Au camp de Soltau/4

La bibliothèque libre.
La Semeuse (p. 18-25).


IV

Les Ilotes.


Après quelques heures d’attente dans la cour d’une caserne où nous retrouvons de nombreux camarades qui nous avaient précédés et qui, depuis trois jours, couchaient à même le sol, c’est-à-dire sans le moindre brin de paille et sans couvertures, on nous met sur deux rangs et nous quittons le village. Vers neuf heures du soir, on nous arrête. Nous recevons une botte de paille pour deux hommes et l’ordre de nous coucher avec défense formelle de bouger avant le réveil. Le lendemain, nous constatons que nous nous trouvons dans une plaine circulaire, véritable cuvette, couverte de bruyères et entourée par les sombres fondaisons des sapinières. La vue seule de l’endroit dégage une mélancolie, une tristesse indéfinissable.

Dans cette plaine aride et vierge de toute construction faisant partie des landes incultes du Lunébourg allait bientôt s’élever un camp que nous construirions nous-mêmes. En attendant, nous couchions à la belle étoile, par n’importe quel temps, pluie, tempête, gelée, et ce sans la moindre couverture.

Oh ! les jours lugubres que nous avons vécus ! Sous la tempête qui faisait rage, nous nous serrions les uns contre les autres, cherchant vainement à nous réchauffer, tandis que d’autres se créaient des abris illusoires à l’aide de quelques planches ou creusaient des trous dans le sol pour essayer de se mettre à l’abri des éléments déchaînés. Jusqu’au 1er novembre 1914, il y en eut qui couchèrent dans ces tristes conditions ; d’autres se trouvaient déjà sous des tentes. Le peu de paille qu’on nous avait donnée au début s’était rapidement transformée en une espèce de fumier d’autant plus infect qu’une vermine immonde y grouillait. Au début, pas d’eau ni pour se rafraîchir ni pour se laver. Je ne puis songer à ces durs moments de notre captivité sans maudire les bourreaux qui nous ont traités d’une façon dégradante et pis que des animaux ; à ceux-ci au moins l’on donne de l’eau pour étancher leur soif et on change leur litière au moins chaque jour. L’hygiène et la propreté, deux mots inconnus pour nos « Torquemada » modernes.

Les blessés non pansés, les malades non soignés et tout le monde traqué comme des bêtes fauves, et cherchant à éviter tout contact avec ces tortionnaires. Ceux qui en furent les témoins ou les victimes ne peuvent se rappeler sans frémir ces galopades à travers la plaine, où nos soldats fuyaient éperdus devant les brutes qui, sabre au clair et bayonnette au canon, exécutaient des charges furieuses contre les hommes désarmés et affaiblis, physiquement et moralement par plusieurs semaines de privations. Qui d’entre nous ne se souvient du moment de la distribution du pain, des défilés « tête à gauche » exécutés pour un hussard de la mort bouffi d’imbécillité ; sitôt notre trop maigre ration reçue, on nous obligeait à prendre le pas gymnastique pour arriver aux douches où fumait une soupe au goût et à couleur douteux, qui ressemblait surtout à la nourriture que l’on donne aux cochons dans nos campagnes, puisqu’on y mettait, à défaut de pommes de terre, les épluchures de celles de la cuisine des Allemands. Il n’y a aucune exagération dans ce que j’avance, et ceux qui ont vécu à Soltau confirmeront non seulement les faits, mais diront même que je reste en dessous de la vérité, la plume étant impuissante à décrire toutes les horreurs dont nous fûmes les tristes victimes.

Que dire des autorisations de fumer retirées le lendemain, ce qui permettait aux Allemands de rafler pipes, tabac, cigarettes et allumettes[1].

Et le poteau ! Ne l’oublions pas non plus ce supplice nouveau pour nous, digne d’un autre âge, où l’on prenait des bains de soleil ou des douches glacées les jours de pluie, où l’on était plongé dans les voluptés de l’immobilité la plus complète et ce pour les plus petites peccadilles. Avoir fumé par exemple nous valait d’être ligoté étroitement pendant plusieurs heures par chacun des membres et par le corps à un poteau planté en terre, de façon à empêcher le moindre mouvement et à maintenir une torturante rigidité. S’il arrivait qu’un malheureux tenaillé par la faim s’oublia au point de voler une ration de pain ou de repasser à la soupe, il payait sa témérité d’une séance de plusieurs heures au poteau.

À Soltau, le supplice consistait à être ligoté debout contre le poteau, mais à Münster, on y a pendu des hommes en les attachant par dessous les aiselles, et à Oberhode, des Allemands, sans doute plus raffinés, avaient inventé le poteau incliné l’on attachait le patient face à la pluie, au soleil ou à la bise. La fin septembre vit s’installer une cantine et un bureau de change. Les denrées de la cantine étaient vendues à des prix déraisonnables et la qualité des produits laissait surtout à désirer ; quant au change, les premiers jours on donnait trente mark pour cent francs et sept mark pour une pièce d’or de vingt francs. Par la suite, les autorités du camp firent réglementer ce cours dans des conditions un peu plus raisonnables. Fin octobre, on nous donna la permission d’écrire à nos familles, mais on y mit tant de conditions draconiennes et stupides que le plaisir d’écrire aux nôtres fut gâté ; à certains moments, nous devions même rester plusieurs semaines sans écrire, en général, nous ne pouvions écrire qu’une seule carte ou lettre par semaine. Les paquets que nos familles nous expédiaient nous étaient remis après avoir traîné de six à huit semaines et souvent allégés de toutes les douceurs que des mères prévoyantes avaient eu soin d’y joindre.

Contrairement aux conventions internationales, notre solde ne nous était pas payée, nous étions donc réduits à demander à nos familles des secours en argent. Les mandats nous adressés n’étaient payés généralement que deux, trois ou quatre mois après leur émission. Les Allemands faisant argent de tout, retinrent à partir de janvier trois mark par mandat, et si cette mesure ne dura pas très longtemps, on négligea presque toujours de payer le pfennig : sur un mandat de 10 francs, on inscrivait au crédit de l’homme 8 mark ; plus 5 pfennig de frais, restait M. 7,95 à toucher, on ne touchait de ce chef que 7 mark, ajoutez-y la retenue de 3 mark, et vous verrez qu’il ne nous restait pas grand chose[2].

Les vols commis par les boches au détriment des prisonniers belges, en argent et en colis se chiffrent par millions de francs, une estimation approximative est pour ainsi dire impossible.

En linge, nous fûmes aussi très malheureux, alors que l’on devait pourvoir à notre entretien ; ce n’est qu’après plus de quatre mois de captivité que nous avons commencé à recevoir du linge, et encore, dans quelles conditions : personnellement, je me rappelle que pour un groupe de 200 hommes, nous avons reçu à fin décembre : 104 chemises, 95 caleçons, 50 essuie-mains et 100 paires de chaussettes ; un essuie-mains pour 4 hommes, une chaussette par homme ! ! !

En fait de linge, nombreux furent ceux qui, n’ayant qu’une chemise, devaient, lorsqu’elle était sale, la lessiver (à l’eau froide, sans savon, et la faire sécher le plus rapidement possible, n’en ayant pas d’autre à mettre). Voir ces hommes se promener une chemise étalée sur le dos et un mouchoir de poche ou des chaussettes sur les bras aurait pu être vaudevillesque, mais les privations, les douleurs des circonstances présentes, les rigueurs de l’hiver commençant, rendaient cela tout simplement très lamentable.

Bref, nous fûmes traités en toute circonstance pis que des condamnés criminels ; des parents venus pour voir des prisonniers, après avoir obtenu les passeports nécessaires, se voyaient, en arrivant, privés de cette faveur.

Nous avions pourtant des visites ; celles de tous les habitants de 25 kilomètres à la ronde, qui accouraient le dimanche pour voir des Belges accroupis dans des huttes rappelant les temps préhistoriques ou promenant leur mélancolie entre une double haie de fils barbelés.

Aussi, ne comprenons-nous pas comment le journal « Le Bien Public », de Gand, du 11 décembre 1914, osa publier un article sur les prisonniers de Soltau, où il déclarait que nous étions traités paternellement : travaillait qui voulait, nourriture excellente, cantine où l’on se payait toutes les douceurs possibles à des prix raisonnables, promenades magnifiques dans les environs, etc., etc.

Cet article n’était qu’un tissu de mensonges, il constituait une basse flagornerie vis-à-vis des Allemands, et une injure, une infamie vis-à-vis des anciens prisonniers belges en Allemagne.

À l’affût de toutes les nouvelles, une idée fixe nous hantait, celle de recouvrer la liberté et chaque soir, nous nous endormions dans l’espoir que le matin suivant, nous verrions enfin se lever l’aurore de la délivrance. Il est tout naturel de penser que de la guerre nous parvenait quand même des échos lointains et considérablement transformés et assaisonnés à la mode allemande. Cependant, il est bon de dire que malgré tout peu d’hommes parmi nous ont douté du résultat final, et ce fut là notre force. La grande confiance en la France nous arma de courage pour supporter les misères, vexations et cruautés de notre captivité ainsi que les nouvelles comme celle que Bruxelles, avec tous ses forts, s’étaient rendus ; à ce propos des loustics demandaient si le « fort Jaco » (une maison de santé) s’était rendu, et les Allemands de répondre gravement : « Ya, Ya, Brüssel alles caput ».

La prise de Paris fut également annoncée vers le 20 septembre ; mais ce qui me laissa un singulier souvenir, c’est cet adjudant boche qui s’obstinait à placer Calais dans la banlieue d’Anvers, en ajoutant que le bombardement de Londres allait commencer, sitôt que les canons seraient placés sur la côte belge.

Si ce sont là les résultats de l’instruction obligatoire en Allemagne, avouons que nous avions l’esprit faussé à cet égard.

Dans notre petite Belgique, un bon élève de l’école primaire est plus versé que cela en géographie européenne. Si l’instruction laisse la majeure partie des individus à un niveau si bas, la lourdeur de l’esprit germanique s’explique d’elle-même. Au surplus, il ne peut rien sortir de délicat d’un cerveau dont les cellules puisent leur régénérescence au point de vue intellectuel à un enseignement aussi précaire et au point de vue matériel à une alimentation dont la base se résume en deux mots :

Choucroute, bière,


alors que le Belge, comme le Français, aime surtout le vin, qui vous donne la force, le courage, la générosité et la vieille gaieté gauloise, caractéristiques de notre race.

  1. Ce qu’on nous confisquait aujourd’hui, on nous le revendait le lendemain, puis on confisquait à nouveau. C’est de cette façon que les boches faisaient marcher leur « bedide gommerce ».
  2. Cet état de chose cessa vers Mai 1915.