Au fond des bois/Dans le silence des forêts

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Dans le silence des forêts


Le 3 novembre, vers 1880. — Voilà deux mois aujourd’hui que nous vivons tous les quatre, mon père, ma mère, mon frère et moi, dans cette solitude, la plus grande, la plus complète assurément qui se puisse imaginer. Des arbres, des arbres, des arbres ! Des arbres partout, des arbres de toutes formes et de toutes grandeurs… Nous sommes cachés, nous sommes enfouis sous les arbres, et dans ce fouillis admirable nous voyons juste un petit coin du ciel… Les sapins gardent leurs feuilles toute l’année, les grands cèdres et les érables les garderont encore quelques semaines, quelques jours seulement peut-être. En attendant leur dépouillement, quelle magie, quel enchantement pour les yeux qui savent voir ! Il y a du jaune soleil, du jaune doré, du rouge vin, du rouge sanglant, du rouge éblouissant. Et le brun ! Du brun clair de lune et coucher de soleil, du brun rosé, du brun couleur de fruits mûrs, brun des splendeurs éteintes… Ô forêt, je n’ai pas assez de mes yeux pour te contempler et de mon âme pour t’aimer !

Le petit coin de terre que mon père a défriché borde notre maisonnette à gauche. C’est un établissement de colon, et c’est le commencement de la ferme que mes parents rêvent de fixer dans cette immensité vierge. Nous sommes les premiers à envahir ces sauvages montagnes. Plus tard, bientôt peut-être, d’autres maisons s’élèveront près de la nôtre, mais aujourd’hui nous sommes seuls, et à dix milles des autres habitations.

6 novembre. — La fumée de notre toit monte plus libre maintenant, entre les branches presque nues. La forêt se dépouille peu à peu et les feuilles mortes tombent partout. Notre demeure en est enveloppée comme d’un manteau somptueux. Elles recouvraient aussi les abords de la cheminée et gênant le passage de l’air elles diminuaient la vigueur de notre feu. Mon père, à l’aide d’une échelle, a dû monter sur le toit et procéder à un nettoyage minutieux.

Moi, m’aidant d’un gros bâton au dos fourchu, j’ai balayé le petit sentier familier par lequel j’aime à m’avancer dans la forêt secrète. J’enfonçais jusqu’à la cheville dans cette épaisseur humide et mes pieds en devenaient tout transis. J’ai employé mon après-midi à ce balayage inaccoutumé.

Au bout de ce sentier se trouve une sorte de clairière où une grotte mystérieuse se découvre au cœur d’un vieux tronc habillé de mousse. C’est là que je vois souvent une apparition charmante. Un bel écureuil gris argent, assis sur son petit derrière, me regarde amicalement en croquant une noisette. Aujourd’hui il n’est pas venu. A-t-il cherché ailleurs son gîte pour l’hiver ? Le reverrai-je l’an prochain ? Mystère !

7 novembre. — Le ciel est sombre et les bois sont mélancoliques. Le vent glacial nous cingle la peau comme un fouet. La brise est violente. Toute la forêt semble être secouée de frissons.

Mon père dit que nous aurons bientôt de la neige.

Cependant, je n’ai ni ennui ni tristesse de me trouver si loin du monde, malgré mes dix-neuf printemps. Du petit village de X où je suis née, je n’ai souvenir que de l’humble école où j’ai puisé ma modeste instruction. J’ai pensé quelquefois à ma bonne vieille institutrice — aux petits yeux étincelants sous ses lunettes — qui paraissait toujours étonnée de mes aptitudes littéraires, et qui s’est donné tant de mal pour m’instruire. Et c’est tout. Parmi les jeunes filles de ce village aucune ne partageait mes idées et mes goûts. Je ne regrette rien. J’aime ma solitude et les arbres…

Une seule chose m’attriste un peu dans mon isolement, c’est de ne plus voir le clocher du village et de ne plus entendre les sons de l’Angélus. Les clochers font relever la tête et élèvent les pensées au-dessus des préoccupations de la terre. Ils nous prêtent des ailes. Ils nous donnent le goût de la prière. Oui, je regretterai le clocher et ses angélus…

Mais pourquoi me plaindre ? Les arbres ne sont-ils pas d’autres clochers, des clochers sans cloches ? Ils peuvent élever mon esprit loin de la terre puisque leur front auguste est sans cesse tourné vers Dieu. Il est impossible de ne pas être ennobli par la splendeur et la majesté des forêts.

Que de vie, que de beauté, que de richesse on y découvre !

Quand on regarde ces herbes hautes et touffues, ces floraisons éclatantes, ces fougères aux broderies si fines qu’on les dirait faites par des esprits, ces mousses vertes, ces dentelles d’argent, ces branches ployant sous leur poids magnifique, toute cette exubérance splendide et capricieuse, peut-on s’empêcher de rendre grâce au divin artiste qui nous en a fait le don miséricordieux ?

11 novembre. — Mon père qui s’est blessé avec sa hache ne prend pas de mieux. Il languit dans une chaise avec la jambe enveloppée de longues lisières de toile blanche. Cette plaie, que ma mère soigne avec de l’onguent des magasins, le fait parfois beaucoup souffrir. Ce qui le fatigue le plus c’est de ne pouvoir agir, lui qui a toutes les vaillances, toutes les audaces, toutes les énergies. Nous sommes très attristés de cette situation, car nous voyons que notre malade se trouve bien malheureux. Et de plus nous craignons de manquer de provisions si cette maladie se prolonge. Mon frère, qui n’a que quinze ans, n’est pas habile à la chasse, et il ne connaît pas assez ces bois pour s’y aventurer seul. Comment pourrait-il se reconnaître dans un pareil enchevêtrement de troncs, de branches, de cavernes et de profondeurs ? Et la neige, qui tombe épaisse depuis le matin, va rendre la forêt encore plus impénétrable et plus mystérieuse.

12 novembre — La première neige est tombée. Les feuilles ont perdu le sang de leurs veines, et la forêt a des cheveux blancs. Le siège rustique que je me suis découvert dans le tronc d’un vieux chêne a maintenant un coussin de neige. Le cher petit oiseau à ventre rouge qui venait se percher près de moi a fui… Je n’entends plus de bruits d’ailes, je n’entends plus que la neige qui tourbillonne, enveloppante comme une ouate… L’hiver nous envahit, et c’est une force qu’on ne songe pas à repousser, tant elle est puissante, tant elle est au-dessus de nous… Les arbres sont comme de blanches apparitions qui tendent les bras. On croit les entendre respirer, on croit les voir se pencher, se redresser. Rien n’est plus vivant que la solitude, et les lieux les plus déserts sont les plus animés. Ô douce, ô bonne solitude, monde de vie et de pensées, quoi qu’il advienne de nous, sois à jamais louée et bénie !

13 novembre — Notre malade est toujours dans le même état, et cela nous inquiète affreusement. Il a des accès de fièvre dévorante, suivis de grands frissons qui lui font rechercher la chaleur du poêle. Mais grâce à Dieu, le feu ne manque pas ! Mon frère passe des journées entières à couper des branches d’arbres pour notre bois de chauffage. Après que, muni de la hache, il les a toutes détachées du tronc, il se sert de la scie pour les mettre en longueurs convenant à la forme de notre « poêle à trois ponts ». Et les grosses branches, rougies et pétillantes, jettent dans notre pauvre maison la résineuse senteur des forêts.

Il a neigé durant trois jours et trois nuits. Nous voilà à moitié ensevelis dans la neige. Tout est blanc, du plus haut sommet des montagnes jusqu’au plus petit recoin du sol.

Il pèse sur nous un poids de mélancolie intense que nous ne pouvons pas secouer. Quels seront les jours marqués pour nous à l’horloge du destin ? Quel avenir nous attend dans cette immensité sauvage, à la fois bienfaisante et redoutable ?…

Pendant que mon père languit et se traîne du poêle à la chaise, et de la chaise au lit, je m’occupe avec ma mère du nettoyage de la maison et du linge, de la préparation des repas, et aussi de traire et de soigner notre vache qui vit seule, à deux pas de nous, dans sa cabane de bois rond. Car nous avons une vache, et elle se nomme Rougette. C’est la plus jeune des cinq que mon père possédait quand nous étions au village de X. Elle est d’un beau brun rouge, avec une ligne blanche autour du cou — ce qui lui fait un collier charmant. Ses yeux sont de velours, et son regard est presque humain. Nous l’aimons, Dieu sait combien ! Son lait, qu’elle donne en abondance, nous est précieux, surtout depuis que nos autres provisions s’épuisent.

15 novembre. — Nous avons eu hier soir une surprise épouvantable. Ce matin encore j’en suis si tremblante que j’ai peine à tenir ma plume. Il est impossible d’imaginer une chose aussi effroyable. Heureusement, nous avons pu échapper à cet horrible danger.

Pendant que ma mère attisait le feu, et que mon père et mon frère parlaient ensemble, j’étais occupée à traire Rougette. Soudain, dressant les oreilles, elle a levé la tête comme frappée d’un bruit extraordinaire, et elle se mit à trembler de tous ses membres. Aussitôt nous avons entendu des hurlements affreux qui venaient de l’extérieur. C’était une rumeur grandissante et si sinistre que je ne trouve pas de mots pour la peindre.

— « Une bande de loups ! s’écria mon père, effaré. Mettez tout de suite le verrou de fer dans la porte et fixez des linges épais dans la fenêtre, car ils pourraient apercevoir les lueurs de notre feu et ces lueurs les exciteraient davantage. Ne faisons pas de bruit non plus. Le bruit, comme la lumière, a pour effet de les rendre plus furieux. »

Leurs cris devenaient de plus en plus perçants. On aurait dit que ces bêtes féroces allaient fondre sur nous par milliers.

« Ils vont enfoncer les murs et nous dévorer ! cria mon frère, fou de peur. »

— « Il ne faut pas s’effrayer outre mesure, reprit mon père avec calme. Ces animaux ne peuvent pas deviner que nous sommes ici. Ils ne peuvent pas non plus jeter à terre les murs de notre demeure. C’est moi qui l’ai bâtie ; je sais comment elle est résistable. Tout au plus, pourraient-ils briser les vitres de la fenêtre. Et alors il nous serait possible de fermer cette ouverture avec les épaisses planches de cèdre que nous avons ici à portée de notre main. D’ailleurs leurs cris atroces nous les font croire beaucoup plus nombreux qu’ils ne le sont. Généralement, les loups sont plutôt rares dans cette région du bas Saint-Laurent. Ceux-ci sont affamés sans doute car ils ont été surpris par l’hiver trop hâtif, et ils se dirigent maintenant vers les villages pour y chercher leur pâture. Ils ne nous ennuieront pas longtemps de leurs cris. Les voilà déjà qui s’éloignent. Et je suis certain qu’ils ne reviendront plus. »

En effet, l’affreuse clameur commença alors à s’éteindre. Et elle fut bientôt complètement disparue. Il était temps, car malgré les paroles rassurantes de mon père, je croyais mourir de frayeur.

Plusieurs fois aujourd’hui, j’ai cru les entendre encore, mais mon père assure que je me trompe et qu’ils sont maintenant bien loin de nous. Ils ne peuvent d’ailleurs courir que sur la neige durcie, et dès qu’il neigera de nouveau il n’y aura plus aucune crainte de les voir apparaître ici.

16 novembre — Nous avons fait aujourd’hui le relevé de ce qui nous reste d’huile pour nous éclairer et de farine pour manger. Bien peu d’huile, bien peu de farine. De viande pas du tout. Rougette achève sa réserve de foin. Nous lui donnons sa ration de plus en plus petite, et la pauvre bête en demande davantage en se plaignant, et en fixant sur nous des yeux suppliants. — « Voilà, dit mon père, le résultat de ma négligence ; j’aurais dû prévoir ce qui arrive aujourd’hui. Si j’avais enseigné à Louis — c’est le nom de mon frère — la manière de reconnaître le chemin qui conduit au village, il aurait pu — avant que la neige tombe — se rendre seul au magasin pour chercher des provisions. Je comptais tuer soit un orignal, un chevreuil ou un caribou ; je n’avais aucune inquiétude de ce côté, car je sais depuis longtemps comment on s’y prend pour abattre ces grosses bêtes des bois. Mais, me voilà incapable de faire un pas… Comment pouvais-je penser qu’une chose semblable m’arriverait ! Et si cela dure, nous n’aurons plus bientôt de quoi nous nourrir. Il est vrai que nous avons le lait de Rougette. Mais ce lait va diminuer et se tarir parce que la pauvre bête est à la ration. Elle va maigrir de jour en jour, et si cette terrible épreuve se prolonge, nous serons obligés de… tuer Rougette et de la manger ! »

Cette dernière phrase tomba sur nous, comme une catastrophe. Tuer Rougette, notre belle vache rouge que nous aimons tant, et qui fait, pour ainsi dire, partie de la famille !… Mon Dieu, se peut-il qu’un tel malheur nous arrive ? Tuer Rougette pour la manger !… Cette pensée nous paraît plus affreuse que la mort même. Ma mère en a les larmes aux yeux… — « Nous commencerons ce soir, dit-elle, une neuvaine à la sainte Vierge. »

Ce soir, après avoir longuement prié nous nous sommes assis tous les quatre auprès de notre feu. Les reflets de la lune et ceux de la flamme nous donnent une lumière suffisante pour prendre notre maigre souper et pour vaquer à nos occupations. Que cette économie nous est utile, nous qui sommes sur le point de manquer d’huile !

Le vent ne soufflait plus. Il faisait un temps calme et froid. Une clarté éblouissante courait sur les champs de neige et brillait comme mille flèches ! Pour jeter un peu de gaîté sur notre tristesse, comme on met de l’huile sur une plaie, mon frère, à la demande de ma mère, chanta une de ces vieilles chansons qu’il apprit jadis des lèvres de notre vénérable grand-père. Il a une voix agréable et douce qu’on ne se lasse pas d’entendre. Et c’est avec joie que nous avons écouté : La Chanson de Caroline.

De sa maisonnette bien close,
Caroline aux champs regardait.
La bise avec fureur grondait.
Plus de feuillage, plus de rose :
Partout la neige et les glaçons.
Transis de froid, quelques pinsons
Des arbrisseaux du voisinage
Becquetaient l’écorce sauvage,
Mais n’essayaient plus de chansons.
« Pauvres petits ! La faim peut-être
Plus que le froid vous fait souffrir
Le même Père nous fit naître :
De ses biens je dois vous nourrir. »
Du pain bis déjà les miettes
Pleuvaient pour les tristes oiseaux ;
Déjà, chère enfant, tu les guettes
À travers les brillants vitraux.

Un, deux, trois… la volée entière
Accourt à ce friand repas.
Elle est toujours plus familière ;
Tu parais : on ne s’enfuit pas.
Sans craindre fâcheuse aventure
On revient chaque jour. Enfin
Ce peuple chéri, dans ta main,
Découvre à souhait sa pâture.
Que les moments te semblent courts !
Ah ! si l’hiver durait toujours !
Mais la primevère indiscrète
Sourit au soleil printanier.
Voici déjà la violette
À l’abri du vert groseillier.
Sans peine aux champs l’oiseau butine ;
Plus de frimas, plus de pinsons…
Oiseaux adieu ! Dans vos chansons
N’oubliez jamais Caroline !

17 novembre — Le vent a sifflé toute la nuit, et ce matin c’est une grosse tempête. Il a beaucoup neigé. Cette neige immaculée se soulève en tourbillons et tourne et tourne comme la roue d’un rouet invisible. On dirait que tous les nuages du ciel sont autour de nous, et qu’ils dansent une ronde terrible ! Parfois cela crie et pleure d’une voix d’enfant, d’autres fois cela se lamente d’une voix d’homme… Aux gémissements de la tourmente se mêlent aussi les faibles plaintes que mon père laisse échapper parfois quand sa plaie le fait trop souffrir. La neige tombe, les arbres craquent, le vent hurle. Impossible de bouger d’ici. Mon frère lui-même qui, malgré les supplications de ma mère, était décidé de partir en raquettes pour se rendre au village, n’y songe plus aujourd’hui. Les côtes, les ravins, les collines, tout va se trouver bouleversé par l’amoncellement de la neige ; personne ne pourrait s’y reconnaître.

Notre table, vraiment, n’est plus attrayante. Seulement du pain bien sec et le peu de lait que Rougette nous donne encore. Qu’allons-nous devenir ? Et quand cela finira-t-il ? Nous vivons dans une profonde angoisse, n’ayant confiance maintenant qu’en la divine Providence. Rougette beugle lamentablement dans son étable. La faim la tenaille. Je lui donne parfois quelques croûtes de pain que je prends sur notre maigre ration. Alors, la chère bête me lèche les mains, folle de joie. Mais, cela ne peut combler son immense appétit, et la déception demeure au fond de ses yeux tristes.

20 novembre. — Nous faisons notre neuvaine avec une grande ferveur, à genoux aux pieds de l’image sainte qui est accrochée au mur, près de la croix. Jamais, assurément, nous n’avons prié avec une telle foi… Obtiendrons-nous la guérison de notre malade ? Sauverez-vous, ô mon Dieu, ces faibles êtres que nous sommes, et que vous seul pouvez sortir de cette affreuse détresse ?…

Être forts et pleins de jeunesse, et se voir en face de la mort par la faim. Quelle horrible situation !…

Rougette n’a donné ce matin qu’une petite tasse de lait, et du lait qui n’a pas le moindre soupçon de crème. Voilà donc ce précieux aliment qui disparaît. Mon Dieu, mon Dieu, qu’allons-nous devenir ? Nous voilà réduits au pain sec, et le peu de farine qui nous reste sera épuisé en quelques jours. Nous devenons tous pâles comme des morts, pâles de faim et d’angoisse… Mon père guérira-t-il ? Serons-nous obligés de tuer Rougette ?…

22 novembre. — Quand je me suis éveillée ce matin, la maison était encore dans l’obscurité, et cependant ma mère était debout.

— Pourquoi vous être levée avant le jour ? lui demandai-je aussitôt.

— Avant le jour ! me répondit-elle. Tu n’y penses pas, mon enfant. Il y a bien des heures que le jour est commencé. Il a neigé sans relâche toute la nuit et cette neige nouvelle, poussée par le vent, dépasse maintenant la fenêtre. Nous sommes complètement enneigés ! C’est tout juste s’il reste une petite place, à l’extérieur, pour que la fumée s’échappe de notre cheminée… Voilà, pourquoi, malgré le jour avancé nous sommes dans une si grande noirceur. »

Mon frère, en entendant ces mots, accourut en toute hâte. Mettant ses plus chauds habits et son casque aux larges bords, il commença de suite un long travail de déblaiement. Ce ne fut pas chose facile de faire mouvoir la porte. Ensuite il fallut dresser un échafaudage. Il se composait d’une chaise, de deux caisses et de nombreux morceaux de bois placés les uns par-dessus les autres. Grâce à cet escabeau improvisé, mon frère a pu traverser la muraille de neige et commencer doucement à s’y frayer un chemin. Ah ! que d’inquiétudes pour ceux qui assistaient à ce spectacle ! Plusieurs fois nous crûmes qu’il allait être englouti dans cette mouvante blancheur. Mais enfin il en sortit victorieux, et dans notre fenêtre libérée, le soleil d’hiver entre à flots.

25 nov. — À cause du manque de provisions, notre situation devient de plus en plus critique. La farine est complètement épuisée. Dans quelques jours nous n’aurons plus comme nourriture qu’un peu de pommes de terre. Rougette ne donne plus de lait et elle est d’une maigreur extrême. La pensée que pour nous permettre de survivre il faudra peut-être la tuer nous crève le cœur. Mon Dieu que cette épreuve est grande ! Mon père en a parlé ce matin comme d’une chose inévitable ! Quoique sa plaie soit moins sensible, il ne peut pas encore marcher. On ne peut donc pas espérer qu’il retournera bientôt à la chasse.

Ma mère ne s’est pas couchée de la nuit. Voilà plusieurs fois, je crois, qu’elle veille ainsi pour prier. Chaque fois que j’ouvrais les yeux, je la voyais à genoux en prière aux pieds de la croix. Elle avait allumé un grand cierge en face de l’image de la Madone que nous avons clouée au mur. Ses yeux étaient suppliants et son visage consterné… Il ne se peut pas, il me semble, que la Providence reste sourde à de telles supplications…

27 novembre. — Le ciel a exaucé nos prières. Nous sommes sauvés ! Un gros morceau de viande d’orignal cuit sur le feu dans notre grand chaudron noir… Et cela sent bon… Oh ! que cela sent bon !… Voici ce qui s’est passé. C’était hier soir, vers huit heures. Nous venions de faire notre prière en famille, après avoir soupé d’un petit morceau de pain sec. Moi, je n’avais pas mangé ma part ; je la gardais pour Rougette… La lampe était éteinte, — nous l’éteignons pour ménager l’huile. Une grande tristesse pesait sur nous.

« Qu’allons-nous devenir ? » Telle était la pensée que nous nous cachions mutuellement et qui nous mettait le désespoir dans l’âme. Le lendemain ne s’annonçait pas gai, je voyais que ma mère était dévorée d’inquiétude, et je ne pouvais rien faire pour adoucir son malheur. Notre malade se portait difficilement sur sa jambe. Le lait, sa seule nourriture, allait bientôt lui manquer. Mon frère ne pouvait se rendre seul au village sans risquer de tomber dans un précipice, de s’égarer dans les bois ou d’être dévoré par les loups… Pour toute nourriture, il ne nous restait qu’une couple de tranches de pain. Mon père disait toujours : « Demain, je serai assez bien pour aller à la chasse », et le lendemain lui apportait encore la même déception. Sa blessure ne lui permet pas d’agir et de travailler.

Donc, nous étions là, à prier intérieurement le Ciel de venir à notre secours. Le poêle faisait entendre son léger ronflement et la bonne chaleur se répandait autour de nous. Or, voici que nous entendons tout à coup des bruits étranges, une sorte de plainte rauque et prolongée, et des craquements qui n’étaient pas les craquements ordinaires des arbres pliés par le vent. Mon père, après avoir écouté longuement, dit : « C’est le cri d’un orignal blessé. Mais, que diable, personne ne peut chasser par un temps semblable ! » Nous ouvrîmes la porte, et regardant du côté d’où venaient ces bruits, nous vîmes, tout près de notre maison, à demi enfoncés dans la neige, deux énormes orignaux qui se trouvaient emprisonnés par leur panache. Ils cherchaient à se dégager l’un de l’autre, mais leurs efforts ne servaient qu’à renforcir le lien. Du sang bien rouge luisait sur la neige… — « Cela arrive souvent dans les forêts, dit mon père, ce sont deux mâles qui se livrent une lutte acharnée, et, maintenant, leurs bois sont tellement liés qu’ils ne peuvent plus se séparer… C’est le temps de leur loger chacun une balle dans la tête… Remercions Dieu, c’est lui qui nous envoie cette chance ! Allumez la lampe, et placez-la dans la fenêtre afin que la lumière tombe sur les deux bêtes… Toi, Louis, charge ma carabine, et tous ensemble vous allez me soutenir par les épaules, car je ne suis pas fort comme Samson… En appuyant mon fusil comme cela, sur le coin de la maison, je suis juste de la bonne hauteur… Tenez-moi bien… » Nous le soutenions de toutes nos forces par les épaules et par les coudes. La lueur de la lampe tombait sur le dos des deux bêtes, qui haletaient, immobiles, se reposant, sans doute, pour reprendre ensuite leur terrible combat. Le bras de mon père tremblait de faiblesse, mais il est trop bon chasseur pour ne pas atteindre son but. Une détonation retentit… puis une autre… Les deux orignaux tombèrent presque ensemble, l’un atteint dans la tête, et l’autre dans le cou. Mon père, épuisé, s’écroula sur une chaise, le fusil à ses côtés. Il était fou de joie.

28 novembre. — Voilà donc le bonheur qui sort de notre détresse comme le jour sort de la nuit, comme la victoire sort des batailles !

— « Ne soyons pas ingrats envers Dieu, disait ma mère, ce matin. N’oublions pas de le remercier, de le remercier encore. Il a voulu par cette dure épreuve nous procurer, au sein de notre pauvreté, un contentement plus grand que celui de la richesse. Il faut avoir souffert pour connaître le vrai prix de la vie. Plaignons les riches de la terre, ceux qui n’ont jamais été privés de rien ; ceux-là ignorent le véritable bonheur. »

Afin que notre joie soit plus grande encore, Dieu a permis que mon frère découvre hier, dans un coin du grenier, deux sacs de pommes de terre parfaitement conservées, et un paquet de tabac en feuilles dont mon père fait ses délices. Il a aussi le plaisir de marcher un peu dans la maison, car sa blessure commence à se fermer.

Tout en fumant ce bon tabac qu’il savoure, il occupe ses loisirs en compagnie de mon frère, à tailler au canif en longueur égale des branches sèches que Louis va chercher à pleines brassées dans les alentours. Ce sera pour entourer les carrés d’un jardin à légumes projeté. « Travailler ainsi pour la belle saison la fera peut-être venir plus vite »… disent-ils, en riant.

Mon frère a retrouvé sa belle humeur d’autrefois, si naturelle à son âge. Il chante avec entrain toutes ses belles chansons de jadis. Je copie ici Le Chant des Moissonneurs que j’aime particulièrement.

L’aube sourit dans le lointain.
Quel beau pays ! Quel beau matin !
Le batelier fuit le rivage
Et le berger sort du bercail.
Le vieux clocher pour le village
A sonné l’heure du travail.

Ah ! ce travail c’est le bonheur !
C’était l’espoir du moissonneur.
Sous le marteau la faux résonne.
La troupe aux champs a pris l’essor.
Et sous ses mains, riche couronne,
Je vois tomber les épis d’or…

Pour assembler leurs flots épars,
Venez, venez, femmes, vieillards.
À nous, amis, des gerbes mûres
À nous de serrer les liens.
Ouvrez vos flancs, larges voitures,
Suffirez-vous à tant de biens ?…

C’est le ciel qui les a donnés.
Enfants de bluets couronnés,
Assis sur la paille dorée,
Chantez-lui vos douces chansons ;
Au village faites entrée :
Louange au Père des Moissons !…

29 novembre.Rougette a fait, comme nous, un gros repas de viande cuite. Elle pourra avant longtemps manger de la bonne avoine que mon père et Louis iront chercher au magasin du village. Pauvre Rougette, elle ne se doute pas que durant plusieurs jours nous avons songé à la faire mourir !…

Notre malade est en voie de guérison. Sa plaie se cicatrise rapidement. Rougette ne se lamente plus de la faim. Nous sommes tous très heureux.

Aujourd’hui, un gai soleil a joué dans les branches. Le jour s’est couché rouge parmi les bouleaux. C’était beau comme la plus belle image. J’aurais voulu être peintre. Il fait presque noir ; les rêves ont beau jeu. Seule, la lueur du feu jette des reflets dansants sur les murs. Qu’avons-nous besoin de lumière puisque nous avons maintenant la paix, le bonheur ? Mon père va mieux. Rougette donne du lait, nous avons de quoi manger ; que nous faut-il de plus ? Dehors, c’est l’hiver, mais dans la maison quelle chaleur, quelle sécurité ! Je ferme les yeux, et j’ai dans ma tête des papillons, des fleurs, des oiseaux… Je songe aux printemps qui renaissent et qui chantent dans les mousses légères, dans les feuilles, dans les branches. Je songe aux petites sources qui coulent doucement dans les fougères, entre les bouleaux rieurs… Je songe aux oiseaux qui volent, aux papillons qui passent, au vent qui murmure. Je songe aux clairières qu’on rencontre, aux profondeurs qu’on découvre, aux écureuils qu’on surprend… Je songe aux sentiers moelleux où le pied enfonce comme dans du velours. …Je songe au printemps, je songe à l’été. Je suis heureuse !