Au fond du verre : histoires d’ivrognes/Le père était ivrogne

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Maison du Tiers-ordre (p. 8-14).

Le père était ivrogne



Au mois de janvier dernier, sur la demande qu’on m’en avait faite, j’allais, rue X… no. 178, visiter une jeune fille malade. Le no. 178 est une pauvre maison de faubourg, un de ces misérables taudis refoulés hors des villes, près des dépotoirs, avec les scories et les rebuts sans nom.

Par la cour infecte et l’escalier branlant, j’atteignis la porte qu’on m’ouvrit. J’entrai : des nuages de vapeur, s’échappant de plusieurs cuves, embuaient l’appartement surchauffé ; des cordes tendues fléchissaient sous le poids du linge humide ; deux femmes lavaient.

« Tiens ! c’est jour de lessive ? »

La mère me dit : « C’est tous les jours lessive pour nous. Il faut bien gagner sa vie. On lave pour les autres…

— Qui donc est malade ici ?…

— Moi, mon père. »

J’aperçois, à travers la vapeur épaisse et chargée de cette senteur chaude et lourde de linge bouilli, une forme humaine étendue sur un canapé et qui lentement se soulève.

« Ah ! c’est vous la malade ? »

Je m’approche, et du premier coup d’œil je reconnais la maladie trop évidente : la pauvre est hydropique. Elle n’a que vingt ans et souffre de son infirmité depuis dix-huit mois. Des palpitations du cœur sont venues compliquer la situation, de sorte que par prudence il a fallu, il y a quelques jours, administrer la malade qui peut mourir subitement d’un moment à l’autre. Elle le sait, s’y attend, sourit à la mort qui sera pour elle une délivrance, et sourit au visiteur…

La mère et l’autre personne avaient interrompu leur travail. Les planches cannelées demeuraient en repos, les rouleaux du « tordeur » ne tournaient plus, et les deux laveuses, les manches retroussées et la figure baignée de buée chaude, tournées vers moi, m’écoutaient.

De mon mieux je donnai à l’affligée quelques paroles de consolation et d’encouragement ; en me retirant, l’air stupide de la jeune femme qui lavait avec la mère me frappa ; je lui adressai une question, par bonhomie : « Êtes-vous parente de la malade ? »

La mère me répondit pour elle : « C’est ma fille aînée. Depuis l’âge de deux ans elle est paralysée du cerveau. Elle a fait sa première communion, mais elle ne communiera plus désormais qu’à l’article de la mort ; elle n’est pas capable de distinguer le bien du mal. Elle ne sait pas se gouverner : ainsi, elle laverait jusqu’à se faire mourir ; elle ne saurait pas s’arrêter d’elle-même. »

Pauvre mère ! me dis-je. Deux grandes filles, dont l’une est folle, dont l’autre va mourir.

« Avez-vous d’autres enfants ?

— Non. J’en ai eu cinq autres, qui sont morts jeunes. Ah ! ils sont au ciel ceux-là !… Je n’ai que ces deux filles.

— Et le père ?… »

C’est avec une instinctive appréhension que je hasardai ce petit mot inquisiteur « Et le père ! »… Cette simple évocation jeta soudain la pauvre mère dans un monde intérieur, et voila son visage de tristesse grave. Devant sa pensée se dressait visiblement une longue suite de souvenirs cruels ; ils ne mirent cependant dans sa voix qu’une expression de lassitude douce et d’accoutumance sans amertume quand, levant la tête, elle me répondit : « Ah ! le père, il boit… »

Il boit ! Je compris tout. Le Père était ivrogne !… Il avait donné aux cinq petits enfants qui étaient morts tout jeunes, un sang vicié, des maladies qui les avaient tués presque en naissant. Aux deux survivantes il avait donné les germes de leurs infirmités : à l’une la folie, à l’autre l’hydropisie…

Le père était ivrogne ! Ah, je compris ce lavage quotidien, ces travaux mercenaires de l’épouse, ce service à la journée. Il fallait bien nourrir la famille que le misérable sacrifiait à sa passion…

La mère me l’expliqua d’un air résigné plus poignant qu’une explosion de colère, et qui me révélait mieux que ces paroles tout ce qu’elle avait dû souffrir pour en arriver à son actuelle insouciance. Sans révolte, sans éclat de voix, sans indignation, du ton qu’elle eût parlé des malheurs d’une autre, devant l’idiote qui souriait béatement accoudée à sa cuve, devant la malade assise sur le canapé, elle me dépeignit les mœurs de son mari.

Éternelle histoire de tous les ivrognes ! Le sans-cœur laissait sa famille sans pain, sans feu. Au jour de l’an, sur les neuf piastres de son salaire il en avait sacrifié trois à sa femme, donnant les six autres à sa passion. Quand il est ivre, c’est un tyran capricieux et brutal. Ne s’avisa-t-il pas l’autre jour, par un froid très rigoureux, de vouloir exposer sa fille malade au grand air de la rue : « Ça te fera du bien, » lui dit-il avec un ricanement bestial. La mère s’y opposa. Cette folie eût tué la pauvre infirme.

La malheureuse mère n’a plus la force ni la santé d’autrefois. Elle lave, elle lave toujours, mais ne mange presque plus. Son estomac est ruiné…

Je sortis le cœur navré de ce que j’avais vu et entendu. Pauvre femme, pauvres filles, père infâme ! « Heureusement, dis-je en sortant, qu’il y a le ciel après cette vie. » Je me retins pour ne pas ajouter : et qu’il y a un enfer !

J’avais des malades à visiter dans deux autres maisons. Je m’y rendis.

Dans l’une de ces familles, une enfant — la malade que je venais voir — était morte. La phtisie l’avait tuée. Et d’une. La mère était absente, je sus ensuite pourquoi ; ce fut le frère qui me reçut. Le jeune homme est infirme : enfant, il a eu les fièvres ; resté perclus d’une jambe, il ne marche qu’avec des béquilles. Et de deux. La grande sœur a été mise à la porte par sa mère pour une chose très grave, résultat de son inconduite. Et de trois. Le frère aîné est ivrogne. Et de quatre. La malédiction pèse sur cette famille : le père est ivrogne…

« Ça boit de père en fils », me dit le pauvre infirme, qui est, lui, un brave enfant. Le grand père, qui demeure au Lac Saint Jean, est venu aux fêtes passer un mois avec nous. Tous les soirs il s’est saoulé. La grand mère — que Dieu ait pitié de son âme — buvait également. Rien d’étonnant que le père boive ! »

Et le fils ivrogne donc, comment ne le serait-il pas ? Il se sent poussé à boire, et il gémit de cette inclination perverse. Un jour, après un excès de boisson, il déclarait à sa famille : « Je bois parce que mon père boit : j’ai du whisky dans le sang. »

Qui lui a appris cette épouvantable loi de l’atavisme ? Personne sans doute, mais il la sent qui brûle ses veines.

La mère, ai-je dit, était sortie.

Elle était allée se munir d’un mandat d’arrêt contre son mari. Elle avait cédé aux conseils de ses voisines et à la prudence. Car le mari, quand il est en boisson, est une brute. La hache à la main il veut tout détruire. Tout dernièrement il menaçait de briser une belle machine à coudre toute neuve. S’il reste encore quelques meubles sous ce pauvre toit, c’est grâce à l’épouse, femme de bonne taille, qui tient tête à l’ivrogne, l’accule au mur et le désarme.

Pauvre famille ! pauvres enfants ! quelles scènes lamentables se déroulent habituellement à ce foyer ! Une fillette de huit ans, la plus jeune de la famille, grandit au millieu de ces horreurs et de ces tristesses. Elle est pâle, maladive. Va-t-elle mourir comme la grande sœur ?…

Père infâme !…

Dans la troisième et dernière maison que je visitai, et qui regorgeait également de malades et de malheureux, j’appris que là aussi le père buvait.

Je suis sûr qu’en répétant l’expérience dans chacune de ces nombreuses demeures pleines de maladies, de misères ou de deuils, on trouverait presque partout cette même cause :

L’intempérance du père de famille.