Au large de l’écueil/08

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Imprimerie de « L’Événement » (p. 208-237).

VIII


Au moment même où Jules Hébert a le cœur à la torture dans le sanctuaire des livres canadiens de son père, Marguerite Delorme, immobile et pensive à l’une des fenêtres du Château-Frontenac, admire longuement le paysage dont elle veut garder le souvenir éternel. À la veille de s’en éloigner pour toujours, elle imprègne sa mémoire de chaque détail pittoresque, et le Saint-Laurent, désormais, fera partie de la substance vive de son âme. C’est une des journées paradisiaques du septembre québécois, où le soleil a des caresses de lumière plus douce et l’air des parfums plus subtils. On dirait que la nature, aux approches de l’automne maussade et frileux, se grise de chaleur afin d’oublier la bise qui bientôt la rendra frissonneuse. Le fleuve déploie sa nappe limpide aux miroirs d’émeraude et de bleu turquoise, le feuillage du Bout-de-l’Île est alangui, la falaise grise de Lévis s’éclaire d’un sourire, les Laurentides échelonnent leurs croupes gracieuses dans la clarté bleue, les villages, au loin, s’auréolent de rayons tendres. Une allégresse vive miroite sur le visage des quelques promeneurs sur la Terrasse lumineuse. Champlain s’anime dans le bronze, et c’est peut-être la fanfare des cloches innombrables qui fait passer des souffles de vie dans sa chevelure.

Marguerite adore le son des cloches canadiennes. Elles lui arrivent de partout, ce matin-là. Une plainte mélancolique vient à elle de la côte de Beaupré lointaine, une rumeur plus joyeuse accourt de Saint-Pierre-de-l’Île et de Sainte-Pétronille, une harmonie enthousiaste s’élève des clochers fraternels de Beauport et des églises de Lévis, le carillon de Saint-Romuald murmure dans la distance, et les clochers de Québec unissent leurs voix prochaines en une salve éclatante. Elles sont, les cloches vivantes, l’emblême triomphal d’un pays de foi profonde. La jeune fille sait pourquoi le paysage magique et la mélodie grandiose répandent l’extase au fond de son être. Elle ne peut les séparer, l’une et l’autre, du jeune Canadien qui lui chanta l’une et lui dévoila le mystère de l’autre. C’est beaucoup moins le grand fleuve qu’elle regarde et les clochers des villages canadiens qu’elle entend, laisse pénétrer en elle et pleure d’abandonner, que le jeune homme énergique et fort qu’elle y retrouve et qu’elle aime. Elle n’en doute plus, la source d’amour a jailli sur sa route. Et plus elle y a bu, plus elle eut soif. Hélas ! elle est presque tarie déjà. Demain, elle s’abreuvera de la dernière goutte. Et tous ignoreront le chagrin poignant, nul jamais ne saura la tendresse où le meilleur d’elle-même s’est donné, ne se reprendra jamais. Elle a conscience qu’un tel amour ne disparaît jamais de l’âme et que Jules Hébert trônera dans son rêve toujours. Mais la souffrance qu’elle éprouve est étrangement douce, et voilà pourquoi elle écoute, avec une émotion ravie, la fanfare des sons innombrables.

En les entendant, Gilbert Delorme, assis auprès d’une table fragile, à quelques pas de la jeune fille, fait courir vertigineusement sa plume sur les feuillets blancs qu’il couvre d’une écriture nerveuse et mesquine. Les cloches ne l’ont jamais mais énervé comme en ce jour, elles inspirent à sa haine des invectives pleines de flamme. La pâleur de ses traits rayonne d’une passion farouche, des éclairs traversent les yeux noirs et tendus, un rictus amer contorsionne la bouche entr’ouverte. À coup sûr, il est la proie d’un sentiment qui l’enfièvre et le transporte. Un instant, la plume fébrile cesse d’aller et venir : il écoute, la fureur dans les veines, le bruit immense des cloches. Puis, sa pensée de nouveau se hâte sur les feuillets immaculés.

— « Jamais comme en cette minute, écrit-il à Paul Favart, un de ses compagnons d’armes dans la guerre à Dieu, je n’ai senti la rage devant la superstition que nous voulons déraciner de ce monde. Ce Canada-Français fourmille de crétins endurcis. Oh ! comme il faudra de persévérance et de besogne pour déloger ici le surnaturel qui est comme la moëlle vitale de cette race ! Mais nous y parviendrons, nous infiltrerons petit à petit l’humanitarisme vainqueur ! Tiens, j’ai les oreilles cassées par le son des cloches maudites qui m’arrive de toutes parts, et je voudrais réduire en poussière tous ces clochers dont Québec foisonne ! »…

Et longtemps encore, les feuillets blancs se noircissent de haine. Gilbert Delorme, enfin, s’arrête, les sueurs perlant du front livide. Son enfant chérie est toujours là, immobile à la fenêtre. Oh ! comme il en est orgueilleux, de cette femme intelligente, idéale qu’il a créée ! Sonnez, cloches maudites, pense-t-il, avec une joie délirante, vous ne faites pas mieux, vous ne ferez jamais une créature comme celle-là !

Un désir incontrôlable de lui redire sa fierté dirige le père vers sa fille. Elle est si intense, la rêverie du visage mince et parfait, qu’il en est frappé.

— Quelle songerie, ma fille !… Si j’ignorais que tu n’as aucune raison de l’être, je te croirais triste même…

— On est triste, parfois, sans trop savoir ce qui pleure en nous…

— C’est la souffrance des poètes, cela, railla-t-il. Les larmes qu’on verse alors ont une saveur infinie… C’est la douleur imaginaire, qui n’en est que plus douce, parce que nous la créons en nous-mêmes… Ce n’est qu’une forme de l’égoïsme : deviendrais-tu égoïste, mon enfant ? La chose est très-vilaine…

— La poésie m’a toujours ensoleillée de joie, mon père, dit la jeune fille, qui se demanda si, dans son amour, elle n’avait pas songé qu’à elle seule. Je ne suis pas une égoïste, alors…

— La joie intense confine aux lames, ce n’est qu’une manière de dire ce que tu sais, n’est-ce pas ?…

— Si vous le voulez absolument, il faut bien que je sois égoïste, badina Marguerite.

— Tu railles, mon enfant, et bien que je n’y connaisse guère aux mystères des femmes, j’ai l’intuition que tu n’as pas envie d’être joyeuse, que tu préfères être seule…

— Mais non, je suis très heureuse de vous avoir auprès de moi, de regarder vos bons yeux tendres !…

— Dans les tiens, quoi que tu dises, je soupçonne une vague tristesse…

— C’est toujours après-demain que nous partons, c’est irrévocable, n’est-ce pas ? interrompit vivement la jeune fille, pour esquiver l’interrogatoire troublant.

— Mais oui, n’en as-tu pas assez, de cette ville ?… Elle est très belle, fort intéressante, j’en conviens, mais le Canada nous réserve beaucoup d’autres surprises tout aussi agréables, je t’assure… Est-ce le départ qui te bouleverse ?…

— Sans me désespérer, il me chagrine, mon père…

— Eh quoi ! tu m’étonnes là, vraiment, je ne comprends pas. On s’attendrit sur un endroit qu’on laisse avant d’en avoir épuisé tout le charme !… N’as-tu pas eu tout le loisir d’admirer Québec ?… Un cicerone captivant ne t’a rien caché de la ville pittoresque, au cours des longues semaines qu’il a eu la délicatesse de nous consacrer… Il est fort bien, ce jeune homme, et c’est dommage qu’il prie !…

— Allons, mon père, n’est-ce pas admirable, le tableau qui se déroule d’ici ? s’empressa-t-elle de dire, effrayée de la fièvre dont son visage brûlait. Plus je le contemple, plus je l’aime !…

— Je te le redis, les paysages qu’on abandonne, en les aimant encore, laissent dans l’âme un meilleur souvenir… À vivre plus longtemps à Québec, tu en deviendras lasse… Courons vers les sensations nouvelles ! Montréal est superbe, m’a-t-on dit, la sorcellerie des plaines de l’Ouest nous attend !… Il ne faut pas avoir de la peine, tu es trop sentimentale, Marguerite…

— C’est la première fois que je regrette autant d’abandonner une terre étrangère, ne put s’empêcher de murmurer la Française.

— Combien de fois nous quittâmes des lieux qui me parurent plus merveilleux que celui-là, et tu n’eus jamais un chagrin pareil !… Aujourd’hui, tu es mélancolique à l’extrême, il faut chasser l’impression pénible, ne pas donner prise à la songerie maladive… On glisse vers elle sans trop le savoir !… Oh ! je devine, ces cloches t’affligèrent sans doute !… Je l’écrivais à Favart, elles ne m’agacèrent jamais autant que tout-à-l’heure… Elles ont enfin calmé leurs transports !… Dis, c’est leur tapage qui t’a rendu triste… Elles nous narguaient, chantaient victoire !… Ah ! si je pouvais les étouffer !…

— Pourquoi tant de haine, mon père ? reproche-t-elle.

— Que veux-tu dire ?…

— Oui, notre religion, c’est l’amour, et vous n’avez jamais pitié des catholiques, de leurs clochers…

— Quel étrange langage ! interrompit brusquement Gilbert. Je ne l’entendis jamais sortir de tes lèvres, auparavant !… Ainsi, tu aimes les clochers, ton âme sensible est touchée par leurs appels, mais c’est notre ruine qu’ils annoncent à grande volée, c’est nous qu’ils bravent dans leur insolence, et tout-à-l’heure, on aurait dit, vraiment, qu’ils se donnaient le mot pour me lancer leurs sarcasmes à la figure !… Je connais les émotions poétiques, moi-même… Eh bien, ces cloches, je les hais, je les méprise, je donnerais mon sang pour les voir toutes joncher le sol, en morceaux, vaincues, muettes à jamais !… Je la condamne, ma fille, ta poésie qui s’attendrit jusque-là !…

— Pourquoi ne pas les aimer comme reliques d’art ?… N’est-il pas inspirant de voir les clochers escalader l’azur ou rester debout quand la tempête gronde autour d’eux ?… Ils me parlent de choses douces, ils devraient vous émouvoir comme symbole de l’âme humaine qui s’élève, aspire vers l’idéal et défie les ouragans de l’existence !…

— Mais tu sais bien qu’ils sont l’emblême de la foi exécrable de ces gens-là !… Aussi longtemps qu’ils seront debout, fiers, arrogants, despotiques, on les aimera !… En avoir pitié, c’est reculer indéfiniment le règne béni de la Libre-Pensée !… Non, il faut leur trancher la tête, les écraser sous nos talons frénétiques !… Ta tendresse pour eux m’agace énormément, j’avoue ne pas te comprendre… On cultive le cléricalisme en serre chaude ici, mais il ne peut t’avoir entamée !…

— Je suis tout aussi anti-cléricale que vous, mon père, mais autrement, voilà tout.

— Comment peux-tu l’être autrement que moi qui t’ai faite à ma ressemblance ?…

— Je rêve plus de tolérance dans la guerre à ces gens-là, comme vous les appelez… Ils sont sincères, croyez-m’en… Dans leur sincérité, il y a de la grandeur… Vous les dédaignez, je crois qu’ils valent mieux que cela, qu’ils méritent notre amour même… Vous les traitez d’ignorants : il est des choses qu’ils n’ignorent pas, cependant, l’honneur, le devoir, la noblesse, les vertus sublimes… Quand vous vous battez contre eux, vous ne songez qu’à leur Dieu que vous haïssez… Vous avez la conviction que leur Dieu n’est pas, c’est donc eux-mêmes que vous haïssez !… Est-ce prêcher l’amour que d’être impitoyable et d’outrager sans cesse ?…

— Ces idées sont nouvelles, inouïes, je crois rêver à les entendre jaillir de ton cerveau, une influence a opéré sur toi de vrais sortilèges !… Ignores-tu que tu les excuses, que tu les défends même, que tu leur permets de vivre ?… C’est le laisser-aller que tu exaltes !… Mais laissons-les faire, et le crétinisme encroûtera la pensée humaine à jamais !… Non, ma fille, il faut traquer la superstition légendaire, ne pas lui faire quartier, l’assommer !… La foi de ces Canadiens-Français t’en impose, un moment… Cela passera, ne peut durer, c’est la femme en toi qui pleure sur l’ennemi blessé qu’on apporte dans sa maison !… Au fait, tu ne m’as pas encore dit pourquoi tu es si triste, ce ne peut être pour cela, assurément…

— C’est pour cela, mon père, je souffre, parce que les hommes ont à se haïr !…

— C’est vraiment curieux, fit-il, songeur. On ne pousse pas la sensibilité à un tel point !… Il ne s’agit que d’une idée : on ne verse pas de larmes sur une idée, et c’est comme s’il y avait eu des pleurs dans ta voix… Il y a autre chose que tu me dissimules… J’essaye de comprendre… Oh ! si c’était cela !… Quelle pensée affreuse !… Mais c’est impossible !… Tu n’aurais pas fait cela !…

— Quoi, mon père ! s’écrie la jeune fille, inquiète.

— Eh oui, ta peine… J’ai pensé, un instant, que… Mais non, je ne le dirai pas, ce serait déjà t’insulter, bien que je n’y aie pas cru… Ce serait violer la confiance que j’eus toujours en toi, introduire un mauvais souvenir entre nous qui ne connûmes jamais cela !… Décidément, non !…

— Je veux savoir, mon père, dit Marguerite, impulsive et cédant au besoin qu’on a toujours de fuir le mystère avec les êtres chers.

— Il vaut mieux que je me taise !…

— Un soupçon plane entre nous, je ne puis endurer cela !… Je préfère savoir !…

— Puisque cela t’intrigue, il faut bien le dire. Mais souviens-toi que je n’en crois rien… Je le dis, pour ne pas te déplaire, tout simplement… Ce Canadien-Français, eh bien, il est charmant, cause fort joliment, possède une intelligence assez vigoureuse, assez brillante même, une érudition des choses de son pays vraiment captivante… Depuis que vous vous êtes rencontrés, vous avez eu presque des relations d’amoureux… Si je ne t’avais pas connue la femme inflexible que je t’ai façonnée, je n’aurais jamais permis une pareille intimité !… Mais je ne pouvais m’y opposer sans douter de toi, et je t’aurais outragée, n’est-ce pas ?… Tu es un autre moi-même, tu as la ferveur de mes idées, tu peux braver toute la séquelle des crétins ensemble, au besoin même tu leur donnerais une verte leçon de grande et saine philosophie !… À certains moments, quand une inquiétude passagère me traversait l’esprit, je songeais avec orgueil que ce brasier de superstition ardente que tu effleurais, ne pouvait te causer la moindre brûlure !… Non, Jules Hébert n’a pas eu l’audace de t’endoctriner !… Ce n’est pas la sienne, l’influence dont j’ai parlé tout-à-l’heure !…

— Il est trop délicat, mon cher père, il n’y a pas même songé, vous pouvez en être sûr… C’est moi qui lui ai demandé de me parler de sa foi !… J’étais certaine de moi-même !…

— Et il t’en a parlé ! avec son feu, son enthousiasme de fanatique enragé, n’est-ce pas ?… Quelle imprudence, ma fille !… Il y a mis toute sa conviction diabolique, je suppose, il a fait de l’étalage, a déclamé des tirades pieuses !… Dans tout cela, il y a je ne sais quel magnétisme, et il faut être sur ses gardes !… Au moins, tu lui as répondu, tu l’as joliment muselé, tu l’as fait rougir de son ignorance et de sa lâcheté devant leur Dieu fantasmagorique !… Oh oui, tu as fait cela, tu as vengé ton père défié, tu lui as fait rengainer sa chimère de l’au-delà !… C’était ton devoir, et tu n’y as pas failli, j’en suis certain !…

— Il ne m’imposait pas sa foi, pouvais-je lui imposer la mienne ? D’ailleurs, tout ce que je pouvais lui en dire, il le connaissait déjà !…

— Comment ! il aurait l’esprit assez large pour concevoir la Libre-Pensée émancipatrice, et il est encore esclave des antiquailles du christianisme !… Oh non, je ne crois pas cela !… C’est mal d’avoir courbé la tête, Marguerite, et tu as faibli !… Tu eus, pour lui, la pitié que les clochers t’inspirent… Tu es trop généreuse, décidément : trop de bonté mène à la tiédeur et à la mollesse !… Vraiment, je te croyais plus forte que cela, tu me désappointes… Ce Canadien-Français se vantera désormais qu’il eut facilement raison de la fille de Gilbert Delorme !… Peut être n’ignore-t-il pas qui je suis, et il n’en sera que plus fat !… Tu les connais, pourtant, ces catholiques arrogants, leur morgue n’a pas de bornes, et dès qu’ils ont sur nous le moindre avantage, ils le proclament à tous les vents du ciel !… Il nous comprend, dis-tu : c’est de l’hypocrisie, te dis-je… S’il nous comprenait, il serait avec nous !

— Vous me reprochez d’être généreuse, comment pouvais-je ne pas l’être avec lui ? Il est si bon, si magnanime lui-même !… Il n’a pas de haine contre nous, mon père…

— Impossible ! il est un catholique enraciné, il doit nous haïr…

— Il nous méprisait avant de nous avoir rencontrés… Il croyait que nous étions tous des poseurs à l’indifférence, que nous n’étions pas sincères… Depuis qu’il est convaincu, par nous, qu’il y a des athées francs, il nous aime, tout en nous combattant !…

— Alors, c’est depuis qu’il t’a vue, qu’il nous aime, répondit Gilbert, que son soupçon de tout-à-l’heure reprenait.

— Il n’a plus de rancune contre nous, mon père, c’est tout ce que j’ai dit, balbutie Marguerite, épouvantée par le ton sévère de Gilbert, et craignant d’avoir laissé poindre son secret par mégarde.

— Et si c’était moins les sectaires et tes parents qu’il aime que toi, ma fille ?…

— Il ne m’a rien dit de tel, répondit la jeune fille, que trahissait une pâleur intense.

— Une femme devine toujours, quand il y a de l’amour autour d’elle !… Et maintenant, je veux une réponse nette et libre !… Ce Canadien-Français t’aime-t-il ?…

— Je ne saurais dire, murmure-t-elle.

— Tu doutes !… C’est un aveu, cela… Tu sais, tu as la certitude qu’il t’aime !… Il te l’a dit peut-être ?…

— Oh ! mon père ! ce n’est pas vous, cela, vous me tendez un piège, je viens de vous déclarer que je n’en sais rien…

— Je te demande pardon, ma fille, je ne voulais pas cela… Mais, vois-tu, à la seule pensée qu’il peut t’aimer, je me révolte !… Il ne peut avoir eu cette audace !… Il est ton ami, c’est très-bien, mais pas autre chose !… Et pourtant, si c’était vrai !… Je me suis conduit comme un écervelé : laisse-t-on des jeunes gens se voir autant que je vous le permis ?… Ce serait un rude hypocrite, alors, il nous aurait dépistés par ses faux airs de cicérone désintéressé !… Mais oui, je commence à le détester, à lire sur son visage du mensonge et de la fourberie… Il ne te l’a pas dit qu’il t’aime, mais s’il te l’a fait voir, c’est déjà trop de sans-gêne, trop d’insulte !… J’en ai le pressentiment horrible, il t’aime, et tu le sais !… Dis-moi qu’il t’aime, tu ne m’as jamais menti, petite fille…

— Je suppose qu’il m’aime… Y a-t-il de la honte à se sentir aimée par un jeune homme chevaleresque et noble ?… Quelque chose me dit qu’il a pour moi la tendresse la plus loyale et la plus flatteuse, et que jamais homme aura pour moi le respect religieux dont il m’entoure… Sa délicatesse est impeccable, il ne m’a fait aucun reproche de mes idées païennes, il ne me parla de sa foi que le jour où je l’en priai… Il y mit une réserve admirable, dont vous l’auriez loué vous-même… Ah ! si vous saviez comme il est fort et superbe, intelligent et sympathique, vous ne lui feriez pas un crime de m’avoir aimée !… La passion vous suggère un langage indigne de votre bon cœur !… S’il m’aime, j’en suis fière, et son amour me charme et m’enrichit !…

— Ainsi, tu sens papillonner autour de toi le désir intense d’un catholique maudit, s’écrie Gilbert, avec une rage contenue. Plus la chose s’envenime, plus tu persévères à me la cacher… Je pense que tu l’acceptes simplement comme tant d’autres amis qui, au cours de nos voyages, furent tes compagnons d’un jour, et tu te plais à conquérir son âme !… Quand la prudence la plus élémentaire te conseille d’écarter mon soupçon aux aguets, tu le défends malgré toi, tu en fais une idole, tu as pour lui des paroles chaudes, passionnées, qui me condamnent, qui me bravent !…

— Je n’ai pas voulu vous braver, mon père, proteste Marguerite, qui a peur et devine à quelle conclusion son père se précipite.

— Ce n’en est que pire alors, tu le fais dans une inconscience qui illumine tout !… Je sais d’où elles viennent, tes idées nouvelles et d’où il vient, ton sentimentalisme outré !… Je sais d’où elle t’est venue, l’affection pour les clochers !… Je n’ignore plus ce qui fermente derrière ton front rêveur et je connais la source où s’abreuve ton chagrin !… Ce n’est pas Québec et son paysage que tu pleures de laisser à jamais, c’est Jules Hébert que tu aimes !… N’essaye pas de le nier, cela est écrit sur ton visage pourpre et dans tes yeux qui sont injectés de honte !…

— Je n’essayais pas de nier, je voulais vous empêcher d’être impitoyable… Si c’est aimer, que d’admirer ce Canadien au-delà de ce que j’en peux dire, je l’aime… Si c’est aimer, que de lui être profondément reconnaissante de la gentillesse et de la bonté qu’il eut pour moi, je l’adore… Si c’est de l’amour, cette joie indicible de le voir et de lui parler, je l’aime éperdument… Si c’est de l’amour, la peine que je sens là, indéracinable, étouffante, je l’aime désespérément… Je ne puis vous en dire qu’une chose, mon père, si c’est l’amour, tout cela, c’est la première fois que j’aime !…

— Et tu es orgueilleuse de cet amour ?… C’est même l’orgueil de cet amour qui l’a trahi ! Tu ne t’es pas aperçu que ton secret débordait !…

— Vous avez attaqué Jules… En dépit de moi-même, je l’ai défendu… Je lui devais cela, je le devais à mon cœur, au pur souvenir que j’aurai toujours de lui !… Vous m’avez enseigné la loyauté : malgré moi, je fus loyale à celui que je crois digne de mon amour !…

— Alors, entre les deux, ce n’est pas moi que tu préfères !… Il a le meilleur de toi-même !… Pour lui, tu m’accuses, tu te bats contre moi, tu me blesses au cœur !…

— Oh ! mon père, prenez garde, l’indignation va vous faire porter des coups dont la blessure ne guérira jamais !… Pourquoi cette fureur que je sens approcher ? Vous le savez bien que je vous adore, et plus que jamais, le jour où c’est l’amour de vous qui m’empêche de voler à la tendresse de Jules Hébert !… Il faut que je vous aime bien, que vous ayez une emprise bien forte sur mon âme, pour que je m’en aille ainsi pour toujours, brisant mon rêve et fuyant la joie ineffable de cet amour !…

— Mais je rêve, ce n’est pas vrai, tout ce que tu me dis là, s’écrie Gilbert, qui se cramponne à un suprême espoir. Tu ne l’aimes pas, c’est faux, c’est impossible !… Tu es ma vie, mon œuvre, je t’ai pétrie à la ressemblance de mon idéal, je t’ai distillé goutte à goutte la haine de leur Dieu fantoche, et quand je t’entendais railler la superstition avilissante, je croyais que ma colère contre elle était plus pure et meilleure !… J’espérais pour toi un fils de la libre-pensée, un champion de nos doctrines, quelqu’un digne de la jeune fille idéale que j’avais créée… À vous deux, vous auriez fait de la jolie besogne, et ma vieillesse en aurait été rajeunie sans cesse… Un catholique va enchaîner ton rêve désormais ? Ah non, je me révolte à croire cela !… Tu as peur que je t’écrase de ma colère ?… Mais non, petite fille, je ne songe plus à châtier !… C’est faux, tu ne l’aimes pas, te dis-je !… C’est une admiration à fleur de cœur pour un joli garçon !… Dis-moi, tu ne lui as pas donné ton âme de jeune fille !… Je comprends qu’il t’aime, lui !… Je lui en voudrai éternellement d’avoir osé t’aimer !… Je sens que je l’ai en horreur, maintenant, que je l’exècre !… N’est-ce pas que c’est faux, que tu as, maintenant, la répugnance d’un tel amoureux, que tu exagères l’impression qu’il t’a faite ?… Demain, tu l’oublieras !… N’est-ce pas que tu commences à rougir de cet amour ?

— Je n’ai pas le droit de renier mon cœur !… Je sens, mon père, que je n’oublierai jamais cet homme !…

— Ah ! malheureuse ! je t’implore, je me traîne presqu’à genoux pour te supplier d’immoler cet amour, et tu n’hésites pas à briser mon espoir, à faire crouler l’idole que tu es dans mon âme de père et que je voulais sauver !… Tu l’aimes ! et tellement, que tu n’en as pas même la honte !… Le lâche ! l’hypocrite ! le menteur ! l’impudent ! il s’est glissé entre nous comme une vipère, et ses odes brûlantes de patriote faisaient oublier la sournoiserie du larron d’amour !… Il t’a ensorcelée, t’a presque gagnée !… Ne dis rien, tu n’as rien à dire !… Il s’en est bien peu fallu qu’il ne te convertisse !… Marguerite Delorme, ma fille, une convertie, une catholique, à genoux, quelle humiliation !… Il était presque trop tard, tu glissais sur la pente visqueuse !… Ta poésie des clochers, le plaidoyer vibrant pour la foi de ces gens-là, c’est l’œuvre du germe empoisonné, leur Dieu s’insinuait dans tes veines par l’amour !… Encore une semaine, et tu me reniais !… Inutile de parler, tu n’as rien à dire !… Quand on les défend, on est bien près de les suivre !… Et tu m’as soigneusement dérobé sa machination d’enfer, tu t’es cachée avec lui, vous vous êtes moqués de moi tous les deux, tu es sa complice dans le soufflet dont il me cingle au visage !… Il t’a enseigné l’hypocrisie, la dissimulation, la révolte !… Oh ! que je le hais, ce Canadien-Français fourbe qui t’a changée, t’a prise à moi, t’a presque fait engloutir par le gouffre hideux de son christianisme !…

— Vous l’outragez, mon père, et chacune de vos invectives me fait saigner le cœur autant que si vous me les adressiez !… Comprenez vous, il m’est infiniment cher, et l’outrager, c’est m’outrager moi-même !… Vous n’êtes pas coupable de flageller, vous ne pouvez faire autrement !… Mais c’est à vous que je le dois, si je l’aime !…

— C’est moi qui t’ai enseigné que les catholiques méritaient l’amour de ma fille ! s’écria-t-il, d’une voix tranchante et railleuse. C’est vraiment trop fort !… Tu badines, et ce n’est pas le temps des mauvaises plaisanteries !… Tu te moques de moi que tu vénérais plus que tout au monde… Comme il t’a changée, mon enfant !…

— Non, mon père, j’ai pour vous le même amour et la même vénération !… Si vous pouviez lire dans mon cœur tout ce que je vous y sacrifie, vous ne douteriez plus que je vous adore plus que jamais !… Oui, il s’est emparé de mon âme de jeune fille, mais c’est autant votre faute et la mienne que la sienne, s’il en est maître aujourd’hui !… Vous m’avez prêché…

— Prêché ? interrompit-il, furieux. Tu vois bien que leur langage te gagnait, que la gangrène s’était mise dans ton cerveau !…

— Écoutez-moi, cher père, votre esprit droit va se soumettre !… Vous m’avez enseigné l’amour libre, la loi de l’instinct, du choix volontaire… Je vous sais un gré infini d’avoir fait jaillir les bons instincts dans mon âne de femme et d’en avoir émondé les mauvais… Je me suis construit un palais de rêves, et j’ai attendu qu’on vienne l’habiter… Plus j’ai espéré, plus le besoin d’amour est devenu tyrannique en moi… J’ai connu Jules Hébert, et, dès nos premiers regards, tout ce qu’il y avait en moi d’instinct vibrant et supérieur accourut vers ce jeune homme énergique et fier… Je l’aimai de par l’amour libre, qui va toujours où le poussent les instincts dominateurs, sublimes ou laids !… Vous exigez que j’aie honte de cet amour : il me faudrait rougir de vous, mon père, qui m’avez inculqué la noblesse et l’idéal, il me faudrait renier votre amour libre !…

— Quand devins-tu certaine qu’il croyait ? demanda Gilbert, singulièrement adouci par le plaidoyer sans réplique de son enfant.

— Après avoir commencé à l’aimer…

— Quand l’as-tu appris ?…

— Le lendemain du jour où nous quittâmes Liverpool… Nous étions ravis devant l’infini bleu du ciel et de la mer… « Dieu nous est plus tangible devant cet horizon sans bornes », dit-il, soudain… « Vous croyez donc ? » fis-je, étonnée… « Vous ne croyez donc pas, vous, Mademoiselle ? » répondit-il, avec tristesse. « Non, Monsieur », dis-je, et nos regards se pardonnèrent…

— Et tu n’éprouvas pas une répugnance de tout ton être ?…

— Nous nous aimions déjà, mon père, je le sais maintenant. Je ne le trouvai pas odieux, pas plus qu’il ne me jugea méprisable… Nous ne songions qu’au bonheur de nous être vus, qu’à celui de nous voir le plus possible toujours…

— Que je le hais, ce Canadien !… Cet après-midi, au plus tôt, dans une heure, si la chose est possible, nous partons !… Tu m’entends bien, je ne veux plus que tu le revoies, il ne te reverra plus !…

— Ce n’est pas vrai, vous n’y songez pas sérieusement, mon père, s’écria Marguerite, affolée, dont les yeux se dilatèrent d’horreur et d’angoisse.

— Il ne te reverra pas, te dis-je !… Il t’a déjà fait assez de mal !… Il m’a fait trop de mal !…

— Vous ne ferez pas cela !… Je vous étale mon cœur à nu, n’y voyez-vous pas le désespoir que vos paroles y répandent ? Il faut que je le revoie !

— De ce pas, je vais prendre les informations nécessaires, et nous partons cet après-midi, je te le répète !…

— Pas cela, oui, pas cela ! je vous en conjure, au nom de votre amour !

Et, de sa poitrine qu’il étreint, un sanglot monte qui éclate, déchirant, navrant. Gilbert, qui aime cette enfant plus que lui-même, souffre d’une torture cuisante.

— Ne pleure pas, petite fille, murmure-t-il, avec tendresse, c’est pour ton bonheur que je suis cruel… À ne pas le revoir, tu l’oublieras plus vite… Si vous vous faites l’adieu pénible, tu en auras le cœur plus douloureux, moins facile à guérir… Ne pleure pas, mon enfant… Viens avec moi, nous n’en parlerons plus jamais, et quand je t’aurai reprise à lui, je te pardonnerai tout, nous vivrons heureux comme toujours avant lui…

— Je ne puis vous promettre de l’oublier, mon père, je ne suis pas de celles qui, l’ayant juré, trahissent le serment du souvenir !… Demain, je devais lui jurer de ne jamais l’oublier… Il m’a dit que, des hauteurs du Cap Tourmente, on a le tableau le plus merveilleux… Nous irons là, nous échangerons l’adieu de nos âmes… Ma peine sera plus douce, et ce sera plus facile, tous les deux, père, d’être heureux comme toujours avant lui…

— Quel est donc cet art infernal avec lequel il a rivé ton âme à lui ?… J’essaye de ne pas le haïr, et c’est plus fort que moi, je l’abomine !… Non, décidément, il ne te reverra pas ! Je vais annoncer le départ à ta mère !…

De nouveau, Marguerite est secouée par des sanglots violents. Gilbert, défaillant sous la plainte douloureuse, ferme son cœur pour qu’elle n’y pénètre pas.

— Enfin, me voilà prête, s’écria Madame Delorme, qui faisait tout-à-coup irruption dans le petit salon. Apercevant les traits décomposés de Gilbert et la forme prostrée de Marguerite en pleurs, elle courut à la jeune fille.

— Mais qu’as-tu donc, mon enfant ? demanda-t-elle, bouleversée. Que s’est-il passé, Gilbert ? Il y a quelque chose de grave pour un tel chagrin !… Elle n’a pas pleuré, depuis le jour que tu te rappelles, Gilbert… Dis, qu’y a-t-il ?…

À ces mots de son épouse, les yeux de Gilbert devinrent hagards. Ivre de haine, il a oublié la chose épouvantable à laquelle il songe bien souvent, presque tous les jours, si cruel en fut le drame. Un souvenir de nuits éperdues, au chevet de Marguerite jeune, sème l’effroi dans son âme, et il est là, immobile, pantelant. Elle se tordait, la petite fille mourante, sous les griffes d’une méningite atroce à la base du cerveau. En une seconde, il revit les insomnies d’appréhension folle. Il avait cru mourir d’angoisse. La maladie, réagissant sur les yeux, avait diminué l’acuité visuelle, au point qu’on avait prédit la cécité absolue. Le médecin, qui avait terrassé la méningite brutale, avait dit que la vision, quoique sauvée, serait toujours à la merci d’une fatigue intellectuelle intense ou d’un chagrin vif et prolongé. Il ne fallait pas que Marguerite se livre à un effort cérébral aigu : ses yeux s’affaiblissaient alors, avaient besoin de calme afin de regagner leur énergie visuelle. Oh ! la vigilance jalouse avec laquelle Gilbert avait écarté de son enfant les études trop ardues ! Et, depuis les jours pathétiques, elle n’avait jamais pleuré.

— Oui, Geneviève, tu as raison, c’est la première fois, depuis lors, qu’elle pleure, finit-il par dire à sa femme anxieuse, assommé, dompté.

— Que s’est-il passé, Gilbert ? lui demande encore celle-ci.

— Elle aime ce Canadien-Français !…

— Jules Hébert !…

— Oui !… Je voulais la lui arracher, partir tout de suite, avant qu’il ne l’ait revue… C’est pour cela qu’elle pleure… Marguerite, il faut cesser tes larmes, supplie-t-il, elles sont dangereuses !… Le médecin t’a défendu les larmes pour la vie !!!

— Je t’en conjure, ma fille, obéis à ton père…

— Je lui obéirai demain, j’en suis incapable aujourd’hui, sanglota la jeune fille.

— Dis, tu es encore ma véritable enfant, implore Gilbert, tu crois en mes doctrines !…

— Vous le savez bien, mon père…

— Tu ne faibliras pas, demain ? Tu me reviendras ?…

— C’est mal d’avoir douté de moi, mon père…

— Je t’en demande pardon, je me suis fourvoyé… Tu iras lui dire adieu, puisque c’est le seul moyen de tarir le chagrin qui me met le cœur à sang…

— Oh ! merci, mon père, et pardon de vous faire de la peine…