Au large de l’écueil/07

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Imprimerie de « L’Événement » (p. 179-207).

VII


« — Philo, tu es bien heureux, toi, murmure Jules Hébert, en caressant le pelage fauve du grand terreneuve, dont les prunelles dardent sur le jeune homme un contentement profond. Tu ne connais pas la douleur qui brise… Tu coules une vie sereine et sans angoisse… Tes yeux luisent d’une paix inaltérable… Donne-m’en un peu, veux-tu… Ne va pas au-delà de ton bonheur, n’essaye pas de savoir la peine de ton maître : elle t’affligerait sans doute, et, vois-tu, il vaut mieux ne pas savoir comme il souffre…

La prédiction de l’abbé Lavoie se réalise brutalement. À la veille de perdre l’amie qu’il adore, le jeune homme a le cœur à la torture. Hier même, il a revu Marguerite, à son retour du Saguenay. Dans leur entretien vibrant, passionné, ils ont entrevu combien l’absence avait aiguisé leur peine, quelles douces rêveries avaient hanté leur pensée ravie, quelle extase ils avaient, au fond d’eux-mêmes, à se revoir, à se regarder longuement. Demain, ce sera la séparation décisive. Ils iront contempler le Saint-Laurent de la cime du Cap Tourmente, ils s’y feront l’adieu sans retour. Parfois, le jeune Canadien se révolte au souvenir qu’elle lui échappe à jamais, s’insurge contre la destinée qu’il accuse, demande au ciel pourquoi il a fait les âmes qui s’attirent et les abîmes qui les séparent. Mais la rébellion n’est que passagère, et l’assaut des nerfs aigris succombe toujours à la volonté solide comme une forteresse imprenable. Jules entend vibrer, dans son cerveau brûlant, les paroles inspirées du beau vieillard qui lui parlait de race et de patrie. Il ne songe pas une seconde à les sacrifier l’une et l’autre à la défaillance divine que la Parisienne verse dans son cœur. Il préfère l’atrocité qu’il endure au bonheur des lâches. Mais quelque chose déchire et fait mal au plus intime de son être sensible, et il est désespérément seul, infiniment triste.

Par les deux ouvertures où les rideaux en point d’Angleterre frissonnent, la fraîcheur du fleuve entre sur l’aile de la brise discrète. Les cloches du dimanche carillonnent aux alentours et dans la distance, mais leurs harmoniques se joignent en une fanfare assourdie. Philo cligne de l’œil et roupille, étendu languissamment aux pieds de son maître. Aucun bruit n’arrive de la maison ancienne jusqu’au sanctuaire des livres canadiens. On dirait que les choses comprennent le chagrin de celui qu’elles aiment. Les livres s’entourent de gravité, la lampe antique est un peu morose, la vieille horloge est mélancolique. Sur les piédestaux d’ocre brune, Lafontaine et Cartier se nimbent de mystère. C’est la conspiration du silence autour du jeune homme seul et triste.

Il n’a pas entendu venir la femme dont le regard inquiet s’attache avec amour sur le profil rêveur et la silhouette affaissée. La mère a eu l’intuition qu’une chose terrible se passe derrière le visage qu’elle connaît si bien. Tout d’abord, elle en a été immobile de stupeur. Le fils ne l’entend pas venir tout près du fauteuil massif. Il tressaillit, quand elle pose une main tremblante sur son front que la fièvre consume.

— Ton front brûle… Es-tu malade, mon fils ?

— Mais non, chère mère, je me sens très-bien…

— Tu as tremblé… C’est comme si j’avais interrompu quelque songerie très-captivante…

— Vous vous imaginez cela… Je flâne, tout simplement… Tout est calme ici, la brise est douce, je me laisse engourdir par la paresse la plus délicieuse…

— Es-tu déjà blasé de ta victoire ?…

— Il ne faut pas que j’y songe trop, mère… À mon âge, la tête n’est pas encore bien stable, et elle me tournerait, si j’écoutais Messire Orgueil avec trop de complaisance…

— Tu vois bien que je me suis aperçue que tu me caches quelque chose, là, derrière ce front d’opiniâtre… Allons ! tu as de la peine, et qui, mieux que ta mère, accueillera ta confidence avec amour ?…

— Je n’ai pas de confidence à vous faire, dit-il, avec douceur. Je rêvais à des choses quelconques, à rien, si vous le préférez…

— J’ai lu l’angoisse sur ton visage… Tu ne peux me fuir, Jules, tu souffres, mon enfant… Mon cœur de mère en a la certitude… Tu te défendrais avec moins de mollesse que je n’en douterais pas davantage… Allons ! dis-le moi vite, avant que ton père et Jeanne ne soient revenus de la messe… Tu as de la peine, n’est-ce pas ?…

— Ce n’est pas de la peine, je vous l’assure…

— Qu’est-ce donc alors ?…

— Si peu de chose, mère…

— Tu ne m’as pas encore regardé bien droit devant toi, selon ta charmante habitude… Pourquoi as-tu peur de me regarder ? Ouvre tes yeux bien francs dans les miens, et je croirai que ce n’est rien, ta songerie profonde…

— Les voici, mes yeux…

— Oh ! mon fils, tu me caches quelque chose, et c’est grave, douloureux même… Je t’interrogeais avec la secrète espérance d’avoir mal vu, mal pensé… Mon pressentiment n’a pas erré, tu souffres cruellement… Il faut que tu parles, vois-tu, je souffre déjà plus que toi !…

— Eh bien, oui, je souffre atrocement ! s’écria Jules, n’en pouvant plus de mensonges.

— Pauvre enfant !… Mais c’est d’hier, d’aujourd’hui, n’est-ce pas ? Tu me l’aurais dit !… Il n’y eut jamais de mystère entre nous…

— Depuis si longtemps, mère, depuis quinze jours…

— Depuis deux semaines, et je ne le sais pas encore ! lui reproche-t-elle, étonnée.

— Je devais ne pas vous le dire…

— Je m’en veux de la pensée horrible qui m’a traversé l’esprit !… Il ne peut s’agir de honte !

— Il s’agit de mon cœur, avoue Jules, confus.

— Tu aimes ! s’écrie la mère. Cela devait venir et cela devait t’assommer, te prendre tout entier… Comment pouvais-je le prévoir ? C’est la première fois que tu me parles de cette femme…

— Je vous le redis, je devais ne pas vous en parler…

— J’oubliais… Mais pourquoi ?… Est-ce un crime de l’aimer ?…

— À quoi vous servirait-il de la connaître ?… Elle partira bientôt, je ne la reverrai plus jamais…

— Avec quelle tristesse il a dit cela !… Pauvre enfant, va !… Mais je comprends, ajoute la mère, dont une lueur soudaine éclaire la mémoire. C’est la Française du paquebot !… J’y ai songé quelquefois, elle m’intriguait un peu, je voulais te demander ce qu’elle était devenue… Tu ne m’en parlais pas, je pensai qu’elle avait bientôt quitté la ville et que tu ne l’avais pas revue…

— Je la revis tous les jours…

— Et alors, interrompit la mère, dont les yeux s’agrandissaient d’étonnement, tu nous as trompés tous ici !… Tu disais que tu renouais les amitiés anciennes, alors que cette femme s’emparait de ton âme… Elle s’en va, tu n’oses lui faire l’aveu suprême, et la séparation te fait mal… Je ne t’en veux pas, tu n’es pas le premier fils à qui l’amour enseigne le premier mensonge à sa mère… Pourquoi ne pas m’avoir parlé d’elle ?… Je l’aurais aimée, moi aussi… Tiens, je sens que je l’aime… Raconte-moi tout, je t’apprendrai ce qu’il faut lui dire… Je ne veux pas qu’elle laisse dans ton cœur la souffrance atroce dont la plainte m’a percée comme une lame aiguë

— Vous me pardonnez de ne pas avoir eu confiance en vous… Si vous saviez tout, votre pardon serait moins facile peut-être… Je voudrais bien qu’il n’y eût que cela, je saurais bien ce qu’il faut lui dire, il me semble que cela déborderait comme un torrent. J’ai tant de peine à refouler les mots d’amour qui me viennent, quand elle est près de moi !…

— Quelque chose t’arrête alors… Il y a un obstacle entre vous… Tu as peur de la nostalgie qui la rongerait ? Elle aime tellement la France qu’elle ne pourrait vivre en Canada ? La fleur de Paris mourrait en serre canadienne ?… Appréhendes-tu les écarts de tempérament ? Cela se nivelle, quand on aime… Elle ne peut être la fille d’un athée ! Rappelle-toi la véhémence de ton père contre les sectaires, le jour du retour… Tu l’aurais avoué, tu n’aurais pas refusé la franchise à celui qui te la demandait d’une manière si délicate !…

— Eh bien, vous aviez trop de confiance en moi, vous tous, j’aime la fille d’un athée, j’adore une femme sans Dieu…

— Ah ! mon fils, qu’as-tu fait ? s’écrie la mère, avec un cri d’effroi.

— Vous me jugez bien misérable, n’est-ce pas ? J’aurais dû tout vous dire, ma conscience depuis lors m’en a souvent fait le reproche amer, mais il faut avoir pitié… Vous êtes femme, vous savez comment cela vient, l’amour… C’était le soir, au premier dîner que nous prîmes à bord… J’avais devancé, à table, ceux que la destinée m’avait choisis comme voisins du passage… Voici qu’une robe de soie murmure tout près de moi… Je regardai la femme assise à ma gauche, et je ne sais quelle émotion violente me gonfla le cœur. Devant moi, adorablement souriante, j’avais l’image de Greuze…

— Je comprends tout, interrompit Madame Hébert, dont un sourire illumina le beau visage. Ton idéal prenait vie, tu aimas en elle ton grand espoir de jeunesse… Tout de suite, elle devint reine de ton âme…

— Oh ! que vous dites bien cela, mère !…

— À table, il faut causer malgré soi… Vous fûtes ravis, l’un de l’autre, d’être Français… Bientôt, la chose devint grisante, irrémédiable, enchanteresse… Tu chancelas, tu perdis l’équilibre, tu ne vis plus rien… Elle te prit si bien que, la minute où tu n’ignoras plus qu’elle niait ton Dieu, cela te parut presque naturel de lui pardonner la chose… Elle te ligotta si bien que tu n’as plus bougé… Les battements de ton cœur furent les courroies dont elle se servit… Oui, mon fils, tu es devenu prisonnier, sans le savoir… Le jour où tu sentis les fers au poignet, il était trop tard, tu étais enfermé à double tour, et la muraille de la prison était si épaisse que tu n’as pas entendu la voix de ton père qui venait au secours et qui t’aurait délivré peut-être…

— Je lui avais promis de la revoir… Il me l’aurait interdite, je le savais bien… Pauvre père, je l’ai trahi, et, quelques instants plus tard, il me cédait les honneurs qu’on venait de lui offrir… Alors, je sentis l’étreinte du remords, je faillis lui crier ma honte… Mais l’amour est une chose qui rend lâche…

— Non, mon fils, tu te frappes avec trop de rigueur… L’amour est venu sans t’avertir, comme un voleur… Il a trouvé ton cœur grand ouvert, il s’y est creusé un nid large et profond… Le jour où tu l’as senti à la besogne en toi-même, tu t’es battu contre lui, j’en suis certaine, tu l’as sommé de ne pas aller plus loin, et ce fut là ta noblesse… L’amour qui n’avance pas recule, tu le sais… Mais avant de céder la place, il se venge, il te mord, il te piétine, il te laboure… Ne l’oublie pas, tu es vainqueur, et c’est là ta beauté !… Ce fut une faiblesse d’écarter le soupçon de ton père, mais, sans elle, ce n’aurait pas été l’amour, et tu aurais vaincu sans gloire…

— L’indulgence des mères a toujours le mot qui sauve… Si j’ai trahi mon père, c’est qu’un sentiment plus fort que ma volonté d’alors me tyrannisait… Maintenant, elle est inattaquable, elle défie l’amour, elle en est maîtresse, elle lui a mis le talon sur la gorge !… C’est affreux, tout de même, ils ne mentirent donc pas, ceux qui me disaient que l’amour sans espérance déchire et torture !… Oh ! qu’ils sont heureux, ceux qui, ne l’ayant jamais connu, raillent éternellement l’amour !…

— Courage, mon fils, ne sommes-nous pas là ?… Nous te guérirons à force de tendresse… Fidèle à ta race, à ses traditions, c’est à nous que tu l’es. En nous aimant davantage encore, tu oublieras la chose douloureuse… Je te promets d’être meilleure que je ne le fus jamais, je te comblerai d’amour, je m’ingénierai à faire l’amertume plus douce, à répandre le calme en ton âme, à te donner l’illusion du bonheur… Tu guériras, mon fils, elle deviendra le souvenir tendre et lointain, la blessure que le temps cicatrise en l’entourant d’une auréole…

— Vous ne songez pas à l’action qui vous accapare, vous étourdit, vous endort !… Je travaillerai sans relâche, je donnerai au labeur tout ce que j’ai de force morale et physique, je tuerai le chagrin dans mon être à force d’enthousiasme et de vie intense !… L’abbé Lavoie me le disait : ta race et ta patrie ont besoin de ton courage… L’individu le plus infime, s’il donne le meilleur de son sang, accomplit parfois de belles choses !… Il ne faut pas que je sois un inutile, un mou, un dormeur, un assommé !… Je lutterai, je souffrirai, je tomberai, s’il le faut, pour l’âme canadienne !… Ainsi, je vivrai, je vaincrai cette femme, je me souviendrai toujours d’elle, mais debout, sans courber, sans crouler !… Ce n’est pas de l’orgueil, c’est le besoin de vivre !… Je dois racheter la faiblesse dont je me suis rendu coupable à l’égard de mon père… Vous m’entendez bien, mère, il ne faut pas qu’il sache, il me maudirait peut-être… Un père ne comprend pas toujours ce qu’une mère pardonne…

Des pas sourds gravissent l’escalier tournant. Ils font naître et grandir un silence épouvantable entre la mère et le fils, dont les poitrines halètent et les yeux sont effarés. Le pressentiment d’une chose effroyable les envahit, les maîtrise, les fait pâlir. Philo s’éloigne, vaguement inquiet. La vieille horloge martèle des secondes terribles.

Jeanne et son père entrent. Il semble qu’ils sont étrangers l’un à l’autre. Jules et sa mère n’ont pas eu le temps de mater leur angoisse. Augustin Hébert est sombre comme un nuage de tempête, le pli des mauvais jours menace entre les sourcils froncés, les yeux repliés sur eux-mêmes se détournent, les lèvres s’écrasent l’une sur l’autre. Jeanne, à qui son père n’a pas répondu, quand elle a essayé de lui parler tout le long du chemin, depuis l’église à la maison ancienne, est frémissante de peur. Soudain, le regard d’Augustin foudroie Jules tremblant qui devine.

— Je te défends de revoir cette Française, dit-il, avec une colère comprimée jusqu’à l’extrême.

Les deux femmes, pétrifiées, glacées d’effroi, s’enlacent pour avoir le courage d’entendre. Jules va combattre.

— Mais pourquoi, balbutie le jeune homme, un peu machinalement, qui se prépare à la lutte.

— Tu oses me demander pourquoi, s’écrie Augustin, presque violent.

— Mais, mon père…

— Hier encore, tu as passé toute la soirée avec la jeune fille, sur la Terrasse… Vous vous êtes promenés, puis, vous êtes allés au café… Nie-le, maintenant !…

— C’est vrai, mon père…

— Tu as accompagné souvent ces gens-là, mais plus souvent la jeune fille encore… Nie-le, si tu peux !…

— C’est vrai, mon père, dit Jules, soumis, très ferme cependant.

— Le docteur L… m’a dit que ces gens-là, pendant toutes les semaines qu’ils vécurent à Québec, n’allèrent pas à la messe une seule fois ! Est-ce vrai ?…

— Je crois que c’est vrai…

— Tu le savais donc !… Pourquoi ne vont-ils pas à la messe ?…

— Parce qu’ils n’y croient pas…

— Ils sont donc athées !…

— Oui, mon père…

— Le savais-tu, qu’ils étaient des misérables ?…

— Oui…

— Le savais-tu, le jour de ton retour, alors que je te l’ai demandé ?

— Oui…

— Le savais-tu, quand tu devins leur ami de tous les jours à bord du navire ?…

— Oui…

— Le savais-tu, quand tu fis leur connaissance ?…

— Non, mon père…

— Quand l’as-tu appris ?…

— Au troisième entretien que j’eus avec la jeune fille…

— Et tu n’as pas eu horreur d’elle, tu n’as pas fui ces misérables ?…

— Hélas, non, mon père…

— Te proposais-tu de les revoir ?…

— Oui…

— Eh bien, tu ne les reverras pas, je te l’ordonne !… Tu les as trop vus, c’est déjà trop de honte !… Tu savais bien que les potins circulent à tire-d’aile ici… Tout Québec sait qui ils sont, tout Québec en parle… On te pense amoureux de la jeune fille… Tu t’es compromis, tu t’es avili, tu m’as déshonoré !…

— Le reproche est bien cruel, mon père…

— Mais pourquoi as-tu fait cela ?… Dès qu’elle a blasphémé le Dieu qui est le tien, qui est le nôtre et celui de ta race, comment n’as-tu pas rougi de rester près d’elle ? À la fréquenter, tu aurais dû la haïr !… Mais non, au lieu de lui faire une bonne leçon de foi canadienne-française, tu lui pardonnes, tu l’excuses, tu en fais ton amie, tu t’affiches au milieu de tout Québec, tu laisses croire à tous que tu l’aimes !…

— Si vous vouliez m’écouter quelques instants, vous seriez moins sévère peut-être…

— Que peux-tu dire ?… Je te défie d’avoir une excuse !… Tu as fraternisé avec les ennemis de notre foi !… Comment as-tu dégénéré à ce point ?… Vos idées libérales d’aujourd’hui vous affaiblissent, vous préparent aux lâchetés !… Le Canadien-Français, au fond de toi-même, ne s’est donc pas révolté contre un pareil voisinage ?… Tout ce que tu adores, ils l’exècrent ; tout ce que tu veux défendre, ils travaillent à le mettre en pièces !… Ils viennent, au Canada, se moquer de nous, railler notre ignorantisme et nous outrager dans ce que nous avons de plus sacré !… Ils nous vilipendent, et toi, par je ne sais quelle mollesse, tu les admires tu rampes devant eux, tu t’abaisses à leur plaire et à leur sourire !…

— Mon père ! supplia Jules.

— Et pourtant, je croyais t’avoir façonné un autre moi-même, t’avoir inculqué ma haine des persécuteurs du Christ !… Ils sont horribles, impitoyables, répugnants, je les abhorre, je ne les abhorrai jamais autant qu’en ce jour où ils m’enfoncent, dans le cœur la déchéance de mon fils !… Dès la minute où tu pus comprendre, je t’enseignai les leçons magnétiques de notre histoire !… Ils rougissent de toi, tous ceux dont le premier je t’appris les noms et l’épopée, Champlain, nos missionnaires, nos héros, Dollard, Bougainville, Iberville, Hélène de Verchères et tous ceux qui s’immortalisèrent pour la race et la Croix !… J’espérais t’avoir pétri l’âme de la moëlle de nos braves, t’avoir forgé une cuirasse éternelle !… Je me suis trompé, elle a plié d’une façon lamentable !… Et pourtant, le seul nom d’athée me remplit de colère !… Quand il m’arrive d’en coudoyer un sur ma route, je m’efforce d’être poli, de ne pas lui jeter à la face ma répugnance et mon dédain !… Ce sont tous des poseurs, de vils orgueilleux, des gens qui étouffent leur conscience et qui ont peur d’avouer tout haut le Dieu qu’ils sentent palpiter dans leur âme !… Le jour où la mort les menace de sa griffe, ils changent de sourire, et c’est à leur tour d’être crétins, de ramper devant l’au-delà !… Ce sont des hypocrites et des poltrons !… Ce que je dis là, tu le disais autrefois de ton indignation jeune et fougueuse… En t’entendant, je me retrouvais tout entier, c’était l’écho de ma passion vengeresse, tu étais mon fils, tu étais Canadien-Français, corps, âme et sang comme moi, je t’aimais éperdûment, comme on ne doit pas aimer un fils peut-être !…

— Je suis encore tout cela, votre fils entier, je vous le jure…

— Tu ne l’es plus, te dis-je !… Il y avait de le pâte molle en toi, de l’étoffe à compromis, de la tendance aux complaisances criminelles !… Songe donc, tu es devenu l’ami de sectaires maudits !… Et j’ai un pressentiment qu’ils sont de l’école la plus noire, de celle qui nous pourchasse, fait la guerre à nos autels et veut chasser Dieu des entrailles de l’humanité !… Comment oses-tu me regarder comme cela, de tes yeux qui ne cèdent pas ?… Défends-toi, maintenant… Depuis que j’ai su la chose vilaine, je me suis creusé le cerveau toute la nuit, j’ai cherché comment tu serais moins coupable, et rien ne te justifie d’avoir fraternisé avec ces misérables, tu n’as pas respecté la foi qu’ils traînent dans la fange, tu m’as renié, tu as renié ta mère et ta sœur, tu as lâché ta race, tu nous as lâchés tous !… Défends-toi, si tu le peux, je t’en défie !

— Vous parliez d’un poignard qu’on vous plonge dans le sein, mon père… Vous me demandiez pourquoi je gardais les yeux fixes : je sentais vos paroles me pénétrer dans la chair comme des balles… Je n’ai qu’une excuse à donner… J’ai peur de vous, j’ai peur qu’elle ne suffise pas, qu’après l’avoir entendue, vous me pensiez lâche et criminel encore… Et cependant ma faute ne fut pas volontaire, je puis le crier, cela, je l’affirme, je l’ai commise malgré moi, fatalement, muselé, aveugle, inconscient de la honte !…

— Tu plaides fatalité, est-ce bien là ton excuse ? Elle serait pitoyable, interrompit le père, dont l’accent calme du jeune homme exaspérait les nerfs. Là où tu fus le plus coupable, ce fut de mentir le jour où tu nous revins !… Je me repentis d’avoir eu ce doute, je craignais de t’avoir insulté, je n’osai même pas te rappeler que tu ne m’avais pas répondu !… Tu m’as joué avec ton âme canadienne, tu m’as trahi, tu as versé des larmes fausses !… Comprends-tu quelle douleur c’est pour moi de songer qu’après une telle faiblesse, tu n’as pas eu le courage de l’avouer : tu as eu l’audace d’en prolonger, au lieu même de ton berceau, le cours et l’humiliation !… Ose dire que ce n’est pas vrai, que tu ne mérites pas le langage dont je te soufflette !…

— Je n’ai pas répondu, mon père, je n’ai donc pas menti… Certes, je vous ai caché la vérité, je devais le faire… Ce fut une puissance, en moi, que je ne pus vaincre… Ne m’interrompez pas, votre indignation serait cruelle encore, vous m’avez assez broyé le cœur déjà !… Je le répète, j’ai peur de vous… Allez-vous me pardonner, quand je vous aurai tout dit ? Oh oui, vous êtes bon, vous ne m’accablerez plus de vos reproches qui me fouettent au sang comme des lanières de plomb !… J’ai, dans les veines, la chaleur ardente que vous m’avez transmise, vous l’avez embrasée de votre enthousiasme pour tout ce qui est pur et beau, je l’ai surchauffée par une jeunesse que je consacrai toute aux fièvres nobles et au rêve sain, j’ai amoncelé l’idéal en mon âme. Un jour, une vision incarna toute la somme de pureté, de noblesse, d’idéal et de beauté que j’avais accumulée dans mes rêves… En une minute, cela se devine, cela vous perce le cœur !… Marguerite, dès la première seconde, attendrit le meilleur et le plus profond de moi-même… Je l’aimai tout de suite, sans le savoir, avec l’inexpérience de l’amour, entièrement, d’un culte souverain, d’une passion merveilleuse… Et lorsque, de sa voix si douce, elle m’avoua son panthéisme abominable, la souffrance que j’en eus me fit avoir pitié d’elle, et j’oubliai qu’elle blasphémait Dieu pour l’adorer dans la créature si belle dont Il illuminait un instant ma route… Près d’elle, je n’eus pas honte, je me sentais fier et capable de tous les héroïsmes, infiniment heureux… Je ne vous répondis pas, c’est vrai, mon père, je ne pouvais pas vous répondre… Vous m’auriez défendu de voir Marguerite, et elle m’était déjà chère au point que tout mon être voulait ne pas la perdre encore…

— Tu l’aimes ! c’est donc là ta seule raison de m’avoir humilié, de m’avoir trahi, d’avoir lâché les tiens !… Selon toi, l’amour est immaculé, d’où il vienne et quoi qu’il fasse ! Il a parlé, je dois me taire !… À quel degré de mollesse en es-tu rendu ? Est-ce qu’on aime la fille d’un athée ? N’est-elle pas inséparable de son paganisme, et puisqu’elle narguait ton Dieu, ne devais-tu pas la haïr, ne voir en elle que l’ennemie qu’on maudit ?… Tu l’as aimée ! Tu lui as donné le plus pur de ton enthousiasme et le meilleur de tes rêves ! Tu as, pour cette femme, le sentiment sacré que j’eus pour ta mère !… Eh bien, je ne pouvais jamais m’imaginer ta bassesse aussi grande !… Ne sens-tu pas qu’ils rougissent de toi, Lafontaine et Cartier, dont je t’enseignai la mâle histoire ici même ? Ne sens-tu pas qu’ils te renient, les livres canadiens dont je te fis boire amoureusement la sève patriotique ?… Et maintenant que mon indignation s’épuise, je ne ressens plus que la honte, et tu ne sauras jamais combien tu me fais mal, combien cet amour coupable terrasse et vieillit ton père !…

— Pauvre père !… Mais c’est pour éviter cette colère et cette peine que je ne parlai pas, le jour où je revins… Alors seulement, j’entrevis la profondeur de mon amour… Et si vous saviez combien je l’aimais déjà, vous comprendriez que j’aie pu faiblir… Hélas ! nous sommes devenus des ennemis, nous nous battons, nous nous déchirons, le sang coule des blessures que nous nous donnons au cœur !… Pourquoi seriez-vous impitoyable ? L’abbé Lavoie m’a pardonné, lui…

— Tu mens ! s’écrie le père, furieux.

— Oh ! quelle atroce parole, mon père, c’est votre tour à m’enfoncer un poignard !…

— Depuis que tu m’as caché ta honte, puis-je croire en toi ? L’abbé Lavoie ne peut t’avoir pardonné, lui moins que tout autre !… Il aime trop bien son Christ pour avoir sanctionné ton amour d’une fille de Renan !… L’apôtre a dû bondir sous l’outrage au Dieu qui a toute son âme et toute sa vie !… Tu ne lui as dit qu’une parcelle de la vérité !…

— Il faut que vous me croyiez, mon père, que vous regrettiez cette parole qui me torture, et la voix du jeune homme a une telle énergie que le père en est profondément remué. Je ne vous garde pas rancune de me flageller du nom de menteur, vous vous croyez le justicier de la race et de la foi… Mais entendez-moi bien, et il vous le dira lui-même, j’ai fait à l’abbé, le jour du poll, en un moment de souffrance aiguë, la narration que vous entendîtes… Je me préparais à sa colère, et voici ce qu’il me dit : « Tu ne fus pas lâche de l’aimer, tu le serais de ne pas immoler ton amour ! »…

— Comment n’es-tu pas lâche d’aimer une femme que tu dois arracher de ton âme, parce qu’elle est l’ennemie de ton Dieu ? interrompit Augustin, qui ne pouvait plus douter de la franchise de son fils.

— Oui, Augustin, il ne fut pas lâche, il ne fut pas coupable, intervint la mère, dont le visage était pâle comme celui d’une agonisante. Il faut que tu comprennes… Ton patriotisme rigide va trop loin, tu as puni cet enfant d’une façon qu’il n’oubliera jamais, que tu regretteras plus tard… Ta conception de l’honneur t’égare : calme ta souffrance et ta fureur un moment… Rappelle-toi ce que c’est, l’amour… Tu n’eus qu’à m’aimer rien ne séparait nos deux âmes avides, il nous parut naturel, dès la première heure, de nous aimer toujours… Je fais appel à ton amour : n’est-ce pas une chose toute-puissante ? Figure-toi qu’un gouffre nous eût empêchés d’aller l’un à l’autre, n’aurais-tu pas souffert de me perdre ? J’ose espérer que tu ne m’aimas pas uniquement pour la prière… À Marguerite, il ne manque pas autre chose que la prière… Il l’aime, comme tu m’as aimée, pour les mêmes raisons éternelles, pour le même bonheur dans tout son être… Tout-à-l’heure, si tu avais pu voir son martyre, entendre sa confidence émouvante, tu en aurais eu les larmes aux yeux, tu n’aurais pas eu des paroles aussi violentes, aussi meurtrières… Songe donc, il l’adore sans espoir… Dès la minute où lui vint la révélation de cet amour, il s’est battu comme un lion contre lui, comme ton fils, comme un Hébert, il a vaincu !… Ton fils est digne de toi : il préfère à l’amour qu’il tue l’honneur que tu lui as enseigné !… Rappelle-toi notre tendresse, et tu sauras quel tourment est le sien, ce qu’il lui faut de grandeur et de courage pour laisser partir à jamais la femme qu’il aime !…

— Toi aussi, ma femme, tu es contre moi, tu l’absous, dit Augustin, plus calme. Et c’est au nom des Hébert que tu implores la pitié !… Ne t’en déplaise, les Hébert n’ont jamais fraternisé, que je sache, avec les ennemis du Christ !… Jules est le premier qui déchoit !… Avant d’avoir aimé cette fille, il était de ma race, il n’en est plus !… L’abbé Lavoie n’est pas un Hébert, lui !… Jules a failli, te dis-je, il n’est pas digne du nom que nous lui avons donné !… Ton amour t’aveugle, tu pardonnes avec le cœur mou des mères !… Tous les Hébert, depuis le premier ancêtre canadien, le condamnent, le flétrissent, par ma voix chargée de toute leur fureur, l’accusent d’avoir souillé leur blason !…

— Eh bien, mon père, c’est trop ! proteste vivement le jeune homme. Je refuse l’excommunication de ma race !… Non, je n’ai pas dégénéré, je me sens digne du nom que je porte !… J’aime la fille d’un athée, soit, je n’ai pu faire autrement !… Il m’a suffi de la voir : suis-je criminel de l’avoir vue ?… Comme vous le disait ma mère, je n’ai pas cédé, j’ai réuni, contre cet amour, toutes les forces capables de l’extirper de moi-même, j’ai fait le serment de vaincre et j’ai vaincu !… Je l’ai revue, fort bien, mais je n’ai jamais oublié, près d’elle, qu’elle ne serait jamais à moi !… Dieu, comme j’ai souffert, comme je souffre encore !… Oh ! si vous saviez ce que j’ai là, ce que c’est le déracinement de l’amour en soi-même !… Je n’espère plus votre pardon, vos yeux ne bronchent pas !… Qu’importe ? Un jour, vous admettrez, vous pardonnerez !… Si je n’avais pas mon rêve d’action patriotique, en face de moi, qui magnétise et promet des sensations grisantes et viriles, je ne sais à quel désespoir je m’abandonnerais ! Dieu merci, dans quelques jours, à Ottawa, j’exalterai l’âme canadienne, je mettrai dans mes accents toute la passion que je refrène, que j’égorge, et il faudra bien qu’on m’entende !… Vous serez fier de moi, mon père, j’accomplirai de la grande besogne, je me réhabiliterai à vos yeux, les ancêtres seront orgueilleux de moi, m’applaudiront par votre voix grondant de tous leurs enthousiasmes !…

— Comment veux-tu que je te pardonne, mon fils ? répondit Augustin, implacable, que la chaleur et la véhémence du jeune homme avaient toutefois bouleversé. Tu parles bien, tu es superbe, et si l’éloquence était une excuse, il me faudrait oublier !… Mais, sous ton langage de flammes, je sens que tu l’aimes à la folie, que tu veux la revoir encore !… N’est-il pas vrai que tu veux la revoir ?…

— Oui, mon père, il faut que je la revoie… Demain, ce sera fini… Elle s’en ira sans retour… Ne soyez pas inexorable, laissez-moi tenir ma promesse et lui faire l’adieu pour la vie… Ayez pitié d’elle qui n’espère pas le rendez-vous du ciel !…

— Mais tu ne comprends donc pas ce que c’est pour moi, le spectacle de mon fils implorant grâce pour la fille d’un sectaire !… Quel est cet amour qui te fait te traîner à ses pieds ?…

— Aie pitié, Augustin, je t’en supplie, sanglote la mère. Je te le répète, tu regretteras cela plus tard…

— Ayez pitié, mon père, balbutie Jeanne, dont les joues roses ne le sont presque plus. Ils s’aimèrent un jour, et c’est déjà fini, leur joie profonde… Cela briserait leurs âmes de ne s’être pas revus… Elle n’est pas coupable de ne pas avoir connu Dieu… Comment est-ce elle, et non moi, dont le berceau ne fut pas entouré du ciel ? On ne peut s’empêcher d’aimer Jules, est-il étonnant qu’elle l’ait aimé ?… Cela fait moins de peine de s’être laissés, quand l’adieu s’échange dans un regard suprême… Ayez pitié d’elle que la destinée brise, permettez-lui d’emporter un souvenir plus doux…

— Toi aussi, ma Jeanne, dit le père, courbant ses épaules sous l’amertume. Eh bien, je resterai seul avec mon chagrin… Va la voir, ta Française de malheur, puisque je suis seul à la haïr… Mais je ne cède pas, je n’accepte pas cet amour !… Il n’y a pas d’amour coupable nécessaire, quand on s’appelle un Hébert !… On n’aime pas, sans y mettre sa volonté molle, une fille impie… Son visage, fût-il une apparition de grâce, n’a jamais prié !… Ses yeux, fussent-ils merveilleusement beaux, ne pénétrèrent jamais dans le ciel !… Sa bouche, eût-elle un dessin irrésistible, avait blasphémé ton Dieu !… Tu devais prendre tous ses charmes en horreur !… Vous pensez tous contre moi, quelque chose d’inflexible m’assure que j’ai raison, et il me faudra bien des heures et bien des jours avant de penser comme vous tous, avant de pardonner…