Au fond des bois/La Tentation

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La Tentation


26 mai 1886. — Les mois ont passé après les mois, les années après les années. Les saisons ont succédé les unes aux autres, avec leurs rigueurs, leurs tristesses, et leurs joies. Notre ferme s’est agrandie. Nous voilà maintenant établis comme des colons qui peuvent espérer l’aisance, tout en ne la possédant pas encore. Notre maison, qui n’était d’abord qu’une cabane, a été peu à peu élargie ; elle est maintenant une demeure d’apparence solide. Un four à pain, une laiterie, un hangar ont été bâtis par les mains habiles de mon père. Nous avons deux vaches, quinze poules, un cheval. Il nous est possible de voir venir les longs hivers sans craindre les malheureuses aventures qui découlent d’un trop grand éloignement. Il ne nous arrivera plus de redouter la mort par la faim en des temps de maladie ou de tempête. Tout a été prévu. Mon père et mon frère ont fait dans la terre un grand trou dont ils ont retenu les bords avec des pieux. À l’extérieur, cette caverne a été recouverte de branches et de feuilles, étendues avec soin. L’ombre des arbres la recouvre constamment ; aucun filet de lumière ne pénètre jusque là. D’un automne à l’autre ce trou est plein de glace, et c’est là que nos provisions se gardent fraîches, même dans les jours de chaleur.

Nous sommes toujours en pleine forêt et Dieu sait combien elle est profonde !… La vie mystérieuse des arbres se déploie autour de nous, et se mêle à notre propre vie… Une multitude d’êtres y respirent, y palpitent, s’y meuvent dans l’ordre de la création, et cette vie sans cesse en mouvement nous retient par les fibres les plus profondes de l’âme. Qui croirait qu’une jeune fille peut aimer à vivre dans un pareil isolement ?… J’aime ces bois, ces montagnes pleines de mystères, cet infini de verdure qui s’étend comme un océan… J’aime notre pauvre toit, le jardin, le puits dont la margelle chante étrangement par les jours de grande brise… Son eau qui retombe en gouttelettes a des reflets argentés et chaque goutte reflète un coin du Ciel… Ainsi l’âme humaine qui est bonne, qui est sainte, reflète l’image de Dieu. Notre pensée peut contenir l’infini comme une goutte d’eau contient le firmament.

27 mai — L’horizon est d’un gris très pur. Les sapins tendent leurs branches résineuses vers la lumière. Les fougères tissent leurs feuilles en dentelle. Les lierres s’attachent au tronc des chênes. Les bouleaux pâles, et les aulnes rieurs se penchent sur les lacs : jeune famille mirant leur jeune visage… L’herbe pousse follement ; je crois l’entendre grandir… Les bluets et les fraises montrent leurs petites fleurs blanches parmi le vert enchevêtrement des feuilles. L’iris d’eau ouvre son cœur bleu, tout plein des ombres de la nuit… Mais la nature n’est plus la même pour moi. Un voile noir la recouvre à mes yeux depuis que ma mère est morte… Je suis comme un oiseau dont le nid a été dévasté ; je ne sais plus comment ouvrir mes ailes… Oh ! ma mère ! Oh ! ma mère ! Vous, la dévouée, la silencieuse, la résignée, la souriante ; vous, la courageuse qui ne reculait devant aucun travail, la vaillante qui ne s’arrêtait devant aucun sacrifice, vous dont le sourire était plus fidèle que la lumière du matin, la bonté plus certaine que l’air du jour, oh ! ma mère, comment m’habituer à ne plus vous voir ?… Tant de choses entretiennent votre souvenir ! La chaise où vous étiez assise, la table où vous preniez votre place quand le repas était à tous servi, le rouet qui est là avec son écheveau abandonné ; les rideaux que vous avez cousus, les tapis que vous avez tissés… Y a-t-il ici quelque chose qui ne soit œuvre de vos mains ?

Le 28 mai. — Nous avons dans notre forêt des hôtes inattendus. Quatre riches Américains partagent, pour quelques mois, notre solitude. Ils ont le droit exclusif de la pêche au saumon dans la rivière de C. — qui est belle et profonde — et pour cela ils paient redevance au Gouvernement. Ce sont nos voisins qui les logent et les pensionnent. Ils sont trois hommes aux cheveux grisonnants, et un jeune garçon, qui a la taille d’une fille. Son père est un millionnaire de New-York. Il ne sait que quelques mots français : « Bonjour, Bonsoir, Mazelle, y fait beau »… Voilà plusieurs fois que je les rencontre, quand ils s’en vont à la pêche ou qu’ils en reviennent. Leur accoutrement annonce bien leur état de fortune. Ils ont des bottes de cuir qui leur vont aux genoux, des vestes de velours, des habits de drap fin comme je n’en ai jamais vu ; ils ont des fusils perfectionnés, des lignes à pêcher qui se roulent et se déroulent comme par magie, des coussins de soie et de satin ; enfin, un bagage innombrable et riche. Deux pêcheurs du village leur servent de guides et l’on dit qu’ils paient largement ces services… Ces hommes fournissent leurs canots et leurs expériences, les millionnaires donnent l’argent, et l’onde donne le poisson… La pêche se fait surtout en canot. L’embarcation est mise à l’ancre, et ces messieurs, bien assis dans leurs coussins, attendent que cela tire au bout de leur ligne… Quand ils sentent un petit coup sec, c’est que le saumon a mordu… Alors, il faut se bien tenir, car le poisson se débat comme un forcené !… Et c’est, paraît-il, un grand plaisir de le voir se rouler et se tordre, ruisselant, en ses belles écailles argentées…

3 juin. — J’ai vu aujourd’hui le jeune Américain et il m’a parlé. Il m’a regardée longuement ; j’en suis toute bouleversée. Son regard est perçant, et limpide comme l’eau de roche… Je cherchais dans le bois ces écorces roses que le vent fait tomber des bouleaux, et qui servent si bien à allumer le feu quand c’est l’heure des repas. Je comptais en même temps les cerisiers et les groseillers qui doivent me donner bientôt une abondante cueillette. Après avoir entendu des craquements de branches et des pas, j’aperçois, devant moi, le jeune étranger, saluant jusqu’à terre, et souriant comme un soleil de mai. Avec une foule de gestes, entremêlés de mots français et anglais, il me fait comprendre que les autres l’ont devancé, qu’il veut les rejoindre à la rivière, et qu’il ne sait quel côté prendre. La forêt est si épaisse ; on peut s’égarer facilement dans ses profondeurs. Moi j’en connais tous les détours ; je lui indiquai tout de suite le sentier. Il me remercia avec effusion. Ah ! ce sourire, je crois que jamais je ne l’oublierai !…

5 juin. — Ce sourire, j’y pense encore. Il me semble qu’il y avait dans ce sourire quelque chose qui parle, quelque chose d’affectueux et de profond. Pour me sourire de cette façon il faut que je lui plaise… Mais qu’ai-je donc pour lui plaire à ce garçon qui a vu tant de choses, qui a connu tant de monde ? Est-ce que je serais jolie ?… Cette pensée me trottait dans la tête depuis le matin. Je ne savais pas comment est mon visage ; (nous n’avons pas de miroir : il n’y en a que chez mon oncle le riche) ; mais j’ai songé au miroir des sources, et j’ai couru près du ruisseau. « Petit ruisseau, lui dis-je, voici quelqu’un qui veut apprendre de toi sa destinée. Si je suis belle je deviendrai peut-être la femme d’un millionnaire… Si je suis laide, je resterai une humble fille des bois… Oh ! mon petit ruisseau, dis-moi, dis-moi ma destinée ! » L’onde était claire comme un miroir véritable. J’écartai en tremblant les branches capricieuses qui s’enlacent sur ses bords, et je me dressai lentement au-dessus de l’eau limpide qui dormait à mes pieds. Puis, je me regardai. Oh ! quelle charmante surprise ! Est-ce qu’on croit facilement ce qu’on désire ?… Je me suis trouvée belle ! Oui, je suis vraiment belle. Un menton en ovale, une peau rose, des joues pleines, et surtout des yeux remarquables : grands, noirs, et profonds comme les nuits. Ma chevelure est épaisse et souple comme de la soie de Naples. Oui, je suis belle. Je me suis regardée longtemps, pour en être bien sûre. Tête haute, tête basse, les yeux ouverts ou à demi-fermés, j’ai pris des poses, je me suis étudiée. Je ressemble à cette chanteuse célèbre dont j’avais vu le portrait chez mon oncle le riche, dans un grand journal. Et me voilà maintenant qui rêve au jeune Américain et à son sourire…

8 juin. — Il m’aime. Il ne me l’a pas dit, mais je le vois, je le sens !… Voilà trois fois qu’il s’approche et me parle… Hier, il s’est assis près de moi dans l’herbe, et comme il ne parle pas beaucoup le français, il passait son temps à jouer avec les feuilles et à me regarder. Pour s’amuser il a tressé une couronne avec des branches de fougère. Ses mains venaient facilement à bout de toutes ces tiges rebelles ; je ne puis m’expliquer tant de souplesse dans des doigts masculins… Quand cette guirlande fut finie, il me la posa sur la tête, entremêlant les légères feuilles vertes à mes longues mèches de cheveux bruns. Il fit un « Oh ! » qui disait bien toute son admiration, et j’eus sans cesse sur moi son œil joyeux et profond… Sans doute, je lui rappelais quelque joli visage de son pays !…

Oui, je dois lui rappeler quelque fille de son pays qui lui écrit souvent, sans doute, car il reçoit beaucoup de lettres. Ah ! cette pensée me rend jalouse !…

18 juin. — Je viens de vivre des jours bien tristes. Mon « ami » a été malade, très malade. Il fut trois jours entre la vie et la mort. Une chute qu’il fit dans la rivière en glissant d’une roche limoneuse, lui causa un refroidissement qui mit ses jours en danger. Il eut grande peur de se noyer quoique ses guides assurent que cet endroit n’offrait pas de profondeur dangereuse. Mais les effets furent plus funestes que la chose elle-même. Deux médecins mandés en toute hâte des paroisses voisines se tinrent sans cesse à son chevet. Que j’aurais eu du chagrin s’il était mort ! J’ai appris qu’il commençait à sortir. J’ai hâte de le revoir. Voilà des heures et des heures que je flâne autour de leur sentier dans l’espoir de le voir passer. Quelle est donc cette folie qui s’empare de moi ?…

19 juin. — Aujourd’hui j’ai examiné mon état d’âme avec les yeux de la vérité. Je me suis dit : Regardons les choses bien en face pour savoir ce qui en est. Je suis une fille de la solitude et des bois. J’aime mon isolement si peuplé, si vivant. La vie des forêts, les merveilles de la nature m’intéressent, me passionnent. Je vis contente au milieu de mes travaux et de mes pensées. Et voilà qu’un jeune étranger survient, un jeune homme efféminé aux mains blanches et fines. C’est un inconnu, né à des centaines de lieues d’ici, dont je ne connais rien du passé, et qui vit d’une vie absolument différente de la mienne. Et parce qu’il m’a regardée, qu’il m’a souri, qu’il m’a fait de l’œil, me voici toute troublée toute bouleversée. Vraiment, c’est absurde. Je crois que je m’en vais vers un abîme…

25 juin. — Je l’ai revu tous les jours, et il est venu plusieurs fois à la maison. Combien j’étais confuse de le voir assis à notre humble foyer ! Je lui ai appris plusieurs phrases françaises. Il les a saisies avec beaucoup de facilité. Il est un compagnon aimable et gai. J’ai toujours hâte de le revoir, mais je reste timide et rougissante devant lui ! Et quelle gêne j’ai éprouvée hier, quand son père est venu me parler ! Il s’exprime en assez bon français, malgré un accent désagréable. Cet homme a un visage très bon et très doux. Sa voix est morne comme un jour de pluie… Le père et le fils s’entretenaient ensemble, et sans comprendre tout ce qu’ils disaient, je voyais qu’ils parlaient de moi. Nous étions tous debout au milieu des arbres, et le soleil jouait dans les branches. Lewis (c’est le nom du jeune homme) me regardait de plus en plus. Tout à coup, s’approchant de moi, il s’empara de mon grand chapeau de paille dont il releva le bord, et me le plaça sur la tête à sa façon, en arrangeant avec soin autour de mon front les mèches de mes cheveux. Il en redressa une ici, en rabattit une autre là, et pour juger de l’effet il se reculait un peu en me relevant le menton de ses doigts fins… Il redressa aussi mon fichu de mousseline que le vent avait dérangé… Puis, m’ordonnant de ne pas bouger, il courut cueillir un bouquet de violettes sauvages qu’il épingla à mon corsage. Alors, d’un air triomphant, il me montra à son père en s’écriant : « Regarde comme elle est jolie ! »… J’étais rouge comme une pivoine… J’entendis une foule d’exclamations comme celles-ci : « Splendide ! Admirable ! Merveilleux ! »… J’étais troublée à tel point que je croyais m’évanouir… La forêt dansait devant mes yeux. À la fin, le millionnaire me prit les mains et les serra avec force en disant : « C’est vo venir à New-York ! C’est vo venir avec no ! »… Je n’en pouvais croire mes oreilles ; je restais pétrifiée. Ils parlaient donc tous deux de m’emmener ?… Le père, continuant, moitié anglais, moitié français, me dit combien son fils serait heureux et fier d’emmener là-bas une aussi jolie femme, et de montrer à tous ses amis cette belle « fleur des bois » cueillie dans les forêts sauvages du Canada. Il parla de la magnifique maison dans laquelle ils vivent, du jardin enchanteur qui l’entoure, des toilettes, du confort, des voyages, enfin de ces multiples plaisirs que l’argent procure. Il parla abondamment, avec mille gestes, et je voyais que cet homme était sincère. À mesure que je comprenais, des visions de splendeur envahissaient mon cerveau. Je me voyais devenue une grande dame, me promenant dans les allées d’un jardin tout en fleurs, portant une robe éblouissante, entourée de domestiques… J’essayais de m’imaginer autant qu’il m’était possible le luxe inouï qui m’était offert… Cela me paraissait un enchantement, comme dans les rêves, et j’en avais le vertige…

Je restais muette devant tant d’admiration. J’étais paralysée, éblouie… Je partis sans répondre un seul mot, et revins à grands pas vers la maison, tandis que le bouquet de violettes tombait de mon corsage.

Ce soir j’ai voulu revoir l’endroit où Lewis m’a demandée en mariage. La guirlande de feuilles vertes qu’il avait tressée de ses mains gisait à terre dans l’herbe. Je l’ai ramassée pour la faire sécher. Je la garderai dans mon coffre aux souvenirs.

J’y trouvai aussi des violettes. Elles meurent une à une comme mourront en moi les folles visions de splendeur entrevues.

Jamais je n’ai vu la forêt aussi attirante que ce soir. Ô forêt, tu étais si belle que j’en fus émue jusqu’aux larmes. Ô mon amie, tu as voulu te montrer à moi dans toute ta beauté afin de me retenir dans mon pays !

Les chênes aux longues branches penchaient légèrement sous l’haleine du vent, les flèches des sapins brillaient comme de vertes étoiles, et toutes les petites sources chantaient dans l’ombre. Et les petites mousses ignorées, et toutes les feuilles, toutes ces fleurs obscures qui renaissent à mesure qu’on les coupe ou qu’on les écrase, la menthe, la gentiane, la verveine, le sainfoin, le coquelicot, l’anémone, l’herbe à mille feuilles, le bouton d’or, la collerette et la camomille, toutes me souriaient, toutes me regardaient !

Et la lune blanche marchait à pas de velours sur les herbes, y laissant de grandes ombres lumineuses…

Les bois étaient remplis de quelque chose d’indéfinissable et de divin…