Au camp de Soltau/5

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La Semeuse (p. 26-28).


V

Le travail.


« Le travail honore l’homme », dit un vieux dicton, mais pendant notre captivité, les Allemands, avec leur délicatesse proverbiale, s’employèrent à nous le montrer comme une peine déshonorante. Les assassins condamnés aux travaux forcés ne connaissent pas les misères et vexations que nous avons dû subir.

D’abord, c’est ce travail sous l’œil d’une sentinelle dont chaque cri guttural ressemble étonnamment au hurlement d’une bête fauve ; ce cri, appuyé le plus souvent d’un coup de crosse, nous répugnait et nous révoltait. C’est bayonnette au canon que l’on nous conduisait à la tâche quotidienne qui consistait souvent à remplacer la bête de somme. Les hommes ployaient l’échine sous l’écrasant fardeau des poutres, des planches ou des sacs de ciment et devaient porter ces charges sur un parcours d’un kilomètre environ, et lorsque épuisé par un effort que de longues privations ne lui permettaient pas de soutenir, il arrivait qu’un malheureux tombât, coups de crosses, coups de matraques, coups de pieds pleuvaient sur lui et le forçaient à se relever et à continuer son douloureux calvaire…

Combien en avons-nous vu de ces pauvres hères, remplaçant dans les brancards d’un chariot les bœufs qui auraient dû le traîner. Plus de cinq cents témoins peuvent affirmer qu’un soir le chariot était chargé au point que les hommes ne pouvaient le faire démarrer ; nous avons vu cette chose aussi incroyable que monstrueuse, des sentinelles frapper sur les hommes et ceux-ci tirer au point que les harnais cassèrent et que nos malheureux frères d’armes allèrent rouler dans la poussière. C’est ce qui amusa le plus le sous-officier allemand qui commandait la corvée.

Chaque jour amenait des sévices nouveaux, témoin cet artilleur poursuivi par un chien policier, renversé et mordu assez sérieusement pendant que l’Allemand cognait à coups de matraques sur le malheureux qui se roulait par terre en hurlant de douleur.

Combien de larmes n’avons-nous pas essuyées, non pas des larmes de douleur, mais des larmes de rage devant notre impuissance à châtier ces fauves à face humaine.

Peut-on rêver lâcheté plus grande que de frapper et de maltraiter des hommes qui non seulement n’ont plus la force physique pour se défendre, mais n’ont même pas la faculté de l’essayer ; les malheureux savaient qu’au moindre geste de révolte qu’ils esquisseraient, ils seraient immédiatement passés par les armes. Nos bourreaux aussi le savaient et en abusaient. Nous finirons ce douloureux chapitre en rappelant que les Allemands devant se conformer aux conditions de la conférence de La Haye 1907 en ce qui concerne le travail des prisonniers, ne pouvaient exiger d’eux un travail excessif et dégradant.

Nous les avons vu cependant s’acharner avec une férocité plus grande sur les Anglais. C’est ainsi que l’on exigeait que les prisonniers anglais soient conduits tous les matins aux latrines où ils devaient travailler toute la journée au nettoyage et à la vidange des fosses. Ces malheureux ne pouvaient pas non seulement changer de linge, mais se trouvaient même dans l’impossibilité de se nettoyer convenablement.

Plusieurs adjudants, entre autres l’adjudant français Ricault eurent beau protester auprès des autorités allemandes, rien n’y fit, il fallut se résigner à voir nos compagnons de captivité effectuer ce travail répugnant entre tous.