Au creux des sillons/1

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Éditions Édouard Garand (p. 5-9).

LA CORVÉE



Les Corriveau s’étaient légué leur terre de père en fils depuis plusieurs générations. Cette belle ferme qui ondulait au loin, défrichée par cette longue lignée de terriens était bien leur œuvre. Ils l’avaient foulée de leurs pieds laborieux, arrosée et fécondée de leur sueur, remuée de leurs bras robustes. Aussi la connaissaient-ils dans tous ses vallons et ses monticules, dans tous ses plis et replis. Ils connaissaient la qualité du sol de tous ses champs. Cette science, apprise par les enfants, qui suivaient leur père, était ensuite transmise à leurs descendants. C’était la plus vieille terre de la paroisse, que leur ancêtre Louis Corriveau avait en quelque sorte fondée, quand il était venu s’y établir, il y a bientôt deux siècles.

On ne pouvait pas parler des Corriveau sans penser à cette ferme, que tous enviaient. Elle vallonnait sans un plissement, sans une ride, embellie ici d’un bosquet d’arbres séculaires qu’on avait laissés pour servir d’abri aux bestiaux, là par un joli ruisseau qui arrosait ses bords fertiles. Et le soir lorsque les douze vaches rentraient en procession lente du riche pâturage, l’haleine imprégnée de trèfle et de foin où se mêlait la senteur robuste de leur corps tiède, elles embaumaient l’air. Pendant qu’on les trayait, elles rêvaient avec langueur à de belles prairies d’herbe tendre. Et tous les enfants des Corriveau, depuis l’ancêtre jusqu’au propriétaire actuel, étaient venus accomplir le même rite charmant et familial, celui de boire de leur lait chaud. Ils sortaient de ces beuveries le nez surmonté d’une petite pyramide de mousse blanche.

Il ne restait plus qu’un arpent de terre à défricher. On y avait abattu les arbres depuis deux ans. Cette dernière année on avait fait brûler les branches sèches, on n’avait plus qu’à l’essoucher. C’était un travail que Corriveau voulait faire depuis longtemps, mais il n’avait jamais un moment de répit, tantôt occupé par les semences, tantôt par la fenaison et par la récolte, et enfin empêché par la réclusion des longs hivers.

Cette année il avait décidé de finir ce morceau de terre. Il avait donc convoqué ses voisins à une grande corvée. Profitant de la morte saison, c’est-à-dire, des quelques jours qui s’écoulent entre le temps des foins et celui de la récolte du grain.

Un beau matin de la mi-juillet, une trentaine d’hommes robustes, avec leurs chevaux et leurs outils de défrichement, arrivèrent à la maison de Corriveau. C’étaient les fermiers voisins accompagnés de leurs grands fils. Ce contingent se dirigea vers le champ de souches calcinées. Les chevaux faisaient sonner leurs attelages et les hommes riaient à gorge déployée des plaisanteries faciles qu’ils échangeaient. Ce fut une ruée générale au dernier vestige de la forêt, qui cédait, vaincue devant tant de bras aux muscles saillants. Leur travail était prompt et effectif. On attachait un crochet au moyen d’une chaîne autour de la souche, et on faisait donner aux chevaux un fort coup qui arrachait l’arbre, fouillait le sol et laissait les racines à nu. Ces hommes se regardaient et riaient de se trouver si noirs du charbon de tant de branches carbonisées. Le travail progressait. Corriveau allait des uns aux autres, encourageait, félicitait et distribuait de grandes bolées de bière faite à la maison.

Les voisines s’étaient également réunies pour aider à la préparation du repas de midi. Il fallait un dîner substantiel pour ces hommes qui faisaient un si rude travail. On leur servit donc une bonne soupe grasse aux choux, de gros morceaux de lard blanc comme du lait, des tartes aux pommes enveloppées d’une croûte dorée. On réservait les plats délicats, les viandes fines pour le repas du soir, qui était le banquet du jour, suivi d’une danse.

À quatre heures de l’après-midi, on avait porté au champ la collation qui consistait en tartines de crème au sucre d’érable.

Le proche voisin de Corriveau, Jacques Lamarre, était aussi de la fête, car ces corvées sont de véritables fêtes à la campagne. Il y était venu avec ses deux chevaux, pendant que sa femme et sa fille Jeanne étaient allées aider la mère Corriveau. Jeanne était une de celles qui furent choisies pour porter le goûter au champ. Les hommes assis par terre mangeaient à grosses bouchées, taquinaient doucement ces charmantes échansonnes et ces accortes panetières qui les servaient. Elles étaient belles, ces filles du sol, robustes et fortes, dans la grande lumière de l’après-midi.

Paul Corriveau, le grand garçon du propriétaire, remarqua avec plaisir, comme il ne l’avait jamais fait auparavant, la beauté lumineuse de Jeanne. Elle lui semblait plus belle que toutes les autres, avec sa robe de lainage du pays aux carreaux bleus et rouges et son tablier de toile. Il lui disait :

— Vous avez bien fait d’être venue. Vous voir donne du courage.

Et elle riait, d’un rire aussi limpide que la cascade du ruisseau qui traversait le champ. Elle aussi voyait avec plaisir ce grand garçon tout barbouillé de suie, de poussière, dont les dents blanches mordaient avidement dans la mie brune de ce bon pain de blé.

— Je vous retiens ce soir pour le premier quadrille, dit Paul entre deux bouchées.

— Elle fit un signe de tête affirmatif et éclata d’un rire sonore et sain comme le goût de la vie qui était en elle.

Et toutes celles qui étaient venues partirent.

Paul pensa à Jeanne en continuant son travail. Il la connaissait depuis longtemps puisqu’ils étaient voisins, mais aujourd’hui il l’avait vue pour la première fois. Elle lui avait paru une nouvelle femme. Il sentait déjà qu’il aimait sa jeunesse ardente et allègre. Il n’avait jamais remarqué comme aujourd’hui que la montée d’un sang riche et vigoureux lui colorait délicieusement le visage quand elle riait, et ses yeux avaient brillé d’un pur et vif éclat pendant qu’il lui parlait. Il s’accusait de ne pas l’avoir connue plus tôt.

La journée allait bientôt finir. Les hommes s’en iraient, chacun chez soi, pour se laver, s’endimancher et la fête commencerait.

À la maison de Corriveau l’activité était intense. On avait tué, pour l’occasion, deux agneaux et un veau gras. Les fourneaux suffisaient à peine pour tous ses rôtis dorés qui mijotaient doucement, pour ces poules et ces oies superbes dont la peau se fendillait en cuisant. Et toutes ces femmes, jeunes ou vieilles, excitées par la chaleur du poêle, par la joie de danser bientôt, couraient, les mains enfarinées, se trompaient, gesticulaient, parlaient, riaient, se hâtaient, car il fallait aussi qu’elles fissent un peu de toilette avant de se mettre à table. Elles revêtiraient leur belle robe de flanelle la plus légère, d’un travail compliqué, où les nuances se mêlaient.

Pour la danse, elles porteraient des souliers plats achetés au village. Les hommes commençaient à arriver avec leur compagnie. Ces hommes encore tout imprégnés de la senteur agreste de la terre remuée étaient beaux dans leur complet d’étoffe du pays. Chacun s’asseyait à table avec sa compagnie. Et ce fut la joie de vivre, de communier à tous ces dons que le sol travaillé par eux, leur rendait au centuple. Ces gens aux santés superbes ne perdaient pas une bouchée. Ils causaient, riaient, se taquinaient. L’allégresse était dans tous les cœurs et dans tous les yeux.

Au dessert, il y eut des exclamations : Les tartes étaient bonnes, les croquignoles fondantes. Les hommes félicitaient les ménagères. Et tout ce monde était heureux sans feinte et sans pose.

Mais on avait hâte de danser. On eut vite fait de desservir les tables. Le violoniste était arrivé et déjà il occupait un poste élevé sur un escabeau. Aux premières mesures les pieds trépignaient d’impatience. La musique leur donnait des ailes.

Paul Corriveau ouvrit la danse avec Jeanne Lamarre. Tout le monde les admirait. Ils étaient beaux, l’un et l’autre, lui avec son teint bruni, elle avec sa robe de toile frangée de laine, son corsage enjolivé de points d’aiguille.

Tout le monde danse, jeunes et vieux. Les jeunes dansaient les quadrilles qui étaient une danse nouvelle, les vieux les cotillons, les pavanes, les bourrées. On fit même danser un vieux et une vieille de quatre-vingts ans. C’était un spectacle attendrissant et joyeux que de voir ces braves gens démener leurs vieilles jambes, toutes raides des durs travaux de la vie.

Paul dansa avec Jeanne plus souvent qu’avec aucune autre. Il en profita pour lui dire combien il regrettait de ne pas l’avoir connue plus tôt, et elle écoutait émue, touchée des avances de ce fils de riche fermier, le plus riche du village. Elle traduisait tout son bonheur par un rire argentin, qui mettait un si délicieux coloris sur ses joues. La soirée allait finir. Paul dansa avec Jeanne le dernier cotillon qui fut un branle-bas général. Il s’offrit pour la reconduire. La nuit était douce et calme. Seules quelques petites étoiles regardaient la terre.

Ils étaient arrivés chez les Lamarre. Paul demanda à Jeanne la permission de venir lui faire sa cour. Pour toute réponse elle lui dit oui, en éclatant d’un rire si bruyant qu’il éveillait les échos de cette nuit tiède.