Au fond du verre : histoires d’ivrognes/Bravo, le fils ! bravo, le père !

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Maison du Tiers-ordre (p. 35-37).

Bravo, le Fils ! Bravo, le Père !
Bravo, le Fils ! Bravo, le Père !



Huit jours durant le missionnaire a donné une belle retraite de tempérance. Presque tout le monde va prendre la croix, renoncer à boire… et le père Boisdur s’obstine à faire bande à part. La famille est désolée.

Ce n’est pourtant pas que le père Boisdur n’ait pas besoin de la tempérance.

Il en a bien besoin au contraire, et c’est précisément ce qui désole sa famille, et en particulier l’aîné des garçons, Henri, brave jeune homme de 24 ans.

Il ne crache pas sur un verre de boisson, le père Boisdur. Disons-le tout court : c’est un vieil ivrogne. Sa femme ne le sait que trop, et la paroisse également. Lui aussi en convient parfois. Mais ce qu’il aime boire ! C’est une passion, une obsession…

Aussi, depuis que la retraite est commencée, il est sombre, ne parle presque pas… Il suit assidûment les exercices pieux, et ne manque pas un sermon.

Il voudrait bien ne plus boire, c’est ce qui l’attire à l’église, mais il ne veut pas sincèrement, c’est ce qui le rend sombre et va, hélas ! l’empêcher de prendre la croix.

Non, il ne la prendra pas, malgré les lumières reçues, malgré les chaleureuses invitations tombées des lèvres du missionnaire.

Il ne la prendra pas ; il reviendra chez lui sans y apporter cette croix de bois noire, à l’encontre de tous les braves gens de la paroisse et de bien des ivrognes, ses camarades.

Penser qu’il n’a pas eu envie de la prendre serait se tromper.

Quand il vit tous les hommes de la paroisse quitter leurs places, monter au sanctuaire en une interminable procession, et redescendre fièrement armés de la croix… Oh ! ce qu’il brûla d’envie de se joindre à eux !… Blotti dans un coin pour n’être pas remarqué, le cœur lui battait à se rompre. Le visage tourmenté par des sentiments contraires, il eut une fois un mouvement en avant… Il se ressaisit aussitôt…

« Père j’apporte la croix à la maison. C’est vous qui auriez dû aller la chercher, vous le chef de la famille. Je n’ai pas voulu qu’il soit dit que la famille aura fermé sa porte à la croix ; c’est pourquoi je suis allé la chercher à votre place. Elle va régner dans la maison cette croix, et avec elle la tempérance. »

C’est Henri qui parle de la sorte, en tendant la croix qu’il apporte.

Le père baissa la tête sans dire mot. La croix fut accrochée au mur…

Le père Boisdur n’avait rien répondu aux nobles paroles de son fils, mais il était resté rêveur…

On le vit beaucoup moins souvent à l’auberge. Il ne s’enivra plus jusqu’aux fêtes qui approchaient. Comment allait-il passer les fêtes ? Grave question pour la famille.

Le matin du jour de l’an, la famille reçut la bénédiction paternelle, puis l’aîné prit de nouveau la parole :

« Père, la croix est dans la maison. Je l’ai prise, moi l’aîné, au nom de la famille. Je désire donc qu’aujourd’hui il n’entre pas une seule goutte de boisson chez nous. »

Ce fut tout. Mais ce fut assez. Il n’entra pas une seule goutte de boisson ce jour-là chez le père Boisdur. Mais celui-ci ?…

Eh ! il pleura comme un enfant, n’accepta nulle part le verre du jour de l’an, revint chez lui parfaitement sobre, s’agenouilla avec sa famille au pied de la croix, à laquelle il jura d’être toujours fidèle, et reprit le sceptre qu’il avait laissé porter par l’aîné.

Bravo le fils ! Bravo le père !