Au large de l’écueil/09

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Imprimerie de « L’Événement » (p. 238-263).

IX


— Courage, Marguerite, disait Jeanne à la Parisienne un peu hors d’haleine, quelques minutes encore, et nous arriverons… Là-haut, vous serez largement récompensée de votre fatigue !…

— Vous sentez-vous bien lasse ? s’inquiète Jules, avec douceur.

— Vous êtes si gentils, tous les deux, que je ne sens guère ma fatigue, répond Marguerite, avec un sourire triste.

— La forêt est moins dense, la végétation se clairsème, ajoute le jeune homme. Il en est des plantes comme des hommes : il y en a moins qui vivent dans les hautes sphères !…

En effet, depuis quelque temps déjà, ils ont quitté la petite oseille écarlate et faraude, les convolvulus amoureux, les avoines folles et pimpantes, les mourons étoilés, les cotonniers pourpres, les sureaux de neige, les silènes ivres et lourds, les moutardes aveuglantes. Ils aperçoivent encore, ici et là, des fougères au dessin frêle et aux tiges menues. Tout-à-l’heure, ils étaient accueillis par les hêtres efflanqués, les bouleaux minces et les érables un peu mélancoliques dans leur feuillage qui sent venir, plus tôt que les autres, l’automne et la mort. Il n’y a guère, maintenant, que la grande taille des épinettes et les bras ouverts des sapins qui les saluent au passage. À tout moment, ils entendaient gazouiller les sources dans les verdures attendries : plus ils gravissaient la montagne, plus elles sont devenues rares, et il leur semble qu’il ne doit plus y en avoir. La montée se prolonge, accidentée, pénible, un peu énervante. Les racines qui s’enlacent au ras du sentier, accrochent les pieds qu’elles taquinent. Il faut se heurter aux roches anguleuses, sentir la pointe des cailloux effilés, déchirer les toiles d’araignée dont la trame colle au visage, franchir un arbre dont l’orage de l’année dernière a jonché la route. Parfois, ils s’arrêtent : un parfum de mille arômes apaise leur sang qui bat à grands coups martelés. Le vol sous bois d’un geai d’azur, tout près d’eux, leur donne des ailes, et ils reprennent le chemin tortueux, l’œil ébloui par les « quatre-temps » vermillons qui jalonnent le sol tout le long de la lisière.

Soudain, l’ascension est facile et repose. La pente a cessé d’être escarpée, il n’y a plus de racines sournoises ni de pierres hostiles. Les trois amis foulent, avec ils ne savent quelle volupté, le tapis moëlleux des aiguillettes brunes ou dorées que les conifères ont semées dans la forêt profonde. Marguerite pressent qu’ils arrivent, et sa lassitude l’abandonne.

— Bientôt, la grande Croix se dressera devant nous, s’écrie Jeanne, avec une joie dont pétille son visage plus rose qu’à l’ordinaire. Ce sera presque la fin… N’êtes-vous pas heureuse, Marguerite, que ce soit la fin ?…

— Oui, je grille du désir de voir le spectacle dont vous m’avez promis la splendeur, dit-elle, s’efforçant de sourire, parce qu’elle pense à l’autre fin, celle de son amour.

— J’espère qu’on ne vous a pas trop promis, murmure Jeanne, qui comprend…

— Il vaut mieux ne pas trop promettre, si on veut épargner la déception amère, ajoute Jules, dont le silence, tout le long de la montée, a suivi distraitement le colloque assez vif des jeunes filles.

— Vous vous y connaissez tellement bien en beaux paysages, que je ne crains rien, dit la Française, regrettant d’avoir laissé deviner son trouble.

— Je ne vous ai jamais déçue, alors, répond-il.

— Oui, vous ne m’avez jamais trompée, dit-elle, et Jules est confirmé dans l’assurance qu’elle n’a jamais eu d’espoir.

— La Croix ! s’écrie Jeanne, et elle se met à courir, folle d’allégresse.

Marguerite et Jules restent seuls. Un malaise invincible les paralyse. Il leur est impossible d’échanger les impressions banales qu’ils cherchent en vain dans leurs âmes effrayées l’une de l’autre. Ils avancent, au milieu des fleurs sauvages, vers la Croix prochaine qui les fascine. Elle est géante sur un piédestal de rocs antiques, soulève dans le firmament bleu sa tête dominatrice, et le bois nu de ses larges bras étendus remplit l’espace de grandeur et de souveraineté. En l’apercevant, la Voltairienne a été secouée d’un frisson puissant tout le long de son être, a eu le cœur noyé d’une émotion surabondante où la terreur et l’admiration se mêlaient étrangement. L’esprit discipliné à bannir le surnaturel a dompté sur-le-champ l’impression magnétique.

Refermant leur ligne sur la clairière où les jeunes gens réunis causent du paysage orgueilleux, les sapins austères se dérident sous le soleil palpitant des premiers jours de septembre. C’est un coin de nature primitive, rude et terrifiante. Les rochers du laurentien le plus pur étagent leurs plans torturés ou bossus en une colline terne et bizarre. Par-delà la cîme fière, on voit le clocher grêle de Notre-Dame-des-Neiges gravir timidement l’azur, et la cloche rouillée paraît s’ennuyer d’être silencieuse. Le lichen, çà et là, sur la pierre millénaire, gonfle sa nappe argentée d’un jour. Des framboisiers presque rachitiques vivotent au milieu des airelles plus vigoureuses. Il est charmant de se reposer l’œil sur les « quatre-temps » rouges et les campanules ouvrant leur âme bleue. Un émerillon affamé qui menaçait dans les airs, s’est dardé comme une flèche dans les arbres. Les trois amis reviennent souvent à la Croix dont l’ombre immense écrase les alentours sauvages et plane au-delà jusqu’aux horizons que la forêt dérobe encore.

— Tout-à-l’heure, nous vous parlions du Petit Cap et de ses écoliers en vacances, disait Jules. Ils viennent souvent, par groupes en liesse, rendre visite à la cîme et à Notre-Dame-des-Neiges… Alors, la solitude s’anime de vie jeune et ardente… On cueille les fruits sauvages, les « bleuets » juteux, les framboises grasses, les «  petites poires » qu’on s’arrache, parce qu’elles sont rares… On va tirer d’une source tapie dans la mousse, un peu plus loin, l’eau fraîche qui crève les rocs… On allume, là-haut, un petit feu qui crépite au sein des pierres dont on a construit la cheminée d’un soir… À table, c’est un engouffrement de choses qu’on dévore, une escarmouche de bons mots qui pétillent… Quand la nuit envahit la montagne, ils accourent se percher sur la roche où la grande Croix s’enfonce, murmurent ensemble une prière aux étoiles, puis, regardent longtemps les feux par myriades qui sont la féerie nocturne de Québec dans la distance… Le sommeil est lourd et bon dans les lits durs qui sont nichés derrière la chapelle… Les plus vaillants se lèvent, à trois heures du matin, pour voir les ténèbres se blanchir d’aurore et l’horizon s’embraser de soleil…

— Qu’ils sont heureux ! crie Jeanne, enthousiaste. Ce n’est que la deuxième fois que je viens, moi, et je n’y verrai pas encore lever le soleil…

— Et moins heureuse encore, je n’y serai venue qu’une fois, murmure la Française, que la pensée du départ hante. Vous y reviendrez, Jeanne…

— Pourquoi ne pas revenir au Canada, Marguerite ? interrompt la petite Canadienne, avec un élan de toute elle-même.

— C’est pour toujours que je pars, que je dois partir…

— Je ne veux pas, moi, s’écrie Jeanne, impulsive et se révoltant. Je veux vous revoir !…

— Venez en France, alors, Jeanne…

— Que j’aimerais à voir la France, à vous y revoir !… Mais qui viendra avec moi ? dit-elle, songeant à l’abîme entre Jules et Marguerite qui ne trouvent pas de réponse.

— Ce n’est pas vrai que vous partez, que je ne vous reverrai plus ! redit Jeanne. Je n’ai pas eu le temps d’apprendre à vous aimer comme vous le méritez !… Je n’aurai jamais d’amie pareille à vous, restez que je vous aime davantage !… Si vous saviez comme cela me désole de vous perdre !…

— Il vaut mieux que nous nous séparions tous, la Croix l’exige au-dessus de nos têtes, répondit Marguerite, passionnée, presque farouche. Puis, voyant des larmes plein les yeux de Jeanne, elle dit : « Pardon d’avoir été cruelle, petite amie, vous vous trompiez sur mon cœur, il n’est pas digne de votre amour… Il faut me pardonner cette violence, elle ne fut pas méchante, j’ai tant de peine à vous quitter !… J’ai parfois des cris de révolte, et je regrette celui-là !… Tu as oublié, n’est-ce pas, Jeanne ? Je t’aime et je ne t’oublierai Jamais !… Il y a des choses brutales ; qui sait pourquoi elles nous font saigner le cœur ? »…

— Pour que nous devenions meilleurs, dit Jules, profondément ému.

— Vous avez raison, il est des souffrances qui rendent meilleure…

— Allons voir Notre-Dame-des-Neiges ! interrompit brusquement Jules, que le regard de Marguerite bouleverse jusqu’aux plus sourdes profondeurs de lui-même.

Et les jeunes filles le suivent dans le sentier qui serpente à travers les airelles et les lichens argentés. Ils se hâtent, le cœur gros des choses pénibles entre eux. Voici déjà qu’ils escaladent les rochers abrupts du sommet, foulent aux pieds les noms qu’on a vulgairement sculptés dans leur flanc tenace, arrivent auprès du sanctuaire dont l’humble façade est sortie peu à peu de l’écran massif qui la dérobait à leurs regards.

— Que c’est merveilleux ! s’écrie la Française, en extase devant le tableau colossal que l’on aperçoit des hauteurs du Cap Tourmente, à Notre-Dames-des-Neiges.

Elle en est comme navrée. Elle en oublie sa douleur. Elle est muette de contemplation éperdue. Jeanne et son frère ont une vive jouissance d’orgueil à ne pas troubler l’extase de leur amie. À presque deux mille pieds d’une profondeur béante où le regard plonge comme dans un abîme, le Saint-Laurent élargit son onde où le soleil fait pâlir ici l’azur, étend là des nacres et des blancheurs qui étincellent. Des rafales éveillent des frissons qui courent en se tordant sur l’eau paisible qu’ils sillonnent d’ombre. L’Île d’Orléans s’écrase sur le fleuve, et la verdure des feuillages, l’éclat des toits et des prairies s’estompent dans une buée d’or. L’Île-aux-Grues, la Grosse-Île et d’autres que la lumière nimbe de rayonnements doux, évoquent les îles des mythes et des légendes. Un paquebot, dont la carène semble minuscule, paraît immobile dans sa course libre et sereine. Les côtes de Bellechasse et de Montmagny dessinent leurs méandres infinis dans une brume aux pâleurs d’encens qui fume sur les autels. Il jaillit, du tableau colossal, une vaste impression de mystère apaisant, de bonheur sublime, de force éternelle et d’horizons immenses.

— Que je vous remercie de m’avoir conduite en ce lieu superbe ! finit par dire Marguerite, enthousiaste et reconnaissante. J’en associe la noble et grande beauté aux souvenirs les plus empoignants qui enchantent ma mémoire… Vous souvenez-vous, Monsieur Hébert, du jour presque semblable où le « Laurentic », là même, nous emportait vers Québec ?…

— Si je m’en souviens ! répond-il, à voix basse. Ignorez-vous que je m’en souviendrai toujours ?

— J’ai l’intuition que je me souviendrai toujours du Cap Tourmente, ajoute la Française… Plus que jamais, maintenant, j’adore le Saint-Laurent… Voici l’heure de lui jurer amour et fidélité…

— Il est un noble et grand seigneur, et je l’aime, disiez-vous…

— Vous n’avez donc rien oublié de tout ce que je vous ai dit ?…

— Voulez-vous que je l’oublie ?…

— Va-t-il oublier, Jeanne ? interrogea-t-elle, finement, pour détourner la question embarrassante.

— Il y a un moyen très-sûr de vous en assurer, dit la petite Québécoise. Revenez par Québec, nous aurons la joie de vous revoir, et vous ferez subir un examen de conscience à Jules…

— Impossible, Jeanne, l’itinéraire est irrévocable, dit-elle, redevenue triste, au souvenir de la terrible joute d’armes avec son père, la veille même.

— Je voulais que vous gardiez un tel souvenir de mon fleuve, reprit le Canadien. Voilà pourquoi je vous ai conduite ici… C’est un des coins les plus enchanteurs de la patrie canadienne !…

— Il vous donne l’envie folle d’y vivre, répond Marguerite, bouleversée par l’allusion d’amour.

— Le souvenir, c’est presque vivre où l’on promène son rêve, dit-il.

— Alors, je vivrai souvent au Canada, plus souvent à Québec, j’en suis profondément certaine.

— Ce n’est pas tout-à-fait la cîme que nous avons sous les pieds, interrompit Jeanne, à qui ce prétexte parut en valoir d’autres. On la gravit, un peu plus loin dans le bois, sur un rocher d’où l’horizon se déroule… Hâtez-vous de m’y rejoindre, n’est-ce pas ?…

Et Jeanne, en quelques bonds souples qui font songer à des battements d’ailes, disparaît dans la montagne. La Française et le Canadien prolongent le silence plein d’angoisse entre eux.

— Est-ce vrai que vous partez ? dit-il, enfin.

— Est-ce vrai que vous restez ? murmure-t-elle.

— C’est donc fini, alors, irrémédiablement fini…

— Voulez-vous, nous allons tout recommencer ?

— Si nous pouvions, Marguerite…

— Tenez, nous sommes à bord du « Laurentic », devant Saint-Jean-de-l’Île… Nous entrevoyons de longues semaines pour nous, n’est-ce pas charmant ?…

— Que sont-elles devenues, les semaines dont la vision était si douce ?…

— Elles me prodiguèrent un bonheur dont je les remercie de toute mon âme, répond-elle.

— Hélas ! on ne ressuscite pas de telles heures qui ne revivront plus jamais !…

— Non, Jules, elles vivront toujours, aussi longtemps, du moins, que je vivrai moi-même !…

— Est-ce un doute que vous avez de moi, Marguerite ?…

— Si je doutais de vous, je ne vous dirais pas de pareilles choses !… Je suis trop orgueilleuse pour mendier un souvenir !…

— Votre confiance ne s’égare pas… Il suffit de vous avoir connue, pour vous donner largement le meilleur souvenir… Ce n’est pas une aumône qu’on vous jette, c’est un devoir qu’on vous rend !…

— Oh ! que je voudrais vous écouter longtemps ! L’heure est trop vertigineuse !… Comment s’y prirent-ils, autrefois, pour arrêter le soleil ?…

— Il s’agissait d’une victoire à gagner… Inutile de commander au soleil, nous ne triompherons pas du destin…

— La Providence est plus forte que nous, Jules…

— Que voulez-vous dire, Marguerite ?… Vous ne pouvez railler, vous m’avez promis de ne jamais insulter la Providence !…

— Et je garde ma promesse !… Je voulais vous témoigner que je n’en veux pas à votre Providence qui nous sépare…

— La Croix, là-bas, m’ordonne de vous laisser partir…

— Elle m’ordonne de partir… Mon père sait tout, Jules… Il a voulu quitter la ville dès hier.

— Que sait-il ? balbutie le jeune homme, palpitant d’émotion.

— Il s’est aperçu que j’avais de la peine, en a exigé la cause… J’avais défendu les clochers canadiens qu’il maudissait, je l’avais supplié d’aimer un peu ses adversaires… Il vous a soupçonné d’avoir semé le trouble en mon âme, il a eu de telles paroles contre vous, Jules, que malgré moi je vous ai défendu !…

— Vous avez fait cela, mon amie ! s’écrie-t-il, avec un élan de tout lui-même.

— Ne vous le devais-je pas ?… Vous avez été si loyal, si bon pour moi !…

— J’ai failli ne pas vous revoir !… Oh ! le chagrin de vous perdre sans l’adieu dont j’avais hier le besoin exaspérant !… Que je vous remercie d’avoir eu pitié de moi !…

— Et croyez-vous que je n’eus pas pitié de moi-même ?… Quand je l’ai su implacable, j’ai pleuré…

— Vous avez pleuré ! interrompit le Canadien, frémissant. Pour moi, vous avez pleuré !… Pour moi, vous souffrez !… Mais c’est affreux, cela !… Et moi qui vous désire tant de bonheur !… Je ne puis supporter votre chagrin, dites-moi qu’il s’agit de votre âme sensible que les départs bouleversent toujours, quand vous abandonnez les lieux que vous aimez !… Oui, ce n’est pas pour moi que vous souffrez jusqu’aux sanglots, je ne mérite pas cela !…

— Plus vous vous en croyez indigne, plus je suis heureuse d’être malheureuse !… Il n’y a que les femmes qui sachent bien ce qu’un homme vaut dans leur âme !

— Votre accent me transporte !… Je ne voulais pas vous dire la chose profonde et sainte au plus intime de moi-même… Dieu sait combien souvent j’ai refoulé cet aveu que je devais taire… Je crains qu’il n’avive l’amertume de nous séparer… Non, je ne parlerai pas, j’en ai déjà trop dit !… Jeanne est bien près d’ici, nous allons vers elle, n’est-ce pas ?…

— Et si je voulais tout entendre, Jules !… Quoiqu’il arrive, dussé-je en mourir, je veux que vous parliez, je veux être certaine !… Le souvenir sera meilleur…

— Promettez-moi que vous n’aurez jamais de rancune plus tard !… Non, il vaut mieux que je le garde en moi-même !…

— Jules ! supplia-t-elle.

— Vous l’aurez voulu, Marguerite… Plus je regarde au fond de vos yeux si doux, plus je sens que vous me ravissez le plus profond de mon être… Je n’ai pas gaspillé mon rêve… Depuis que j’ai entrevu l’amour, je n’aimai qu’une femme, celle que mon imagination connaissait mieux chaque jour, en qui souvent je plaçais des espoirs nouveaux, celle qui ne venait pas, mais qui viendrait… Je lui ai réservé toutes mes forces de tendresse… Il m’arriva de sentir des élans terribles vers la passion néant… Ce n’était pas cela que j’attendais, je passai au large… Il y eut des jours où mon cœur trop plein voulut déborder… On ne me donna pas ce qu’on m’avait promis, j’écartai le mirage… J’avais un talisman contre le mensonge et le dégoût, un portrait de jeune fille par Greuze que je garde suspendu au mur de ma chambre… Et sans avoir eu la folie d’aimer une image inerte et vaine, je m’abandonnai souvent à l’illusion que mon idéal palpitait dans la chevelure fauve et le visage ardent… Il rayonnait d’elle tant de flamme pure, d’âme fine et d’espoirs nobles, que j’espérai souvent la voir quitter le cadre glacial et s’en aller m’attendre sur la route… Oui, Marguerite, elle vit, l’image de Greuze, et je l’ai rencontrée… Toute mon âme l’a reconnue, le jour où, merveilleuse dans un vêtement de lys, elle vint prendre place tout près de mon cœur… Dès lors, j’ai vécu autrement, d’une vie plus large, plus complète, où frémissaient des émotions nouvelles… Ce ne fut pas la même façon de vivre, lorsque je reposais mes yeux dans le calme des vôtres… Oui, j’ai vécu autrement, d’une vie plus harmonieuse, depuis que j’ai entendu votre voix qui module et berce… Oh ! la nouvelle et grisante façon de vivre, à recevoir la révélation de votre âme délicate et charmante !… Votre image est dans l’essence de ma vie !… Oh ! l’ivresse de vivre, depuis que je vous aime !… Mon cœur ne combat plus, se livre à vos yeux qui l’appellent… Marguerite, je vous aime, regardez bien au fond de moi-même, n’est-il pas vrai que je vous aime religieusement, pour toujours ? Ne sentez-vous pas que la totalité de mes rêves est à vous, que vous ne pourrez jamais me redonner ce que vous emportez de mon être ?…

— J’ai le cœur plein à se rompre !… Depuis que je le sais, votre amour est la vie même !… Il faut que je refuse, vous n’avez pas le droit de me faire une telle promesse !… La violence de l’adieu décuple la force de notre amour !… Plus tard, vous regretterez d’être allé si loin, vous saurez que vous ne donniez pas réellement tout ce que vous offrez !…

— Vous ne le voulez donc pas, le rêve entier de ma jeunesse ? lui reproche-t-il, amèrement. Je vous l’offre pour la vie !… Je n’aimerai une autre femme que si elle vous ressemble, et ce sera vous toujours que j’adorerai !…

— Il faut que vous en aimiez une autre !… C’est un devoir de famille et de race !… Votre peine s’émoussera, s’atténuera de mirage et d’irréel… Alors, une autre cueillera les tendresses de votre âme…

— Vous ne m’aimez donc pas !… Ce serait vous oublier, cela !… Si vous m’aimiez, vous ne me demanderiez pas d’en aimer une qui ne serait pas une autre vous-même !…

— Vous le savez bien, que je vous adore, Jules !… Vous avez rêvé, disiez-vous… Que sont les rêveries d’un homme auprès de celles qui éclosent dans le cœur d’une jeune fille ?… On dirait que nous ne sommes nées que pour espérer le bonheur !… Nous devenons femmes en l’espérant… Celles qui n’espèrent plus espèrent encore… Celles qui connurent l’extase un jour, la revivent à jamais !… Je serai de celles-là, je vous le jure !… Je vous fis la confidence d’un rêve fait de soleil et de printemps… Il commençait à perdre ses feuilles, lorsque soudain il rencontra la source… Si tant de femmes n’ont que des amours qui filent à tire-d’aile, c’est qu’elles aiment pour des motifs qui n’atteignent pas les profondeurs d’elles-mêmes !… Vous m’avez prise toute entière, vous avez répondu à tout le vibrant appel de mon être !… Votre fierté m’ennoblit, votre force me captive, votre éloquence m’exalte, votre bonté m’enchaîne !… Vous êtes mon idéal en toute sa plénitude !… Auprès de vous, je me sens infime et grande, faible et toute puissante, moindre et supérieure !… On n’aime qu’une fois de la sorte, et il vaut mieux en souffrir que de ne pas avoir aimé !…

— Est-il bien vrai que tout soit irrémédiablement fini ? dit Jules, avec un cri de révolte ardente. Je ne veux plus, moi !… J’ai besoin de vous pour vivre… N’y a-t-il rien pour nous sauver ?… Je ne veux pas vous prêcher, mais rappelez-vous ce doute qui ébranla votre conscience !… Avez-vous bien entendu la voix de Celui qui vous parlait de Lui ?… Vous L’avez chassé : n’en est-il rien demeuré ?… Descendez bien au fond de votre âme, sondez-en les arcanes les plus sourds !… Le sang de vos veines, quand il circula dans celles de vos ancêtres, aima le Christ !… Je vous en supplie, Marguerite, interrogez bien votre âme, peut-être allez-vous y entendre les voix qui prièrent jadis !…

— Je vous pardonne cet égoïsme… Ce n’est pas le meilleur de Jules Hébert qui parle… Ce doute, je lui ai déjà prêté une oreille trop complaisante… Étais-je bien sincère ? Étais-je bien loyale à mon père, quand je me suis précipitée follement dans l’atmosphère de votre foi brûlante ?… Votre Dieu est un habile magnétiseur, il aurait pu me dompter !…

— Les magnétiseurs paralysent la volonté, Dieu frappe au cœur !… Loyale à votre père, vous ne le fûtes pas à Lui peut-être !

— Non, je ne Le connais pas, je ne L’ai pas senti, Celui dont vous me parlez ! s’écrie-t-elle, éprouvant le doute avec une acuité plus vive et troublante. La religion de mon père est l’unique vraie !… Dès que mon intelligence eut assez d’énergie pour comprendre, il me révéla le grand mystère de la nature éternellement créatrice !… Il transfusa son âme dans la mienne, et je ne suis qu’une autre lui-même !… Appelez-moi sectaire ou fille sans Dieu, je n’y puis rien faire, on m’a façonnée telle !… Peu importe que les aïeux prièrent, on n’a jamais prié autour de mon berceau !… On vous a saturé de prières dès l’aube de votre âme, y fûtes-vous pour quelque chose ?… On m’a esquissé Dieu comme un personnage fabuleux, fantastique, une lubie engendrée par la terreur dans l’ignorance, un mannequin sans vie !… Non, décidément, je suis l’enfant de la Matière qui épancha les mondes et fit jaillir d’elle-même les cellules vivantes de l’homme !… Pardon de vous faire souffrir, je souffre encore plus que vous, je vous l’affirme… Allons, c’est fini, oublions tout cela, revenons à tout-à-l’heure, où nos âmes s’aimèrent sans torture…

— Non, c’est bien fini, Marguerite, nous ne retrouverons jamais l’ivresse de tout-à-l’heure… Nous ne l’avons connue que pour mieux savoir ce que nous perdons… Et pourtant, le vaste silence est si éloquent de Celui que vous refusez d’entendre !… La puissance du paysage ne vous soulève-t-elle pas jusqu’à Lui ?… L’horizon mystérieux ne vous conduit-il pas jusqu’à Lui ?… La lumière si douce épandue sur le fleuve ne vous fait-elle pas pressentir une Bonté insondable ?… L’amour dont nos cœurs vont saigner toujours ne vous fait-il pas espérer l’Amour sans larmes et sans fin ?… Quelque chose en vous ne se rebelle donc pas contre le déchirement irrévocable, sans la promesse d’un rendez-vous d’Amour suprême, au-delà de ce monde où tant d’âmes qui s’aiment doivent souffrir pour demeurer dignes l’une de l’autre ?…

— Pourquoi vous insurger ? dit-elle, se hâtant d’éluder la question angoissante. Demain, vous serez accaparé par la besogne virile, enthousiasmé par votre beau rêve de patriote… L’âme canadienne vous sourit, attend de vous des choses magnifiques !… Le labeur engourdira votre peine !… En avant, pour la patrie !… Il faut, moi, que je retourne à mon père… Il a tant de chagrin, depuis qu’il sait mon amour… Peu s’en est fallu qu’il ne m’accuse de trahison… Il faut que je lui fasse oublier… Je suis la joie lumineuse de sa vie, la femme en qui s’incarnent tout son rêve de foi humanitaire et tout son orgueil de libre-penseur !… Si Dieu me prenait à lui, je lui verserais du poison dans l’âme… Oui, je dois aller à lui, je l’entourerai comme toujours de calme et d’adoration… Il a besoin de ma croyance en lui… Allez servir la patrie canadienne, j’irai servir mon père, et nous souffrirons moins, nous aimant mieux de nous aimer sans espoir.

— Que c’est dur !… Nous aurions été si heureux !…

— Oh ! que je vous aime, au moment même où je dois vous sacrifier à mon père !… Mon amour en est plus grand, plus éternel !… Mais il me semble que mon cœur va éclater !… Voyez-vous, il est temps que cela finisse, je n’en peux plus de lutte, je crains de faiblir, et je dois être vaillante !…

— Pauvre amie ! s’écrie le jeune homme, avec une tendresse où vibre le meilleur de lui-même. Je comprends… Il n’y a plus qu’à nous dire adieu…

— Ce sera notre dernier mot d’amour… Adieu, Jules !…

— Adieu, Marguerite, je vous aime pour la vie et pour l’éternité !…

— Je vous aime pour ma vie et pour votre éternité, Jules, murmure-t-elle, chancelante, et pendant qu’il accumule toute sa tendresse dans le baiser qu’il pose sur la main si belle de Marguerite, le cœur de la jeune fille se brise en un sanglot soudain gonflé de toutes les larmes qu’elle avait domptées.

— Ne pleurez pas, Marguerite, supplia-t-il, je ne puis vous voir souffrir davantage, j’en ai le cœur si triste… Vous étiez courageuse, il y a un instant… Laissez-moi vous regarder, nous oublierons tout dans un regard si bon qu’il nous guérira !… Je voudrais vous apaiser par ma tendresse !… Oui, revenons à tout-à-l’heure, causons de nos âmes sans désespoir, sans vos larmes qui font mal… Je vous défends de pleurer : au nom de notre amour, ayez pitié de mon cœur oppressé qu’elles étouffent…

— Vous le disiez vous-même, il est impossible de revenir à tout-à-l’heure, dit-elle.

— Ne pleurez pas, Marguerite, implora Jeanne, qu’ils n’avaient pas entendu revenir et dont ils n’avaient pas entendu les larmes filtrant sur les joues pâlissantes. Votre peine me fait trop de mal !…

— Pardon, si je suis lâche devant la douleur, si je vous fais du mal à tous les deux…

— Ah ! Marguerite ! s’écrie Jules, en un cri passionné de révolte.

— Ah ! que nous vous aimons tous les deux ! cria Jeanne, ardente.

— Vous m’aimerez toujours, n’est-ce pas ? demanda la Voltairienne, et le regard si long, si douloureux, si navré, dont elle enveloppa Jules Hébert, lui arracha des sanglots terribles…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Plus tard, ils reprirent le chemin rude qui serpente à travers les airelles et les lichens argentés, ne trouvant rien à se dire, l’âme en détresse, le cœur tendu de noir…