle avait mis à la tête du gouvernement un prince anglais, le duc de Bedford, et les Parisiens s’étaient déclarés en sa faveur.

Cependant le retour du printemps avait réveillé quelques espérances au milieu des populations désolées par un long hiver. En voyant reverdir les prés et bourgeonner les arbres, elles reprirent un peu courage. Les plus malheureux s’abandonnèrent à ce premier bien-être que donne le joyeux soleil de mai. Ils ne pouvaient croire, en voyant revenir les doux rayons, la verdure et les fleurs, que les affaires de France ne renaîtraient point à l’exemple de la campagne.

— La Providence ne sera pas plus dure pour les hommes que pour les champs ! disaient les vieux paysans.

Et l’on se livrait à l’espoir sans motif, uniquement parce que Dieu avait donné des signes visibles de sa puissance.

Les habitants de Domremy, village situé au penchant du vallon dont nous venons de parler, avaient éprouvé, comme tous les autres, l’influence de ce primevert de l’année. Encouragés par l’arrivée des beaux jours, ils voulurent célébrer la fête du printemps en se rendant processionnellement à l’arbre des fées.

C’était un vieux hêtre planté sur la route de Domremy à Neufchâteau, et aux pieds duquel coulait une source abondante. On le respectait dans la contrée comme un arbre magique sous lequel les fées venaient chaque soir former leur ronde à la lueur des étoiles. Tous les ans le seigneur du canton, suivi des jeunes gens, des jeunes filles et des enfants de Domremy, se rendait sous le grand hêtre que l’on décorait de bouquets et de rubans.

Or, ce jour-là une foule nombreuse venait d’achever les cérémonies habituelles et se préparait à regagner le village.

On voyait en tête un groupe de gentilshommes vêtus de soie et à cheval, au milieu desquels se trouvaient quelques nobles dames portant à la ceinture le trousseau de clefs qui indiquait leur titre de châtelaine, et quelques jeunes damoiselles tenant encore à la main leur chapelet de grains de verre colorié entremêlés de patenôtres de musc. Derrière venaient les laboureurs vêtus de drap jaunâtre, avec la ceinture et l’escarcelle de peau de chèvre ; puis les jeunes filles et les enfants qui chantaient des reverdies dans lesquelles on célébrait l’arrivée des beaux jours. De loin en loin marchaient quelques convalescents venus pour recouvrer plus vite leurs forces en faisant trois fois le tour du vieux hêtre, des malades qui s’étaient fait porter jusqu’à la source dont les eaux guérissaient la fièvre. Enfin, au dernier rang cheminait une famille composée d’un homme et d’une femme déjà sur l’âge, qu’accompagnaient trois fils et deux filles.

Les visages du père et de la mère étaient graves et honnêtes, celui des garçons respirait une simplicité franche, et la plus jeune fille s’avançait en chantant comme un oiseau ; mais sa sœur aînée, qui venait la dernière, avait dans toute sa personne quelque chose de doux, de fort et de pur qu’on ne pouvait voir sans en demeurer frappé. Elle marchait plus lentement, et répétait à demi-voix une prière qui semblait l’absorber tout entière, lorsqu’une rumeur se fit entendre subitement dans la foule.

Tous les yeux venaient de se tourner vers la route, sur laquelle s’élevait un nuage de poussière.

— Ce sont les gens de Marcey qui viennent à l’attaque ! s’écrièrent plusieurs voix.

Et une terreur panique s’emparant des femmes et des jeunes filles, toutes se mirent à fuir du côté du village.

Marcey tenait en effet pour les Bourguignons, et sa jeunesse avait eu plusieurs fois des rencontres avec celle de Domremy. Mais cette fois l’épouvante fut de courte durée ; le nuage, en s’approchant, permit de voir qu’il ne s’agissait que de cinq à six jeunes garçons qui en poursuivaient un autre à coups de pierre en criant :

— Tue ! tue l’Armagnac !

Quelques hommes de Domremy, qui n’avaient point partagé l’effroi général, n’eurent qu’à répondre par le cri : — Tue ! tue les Bourguignons ! pour faire rebrousser chemin aux assaillants, qui reprirent, en courant, la route de Marcey.

Quant à celui qu’ils poursuivaient, il s’arrêta couvert de sueur, de poussière et de sang, au milieu des gens qui venaient de le délivrer si à propos. C’était un jeune garçon d’environ quinze ans, fort et leste, dont le visage exprimait la résolution ; mais plus pauvrement vêtu que les plus pauvres chevriers de la vallée.

— Par le ciel ! qu’avaient donc ces damnés malandrins à te poursuivre ? lui demanda un des paysans qui avaient tenu ferme au moment de la panique générale.

— Ils voulaient me faire crier : — Vive le duc Philippe, le roi anglais ! répondit le jeune gars.

— Et tu n’as pas voulu ?

— J’ai répondu : — Vive le roi Charles VII, notre gentil prince et légitime maître !

Une rumeur d’approbation se fit entendre dans tous les rangs.

— C’était parler bravement, reprit le paysan, et je loue Dieu que nous ayons pu te débarrasser de cette truandaille ; c’est une honte pour ceux de Domremy que les chiens bourguignons de Marcey puissent mordre tous les vrais Français qui viennent à nous : un jour ou l’autre, il faudra en finir, en mettant le feu à leur chenil.

Quelques voix appuyèrent ces paroles, tandis que d’autres plus sages engageaient à la patience : chacun reprit la route de Domremy, et le jeune garçon, occupé à étancher le sang qui coulait d’une légère blessure reçue au front, demeura bientôt seul en arrière.

Il le croyait du moins, car il n’avait point aperçu la jeune fille, qui avait laissé le reste de sa famille continuer sa route, et qui s’était approchée de lui avec un air de bonté compatissante.

— Les méchants garçons vous ont blessé, dit-elle, en regardant la plaie qu’il lavait à la fontaine. Ah ! c’est grande pitié de voir ainsi couler partout le sang de bonnes gens ; ici ce n’est que par gouttes, mais ailleurs c’est par ruisseaux et rivières.

— Oui, répliqua le jeune gars, les Bourguignons sont partout les plus heureux ; on disait l’autre jour à Commercy qu’ils avaient encore battu les Français près de Verdun. Aussi, quand je gardais les chèvres à Pierrefitte, on répétait que tout serait bientôt réduit en leur pouvoir.

— Le grand Messire[1] ne le voudra pas, reprit vivement la jeune fille ; non, il nous conservera nos vrais rois pour que nous restions de vrais Français. Ah ! j’ai confiance dans Messire et dans sa bienheureuse compagnie saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite.

À ces mots elle se signa dévotement, se mit à genoux et prononça à demi-voix une fervente prière ; après quoi, elle reprit la parole pour interroger le jeune garçon sur lui-même.

Il répondit qu’il se nommait Remy Pastouret, que père était un pauvre chevrier qui venait de mourir, et qu’il allait rejoindre un parent au couvent des Carmes de Vassy.

En retour de ses confidences, la jeune fille lui apprit qu’on l’appelait Romée, du nom de sa mère, et Jeanne, de son nom de baptême, et que son père avait une maison et quelques champs dont le produit les faisait vivre pauvrement.

Tout en échangeant ces confidences, ils avaient atteint le village. Jeanne s’informa où Remy devait passer cette nuit.

— Où j’ai passé les trois dernières, répondit le jeune chevrier : à la porte de l’église, avec la pierre pour lit et le ciel étoilé pour baldaquin.

Jeanne lui demanda avec quoi il comptait souper.

— Avec une croûte de pain dur trempée dans la fontaine du village, continua-t-il.

Elle voulut savoir ce qu’il avait pour continuer sa route jusqu’à Vassy.

— Une bonne santé et la providence de Dieu, acheva Remy.

— Pour celle-ci, vous la garderez, répliqua Romée en souriant ; mais au pain dur j’ajouterai le lait de nos chèvres, et au lieu de dormir sur la pierre du porche, vous aurez place sous le toit des chrétiens.

À ces mots, elle le conduisit vers une maison dont la vieille toiture de chaume était garnie de mousses et de touffes de fougère. La famille allait se mettre à table. Jeanne fit entrer Remy, montra la place qui lui était destinée à elle-même, et se retira dans le coin du foyer où elle se mit en prières.

Nul ne fit de remarques sur cette espèce de substitution d’un convive étranger à la jeune paysanne, car elle y avait depuis longtemps habitué tout le monde. Sachant sa famille trop pauvre pour donner et ne voulant point que sa propre générosité retranchât quelque chose au nécessaire des autres, elle ne faisait jamais aumône que de ce qui lui serait revenu à elle-même, abandonnant au pauvre qu’elle avait fait entrer sa place à table et son lit de paille.

Seulement, lorsque Remy eut pris place avec la famille près du foyer où l’on avait jeté quelques rameaux, autant pour égayer le regard que pour combattre la fraîcheur du soir, elle recommença à l’interroger sur ce qu’on lui avait dit des affaires de France. Remy répéta les bruits recueillis en chemin, et, à la nouvelle de chaque désastre, la paysanne poussait un soupir et croisait les mains.

— Ah ! si les jeunes filles pouvaient quitter la quenouille et le soin des troupeaux, disait-elle, peut-être que le grand Messire aurait égard à leur piété et leur accorderait la victoire qu’il refuse aux plus forts.

Mais à ces mots le vieux père secouait la tête et répondait :

— Ce sont de folles pensées que vous avez là, Romée ; songez plutôt à Benoist de Toul qui espère trouver en vous une femme honnête et laborieuse : nous ne pouvons rien aux affaires de ce monde, et c’est à nos gentils princes de les régler, avec l’aide de Dieu.

Le lendemain Remy se leva au point du jour ; il trouva Jeanne déjà au travail. Après l’avoir remerciée de ce qu’elle avait fait pour lui, il s’informa de la route de Vassy. La jeune fille, qui allait sortir pour mener les troupeaux aux friches, le conduisit elle-même jusqu’au prochain carrefour, et, après lui avoir montré la direction qu’il devait suivre :

— Allez toujours devant jusqu’à Marne, lui dit-elle ; et quand vous rencontrerez une croix ou une église, n’oubliez point le royaume de France dans vos prières.

À ces mots, elle lui remit le pain qu’elle avait apporté pour son propre déjeuner, outre trois deniers qui formaient toutes ses épargnes ; et, comme il voulait la remercier, elle s’élança légèrement sur le cheval qui se trouvait en tête, et le lança au galop vers le bois, suivie de tout le reste du troupeau.

Quelle que fût la misère du peuple de Lorraine par suite des exactions commises sous l’autre règne et des discordes politiques du temps présent, il pouvait s’estimer heureux en comparant son sort à celui des provinces voisines. Il lui était possible de cultiver en plein jour, de couper et de battre ses blés, de faire paître ses troupeaux sur les collines ; le pays était appauvri, mais non complétement dévasté. Tout se bornait aux déprédations exercées par les différentes garnisons des villes et aux pillages des troupes de Bohémiens ou d’aventuriers armés, qui, comme les loups, sortaient vers le soir des taillis pour chercher une proie. Encore la noblesse renfermée dans ses châteaux fortifiés échappait-elle à ces pertes. Enrichie par la curée du siècle précédent, elle ne songeait qu’à jouir de son opulence. Jamais le luxe n’avait été si extravagant ni si bizarre. Les femmes portaient pour coiffures de véritables édifices, tout chargés de perles et de dentelles : à l’extrémité de leurs chaussures pendaient des glands d’or, et leurs vêtements de velours, de soie ou de brocard, étincelaient de pierres précieuses.

Une aventure inattendue mit le jeune voyageur à même de connaître cette richesse dont rien n’avait pu jusqu’alors lui donner une idée.

Il venait de traverser un pauvre village dont il avait vu les habitants occupés à pêcher, pour leur dîner, des grenouilles dans une mare, lorsqu’il se trouva devant un château. Les murailles étaient entourées d’un fossé rempli d’eau vive, et sur cette eau nageait une troupe de cygnes au plumage éclatant. Remy, qui était arrêté pour contempler leurs gracieuses évolutions, entendit tout à coup une grande clameur s’élever derrière lui. Il se retourna et aperçut une jeune damoiselle dont le cheval emporté courait vers les fossés. Plusieurs gentilshommes et plusieurs valets, arrêtés près du pont, levaient les bras en poussant des cris de détresse. Encore quelques instants, et le coursier effrayé allait se précipiter dans les eaux ! Poussé par un élan subit, et sans calculer le danger, Remy s’élança à sa rencontre, saisit les rênes et se laissa traîner ainsi jusqu’au bord de la Douve, où le cheval trébucha. La jeune châtelaine, désarçonnée par le choc, fut lancée en avant ; mais il la reçut dans ses bras et la déposa doucement à terre.

Tout cela s’était fait si rapidement, qu’au moment où les gentilshommes arrivèrent, la jeune femme était déjà debout et presque remise de sa frayeur. Quant à Remy, il s’était élancé à la poursuite de sa monture qu’il ramena bientôt par la bride.

— Le voici, Périnette, le voici, dit le plus vieux des gentilshommes, qui répondait évidemment à une question de la jeune fille. Approche, brave gars, que l’on te remercie du service rendu à ma fille.

— Sans lui, j’étais perdue, s’écria Périnette, dont la voix tremblait encore un peu.

— Allons, allons, c’est fini ! reprit le châtelain en la caressant de la main ; aussi pourquoi diable aller à cheval au-devant de nos convives ? Du reste, les voici tous qui arrivent, et tu n’as plus qu’à leur souhaiter la bienvenue.

Périnette ordonna rapidement à un jeune page de reconduire son cheval au château, engagea Remy à le suivre ; puis s’avança avec son père au-devant d’une troupe de dames et de cavaliers qui se dirigeait vers le pont-levis.

Il y avait ce jour-là grande fête au château du sire de Forville, et toute la noblesse des environs y était conviée. Le sire de Forville, après avoir occupé des emplois considérables, grâce auxquels il avait décuplé sa fortune, vivait dans une opulence princière, sans autre souci que de faire de sa vie, comme il le disait, une agréable avenue vers le Paradis. Remy, qui avait été recommandé à l’intendant du château par Périnette, fut revêtu d’un beau costume aux couleurs du sire de Forville, et descendit dans la grande salle avec les autres gars du château.

On y avait dressé une table de plus de soixante pieds, et merveilleusement servie ; aux deux extrémités s’élevaient des édifices en charpentes, dont l’un représentait un Parnasse avec le dieu Apollo et les Muses ; l’autre un enfer dans lequel les démons semblaient faire rôtir les damnés. Au milieu apparaissait un immense pâté tout rempli de musiciens qui, dès l’arrivée des convives, commencèrent une charmante symphonie composée sur le fameux air de l’homme armé.

Tout le monde prit place. Il y avait pour chaque invité une assiette, une écuelle d’argent, un bouquet de fleurs printanières, et une de ces petites fourches ou fourchettes dont l’usage s’était récemment introduit dans les maisons nobles. On ne servait que du pain anisé et du vin à la sauge ou au romarin.

Les convives mirent tous la serviette sur l’épaule et mangèrent le premier service au son des instruments ; mais lorsqu’il fut achevé, les diables ouvrirent tout à coup leur enfer et en retirèrent force poulardes rôties et force pâtisseries qui furent distribuées toutes fumantes. Enfin, au moment du fruit, Apollo et les Muses se levèrent en jetant autour d’eux des eaux de senteurs qui retombèrent de tous côtés comme une pluie parfumée, et un Normand déguisé en cheval Pegasus chanta une bacchanale de son pays attribuée à Basselin lui-même.

Le cliquetis que j’aime est celui des bouteilles ;
Les pipes, les bereaux pleins de liqueurs vermeilles,
Ce sont mes gros canons qui battent, sans faillir,
La soif, qui est le fort que je veux assaillir.

Il vaut bien mieux cacher son nez dans un grand verre,
Il est mieux assuré qu’en un casque de guerre ;
Pour cornette ou guidon suivre plutôt on doit
Les branches d’hiere ou d’if qui montrent où l’on boit.

Il vaut mieux, près beau feu, boire la muscadelle,
Qu’aller sur un rempart faire la sentinelle.
J’aime mieux n’être point, en taverne, en défaut,
Que suivre un capitaine à la brèche, à l’assaut.

Les convives applaudirent avec de grands transports.

— Par saint Barthélemy, voilà ce que j’appelle une chanson ! s’écria un gros prieur, qui avait toujours son assiette pleine et son gobelet vide ; si tout le monde était de l’avis de Pegasus, nous ne verrions point la France livrée aux hommes d’armes.

— De fait, pourquoi tant combattre le Bourguignon et l’Anglais, reprit le sire de Forville, puisqu’ils sont les plus forts ?

— Et qu’ils nous laissent toucher la dîme, ajouta le prieur.

— Ce sont les gens qui n’ont rien qui entretiennent la guerre, continua un riche bénéficier.

— Comme s’il leur importait beaucoup d’être Français ou autre chose !

— Et comme s’ils ne seraient pas toujours de la grande nation des gueux !

— Au diable les enragés !

— Dieu a dit : Paix aux hommes de bonne volonté !

— C’est-à-dire à ceux qui déjeunent, qui dînent et qui soupent.

— Sans oublier le Benedicite.

— Ni les épices.

On venait en effet de les servir, au grand contentement des dames, qui n’avaient guère mangé jusqu’alors que quelques pâtisseries ; ensuite les pages apportèrent les chaufferettes pleines de parfum, afin que chaque invité pût exposer à la vapeur embaumée ses cheveux, ses mains et ses habits ; et tout le monde se leva pour passer dans la salle du bal.

Remy mangea les restes du festin avec les valets, et, au moment où il allait partir, Périnette lui fit envoyer une bourse raisonnablement garnie, en lui recommandant de se réjouir en son intention.

Le présent valait mille fois autant que celui de la paysanne de Domremy ; et la recommandation devait être plus agréable au jeune homme. Cependant il garda les trois deniers donnés par Jeanne, et se rappela de préférence son conseil. C’est que, lui aussi, avait été élevé parmi ces gens qui n’avaient rien… si ce n’est une patrie qu’ils voulaient défendre, et qu’accoutumé de bonne heure à mieux aimer sa race que sa propre personne, il repoussait de tous ses instincts le joug de l’étranger, et voulait conserver, fût-ce au prix de sa vie, ce qui faisait alors la nation, c’est-à-dire le roi, le drapeau et les saints patrons de la France !


§ 2.


En arrivant en Champagne, Remy comprit qu’il approchait du champ de bataille sur lequel se décidait le sort du royaume. Toutes les villes étaient en état de défense, les villages gardés par des paysans, et les routes couvertes par des troupes d’hommes d’armes ou de francs-archers. Il rencontra même, près de Vassy, un parc d’artillerie, composé de petits canons et de deux couleuvrines de vingt-quatre pieds de longueur, avec lesquelles on s’exerçait à tirer sur le mât d’un bateau placé au milieu de la Marne. C’étaient des Bourguignons détachés de la garnison de Troyes.

Lorsqu’il arriva au couvent, il fallut subir un interrogatoire avant qu’on lui permît d’entrer. Enfin le Père Cyrille fut averti et descendit au parloir.

Le Père Cyrille exerçait dans le couvent des fonctions qui eussent été proclamées incompatibles partout ailleurs. Il était à la fois médecin, astrologue, chirurgien, et même, au dire des moines les plus ignorants, quelque peu sorcier. Il se présenta à Remy la robe retroussée, les lunettes sur le nez et tenant à la main une de ces cornues de verre employées par les philosophes hermétiques pour leurs expériences.

Le jeune garçon, qui avait entendu parler en termes effrayants de la science du frère Cyrille, fut frappé de ce singulier accoutrement, et demeura muet devant lui.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? qu’est-ce que c’est ? demanda le moine avec une impatience affairée ; on m’a dit que quelqu’un voulait me parler.

— C’est moi, mon révérend, murmura Remy à demi-voix.

— Ah ! fort bien ! reprit le religieux dont les regards se reportèrent sur sa cornue… Et vous venez, je crois, de la part d’un parent ?

— De Jérôme Pastouret.

— C’est cela… un cousin… un brave homme ; et comment se porte-t-il, le cousin Pastouret ?

— Il est mort.

Le moine releva brusquement la tête et tira ses lunettes.

— Mort ! répéta-t-il ; Jérôme est mort ?

— Depuis un mois !

— Ah ! fort bien, répéta Cyrille, pour qui cette exclamation était l’expression ordinaire d’une contrariété ou d’un chagrin ; et de quelle maladie ?

— Je ne sais, reprit le jeune garçon, dont la voix devint moins ferme à ce souvenir ; il s’est couché un soir en se plaignant d’une douleur au côté… Le lendemain il souffrait davantage… et le jour suivant il m’a appelé en me disant d’aller chercher un prêtre…

— C’était un médecin qu’il fallait chercher, interrompit frère Cyrille… Je veux dire l’un et l’autre… Douleur de côté avec toux et oppression, sans doute… Phlebotomia est… Et on n’a rien fait ?

— Le prêtre l’a confessé, mon père.

— Fort bien ! dit le moine d’un ton chagrin… et… il en est mort ?

— Dans la nuit, répliqua Remy, qui retenait avec peine ses larmes.

Frère Cyrille fit un geste de dépit.

— Fort bien ! fort bien ! répéta-t-il, en faisant quelques pas en arrière dans le parloir… Ainsi, la science a beau faire chaque jour de nouveaux progrès, l’ignorance du vulgaire les rend inutiles… Servum pecus !… Il eût suffi de saigner le bras gauche… comme on saigne le doigt auriculaire pour la fièvre quarte… le nez pour les maladies de peau… Jérôme est mort par sa faute ! par sa seule faute, et il en sera responsable devant Dieu…

Son accent s’était élevé, mais il s’aperçut tout à coup de l’émotion de Remy, et il s’arrêta court…

— Ah !… fort bien, murmura-t-il à demi-voix… Au fait, ce que je dis là est maintenant inutile… Vous êtes sans doute le fils du défunt ?

Le jeune garçon fit un signe affirmatif.

— Et qui vous a dit de venir me trouver ?

— Mon père lui-même, répliqua Remy. Au moment de s’en aller vers Dieu, il a prié le religieux qui le confessait d’écrire sur un parchemin, en m’ordonnant de vous l’apporter dès qu’il ne serait plus.

— Et tu me l’apportes ?

Remy tira de son escarcelle un rouleau soigneusement ficelé et scellé à la cire noire, qu’il présenta au moine. Celui-ci rompit les liens, déroula le parchemin et lut tout haut ce qui suit :

« Moi, Jérôme Pastouret, éleveur de chèvres à Pierrefitte, me sentant près de paraître devant Dieu, je crois devoir révéler un secret dont peut dépendre tout l’avenir de l’enfant que j’ai élevé sous le nom de Remy. »

Le jeune garçon étonné redressa la tête.

« Je déclare donc, continua le moine, devant Dieu et devant ses créatures, que cet enfant m’a été remis par un chef de Bohémiens, nommé le roi Horsu, et qu’il n’est pas mon fils. »

Un cri poussé par Remy interrompit le frère Cyrille.

— Que dites-vous ? balbutia-t-il éperdu.

— Sur mon âme ! il y a bien cela, reprit le moine en montrant le parchemin.

Le jeune garçon le saisit à deux mains, regarda, et relut ces mots : « Il n’est pas mon fils ! »

Il recula en joignant les mains.

— Est-ce possible ? murmura-t-il… Celui que je croyais mon père… Mais quelle est donc ma famille, alors ?

— Écoutez, reprit Cyrille.

Et il continua.

« Le roi Horsu avait enlevé l’enfant à Paris, afin de le dépouiller de riches joyaux qu’il portait, mais il n’a pu me faire connaître ses parents… »

Remy fit un brusque mouvement…

« Tout ce que j’ai pu apprendre de lui, reprit le religieux, c’est que l’enlèvement a eu lieu au parvis Notre-Dame, le jour de la Pentecôte.

« Tant que j’ai vécu, j’ai caché ceci, dans la crainte qu’en cessant de me croire son père, Remy ne me retirât son affection ; aujourd’hui je dois tout avouer pour la décharge de ma conscience.

« Et vu que je suis trop pauvre pour rien laisser à celui que j’ai aimé comme mon enfant, je l’adresse, avec cette déclaration, à mon savant cousin Cyrille, afin qu’il lui serve d’aide et de conseiller. »

Il y eut une pose après cette lecture. Le religieux, touché malgré lui, affectait de tousser pour cacher son émotion, tandis que Remy, bouleversé, regardait le parchemin sans pouvoir parler. Il y avait dans son trouble de la surprise, de la douleur, de l’attendrissement. En apprenant que le chevrier qui l’avait élevé n’était point son père, il lui sembla qu’il le perdait une seconde fois ; puis la crainte exprimée par le mourant lui revint tout à coup au cœur, et laissant couler librement ses larmes, il s’écria, comme si Jérôme eût pu l’entendre :

— Non, père Jérôme, je ne vous retirerai pas mon affection, parce que Dieu ne m’a pas fait naître votre fils ; celui qui m’a recueilli quand j’étais petit et qui m’a cherché un protecteur quand je restais abandonné, ne peut cesser d’être mon père.

Le moine approuva ces sentiments, mais s’efforça de calmer l’exaltation du jeune gars. Il déclara qu’il acceptait le legs de son cousin et qu’il lui tiendrait lieu de parent et de tuteur.

Remy fut, en conséquence, conduit chez le prieur, qui consentit volontiers à le garder au couvent, à la condition qu’il prendrait la robe de novice.

Le frère Cyrille avait d’abord déclaré qu’il ferait des recherches pour découvrir la famille de son protégé ; mais il en comprit bientôt l’impossibilité : toutes les routes étaient interceptées par les partis armés, toutes les relations de ville à ville interrompues ; c’était à peine si les messagers du roi pouvaient porter les dépêches d’une province à l’autre, encore étaient-ils un mois et plus à se rendre de Chinon, où se tenait alors la cour, en Champagne et en Lorraine. Il fallut donc remettre les recherches à un temps plus opportun.

En attendant, le Père Cyrille s’occupa de l’instruction de son nouveau pupille.

Ainsi que nous l’avons déjà dit, le moine de Vassy réunissait en lui toute la science acquise de l’époque ; seulement son cerveau ressemblait à ces bibliothèques dont on n’a point fait le catalogue, et où rien n’est en ordre. Les connaissances chirurgicales s’y trouvaient confondues avec les principes de l’astrologie judiciaire. Il entreprit d’instruire Remy comme on sème les prairies, c’est-à-dire en mêlant toutes les graines. Le jeune garçon savait seulement lire et écrire ; il lui mit à la fois entre les mains vingt traités différents : les Doctrinaux, les Floriléges, les Cornucopies et le Vrai art de pleine rhétorique. En même temps, il lui enseignait les propriétés psychologiques ou médicales des différentes substances ; il lui apprenait comment, au dire des anciens auteurs, les améthystes rendaient sobre, les grenats joyeux ; comment les saphirs préservaient de la perte des biens temporels, et les agates de la morsure des serpents. Il l’accoutumait également à distiller les eaux d’herbes qui servaient à combattre la plupart des maladies ; il lui expliquait de quelle manière, depuis la découverte faite par un savant, que les esprits vitaux étaient de même nature que l’éther dans lequel se meuvent les astres, les alchimistes pouvaient recueillir, dans des flacons, une provision de ces esprits qu’ils faisaient ensuite respirer aux valétudinaires. Il lui signalait enfin l’influence de la lune sur le corps humain, et le danger des maladies commençant lorsque cet astre entrait dans le signe des Gémeaux.

Remy retenait une bonne partie de ces enseignements, car c’était un esprit ouvert et attentif ; mais ses goûts le portaient visiblement d’un autre côté. Chaque jour il s’échappait du laboratoire de frère Cyrille pour rejoindre le sire d’Hapcourt, qui, peu versé dans les lettres et les sciences, ne s’était jamais soucié, comme il s’en vantait lui-même, que de l’art par excellence, celui de la guerre !

Le sire d’Hapcourt, resté sans ressources et couvert de blessures, après quarante années passées sous le harnais, avait été reçu parmi les moines en qualité d’oblat. On donnait ce nom à de vieux soldats sans asile, que certains couvents devaient recevoir et entretenir sans en exiger autre chose que d’assister aux offices de la communauté, et de suivre ses processions l’épée au côté. L’oblat de Vassy, qui avait été grand batailleur dans son temps, se plut à développer les instincts guerriers de Remy. Il lui prêta son vieux cheval, l’arma d’un bâton coupé dans le taillis voisin, et lui enseigna à s’en servir tour à tour comme d’une lance, comme d’une épée ou comme d’une hache d’armes. Il lui fit mettre ensuite pied à terre et lui apprit à combattre de loin, de près, corps à corps. Les moines prenaient plaisir à voir des exercices qui rappelaient à plusieurs leurs jeunes années ; mais le Père Cyrille s’indignait de ces vols faits à l’étude des nobles sciences.

— Très-bien ! s’écriait-il chaque fois qu’il surprenait Remy recevant des leçons de l’oblat ; j’espérais en faire un docteur, messire d’Hapcourt m’en fera un soudard !

— C’est pour la santé, mon révérend, et afin d’aider à la digestion, disait le vieux gentilhomme en souriant.

Le frère Cyrille haussait les épaules et répondait aigrement :

— Pourriez-vous me dire seulement ce que c’est que la digestion, messire ? Il y en a quatre : celle de l’estomac, celle du foie, celle des veines, celle des membres, et l’exercice est nuisible aux trois premières ; mais vous vivez sans savoir comment ; vous vous servez de votre corps sans le connaître, ignarus periculum adit. Continuez, messire, continuez ; la science est une dame d’assez haute maison pour être fière ; elle ne veut pas de qui la néglige.

Cependant, malgré ces mécontentements du moine, il s’attachait chaque jour davantage à Remy. Sauf ses relations avec l’oblat, il ne pouvait en effet lui rien reprocher. C’était un esprit droit, une imagination ardente, mais tempérée par le sentiment du devoir ; un cœur ouvert à toutes les impulsions généreuses. La rude éducation du travail et de la pauvreté avait ajouté à ces qualités naturelles l’audace qui entreprend, la patience qui persévère. Remy avait en lui-même cette confiance que donne une volonté soutenue. Humble et soumis avec ceux qu’il aimait, il était fier, inflexible devant quiconque voulait méconnaître son droit ; c’était, en un mot, une de ces natures énergiques et tendres, également propres à la vie paisible et aux difficiles épreuves. Aussi le Père Cyrille l’avait-il adopté dans son cœur. Ne pouvant commencer les recherches nécessaires pour trouver sa famille, il voulut au moins faire son horoscope.

L’astrologie n’était point regardée, au quinzième siècle, comme une branche de la magie, mais comme une science positive dérivant de la cosmographie. On examinait la planète sous laquelle une personne était née ; et, suivant que cette planète était, par rapport au signe du Zodiaque dont elle dépendait, en conjonction, en opposition, à une certaine distance, au-dessus ou au-dessous, on calculait l’avenir de celui qu’elle dominait. Il y avait, en outre, des relations établies entre les douze maisons du soleil, et certaines parties du corps humain ou certains actes de la vie. Tout cela étant soumis à des règles mathématiques, il suffisait de savoir faire le thème d’une destinée pour la prédire aussi sûrement que l’apparition d’une comète. Aussi y avait-il, dans toutes les villes importantes, des astrologues patentés qui exerçaient publiquement leur profession. Les rois et les grands seigneurs en avaient également à leurs gages. Le frère Cyrille fit, avec soin, le thème de Remy. Il trouva que son sort subirait une modification importante lorsque la lune se trouverait en conjonction avec les Poissons, et que le signe de la Vierge et de Mars lui serait favorable ; mais qu’il avait tout à craindre de celui du Taureau, et que le moment décisif de sa vie arriverait lorsque la planète se trouverait en exaltation, c’est-à-dire au-dessus du Zodiaque !


§ 3.


Les occupations du frère Cyrille le mettaient en continuels rapports avec les herbiers et les droguistes de Vassy, et le plus souvent c’était Remy qui servait de messager pour les demandes à faire, les substances à acheter, les instruments à emprunter. Il avait aussi parfois des commissions pour les docteurs en chirurgie, qui consultaient le moine dans les cas difficiles, mais plus rarement pour les médecins ; car ceux-ci haïssaient Cyrille, qu’ils accusaient tout haut d’arabisme, c’est-à-dire de préventions en faveur de la médecine arabe, et auquel ils reprochaient tout bas de leur enlever la plupart de leurs clients.

La réputation du frère amenait, en effet, au couvent un grand nombre de malades, qui s’en allaient presque toujours soulagés ou guéris.

Un jour, que Remy revenait de Vassy, il trouva à la porte du monastère un soldat qu’il reconnut sur-le-champ pour un archer à son habit de cuir et à son casque sans cimier. Seulement, contre l’habitude de ses pareils, il était à cheval et sans autre arme que l’épée accrochée derrière son haut-de-chausses.

En s’approchant, le jeune garçon s’aperçut qu’il était blessé à la jambe.

— Vous cherchez le Père Cyrille ? demanda-t-il au soldat.

— Je cherche un moine qui guérit toutes les plaies, répliqua celui-ci.

— C’est ici, entrez.

L’archer descendit de cheval et suivit Remy en boitant.

Ce dernier le conduisit au laboratoire du révérend, qu’ils trouvèrent penché sur une bassine de cuivre dans laquelle bouillaient des herbes desséchées.

— Dieu me damne ! c’est une boutique de sorcier ! s’écria le soldat en s’arrêtant à la porte du laboratoire avec une sorte de répugnance et promenant son regard sur les ustensiles bizarres dont il était garni.

Le frère Cyrille releva la tête.

— Quel est cet homme ? demanda-t-il avec un étonnement distrait.

— Vous le voyez bien, reprit le blessé, je suis franc-archer.

— Et que voulez-vous ?

Le soldat montra sa jambe.

— Voilà ! répliqua-t-il. Il y a six mois que j’ai fait une chute, et depuis la blessure a toujours empiré.

— Ah ! fort bien, dit le moine, qui était devenu attentif, et qui fit asseoir son visiteur pour délier le bandage dont sa jambe était entourée ; c’est alors une vieille plaie ?…

— Que trop vieille, reprit l’archer. J’ai eu beau consulter vos confrères, que les cinq cents diables puissent emporter ! le mal est chaque jour devenu pire…

— Je parie que vous vous êtes adressé à des barbiers, reprit le Père Cyrille, qui continuait à défaire l’appareil… ou à quelques dameurs à couteaux de pierre ? L’ignorance des blessés est incroyable ! ils entrent dans toute boutique où ils aperçoivent des lancettes… sans vérifier si c’est un plat à barbe ou une boîte qui pend à l’enseigne.

— En fait d’enseignes, je ne m’occupe que de celles auxquelles pend une touffe de lierre, reprit le soldat. Mais que dites-vous de ma jambe ?

— Fort bien ! répliqua le moine, qui examinait avec attention la plaie mise à découvert… Inflammation… suppuration… C’est un véritable ulcère.

— Et voyez-vous quelque chose à faire ?

— Il y a toujours à faire, reprit le moine, qui cherchait dans ses boîtes de plomb. J’ai là un baume de ma façon dont vous me direz des nouvelles… Lavez la plaie, Remy… Vous avez eu affaire à des ignorants, mon fils ; à quelques faiseurs d’onguent ou drameurs-thériacteurs… Préparez les bandelettes, Remy. Avant un mois, je veux voir là une belle cicatrice rouge et luisante… Avancez la jambe et ne bougez pas.

Le frère Cyrille, qui avait étendu son baume sur une compresse de charpie, se baissa pour l’appliquer à la plaie ; mais l’archer l’arrêta de la main.

— Un instant ! s’écria-t-il ; vous me promettez bonne et prompte guérison.

— Je vous le promets, interrompit le moine.

— On m’en avait averti, reprit le soldat. Au dire de tout le monde, il vous suffit de toucher un mal pour l’enlever ; mais me jurez-vous que vous n’employez pour cela ni charmes ni magie ?

Le moine haussa les épaules.

— Jurez, reprit le soldat vivement ; par les cinq cents diables ! je suis bon chrétien, et j’aimerais mieux perdre ma jambe que mon âme !

Pour toute réponse, le frère Cyrille fit le signe de la croix avec la compresse, et commença le Credo à haute voix. L’archer attendit qu’il l’eût achevé ; puis, poussant un soupir de soulagement, il étendit la jambe et se laissa panser sans autre observation.

Ce soudard était évidemment d’une nature très-communicative, et pendant que l’on soignait sa blessure, il se fit connaître au frère Cyrille. Son nom était Richard ; mais, selon l’usage des soldats du temps, il avait substitué à ce nom une phrase prise dans les psaumes, et se faisait appeler Exaudi nos. Il venait d’arriver à Vassy, et dans son empressement de consulter le frère Cyrille, il était accouru au couvent à jeun. Le moine comprit l’intention de cette confidence, et envoya Remy à l’office pour chercher une portion d’étranger avec un pot de vin destiné aux malades.

Cette attention acheva de lui gagner le cœur de l’archer qui devint encore plus communicatif, et se mit à raconter comment il se rendait en Lorraine avec un messager du roi, nommé Collet de Vienne, lequel apportait des dépêches au sire de Baudricourt, gouverneur de la ville de Vaucouleurs.

Remy lui demanda si l’on avait de bonnes nouvelles.

— Bonnes pour les Anglais, que Satan confonde ! répliqua l’archer. Ils tiennent toujours Orléans assiégé, et ils ont élevé autour des bastilles qui coupent toute communication ; si bien que la ville meurt de faim en attendant qu’on l’égorge.

— Et l’on ne peut lui porter aucun secours ? demanda le jeune garçon.

— Pour voir recommencer la journée des Harengs ? répliqua Exaudi nos ; non, non, la Trinité et toute sa milice est pour les goddem. Orléans est le dernier boulevard du royaume ; une fois aux Anglais, il ne restera plus d’autre ressource que de se retirer dans le Dauphiné, comme on dit que le roi Charles VII en a l’intention.

— Ce sont de tristes nouvelles à porter en Lorraine ! fit observer le frère Cyrille, qui, à travers ses préoccupations scientifiques, conservait un sentiment de nationalité juste et sincère.

Exaudi nos remplit son verre qu’il vida d’un trait, fit claquer sa langue contre son palais et hocha la tête avec insouciance.

— Bah ! reprit-il d’un ton expansif, après tout il n’y a de malheur que pour les bourgeois et pour la paysandaille. Nous autres, gens de guerre, nous trouvons à ça notre compte ; et, comme dit notre capitaine, les moutons qui n’ont plus ni chiens ni bergers sont plus faciles à tondre.

— Ah ! c’est l’opinion de votre capitaine ? dit le moine, qui achevait le pansement. Et quel est le nom de cet excellent Français ?

— Pardieu ! vous devez le connaître, dit l’archer, que le vin rendait de plus en plus familier ; c’est, après le bâtard de Vaurus, le plus mauvais garçon de France et d’Angleterre. Nous l’appelons, entre nous, le Père des sept péchés capitaux, vu qu’il les a tous ; mais son vrai nom est le sire de Flavi.

— Vous êtes à son service ? demanda Remy d’un air de surprise.

— C’est-à-dire que je suis son écuyer de confiance, répliqua Exaudi nos d’un ton suffisant. Je connais toutes ses affaires comme les miennes.

— Et cela vous rapporte beaucoup ?

— Coussi, coussi ; le sire de Flavi a l’escarcelle fermée par deux cadenas difficiles à ouvrir, la pauvreté et l’avarice ; mais nous serons bientôt débarrassés du premier.

— Votre maître compte donc sur quelque fortune de guerre ?

— Mieux que ça. La dame de Varennes, dont il est le plus proche parent, ne tardera pas à lui laisser ses biens… Ce serait déjà fait sans la déclaration d’un damné de vagabond…

— Comment ?

— Oh ! c’est toute une histoire, dit Exaudi nos en achevant le broc de vin. Il faut vous apprendre d’abord que la dame de Varennes n’avait qu’un fils qu’elle a perdu tout petit, et qu’elle est devenue veuve dernièrement ; si bien que, dégoûtée du monde, elle a voulu quitter la cour où elle est dame d’honneur, en abandonnant ses domaines à son cousin le sire de Flavi. Elle était près de se retirer dans un couvent, quand, il y a deux mois, on lui a dit que son fils vivait.

— Son fils !

— Oui ; il avait disparu, voilà environ dix ans, sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu. On avait seulement soupçonné les juifs de l’avoir enlevé pour leurs maléfices…

— Et l’on s’était trompé ? demanda le frère Cyrille, évidemment intéressé.

— Peut-être, reprit l’archer ; car un bohémien, mort dernièrement à la ladrerie de Tours, a déclaré que c’était lui qui l’avait enlevé au parvis Notre-Dame.

Le moine et Remy tressaillirent.

— Au parvis Notre-Dame ! répétèrent-ils en même temps.

— Le jour de la Pentecôte, acheva Exaudi nos.

Le jeune garçon ne put retenir un cri.

— Ça vous étonne ? continua l’archer, qui se méprit sur la cause de son émotion, c’est pourtant chose commune ; les robeurs d’enfants sont aussi nombreux à Paris que les pourceaux de saint Antoine.

— Et après son enlèvement, le fils de la dame de Varennes ne fut-il pas emmené en Lorraine ? demanda le Père Cyrille.

— Justement, répliqua Exaudi nos.

— Où il fut confié à un éleveur de chèvres ?

— C’est cela !

— Le ravisseur était bohémien et se nommait le roi Horsu ?

— D’où diable savez-vous tout cela, mon révérend ? s’écria l’archer surpris.

— Ah ! j’ai donc une mère ! s’écria Remy avec un élan de joie impossible à rendre.

Exaudi nos parut stupéfait.

— Comment ! s’écria-t-il ; est-ce que par hasard… est-ce que ce garçon serait…

— L’enfant que l’on cherche ! interrompit le Père Cyrille ; le fils légitime de la dame de Varennes.

Le soldat se leva en poussant une exclamation.

— Oui, continua le moine avec enthousiasme ; le thème l’avait annoncé : grande nouvelle à la conjonction de la lune avec les Poissons, et nous y sommes aujourd’hui même ! Je vous prends à témoin, messire archer, de la grandeur et de l’infaillibilité de la science astrologique !

Mais, au lieu de répondre, Exaudi nos adressa au moine et à Remy de nouvelles questions. Tout ce qu’ils lui dirent confirma la découverte qui venait d’être faite, et il ne put douter que le jeune novice fût réellement le dernier descendant des Varennes. Cette assurance rembrunit subitement ses traits.

— Mille diables ! c’est jouer de malheur ! murmura-t-il.

— De malheur ! répéta le frère Cyrille ; ne voyez-vous pas que c’est un coup du ciel…

Et se ravisant subitement.

— Ah ! fort bien ! ajouta-t-il d’un ton plus sérieux. Je comprends… La réapparition de l’enfant enlève au sire de Flavi ses droits à l’héritage.

— Il faudra voir, reprit Exaudi nos brusquement ; on demandera des preuves.

— Nous en donnerons, répliqua Cyrille avec chaleur ; le signe de la Vierge est pour nous… J’irai avec Remy trouver la dame de Varennes… Seulement, vous ne nous avez pas dit où la trouver.

— Cherchez ! répliqua l’archer en se retirant ; mais, par Satan ! prenez garde de trouver messire de Flavi sur votre chemin.

Le frère Cyrille voulut retenir le soldat ; mais il gagna la porte du couvent, remonta à cheval et disparut en renouvelant son avertissement.

Le moine n’en avait pas besoin pour comprendre les difficultés et les périls que son protégé allait avoir à surmonter ; mais celui-ci n’y songeait point ; tout à son enivrement, il voulait partir sur-le-champ. — J’ai une mère ! Ce cri qu’il avait jeté dans son premier transport de surprise et de ravissement, il le répétait maintenant sans cesse au fond de son cœur. Il n’était plus orphelin, il n’était plus pauvre, il n’était plus obscur ! il pouvait espérer une satisfaction pour les instincts de tendresse et d’activité qu’il sentait en lui ; il prendrait sa place dans la famille des hommes, parmi ceux qui avaient le droit de vouloir, d’agir ! Le frère Cyrille essaya en vain d’amortir cette ardeur et d’ajourner les recherches, Remy déclara qu’il ne pouvait attendre, qu’il sentait en lui une sorte de puissance invisible qui le poussait.

— Mais songe, malheureux garçon, que tu ne sais rien de ta mère que son nom ! disait le moine.

— J’irai partout, le répétant jusqu’à ce qu’une femme y réponde, répliquait Remy dans son exaltation.

— Et si elle te repousse ?

— Je lui offrirai des preuves.

— Mais les fatigues de la route, les dangers, les pièges qu’on pourra te tendre !…

— Vous oubliez, mon père, que j’ai pour moi la Vierge et Mars !

Cette dernière raison convainquit le frère Cyrille.

— Eh bien, tu partiras, dit-il enfin, mais pas seul ! Jérôme t’a confié à moi ; tu as vécu à mes côtés une année entière ; je ne te jetterai pas ainsi sans conseiller et sans appui au milieu de la mêlée ; nous irons ensemble, et je ne te quitterai qu’après avoir trouvé la dame de Varennes.

La permission du prieur fut obtenue sans peine ; car dans ces temps de révolutions la claustration des religieux eux-mêmes était loin d’être aussi sévère que dans les siècles précédents. Les intérêts, les passions, les nécessités les arrachaient souvent à leurs retraites pour les mêler aux débats humains, et la robe monacale flottait partout, à la cour, sur les champs de bataille, dans le conseil des princes ! C’était encore une défense ; ce n’était déjà plus un empêchement.

Les préparatifs furent bientôt faits, et le frère Cyrille quitta le couvent avec Remy.

Tous deux se dirigeaient vers la Touraine, où se tenait la cour et où ils espéraient obtenir plus facilement les renseignements dont ils avaient besoin.


§ 4.


On se trouvait dans l’année 1428, c’est-à-dire à une époque où tous les désastres semblaient s’être réunis pour désoler la France. La guerre, les maladies, la famine, le froid, avaient tour à tour décimé la population et ruiné le pays. Nos voyageurs durent éviter les villes qui tenaient leurs portes fermées, et traverser des campagnes couvertes de neige, où ils trouvaient la plupart des villages abandonnés. Les difficultés se multipliaient à chaque pas et retardaient sans cesse leur marche. Il fallait éviter les troupes d’Anglais ou de Bourguignons qui parcouraient les campagnes pour piller ce qui restait à prendre, les brigands qui s’embusquaient aux carrefours des routes pour dépouiller les voyageurs, les bandes de loups qui venaient jusqu’aux ouvrages avancés des villes attaquer les sentinelles ! Heureux quand ils rencontraient, le soir, quelque masure où ils pouvaient allumer du feu et trouver un abri. Mais il fallait, pour cela, s’écarter des routes et s’enfoncer au plus profond des ravines et des fourrés. Partout ailleurs, les habitants gardaient leurs portes fermées, n’osant ni sortir, ni parler, ni allumer le foyer, dont la fumée les eût trahis. Plus de troupeaux dans les campagnes, plus d’attelages, plus même de chiens ! les maraudeurs, dont ils annonçaient l’approche, les avaient tués.

Remy et son guide continuèrent cependant leur route avec courage, souffrant sans se plaindre le froid, les fatigues et la faim. À chaque épreuve, le jeune garçon opposait ses espérances, et le moine ses préoccupations scientifiques. Tout lui devenait occasion d’enseignement ou d’études. Si les vivres faisaient défaut, il parlait longuement de la propriété malfaisante de la plupart des mets et des avantages de la diète ; le froid sévissait-il avec plus de rigueur, il se réjouissait tout haut de pouvoir expérimenter ses effets encore mal étudiés ; si la fatigue roidissait leurs membres, il expliquait comment cela avait lieu, et il donnait au jeune garçon une leçon d’anatomie d’après le livre de Chauliac.

Un soir, ils arrivèrent au hameau de La Roche, récemment brûlé par une troupe de soldats. Tous les habitants s’étaient réfugiés dans l’église qui restait seule debout, et qui était encombrée des meubles grossiers arrachés à l’incendie. Quelques chèvres s’y trouvaient parquées. Le Père Cyrille et son protégé y cherchèrent un refuge pour la nuit.

Les huit ou dix familles qui s’y étaient retirées se tenaient groupées autour de plusieurs feux allumés sur les dalles, et la fumée, qui n’avait d’autre issue que les fenêtres, formait une atmosphère épaisse, à travers laquelle on pouvait à peine s’apercevoir. Cependant, en reconnaissant la robe du Père Cyrille, on resserra le cercle pour faire place aux nouveaux venus.

Le moine s’étonna de ne voir que des femmes et des enfants ; mais on lui apprit que les hommes étaient sortis avec les charrues auxquelles ils s’attelaient, à défaut de bœufs, pour labourer de nuit ; car tels étaient les désordres de ce malheureux temps qu’ils n’osaient paraître de jour dans les champs qu’ils cultivaient.

Rien ne pouvait, du reste, donner idée du dénuement de ces pauvres gens. Les femmes étaient vêtues de peaux non tannées et de quelques lambeaux d’étoffes dont la pluie et le soleil avaient fait disparaître la couleur, leurs enfants, de grossiers tissus de paille tressée. Cependant elles offrirent aux deux voyageurs de partager leur chétif repas : c’était un peu de lait de chèvre et quelques racines cuites sous la cendre. Elles s’excusèrent de ne pouvoir offrir de viande, leurs bœufs et leurs porcs ayant été enlevés par les soudards qui avaient brûlé le hameau. Mais le frère Cyrille déclara que, selon Gallien, le bœuf occasionnait des obstructions, tandis que la chair de porc engendrait la mélancolie ; et il commença une dissertation entrecoupée de grec et de latin pour prouver que toutes les maladies venant de la raréfaction ou de la superfluité des humeurs, la nourriture végétale était la plus propre à entretenir celles-ci dans un juste équilibre, et par suite la seule qui convînt véritablement à l’homme.

Après avoir ainsi assaisonné d’aphorismes la frugalité du repas, il allait se jeter avec Remy sur une litière de feuilles étendue le long du mur, lorsque des pas de chevaux retentirent devant le porche. Les femmes effrayées se levèrent, craignant que ce ne fût encore quelque troupe d’aventuriers ; mais les cavaliers qui venaient de mettre pied à terre n’étaient qu’au nombre de cinq, et celui qui marchait à leur tête entra en souhaitant la paix de Dieu aux femmes accourues vers l’entrée. Il s’avança ensuite vers le chœur, s’agenouilla dévotement et se mit à prier.

Remy, qui s’était trouvé sur son passage, n’avait pu retenir un geste de surprise qu’il renouvela en le voyant se relever.

— Connaîtrais-tu ce jeune homme ? demanda le frère Cyrille, qui avait remarqué son mouvement.

— Que Dieu m’éclaire si je suis le jouet de quelque illusion ! répondit le jeune garçon ; mais il me rappelle trait pour trait la paysanne qui m’accueillit il y a un an à Domremy.

— Qui parle de Domremy ? s’écria l’étranger en se retournant vivement.

Et ses yeux ayant rencontré le pupille de Cyrille, ajouta :

— Sur mon salut ! c’est le chevrier que ceux de Marcey voulaient tuer.

— Ainsi je ne me suis pas trompé ! s’écria Remy ; vous êtes bien Jeanne Romée.

— Si bien, que voici mon frère Pierre, dit la paysanne en montrant un jeune soldat qui venait de s’approcher. Que le grand Messire soit loué de mettre sur mon chemin un visage connu et qui me rappelle mon pauvre village !

— Dieu nous sauve ! Depuis quand les filles des champs voyagent-elles en habits de cavalier et l’épée au côté ? demanda le frère Cyrille avec surprise.

— C’est en effet chose peu ordinaire, mon révérend, répliqua la paysanne avec modestie ; mais la nécessité des temps est une dure loi.

— Et où allez-vous ? reprit le moine.

— Vers le roi de France, mon père, pour remplir une mission.

Frère Cyrille allait continuer ses questions, lorsqu’un des cavaliers qui accompagnaient la jeune fille, et qui, par son âge aussi bien que par son costume, semblait supérieur aux autres, s’approcha.

— Montrez plus de prudence, Jeanne, dit-il vivement ; c’est trop déjà qu’on vous ait reconnue, et si vous racontez à tout venant vos projets, la route ne peut manquer de nous être fermée.

— N’ayez point de souci, messire Jean de Metz, répondit la jeune fille avec calme ; ceux ci peuvent être regardés comme bons Français.

— Priez-les alors d’oublier votre rencontre et ce que vous avez pu leur dire, car du secret dépend la réussite.

— La réussite ne dépend que du grand Messire, reprit Jeanne doucement ; mais vous serez satisfait, car je m’assure que le révérend et le jeune garçon sauront se taire.

Remy et le moine protestèrent de leur discrétion.

— J’y compte, braves gens, reprit la paysanne, et surtout j’espère que vous vous souviendrez de moi dans vos prières du soir et du matin ; car tout vient de Dieu et de nos saints patrons.

À ces mots, elle se signa en saluant les deux voyageurs et suivit messire Jean de Metz près du porche où les chevaux avaient été attachés.

Elle y attendit quelque temps le retour de plusieurs compagnons qui étaient allés à la recherche de vivres. Ils arrivèrent enfin ; et, à la lueur du feu qu’ils ne tardèrent pas à allumer, frère Cyrille reconnut parmi eux Exaudi nos.

Il attira vivement Remy dans la partie la plus obscure de l’église, en lui recommandant de ne point se laisser voir par l’archer, qui, après la scène du couvent, ne pouvait manquer de deviner le motif de leur voyage ; et, afin de mieux se cacher tous deux, ils se couchèrent sur les feuilles.

Le repas achevé, Jeanne et ses compagnons s’étendirent également sur un peu de paille près du bénitier. Exaudi nos et un autre cavalier, qui portait le costume de messager du roi, restèrent seuls éveillés.

Après avoir fait entrer les chevaux dans l’église pour les mettre à l’abri des loups dont on entendait les hurlements dans la nuit, ils s’avancèrent vers le chœur et s’assirent près du dernier feu qui jetât encore quelques lueurs. Ils se trouvaient ainsi à quelques pieds du frère Cyrille et de son protégé.

Tous deux avaient sans doute leurs raisons pour s’éloigner de leurs compagnons ; car ils parlèrent longtemps, vivement, à voix basée, et le nom de Jeanne revenait sans cesse dans cet entretien mystérieux. Ils s’interrompirent cependant tout à coup en tressaillant.

— N’as-tu pas entendu remuer derrière toi ? demanda Exaudi nos.

— Oui, dit le messager en se retournant.

— Il y a quelqu’un là sur la litière de feuilles.

— C’est un moine qui dort.

— Il est seul ?

— Tout seul.

L’archer se rassura, reprit la conversation qui dura encore quelque temps, puis tous deux s’assoupirent autour du feu éteint.

Mais avant le jour la voix de Jeanne se fit entendre ; elle réveillait ses compagnons.

— Allons, messire Jean de Metz, messire Bertrand de Poulengy, disait-elle, il est temps de remettre le pied à l’étrier, afin d’aller où Dieu nous envoie.

Les gentilshommes secouèrent un reste de sommeil et se levèrent. Après la prière dite à haute voix par la jeune paysanne, on brida les chevaux et on les fit sortir sous le porche, où chacun se mit en selle.

Le jour commençait alors à paraître, et Jeanne aperçut que le messager et Exaudi nos se tenaient près d’elle ; elle tressaillit comme si leur vue eût subitement réveillé son souvenir, et appelant Jean de Metz :

— Savez-vous, messire, pourquoi ces deux méchants garçons se trouvent à ma droite et à ma gauche ? demanda-t-elle.

— Pourquoi serait-ce, sinon pour vous servir de conducteurs ? répliqua le gentilhomme.

— Comme vous dites, reprit Jeanne. Reste seulement à savoir où ils veulent me conduire.

— Vers le roi, sans doute.

— Vous répondez à leur place ; mais moi, j’ai une autre idée, et puisqu’ils ne veulent rien dire, je parlerai pour eux.

— Pour nous ! répétèrent les deux hommes surpris.

— Tout à l’heure, nous allons rencontrer une rivière, reprit Jeanne.

Le messager et l’archer firent un mouvement.

— Sur cette rivière se trouve un pont sans parapet.

Ils tressaillirent.

— Ces deux hommes doivent prendre la bride de mon cheval, sous prétexte de le conduire…

Ils devinrent pâles.

— Et quand nous serons au milieu, ils me pousseront au plus profond de l’eau ! N’est-ce pas là ce dont vous êtes convenus pour vous débarrasser de celle la conduite vous expose, dites-vous, à de trop grands périls ?

Exaudi nos et son compagnon joignirent les mains avec épouvante.

— Grâce ! grâce ! demoiselle Jeanne, s’écrièrent-ils tremblants.

— Par le ciel ! si c’est la vérité, ces deux méchants doivent être branchés au premier arbre ! s’écria Bertrand de Poulengy en faisant avancer brusquement son cheval vers l’archer et son complice.

Mais Jeanne l’arrêta du geste.

— Laissez, dit-elle ; tous deux me prennent pour une magicienne ; mais je leur prouverai bien que mon pouvoir vient de Messire et non du démon. Pour cette fois, nous n’avons rien à craindre, car un chrétien m’a averti de leur mauvaiseté. Laissez-les donc nous suivre sans plus vous tourmenter, et par la volonté du vrai Dieu, ils ne nous nuiront point.

À ces mots, elle souleva la bride de son cheval et partit avec toute la troupe.

Lorsqu’elle eut disparu, Remy sortit de la niche où il s’était tenu caché et où il avait pu voir le résultat de l’avertissement donné par lui à Jeanne. Il demeura sous le porche tant qu’il aperçut son cheval blanc dans la nuit, puis rentra dans l’église pour réveiller le frère Cyrille et se remettre en route avec lui.


§ 5.


À mesure que nos deux voyageurs approchaient de la limite où l’autorité française s’était maintenue, le pays devenait encore plus ravagé, et les faibles secours qu’ils avaient trouvés jusqu’alors leurs manquèrent complétement. La population, en butte aux attaques des deux partis, s’était lassée de relever des toits toujours incendiés, de semer des moissons toujours fauchées en herbe ; elle avait pris la fuite, si bien que tout était désert. Cyrille et Remy étaient forcés de faire de longs détours, afin de passer par les bourgs où ils pouvaient trouver quelques ressources ; mais, outre qu’ils prolongeaient ainsi leur route, la rencontre des partis qui battaient le pays les exposait à mille dangers.

Qu’ils fussent Français, Bourguignons ou Anglais, on pouvait les regarder comme ennemis de quiconque se trouvait trop faible pour leur résister. Nos deux voyageurs furent plusieurs fois arrêtés et rançonnés autant que le permettait leur indigence ; mais en arrivant à Tonnerre, ce fut bien autre chose : soit feinte, soit erreur, on les prit pour des espions, et tous deux furent jetés en prison.

Le moine demanda en vain à parler au gouverneur ; plusieurs jours s’écoulèrent sans qu’il pût l’obtenir. On les avait placés dans une salle basse où se trouvaient enfermés des juifs, des caignardiers et des robeurs d’enfants[2], dont toute l’ambition était de se laisser oublier jusqu’à ce que le hasard leur fournît une occasion de délivrance. Celui qui couchait avec eux (selon l’usage alors établi dans les prisons, où chaque lit servait pour trois prisonniers) les engagea d’abord à attendre comme lui une heureuse chance ; mais voyant qu’ils ne pouvaient s’y résigner, il leur dit enfin :

— Par saint Ladre ! puisque vous avez si peu de patience, je puis vous donner le moyen d’être conduit sans plus de retard au gouverneur ; mais il faudra pour cela souffrir quelques jours de la faim et coucher sur la dure.

— Qu’importe ! pourvu que nous puissions nous justifier, répliqua Cyrille.

— Alors donc, continua le prisonnier, refusez dès aujourd’hui de payer le droit de geôle de huit deniers, vous serez rangé parmi ceux qui n’ont pour couche qu’une litière de paille, et comme vous ne serez plus d’aucun profit à notre gardien, il saura bien vous faire obtenir audience du seigneur qui gouverne.

Cyrille suivit ce conseil, et ce que le vagabond avait prévu arriva. Le moine et Remy, ne rapportant plus au geôlier que la peine de les garder, furent bientôt conduits au gouverneur pour être interrogés.

Ils trouvèrent ce dernier assis avec d’autres gens de guerre devant une table couverte de coupes et de hanaps. C’était un homme d’environ quarante ans, un peu replet, mais tanné par le soleil et la bise. Il avait le front bas, le regard hautain, et ces lèvres minces qui indiquent l’avarice et l’insensibilité.

Au moment où les deux prisonniers parurent, il tendait à son écuyer une large coupe de vermeil.

— Verse, s’écriait-il, ce sont les juifs qui payent la benoîte liqueur.

— À condition qu’on leur en rende le prix au centuple, fit observer un des convives.

— De fait, c’est une honte que tout l’or de la noblesse aille enrichir cette immonde engeance, continua un second ; leurs escarcelles sont pleines de nos promesses et cédules.

— Sans compter qu’ils osent nous menacer de la justice ! ajouta un troisième.

— À qui le dites-vous ? reprit le gouverneur ; n’ont-ils pas écrit au roi pour que j’aie à payer ce qui leur est dû ?

— Et vous ne nous délivrez pas de ces loups ravisseurs, messire ?

Le gros homme cligna des yeux.

— Patience, patience, dit-il, on trouvera un moyen de leur faire donner quittance de toute dette, et cela sans beaucoup attendre ! Buvons toujours, vous dis-je, avec courage et sans autre inquiétude pour le présent.

Il avait de nouveau fait remplir son hanap qu’il commençait à vider, lorsque le frère Cyrille et Remy s’approchèrent. Il s’arrêta à moitié de la libation.

— Eh bien, qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-il ; d’où nous viennent ce frocard et ce jeune drôle ?

Puis, comme s’il se fût tout à coup rappelé :

— Ah ! je sais, reprit-il, encore des espions de Bedford ? Qu’ils payent rançon, sang Dieu ! qu’ils payent rançon ou qu’on les pende.

— Très-bien ! dit le moine résolument ; mais aucun de nous, messire, n’a mérité d’être rançonné ni pendu ; loin d’être des messagers de Bedford, nous sommes de vrais Francs.

— Ah ! tu me donnes des démentis, toi ! reprit le gouverneur en lançant au moine un regard de travers. Sang Dieu ! tu crois peut-être que ta robe me fera peur ?

— Je crois seulement qu’elle me fera respecter, reprit Cyrille avec fermeté, car c’est la livrée d’un serviteur de Dieu !

— Par le ciel ! peu me chaut que ce soit de Dieu ou du diable ! s’écria le seigneur. Qui es-tu ? d’où viens-tu ? que cherches-tu ici ? voyons, réponds sans ambages, ou toi et ton jeune gars, je vous fais brancher à l’un des arbres de la grande place, aussi vrai que je me nomme messire de Flavi !

Remy et le Père Cyrille firent un mouvement.

— De Flavi ! s’écrièrent-ils ensemble.

Le gouverneur les regarda en face.

— Eh bien ! dit-il.

— Le cousin de la dame de Varennes ! ajouta le moine.

— Après ? demanda Flavi plus attentif.

Le Père Cyrille ouvrit la bouche pour ajouter un mot, mais il ne le prononça pas : seulement, son regard alla comme involontairement du gouverneur à Remy.

Celui-ci avait déjà réprimé son trouble.

— Que signifie cette surprise en entendant mon nom ? s’écria Flavi, et pourquoi me parler de la dame de Varennes ? Sur mon salut ! il y a ici quelques diableries. Approchez, révérend, et si vous tenez au moule de votre capuchon, répondez sans plus attendre.

En prononçant ces mots, le gouverneur de Tonnerre avait reposé brusquement sur la table son hanap. Cyrille, qui allait répondre, tressaillit et s’arrêta tout à coup : il venait d’apercevoir le bœuf sculpté qui formait l’anse de la tasse de vermeil.

L’horoscope de Remy lui revint aussitôt à la mémoire ; il se rappela les sinistres présages qui se rattachaient au signe du Taureau, et ne douta point que le danger annoncé ne fût arrivé.

Flavi, surpris et irrité de son silence subit, renouvela ses questions avec impatience ; mais le moine était bien décidé à ne lui donner aucune explication. Il répondit seulement qu’il se rendait en Touraine avec l’autorisation de son prieur, pour une affaire de succession ; et les efforts de Flavi ne purent lui rien arracher de plus. Enfin, à bout de patience, il ordonna de faire reconduire les voyageurs en prison, afin qu’ils fussent pendus le lendemain, comme convaincus d’espionnage.

Le Père Cyrille prit d’abord ce dernier ordre pour une menace ; mais son inquiétude devint plus sérieuse lorsqu’à son retour le geôlier les renferma dans des cachots séparés. Il voulut de nouveau parler au gouverneur ; on lui répondit qu’il venait de quitter Tonnerre à la tête d’une compagnie armée, avec laquelle il devait battre la campagne pendant plusieurs jours. Le geôlier ajouta seulement, par forme de parenthèse, que maître Richard, archer du sire de Flavi, avait reçu ordre de ne point oublier les prisonniers, et qu’il se présenterait avec un confesseur vers le point du jour.

Désormais le doute était impossible : le Père Cyrille avait cru faire acte de prudence en taisant la vérité, et ce silence l’avait perdu ainsi que Remy.

Cette pensée lui causa une sorte de vertige. Pour lui-même, il eût pu, sans trop d’émotion, accepter ce coup inattendu : au milieu des désastres qui affligeaient la France depuis tant d’années, trop de sang avait coulé pour que l’idée d’une fin violente ne fût pas devenue familière à tous ; à force de voir tomber ses voisins, on s’était accoutumé à attendre la mort pour son propre compte ; mais comment l’accepter pour celui d’un enfant qu’on avait protégé, auquel on supposait une longue et heureuse destinée ? Frère Cyrille ne pouvait s’habituer à la pensée que tant d’espérances allaient être moissonnées dans leur fleur ; il s’indignait et se désolait tour à tour. Il priait Dieu avec ferveur ou repassait le thème calculé pour Remy : le Taureau se montrait toujours hostile ; mais, toujours aussi, Mars et la Vierge promettaient leur influence favorable. Frère Cyrille flottait malgré lui entre l’espoir et la crainte, et cependant la crainte augmentait d’instant en instant !

Une partie de la nuit était déjà écoulée ; l’heure désignée pour le supplice approchait, toute chance de salut paraissait perdue ! Tout à coup une lueur rougeâtre brille au dehors ; elle devient plus vive, elle grandit ; une immense clameur s’élève : c’est le feu ! Ses reflets étincelants éclairent les murailles ; on entend le mugissement des flammes, le craquement des charpentes ! Le geôlier accourt ouvrir les portes des cachots en criant que le feu est au quartier des juifs, placé derrière la prison. Le moine se précipite dans les corridors étroits, il appelle Remy ; une voix qui prononce son nom lui a répondu : tous deux se cherchaient, et tous deux se rencontrent à l’entrée du préau réservé. La porte est ouverte ; ils s’y précipitent, traversent une seconde cour, s’élancent dans la rue et courent devant eux en se tenant par la main.

Mais leur course les rapproche de l’incendie ; ils sont heurtés d’abord par les malheureux qui fuient chargés de ce qu’ils ont pu dérober aux flammes, puis par les soldats du sire de Flavi, qui les poursuivent et les dépouillent. Le Père Cyrille se rappelle alors la menace du gouverneur, et comprend la cause du désastre ; mais une pluie de cendre et de charbons embrasés l’oblige à rebrousser chemin ; il trouve une ruelle solitaire, s’y précipite avec Remy, et tous deux gagnent la campagne.

Ils ne s’arrêtèrent qu’à la lisière d’un fourré épais, qui leur assurait une retraite. Là, le moine haletant cria : — Assez ! regarda derrière lui pour s’assurer qu’ils n’étaient point poursuivis, puis se tourna vers Remy.

— Ah ! Dieu vient de faire pour nous un miracle, dit-il.

— Mon père ! s’écria celui-ci, ému de joie.

— Qu’il soit béni de t’avoir sauvé ! reprit le moine en se signant avec une expression d’ardente reconnaissance ; nous devons ce bonheur aux soldats qui ont mis le feu à la rue pour que l’incendie donnât quittance à leurs officiers. Du reste, le thème l’avait annoncé : Mars nous protège !… Seulement n’oublions pas que nous avons toujours contre nous le Taureau !

Ils se remirent en marche à travers le fourré, suivirent le Serein jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé un gué, puis se dirigèrent vers la Cure. Ils marchèrent pendant le reste de la nuit et pendant une partie du jour suivant ; enfin, près de Vermanton, la fatigue les força de s’arrêter.

Ils frappèrent à la porte d’une maison d’assez bonne apparence, bâtie dans le bois, et qu’ils prirent pour une maison de forestier. Mais la femme qui vint leur ouvrir portait le costume bourgeois ; elle regarda d’abord par un guichet grillé, demanda ce qu’on lui voulait, et finit par ouvrir avec quelque hésitation.

En entrant, le Père Cyrille et son compagnon remarquèrent un établi couvert d’outils et de fragments d’os. Mais leur hôtesse se hâta de les faire passer dans une seconde pièce, où elle leur offrit des sièges autour d’une table sur laquelle elle plaça de quoi satisfaire leur faim.

Les deux voyageurs, qui tombaient d’inanition, mangèrent et burent d’abord sans parler. Lorsqu’ils furent enfin rassasiés, le Père Cyrille adressa la parole à la femme, qui s’était assise près du foyer, et les regardait dîner sans rien dire.

— Vous excuserez notre silence, ma fille, dit-il avec la douce familiarité que lui permettaient sa profession et son âge ; mais la meilleure conversation pour celui qui donne l’hospitalité est le bruit du couteau et de la cuiller de ses hôtes. Dieu vous rendra ce que vous faites aujourd’hui pour de pauvres voyageurs.

La maîtresse du logis se signa en soupirant.

— Puisse-t-il vous entendre, mon révérend ! murmura-t-elle ; car nous vivons dans des temps où il fait expier durement à tous les fautes de quelques-uns.

— Hélas ! vous avez raison, répliqua doucement le Père Cyrille ; pour l’heure, nous voyons le royaume livré à deux peuples et à deux princes qui n’ont d’autre occupation que de se nuire : aussi nul ne peut-il dire quand finiront nos maux, si la Trinité elle-même n’en prend souci.

— Peut-être le moment de la miséricorde est-il venu, fit observer la femme, car une nouvelle Judith vient d’arriver pour le salut du roi Charles.

— Une nouvelle Judith ! répéta le moine étonné.

— Ne le savez-vous pas ? reprit son interlocutrice ; une fille qui se disait envoyée de Dieu est arrivée à Chinon dans le mois de février. Après l’avoir fait examiner par des évêques et par l’université de Poitiers, Charles l’a mise à la tête d’un secours qui se rendait à Orléans, et elle a fait lever le siège aux Anglais.

— Est-ce possible ! interrompit Remy.

— Si possible, qu’elle est elle-même à Loches, où se trouve maintenant le roi.

— Au nom du Christ ! partons pour Loches, mon père ! s’écria le jeune garçon en se levant ; c’est là qu’il faut arriver.

Leur hôtesse objecta les dangers de la route couverte de partis anglais, qui, depuis la défaite d’Orléans, ne faisaient quartier à personne. Mais le Père Cyrille lui répondit que Dieu, qui les avait protégés depuis trois mois, ne les abandonnerait pas. Elle voulut alors garnir de provisions la besace que portait le jeune garçon, et passa dans la pièce voisine pour remplir sa bouteille de cuir. Mais comme elle se dirigeait vers le cellier, plusieurs coups furent frappés à la porte d’entrée, et on l’appela par son nom.

— Dieu nous sauve, c’est Nicolle ! s’écria-t-elle.

— Oui, femme, reprit la voix ; ouvre vite par le ciel ! je meurs de soif et de faim.

Elle courut ouvrir, et un homme au teint bruni, mais à l’air jovial, parut sur le seuil. Il était vêtu de la robe de pèlerin, et portait, suspendue au cou, une de ces petites boîtes grillées dans lesquelles on renfermait les reliques à vendre.

— Jésus Dieu ! est-ce bien vous ? reprit la femme stupéfaite.

— Tu ne m’attendais pas sitôt, dit le nouveau-venu ; mais depuis que Jeanne la Pucelle met partout les Anglais en fuite, ceux-ci sont devenus dévots ; dès qu’ils m’apercevaient avec ma robe de pèlerin, ils accouraient pour acheter des reliques qui pussent les préserver de malencontre : aussi, ai-je tout vendu en quelques jours, et je viens renouveler ma trousse à miracles…

— Plus bas ! malheureux ! interrompit la femme effrayée ; il y a là un jeune garçon et un moine.

— Ah ! goddem !

— Au nom de Dieu ! ôtez vite cette robe…

— C’est inutile, dit le Père Cyrille, qui avait tout entendu de la pièce voisine, et qui se montra, l’air sévère et courroucé.

La femme recula en poussant un cri. Quant au pèlerin, après le premier mouvement de surprise, il parut prendre son parti.

— Par le ciel ! mon révérend, vous confessez les gens sans qu’ils s’en doutent, dit-il avec une gaieté effrontée.

— Tais-toi, sacrilège ! s’écria le moine dont l’indignation avait étouffé l’indulgence habituelle ; faut pèlerin, fabricant impie de reliques menteuses, peux-tu oublier les peines éternelles qui doivent punir ton imposture dans l’autre monde ?

— J’aime mieux me rappeler les profits qui récompensent ma peine dans celui-ci, répliqua Nicolle avec effronterie. Par tous les diables ! mon révérend, vous êtes mal venu à me reprocher de vivre de tromperies quand l’honnêteté vous fait mourir de faim. J’ai été clerc de bazoche, puis chantre de paroisse, et j’étais vêtu d’un mauvais habit de retondaille, nourri de fromage de chèvre et de pain d’orge à la paille ; j’ai voulu ouvrir à Auxerre boutique d’épicerie, les soudards ont pillé les marchandises qu’on m’envoyait, et il a fallu attacher une bannière sur mon pignon[3]. Ne pouvant subsister de mon travail, je me suis donc décidé à subsister de mes ruses ; la faute n’en est point à moi, mais à ceux qui m’y ont forcé.

— Hélas ! c’est la vérité, ajouta la femme chez qui l’industrie du faux pèlerin éveillait évidemment des scrupules, mais qui eût voulu l’excuser aux yeux du moine ; Nicolle n’a point choisi son métier, et si on peut lui reprocher l’argent qu’il gagne, du moins sait-il en garder une part pour des œuvres pieuses.

Et la preuve, ajouta le pèlerin en plongeant la main dans son escarcelle, d’où il retira quelques pièces de monnaie, c’est que je prierai le révérend de ne point m’oublier dans ses prières.

Le moine repoussa l’argent.

Vade retro ! s’écria-t-il, ce sont les écus du diable ! je ne veux rien du trahisseur de Dieu. Vade retro !

— Vous avez été moins scrupuleux pour la victuaille ! fit observer Nicolle piqué, en jetant un regard sur la besace que portait Remy.

Le Père Cyrille la saisit vivement.

— Ah ! très-bien, s’écria-t-il ; je l’avais oublié ; vous avez raison de me le rappeler. Quand je devrais mourir de male-faim, il ne sera point dit que j’aurai partagé le pain de l’iniquité. Reprenez votre aumône, et qu’elle reste à la charge de votre âme.

Il avait vidé le bissac, qu’il tordit à l’un de ses bras, puis, reprenant le bâton de houx posé près de la porte, il sortit avec Remy sans plus attendre.


§ 6.


L’annonce des succès obtenus par cette fille inconnue qui conduisait l’armée française au nom de Dieu et de l’arrivée de la cour à Loches, avait singulièrement réjoui le jeune homme ; il le fut encore bien davantage en apprenant que Jeanne la Pucelle venait de reconquérir successivement, sur les Anglais, Jergeau, Meung, Beaugency, et que le roi s’avançait avec elle vers la Beauce.

Son conducteur et lui changèrent aussitôt de direction ; remontant vers le nord, ils laissèrent Orléans sur leur gauche, et atteignirent la lisière des bois de Neuville.

Jusqu’alors le Père Cyrille avait supporté les fatigues du voyage à force de bonne volonté ; mais la route devenait de plus en plus difficile, et le courage seul ne pouvait suffire pour en surmonter les difficultés. Les deux voyageurs traversaient un pays ravagé par le passage récent des Anglais, qui évacuaient les villes et les châteaux où ils avaient jusqu’alors tenu garnison. Ils s’étaient retirés en ne laissant partout que solitude et ruines. Les provisions de nos voyageurs s’épuisèrent sans qu’ils pussent les renouveler ; il fallut vivre de racines et d’herbes sauvages arrachées aux bords des sillons en friche. Depuis trois jours ils n’avaient rencontré aucun être vivant. La pluie tombait presque continuellement sans qu’ils pussent trouver d’autre abri que des masures à demi écroulées ou des carrières abandonnées. Le Père Cyrille, qui avait jusqu’alors accepté toutes les peines et les privations sans se plaindre, ne put y résister plus longtemps. Le quatrième jour, il s’arrêta à l’entrée d’un petit taillis, vaincu par le froid, la lassitude et la faim, et se laissa tomber lourdement sur un tronc d’arbre abattu.

— Quand il s’agirait du paradis, je ne pourrais faire un pas de plus, dit-il d’une voix affaiblie ; laisse-moi ici, mon fils… et continue sans moi.

— Au nom de Dieu, mon père, encore un effort ! interrompit Remy ; que nous puissions au moins atteindre quelque cabane… allumer un peu de feu… Ici vous êtes sans abri… Mon père, je vous en supplie !

Le frère Cyrille ne répondit que par un murmure inintelligible : ses paupières engourdies par le froid s’étaient refermées ; ses membres, que la fatigue avait appesantis, demeurèrent immobiles. Remy continua en vain ses prières pendant quelque temps : son compagnon s’était endormi !

Saisi de frayeur, il courut vers la route en appelant à grands cris et cherchant de l’œil, au milieu de la nuit qui était descendue, quelque fumée qui pût lui faire espérer un prochain secours. Après avoir longtemps regardé en vain, il crut apercevoir plus loin, au bord de la route, une construction dont il ne put bien distinguer la forme, mais qui lui parut importante et élevée. Ne doutant point que ce ne fût une maison, il revint au frère Cyrille, le souleva dans ses bras et se mit à l’entraîner avec effort vers l’abri qu’il avait entrevu.

Le moine, à demi réveillé, se redressa sur ses pieds et se remit machinalement en marche ; enfin tous deux atteignirent l’édifice, dont la sombre silhouette se dessinait dans l’ombre. Remy releva les yeux… c’étaient les fourches de justice de la sénéchaussée, auxquelles pendait encore le cadavre du dernier supplicié !

Cette espèce de désappointement abattit ce qui lui restait de courage. Après avoir de nouveau promené ses regards autour de lui sans rien distinguer autre chose que le sombre abîme de la nuit, au milieu duquel les arbres levaient leurs bras tortueux comme de lugubres fantômes, il s’assit à côté du frère Cyrille, appuya sa tête sur un pan de la robe du moine et se laissa aller à la somnolence qu’il avait jusqu’alors combattue.

Cependant un reste d’énergie vitale luttait encore dans son cœur et lui faisait percevoir vaguement ce qui se passait ; il sentait que la pluie avait recommencé à tomber, et il rabattit machinalement le capuchon sur la tête du frère Cyrille ; puis il entendit les oiseaux de proie pousser leurs cris sinistres autour du gibet, puis les hurlements des loups rôdant sur la lisière des fourrés ! enfin il lui sembla qu’une ombre s’avançait vers eux !

Il fit un effort pour se redresser, et aperçut une vieille femme d’un aspect hideux, qui s’était arrêtée en le voyant, avec un geste de surprise.

— Au nom de Dieu le Père… et de son Fils, balbutia-t-il, qui que vous soyez… secourez-nous !…

— Qui es-tu, et que fais-tu là ? demanda la vieille femme.

Remy lui expliqua en mots entrecoupés comment lui et son conducteur avaient été surpris par la nuit au lieu où ils se trouvaient. Il la supplia de nouveau de lui indiquer un gîte et de l’aider à y conduire son compagnon. La vieille femme, qui avait d’abord paru balancer, se décida enfin ; elle prit un des bras du Père Cyrille, tandis que Remy prenait l’autre, et tous deux le conduisirent ainsi jusqu’à la colline qui bordait le taillis.

Un vieux château depuis longtemps ruiné la dominait, et ses tours ébréchées se dessinaient en blanc sur le ciel chargé de brouillards sombres. Après leur avoir fait suivre un sentier rocailleux et franchir des débris de murailles, la vieille femme poussa enfin la porte d’une sorte de cave souterraine conservée intacte au milieu des ruines, et dont elle avait fait son habitation. Elle quitta un instant ses hôtes et reparut bientôt avec une lampe allumée ; mais à la vue de la robe du Père Cyrille, que la nuit ne lui avait point permis jusqu’alors de distinguer, elle ne put réprimer un mouvement de surprise et presque d’épouvante.

— Un moine ! s’écria-t-elle.

— Aimeriez vous donc mieux un soudard ? dit en souriant le religieux, qui commençait à se ranimer. Ne craignez-rien, bonne femme, nous sommes des gens de paix, et nous serons doublement vos obligés si, après nous avoir accordé une place sous votre toit, vous rallumez pour nous votre foyer.

La vieille grommela quelques mots inintelligibles, prit la lampe et voulut faire entrer ses hôtes dans une seconde pièce plus reculée ; mais Remy, qui venait de promener ses regards autour de celle où ils se trouvaient dans ce moment, saisit vivement la main du Père Cyrille, et lui dit d’une voix altérée :

— Dieu nous protège ! voyez où nous sommes, mon père.

Le moine releva la tête et tressaillit à son tour.

— Si je ne me trompe, ceci est un laboratoire de science diabolique, dit-il avec une vivacité dans laquelle la peur avait évidemment moins de part que la curiosité.

— Sortons, mon père, sortons ! interrompit Remy, en cherchant à l’entraîner.

Mais le Père Cyrille résista : il partageait la croyance de son siècle dans la magie, mais bien qu’il la regardât comme directement enseignée par le démon, l’ardeur scientifique combattait, dans son esprit, le désir du salut et lui inspirait pour le moins autant d’intérêt que d’horreur pour le grand art des sortilèges. Lui-même avait autrefois essayé, dans le secret du laboratoire, quelques recettes magiques, et s’il n’avait point persisté, la cause en était bien moins dans son orthodoxie que dans l’insuccès des premières tentatives. La rencontre d’une femme livrée à cette damnable science réveilla donc tous ses anciens désirs, et il promena autour de lui un regard avide.

L’espèce de souterrain dans lequel il se trouvait était garni de tous les objets mystérieux employés par la sorcellerie : chaudières de différentes dimensions pour préparer les philtres, touffes de cheveux qui pouvaient se changer en pièces d’or, miroirs d’acier poli dans lesquels l’art magique vous montrait les absents, baguettes de coudrier destinées à diriger les nuées, effigie de cire ayant au cœur de longues épingles d’acier qui devaient amener la mort de celui qu’elle représentait, ossements humains, cordes de pendu, têtes de vipère pour les onguents qui changent votre forme. Mais ce qui frappa surtout les yeux du Père Cyrille fut un énorme crapaud, prisonnier sous un globe de verre. Il portait, sur le dos, le petit manteau de taffetas indiquant qu’il avait été baptisé par un prêtre sacrilège, et sur la tête une sorte de crête brillante.

L’attention curieuse du moine n’avait point échappé à la vieille, et elle l’augmenta encore en déclarant à haute voix, sous forme de menace, les différents dons que lui donnait son art.

Remy, au comble de la terreur, voulut s’élancer vers la porte d’entrée ; mais le Père Cyrille, dont épouvante était mêlée d’émerveillement, le retint.

— Reste, s’écria-t-il, reste et signe-toi ; la puissance du démon ne peut prévaloir contre le symbole de la Rédemption. Au nom du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint servante d’Astaroth et de Belzébuth, je t’ordonne de cesser tes menaces et de renoncer à tes maléfices.

La sorcière s’arrêta et demeura un instant immobile près de la porte. Le Père Cyrille ne douta pas qu’elle n’eût obéi malgré elle à l’exorcisme puissant qu’il venait de prononcer ; mais la vieille, qui semblait écouter, se rapprocha tout à coup, et dit :

— Quelqu’un vient pour consulter la reine de Neuville.

— Tu as donc reçu l’avertissement du démon ? demanda le moine étonné.

— Ils sont plusieurs, reprit la sorcière, qui tournait le dos à la porte ; ils sont armés ; retire-toi avec l’enfant, et laisse-les me parler sans témoin.

Elle avait pris la lampe et s’avançait vers une des pièces voisines ; elle y fit entrer ses deux hôtes.

C’était un caveau spacieux, au fond duquel se trouvaient un brasier encore enflammé et une litière de feuilles sèches. La reine de Neuville engagea les deux voyageurs à se réchauffer et à prendre du repos, puis se retira en refermant la porte de séparation.

La terreur de Remy n’était point dissipée. Le moine s’efforça de le calmer en lui répétant que les formules magiques pouvaient être victorieusement combattues par celles de l’exorcisme. Il s’approcha ensuite du brasier qu’il ranima et engagea le jeune garçon à s’asseoir avec lui sur le lit de feuilles.

Mais les voix des nouveaux visiteurs venaient de se faire entendre dans la première pièce ; Remy s’approcha avec précaution de la porte refermée par la vieille, et, appuyant son œil aux fentes que laissaient les planches disjointes, il aperçut distinctement tous les personnages de la scène qui se jouait de l’autre côté.

La reine de Neuville était debout à quelques pas, tenant d’une main la baguette de fer et l’autre appuyée sur le globe qui recouvrait le crapaud baptisé. Près de l’entrée étaient arrêtés trois hommes, que le jeune garçon reconnut aussitôt, à leur costume et à leurs couleurs, pour des archers du sire de Flavi. Tous trois parlaient craintivement de loin à la sorcière ; mais enfin l’un d’eux parut s’enhardir : faisant un pas en avant, il se trouva dans l’espace éclairé par la lampe ; ses traits, jusqu’alors cachés dans l’ombre, furent subitement illuminés, et Remy reconnut Exaudi nos.

Bien qu’il parlât à la vieille femme avec son effronterie habituelle, cette effronterie était mêlée d’une inquiétude visible.

— Ainsi, tu es venu pour chercher une chemise de sûreté ? disait la reine de Neuville, qui répondait évidemment à une demande précédemment faite par l’archer.

— Oui, répliqua celui-ci, dont les yeux ne pouvaient quitter le crapaud au manteau de taffetas ; une chemise qui puisse me servir à la fois contre les mauvais coups et contre les sortilèges.

— Et que veulent tes compagnons ? reprit la sorcière.

— Moi, dit un des soldats qui se tenaient dans l’ombre et dont l’uniforme indiquait un cranequinier ou arbalétrier à cheval, je souhaiterais un peu de cette poudre de sorcier que vous fabriquez avec un chat écorché, un crapaud, un lézard et un aspic.

— Et moi, ajouta le troisième qui portait la lance des estradiots, je désirerais connaître les mots qu’il faut prononcer quand on veut payer refugâ pecuniâ, c’est-à-dire de manière à ce que l’argent donné revienne de lui-même dans votre escarcelle.

— Et c’est tout ? demanda la reine de Neuville en regardant de nouveau Exaudi nos.

— N’est-ce pas assez ? répliqua celui-ci, avec un peu d’embarras.

La sorcière frappa la grande chaudière de sa baguette de fer.

— Tu as une demande plus importante à me faire, dit-elle avec colère ; tu viens pour me consulter de la part de ton maître !

L’archer parut stupéfait.

— Par Satan ! elle l’a deviné, s’écria-t-il en faisant un pas en arrière et regardant ses compagnons ; Dieu m’est pourtant témoin que le sire de Flavi m’en a parlé pour la première fois, il y a deux heures, à l’auberge du Bois. Puisque tu sais tout, femme ou diablesse, je n’ai rien à te dire.

— Parle toujours, reprit la reine de Neuville avec autorité ; je veux voir si tu es sincère.

— À quoi bon mentir quand on lit jusqu’au fond de vos intentions ? reprit Richard presque craintif. Le sire de Flavi a véritablement entendu dire que rien n’était caché pour toi, et il m’a envoyé afin de t’adresser des questions.

— Voyons.

— D’abord tu dois savoir que notre maître cherche depuis longtemps l’héritier de la dame de Varennes, dont il craint le retour.

— Il n’a pu le découvrir ?

— C’est-à-dire que le hasard le lui a conduit il y a quelque temps, et qu’il l’a laissé fuir sans se douter de ce qu’il perdait.

— Il l’a su depuis ?

— Lors de mon retour à Tonnerre, j’ai reconnu sans peine, sur ce qui m’a été dit des deux prisonniers échappés, le jeune seigneur de Varennes et le moine qui lui servait de guide.

— Un moine ! s’écria la reine de Neuville.

— Messire de Flavi ignore la route qu’ils ont suivie, reprit Exaudi nos, et c’est là ce qu’il voudrait apprendre de toi.

— Ce sont eux ! répéta la vieille femme, comme si elle se parlait à elle-même ; un moine déjà vieux et chauve, avec un jeune garçon de seize ans… l’air hardi… et portant le costume de novice.

— Sur mon âme ! c’est cela, dit l’archer de plus en plus surpris.

— Et tu les cherches ? reprit la vieille femme.

— C’est-à-dire que messire de Flavi voudrait savoir où les trouver.

— Que donnera-t-il si je le lui apprends ?

— Tu sais donc où ils sont ?

— Si je lui livre le moine et son compagnon ?

— Quand cela ?

— Sur-le-champ.

— Est-ce possible ! s’écria Exaudi nos. Quoi ! la puissance de ton art pourrait les amener ici !…

— Donne seulement les deux pièces d’or que le sire de Flavi t’a remises, reprit la reine de Neuville en tendant sa main ridée.

— Ah ! tu sais cela aussi ! dit l’archer de plus en plus saisi ; — et tirant de la ceinture de son haut-de-chausses de cuir l’argent demandé : — Eh bien, prends… et voyons si tu pourras remplir ta promesse.

La vieille femme fit disparaître les pièces d’or dans son sein, puis tournant sur elle-même, elle se mit à murmurer des paroles mystérieuses et à décrire, avec sa baguette, des cercles magiques. À mesure qu’elle parlait, le son de sa propre voix semblait exciter en elle une sorte de vertige, elle courait autour de son réduit, frappant les chaudières sonores avec sa baguette de fer et prononçant les mots cabalistiques vach, vech, stest, sty, stu. À ce cri, des hurlements sortirent des pièces voisines, le crapaud à la tête brillante s’agita sous le globe de verre, et des couleuvres soulevèrent leurs têtes d’un des vases touchés par la sorcière.

Exaudi nos et ses compagnons épouvantés avaient reculé jusqu’à l’entrée ; mais tout à coup la reine de Neuville, qui était arrivée près du caveau dans lequel le Père Cyrille et Remy se trouvaient enfermés, s’écria :

— Bien, bien, Mysoch, ils y sont.

— Qui cela ? demanda l’archer, qui, au milieu de son effroi, n’avait point oublié le but de la conjuration.

Pour toute réponse, la reine de Neuville ouvrit brusquement la porte du caveau, et les trois soldats aperçurent le moine et l’enfant debout près du seuil.


§ 7.


Le lendemain, à une heure du jour déjà avancée, la troupe du sire de Flavi se trouvait arrêtée sur un des points de la plaine qui sépare Artenay de Patay. Les cavaliers avaient mis pied à terre pour faire brouter leurs chevaux, et eux-mêmes étaient étendus sur l’herbe où ils se reposaient, lorsque leur chef sortit tout à coup d’une chaumière où il avait été rejoint par un messager arrivé à franc étrier, et fit sonner le boute-selle ; il venait d’apprendre la défaite des Anglais à Patay et l’arrivée du roi avec l’armée victorieuse.

Tous ses compagnons, parmi lesquels l’heureuse nouvelle se répandit aussitôt, s’empressaient de faire brider leurs chevaux et de prendre leurs armes pour courir au-devant de Charles VII, lorsque Exaudi nos parut couvert de boue et de sueur.

À sa vue, le gouverneur de Tonnerre, qui allait monter à cheval, s’arrêta :

— Eh bien, demanda-t-il vivement, en prenant l’archer à part.

— J’ai réussi, répliqua Richard triomphant.

— Quoi ! les fugitifs ?

— Regardez.

Le sire de Flavi se retourna et aperçut, à quelques pas, sous un noyer, le Père Cyrille et Remy gardés par les deux compagnons de Richard.

— Dieu me sauve ! sont-ce bien eux ? s’écria-t-il émerveillé.

— Eux-mêmes, messire, répliqua Exaudi nos ; la reine de Neuville nous les a fait venir à commandement.

— Ainsi, tu es sûr de reconnaître le jeune gars et le moine ?

— Aussi sûr que de vous voir.

Le visage de messire de Flavi prit une expression de dureté résolue. Il regarda un instant les prisonniers, comme s’il eût délibéré en lui-même sur ce qu’il devait faire, puis s’avançant brusquement vers eux :

— Par les mille diables ! ils ne nous échapperont pas cette fois, dit-il ; nous n’aurons pas ici d’incendie pour sauver les traîtres.

— Ne parlez pas de traîtres, messire, répliqua Cyrille, car vous savez que nous sommes bons Français.

— Oses-tu bien me regarder en face et répondre aussi hardiment, faux moine ! interrompit de Flavi avec emportement. Sur mon Dieu, je ferai un exemple de ces mauvais garçons qui ont vendu la France aux hommes d’outre-mer.

Un murmure d’approbation s’éleva parmi les gendarmes qui entouraient les prisonniers.

— Oui, oui, il faut des exemples, répétèrent plusieurs voix. Une corde, apportez une corde !

— Voilà, cria Richard, qui avait détaché le licou d’un cheval de valet.

— Noël ! Noël !

— Il n’y a qu’une cravate pour deux, fit observer un gendarme.

— Chacun aura son tour, comme pour les sentinelles, répondit un second.

— Par lequel commencer !

— Par le moine ! par le moine !

— Non, dit de Flavi, par le jeune gars.

Exaudi nos avait fait approcher le cheval de l’arbre ; il monta debout sur la selle, atteignit une branche et y attacha l’extrémité du licou. Les deux soldats voulurent saisir Remy pour le soulever jusqu’à l’autre bout ; mais le Père Cyrille se jeta au-devant.

— Ne le tuez pas ! s’écria-t-il hors de lui, au nom du Dieu vivant, ne le tuez pas ! nous ne sommes point des espions ! Le sire de Flavi le sait… car son archer nous connaît. Il a reçu l’hospitalité dans notre couvent, j’ai pansé la plaie de sa jambe droite. Je l’adjure de déclarer ici la vérité !…

— Personne n’a-t-il un manche de plique pour faire un bâillon à ce bavard ? interrompit de Flavi.

— Que l’archer parle ! j’adjure l’archer ! cria de nouveau le moine.

— Plus vite donc, reprit le gouverneur, pendez le petit ! pendez !

Mais le Père Cyrille avait réussi à rompre les liens qui le garrottaient, et continuait à défendre Remy avec désespoir.

— Non, répétait-il, vous ne pouvez le faire périr par la corde… il est de sang noble… défendez-le, messires ; qu’on cherche au moins à connaître la vérité ; qu’on nous laisse le temps de prouver qui nous sommes… C’est un complot… un assassinat… Le sire de Flavi veut se défaire d’un parent…

— Finiras-tu, archer d’enfer ? s’écria de Flavi en pâlissant et en montrant le poing fermé à Exaudi nos. Et vous autres, ne pouvez-vous donc venir à bout d’un moine et d’un enfant ? Tirez la corde, par le ciel ! tirez la corde, et si vous ne pouvez le pendre, ouvrez-lui la gorge avec l’épée.

En prononçant ces mots, lui-même avait tiré à demi la miséricorde qu’il portait à la ceinture, mais il fut interrompu par de grands cris poussés tout à coup, et par un mouvement qui se fit au milieu des hommes d’armes qui l’entouraient ; une troupe de cavaliers venait de paraître au tournant du chemin, et arrivait au milieu d’un tourbillon de poussière. Aux vêtements de soie et d’or, aux plumes qui ornaient les casques et les chevaux, tous nommèrent la gendarmerie d’ordonnance.

Au milieu se trouvait le roi Charles VII, accompagné du connétable de Richemond, de La Trémouille et de la Pucelle, avec son étendard de boucassin frangé d’or. Sur cet étendard était figuré le Christ assis sur son tribunal dans les nuées, et portant à la main le globe du monde ; plus bas on voyait deux anges en adoration, et ces mots écrits en lettres d’or : Ihésus Maria.

La troupe, éclairée par un rayon de soleil sous lequel étincelaient les étoffes et les armes, arriva d’un seul élan jusqu’au sire de Flavi, et fit halte à quelques pas du noyer.

En reconnaissant le roi, tous les hommes d’armes avaient couru à leurs chevaux pour former leurs rangs, afin de le recevoir, et de Flavi fut obligé de les imiter. Les trois soldats restèrent seuls avec le moine et Remy ; mais ils lâchèrent le dernier, qu’ils avaient soulevé jusqu’à la corde, et le laissèrent retomber à terre.

Il y eut un moment où tous les regards, même ceux des deux prisonniers, ne s’occupèrent que de la troupe victorieuse qui venait de s’arrêter. Le groupe au milieu duquel se trouvait le roi s’en détacha lentement et s’avança vers la compagnie du sire de Flavi, qui achevait de prendre ses rangs. La Pucelle marchait à la droite de Charles, revêtue d’une armure que l’on avait fabriquée pour elle, et ceinte de l’épée à cinq étoiles, trouvée dans l’église de Fierbois ; sa visière était baissée comme pour le combat.

Arrivée à quelque distance de l’arbre, elle aperçut le moine et le jeune garçon garrottés, et remarqua la corde qui pendait à la branche.

— Pour Dieu ! que veut-on faire de ces gens ? demanda-t-elle en s’arrêtant.

— Ne prenez point garde, ce sont des traîtres, répondit le sire de Flavi, qui voulut passer outre.

— Ah ! qu’ils périssent donc, si c’est la volonté du Christ ! reprit Jeanne en soupirant.

Puis, comme elle s’était approchée de quelques pas, elle s’arrêta de nouveau avec une exclamation de surprise.

— Des traîtres ! répéta-t-elle vivement ; sur mon âme ! vous êtes trompé, messire.

Et levant sa visière, elle montra aux yeux stupéfaits de Remy les traits de la pastoure de Domremy !

Le jeune garçon avait jeté un grand cri en tendant les mains de son côté : elle poussa son cheval jusqu’à lui, et se pencha en avant.

— Est-ce vrai, ce qui vient d’être dit ? reprit-elle vivement, et serais-tu l’ami des Anglais ?

— Qu’on me donne des armes, s’écria Remy avec un mouvement d’indignation ardente, et l’on verra si mon cœur est à Charles ou à Bedfort.

— Sur mon Dieu ! voilà qui est bien répondre, dit la Pucelle, en se tournant vers Charles, qui s’était approché ; et notre gentil roi ne refusera pas la grâce d’un pauvre chevrier de mon pays.

— Demandez plutôt justice pour lui ! s’écria le moine, et le pauvre chevrier deviendra un riche et noble seigneur ; car, aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu en trois personnes, le jeune garçon ici présent est fils légitime de la dame de Varennes.

— Par la gorge ! moine, tu en as menti ! s’écria de Flavi, qui fit avancer brusquement son cheval sur le Père Cyrille, et le heurta si violemment qu’il tomba étourdi et sanglant. Emmenez cet affronteur, ajouta-t-il en faisant signe à ses gens de le saisir.

Mais Jeanne avait sauté à terre pour relever le moine, et s’écria tout émue :

— Ah ! Jésus ! il est blessé. Aidez-moi à le soulager, messires, le cœur me tourne quand je vois couler le sang d’un Français.

— De fait, ceci n’est point l’action d’un gentilhomme, dit le roi sévèrement.

— Non, reprit la Pucelle, les vrais chevaliers ne frappent pas les faibles ; mais sur mon salut ! ceux-ci ne me quitteront plus, et avec la protection de notre gentil roi, leur dire sera vérifié.

— Ce sera chose facile, reprit Charles ; ce soir même nous passons près du château de Varennes. Emmenez vos protégés, Jeanne, nous les mettrons en présence de la dame et d’hommes prudents qui décideront.

À ces mots, il tourna bride et se remit en marche. Jeanne appela aussitôt le frère Jean Pasquerel, lecteur du couvent des Augustins de Tours, qu’on lui avait donné pour aumônier particulier, et confia à sa garde les deux voyageurs. Elle pria, de plus, le chevalier Jean d’Aulon, son écuyer, de leur procurer des chevaux, les encouragea par quelques pieuses paroles, puis rejoignit la suite du roi.

Restés seuls, le Père Cyrille et Remy adressèrent d’abord une fervente prière à Dieu pour le remercier du secours inespéré qu’il leur avait envoyé.

Cependant, si le péril était passé, la plus sérieuse épreuve leur restait encore à subir ; dans quelques heures le sort de Remy allait se décider, et à cette pensée, tous deux tremblaient involontairement. Tant qu’ils avaient été loin du but, les difficultés de la route avaient absorbé toute leur attention, et occupé uniquement leur énergie ; ils ne s’étaient point préoccupés des moyens par lesquels ils prouveraient la réalité des droits de Remy ; les preuves qui leur avaient suffi pour croire leur semblaient également suffisantes pour persuader ; mais, le moment venu de faire valoir ces preuves, ils commencèrent à craindre et à douter ! Les affirmations de Remy, appuyées par la déclaration du chevrier qui l’avait recueilli, suffiraient-elles pour convaincre la dame de Varennes d’abord, puis les gens qui devaient examiner l’affaire ? Le sire de Flavi ne ferait-il point prévaloir ses soupçons intéressés ? Le Père Cyrille, qui avait vécu parmi les hommes trop peu pour déjouer leurs complots mais assez pour les craindre, se sentait surtout inquiet du résultat de l’examen.

Ils chevauchèrent tout le jour l’un près de l’autre, et tourmentés tous deux de l’épreuve annoncée sans oser se le dire. Enfin, vers le soir, la troupe entière campa en vue du château de Varennes, et Ambleville, un des hérauts d’armes de la Pucelle, vint pour chercher Remy et son conducteur.

Ils trouvèrent dans la grande salle Jeanne entourée de plusieurs évêques et gentilshommes qui formaient le conseil du roi. Le sire de Flavi était près de la porte, l’air encore plus farouche que d’habitude.

Au moment où le moine entra avec Remy, la Pucelle fit un pas à leur rencontre.

— Au nom de la Vierge Marie, dit-elle, approchez sans crainte et exposez vos droits à messires qui sont prud’hommes. Si vous avez parlé vrai, comme je crois, ils vous seront miséricordieux.

Cyrille s’inclina respectueusement devant les membres du conseil.

— Dieu le leur rendra, dit-il avec cette espèce de fierté dont l’habit religieux pouvait seul alors donner l’habitude ; car il est dit dans l’Écriture : Comme l’homme jugera il sera jugé.

Regnault de Chartres, archevêque de Reims et chancelier de France, fit signe aux autres membres du conseil, qui s’assirent ; puis il commença l’interrogatoire de Remy et du Père Cyrille. Celui-ci leur raconta en détail tout ce que le lecteur connaît déjà : l’arrivée du jeune chevrier au couvent, la rencontre de l’archer, leur départ et les divers accidents du voyage ; enfin il présenta, à l’appui de ses affirmations, le testament sous forme de lettre, dicté par Jérôme Pastouret avant sa mort.

Mais messire de Flavi, qui avait écouté son récit avec un sourire d’incrédulité ironique, haussa les épaules lorsqu’il eut achevé.

— La fable est passablement ourdie, dit-il d’un ton méprisant, et elle pourrait surprendre des hommes de quelque prudence ; mais avant de répondre au révérend, je prie le conseil d’entendre l’archer, dont les confidences lui ont appris les recherches de la dame de Varennes.

Le chancelier ordonna de l’introduire, et Exaudi nos se présenta.

Il affectait une timidité respectueuse qui disposa favorablement le conseil. Après l’avoir rassuré, l’archevêque de Reims lui demanda de déclarer tout ce qu’il savait, et Richard raconta comment, en apprenant par lui la recherche que faisait la dame de Varennes, le Père Cyrille avait pensé à présenter Remy à la place de l’enfant disparu, et lui avait proposé d’entrer dans le complot. La déclaration était faite avec tant de calme et de précision, que le conseil parut ébranlé ; mais Jeanne, qui s’était retirée à l’écart pour prier, selon sa coutume, s’approcha dans ce moment, et, entendant les dernières paroles d’Exaudi nos, elle s’écria :

— Ah ! par la vraie croix ! je connais ce témoin ; c’est celui qui a traîtreusement comploté ma mort quand je me rendais devers le roi.

À cette déclaration inattendue, il y eut un mouvement général ; les juges surpris s’étaient retournés. Exaudi nos devint pâle, et le Père Cyrille s’approcha de Jeanne.

— Oui, c’est bien lui, reprit celle-ci, dont le regard restait appuyé sur Richard. Aidé du messager, il devait me noyer au passage du pont.

— Et si vous avez échappé, ajouta le moine, c’est à l’enfant, après Dieu, que vous le devez ; car la voix entendue dans l’église de La Roche était la sienne.

— Ah ! sur mon âme ! s’il en est ainsi, je le lui revaudrai ! s’écria Jeanne, et notre gentil roi ne refusera pas de m’aider à m’acquitter, comme c’est justice.

Cet incident venait de produire une réaction aussi subite qu’inattendue. L’accusation portée contre Exaudi nos par Jeanne avait complétement détruit l’effet de son témoignage, et le service rendu à l’héroïne par Remy avait évidemment reporté sur lui l’intérêt du conseil. Messire de Flavi s’en aperçut, et, interrompant brusquement les expressions de reconnaissance de la Pucelle :

— C’est trop disputer sur une pareille affaire, dit-il ; pour éviter des débats et des retards, je demande qu’elle soit jugée par Dieu, et je jette le gant à tout champion qui voudra défendre le mensonge du moine.

À ces mots, il ôta un de ses gantelets qui alla tomber sur les dalles, à quelques pas de Remy.

Le jeune garçon fit un mouvement pour le relever ; le Père Cyrille le retint.

— Dieu ne doit juger que là où la sagesse des hommes fait défaut, dit-il ; et pour le présent, c’est au conseil à décider.

— Sur mon salut ! si j’osais parler devant de si savants hommes, dit Jeanne, je demanderais pourquoi la dame de Varennes n’est point appelée ? chaque femme reconnaît son sang.

Les membres du conseil firent un signe d’assentiment ; ils se consultèrent un instant, et après avoir fait retirer le moine et Remy derrière une tapisserie, ils envoyèrent chercher la maîtresse du château.

Celle-ci se présenta, accompagnée de son aumônier : c’était une femme de quarante ans, qui avait été belle, mais pâlie par les chagrins et les austérités. Elle portait le grand habit de veuve avec les coiffes et les voiles. Avertie qu’il s’agissait de son fils, elle accourait éperdue, et son premier cri demanda où il était. Le chancelier s’efforça de la calmer.

— Celui qui réclame ce nom n’a pas encore prouvé son droit de le porter, dit-il.

— Ah ! qu’il vienne, reprit vivement la dame de Varennes, je suis sûre de le reconnaître.

— Et comment ? demanda l’archevêque.

— En l’interrogeant sur son enfance, reprit la mère ; en lui montrant le château dans lequel il a été élevé… ou plutôt… Non, j’ai un autre moyen, messires, un moyen infaillible : la prière de sainte Clotilde.

— Une prière ?

— Transmise de mère en mère dans notre famille, et qui est comme le privilège du premier-né. Mon fils avait trois ans quand je la lui appris… S’il ne l’a point oubliée, s’il peut seulement en répéter quelques mots, le doute est impossible ; car lui et moi sommes seuls à la connaître.

Et cherchant du regard autour d’elle celui qui pouvait être son fils, la veuve se mit à murmurer d’une voix tremblante :

— « Sainte Clotilde ! toi qui n’as point d’enfant dans le paradis, prends le mien sous ta protection ; sois près de lui quand je n’y serai pas, ici, ailleurs et partout. »

Elle s’arrêta palpitante comme si elle eût attendu la réponse à cette espèce d’appel. Tout à coup une voix ferme et jeune se fit entendre et continua :

— « Sainte Clotilde ! je te donne mon fils petit pour que tu m’en fasses un homme, et faible pour que tu me le rendes fort ! Retranche trois de mes jours pour lui en ajouter dix, et prends toutes mes joies pour lui en donner cent fois davantage ! »

La dame de Varennes poussa un cri, tendit les mains et tomba à genoux.

— Il sait la prière ! balbutia-t-elle… C’est lui… Mon fils !

— Ma mère ! répondit la voix.

Et le rideau, brusquement tiré, laissa voir Remy, qui s’élança dans les bras de la veuve !…

On ne raconte point de telles scènes. Tout se borna longtemps à des sanglots de joie, à des noms échangés, à des étreintes mouillées de larmes. Les membres du conseil étaient émus ; Jeanne priait et pleurait, et le Père Cyrille, fou de joie, courait la salle en criant :

— J’en étais sûr, l’horoscope l’avait annoncé. Persécuté par le Taureau… secouru par la Vierge et Mars… La Vierge et Mars, c’est Jeanne, la pure et guerrière Jeanne, sicut erat Pallas. Maintenant, que Dieu sauve la France ! j’ai sauvé mon petit chevrier.


§ 8.


En prenant le nom et le rang que lui donnait sa naissance, Remy n’oublia point le passé. Le Père Cyrille resta toujours à ses yeux son bienfaiteur et son père spirituel. La dame de Varennes et lui le retinrent au château, où ils lui abandonnèrent une tour pour son laboratoire. Quant à Jeanne, elle poursuivit sa mission libératrice, et après avoir conduit le roi Charles jusqu’à Reims, elle continua à chasser les Anglais de province en province et de ville en ville. Apprenant enfin que Compiègne était assiégée, elle courut s’y renfermer.

Mais messire de Flavi, qui était gouverneur de Compiègne, n’avait point oublié que c’était surtout à Jeanne qu’il devait la perte de la fortune de la dame de Varennes. Dans une sortie où elle avait repoussé les ennemis avec sa valeur accoutumée, elle resta en arrière de ceux qui rentraient, et trouva la porte de la ville fermée ! Faite prisonnière par les Anglais, elle fut jugée, condamnée comme sorcière et brûlée vive à Rouen. Quand Remy apprit cette fin, il pleura à la fois sa bienfaitrice et la libératrice de la France. Quant au frère Cyrille, il soupira, mais ne parut point étonné.

— Très-bien, murmura-t-il, l’horoscope s’accomplit… toujours l’hostilité du Taureau ! Hélas ! personne ne peut échapper au jugement de Dieu, ni à la mauvaise influence de son étoile.


  1. Dieu.
  2. On appelait « caignardiers » certains vagabonds dangereux qui avaient leur campement habituel sous les ponts de Paris, et « robeurs d’enfants » des mendiants qui enlevaient de petits enfants dont ils faisaient trafic.
  3. C’était une indication de banqueroute.