Au creux des sillons/2

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Éditions Édouard Garand (p. 10-12).

LES GRANGES QUI PLOIENT



Les jours passèrent. Ce fut bientôt le temps de la moisson. La saison avait été bonne, mêlée de pluie et de soleillées bienfaisantes. Les blés, les orges, les avoines, toutes les céréales innondaient les champs. C’était des mers bruissantes d’épis auxquelles la brise donnait un mouvement de houle. Il fallait couper cette récolte à la faucille. C’est pourquoi les familles entières étaient, dès l’aurore, dans leurs champs. C’était un spectacle magnifique de voir ces gens accroupis, faucille en main, couper les grains qui les débordaient de toutes parts. On faisait d’abord des javelles que l’on mettait ensuite en gerbes.

Cette année, disaient les hommes, on ne manquera pas de blé pour le pain et de paille pour les bestiaux. En effet, il y en avait tant que les granges ployaient sous le poids de toutes ces gerbes bien fournies.

Les Corriveau et les Lamarre s’entr’aidaient pour faire leur récolte. En travaillant plusieurs ensemble, on mettait plus de courage et plus d’émulation à la besogne. Paul et Jeanne aimaient ce travail commun où ils se retrouvaient et où ils pouvaient causer tout en activant la faucille. C’était des jours d’un labeur joyeux. Ils prenaient chacun une lisière de blé qu’ils abattaient sur une ligne parallèle, se défiant à qui finirait le premier. Dans ces tournois charmants elle tenait tête à Paul. Quelquefois il lui laissait prendre l’avantage, et c’étaient des cris de joie lorsqu’elle arrivait la première.

Lorsque les gerbes étaient suffisamment sèches on les chargeait dans une grande charrette, les épis en dedans. Bientôt les tasseries furent pleines. Les granges débordaient. On avait fini les récoltes.

Paul venait tous les dimanches faire sa cour à Jeanne. Lorsque le temps le permettait, il attelait son meilleur cheval sur sa plus belle voiture et ils allaient se promener ensemble au village voisin. Les gens qui les voyaient passer disaient :

— Nous aurons bientôt des noces.

Vers la fin des récoltes le père de Paul vint aux champs trouver celui de Jeanne et commença à l’entretenir de choses et d’autres. Il semblait avoir une communication à lui faire qui le gênait. Enfin il lui dit :

— Mon grand-père m’a dit autrefois que le vôtre avait pris trois pieds de notre terrain pour construire sa cave de dehors.

— Je le savais, dit Lamarre, en effet mon grand-père m’a dit que ce terrain vous appartenait et qu’en tout cas le vôtre ne s’y était pas opposé en reconnaissance des services qu’on lui avait rendus lors de la grande inondation.

— Avez-vous les papiers de cette concession ?

— Vous savez bien que nos deux grands-pères étaient deux amis comme nous le sommes et ils réglaient leurs petites affaires à l’amiable ; pourquoi ne pas laisser ce qu’ils ont fait ?

— Mais je perds trois pieds de terrain, dit Corriveau, c’est quelque chose de ce temps-ci. Je vous en reparlerai.

Et ce fut la fin de la conversation. Paul et Jeanne avaient eu vaguement connaissance de cette petite altercation. Ils comptaient bien que cette futilité serait vite réglée par les deux familles. Leur amour n’en fut pas troublé un seul instant. Jeanne était bien la femme que son cœur cherchait. Il aimait sa jeunesse rieuse, sa beauté forte et saine, son bon regard qui brillait d’une vie si intense. Et elle, elle aimait Paul d’un amour non moins grand.

Les deux maisons étaient assez rapprochées pour qu’elle pût le voir vaquer à ses travaux, soit qu’il allât aux champs, soit qu’il travaillât dans le jardin. Elle suivait du regard ses mouvements souples et ses gestes diligents. Elle le trouvait beau dans la lumière dorée du jour quand il conduisait ses chevaux sur la route qui côtoyait leur ferme. Quand il les interpellait pour les stimuler, elle croyait entendre une musique forte et vibrante qui l’encerclait de ses ondes sonores. Elle aimait de toute l’ardeur de ses vingt ans, de tout l’élan de son sang vigoureux et chaud.

C’était déjà l’automne. Paul achevait de cueillir les fèves, le maïs et les autres légumes du jardin potager. Elle, elle feignait d’aller ramasser des copeaux pour son feu, afin de se donner une occasion de lui parler. Tous les deux s’arrêtaient et, accoudés sur la clôture, ils parlaient longtemps jusqu’à ce que sa mère lui criât :

— Jeanne, ton feu est éteint et le dîner n’est pas cuit.

Alors elle se sauvait en éclatant d’un rire jeune et sonore, et faisant un petit signe amical de la main. Et lui se remettait à l’ouvrage en pensant à cette femme que son cœur avait élue.