Au fond du verre : histoires d’ivrognes/Mort sans le savoir

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Maison du Tiers-ordre (p. 15-17).

Mort sans le savoir



Ivrogne, il l’était dans toute l’ignominie du terme. Vingt années passées à boire, à désoler sa famille, à gaspiller un beau talent, à se déshonorer, à se tuer ! Il y avait réussi, oh ! pleinement !…

Perdu d’honneur et de santé, méprisé de tous, le notaire vivait seul dans sa maison, triste foyer depuis longtemps abandonné par la femme et les enfants. Allez donc vivre avec une brute toujours avinée !…

Solitaire il vivait donc, dans de journaliers tête-à-tête avec ses flacons de genièvre. Il en vidait alors deux chaque jour.

Il cuisinait lui-même ses repas, du reste fort rares, étant donné qu’un buveur selon le dicton, ne saurait être un grand mangeur ; et l’on sait pourquoi. Fort simple également son menu : quelques patates bouillies. Il s’en préparaient pour plusieurs jours, et les mangeait froides.

Un jour, au sortir d’un de ces repas lourds et indigestes, il tomba foudroyé sur le plancher de la cuisine. Par un heureux hasard il fut presque aussitôt trouvé. On le transporta sur son lit. Le médecin appelé en toute hâte déclare que c’est la mort inévitable : une question d’heures.

Le prêtre accourt pour l’y préparer. X. depuis nombre d’années faisait ses pâques à la vérité, mais on peut le dire, entre deux ivresses. Voici de quelle manière l’ivrogne reçut une dernière fois l’absolution.

Tout d’abord il ne voulut pas entendre parler de sacrements, ne se rendant pas compte de la gravité de son état.

« Notaire, le temps presse. »

— Mais je ne suis pas en danger.

— Écoutez. Le médecin déclare que vous n’avez plus que pour deux heures…

— Comment, comment, vous me faites trembler…

— Je vous dois la vérité. Vous n’êtes pas un enfant. De grâce, ayez pitié de votre âme, confessez-vous, il n’y a pas une minute à perdre !…

— C’est bon, c’est bon… » et le moribond faisant évacuer la chambre, reste seul avec le prêtre. Or, à peine ouvre-t-il la bouche qu’il tombe dans le coma et s’endort profondément…

« Notaire !… Oui, oui… » et le malheureux se rendort. Ce n’est que de peine et de misère, et en tenant éveillé le moribond par d’incessantes piqûres que le prêtre put le confesser — oh ! combien sommairement ! c’est dans cet état de demi-veille et de demi-sommeil qu’il administra.

Un notaire se présente pour recevoir les dernières volontés de son confrère. Il en vient à bout vaille que vaille… On met entre les doigts du moribond la plume pour qu’il signe : « Je ne puis », soupire-t-il, et la plume lui échappant des doigts, il expira…

« Cet homme, conclut le prêtre, celui-là même qui avait assisté le moribond, et qui me racontait ce fait, cet homme est mort sans croire et sans savoir qu’il allait mourir… Dans quel état a-t-il paru devant Dieu !… »