Au passant d’un soir (Verhaeren)

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Les Flammes hautesMercure de France (p. 179-183).
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AU PASSANT D’UN SOIR


Dites, quel est le pas
Des mille pas qui vont et passent
Sur les grand’routes de l’espace,
Dites, quel est le pas
Qui doucement, un soir, devant ma porte basse
S’arrêtera ?
Elle est humble, ma porte,
Et pauvre, ma maison.
Mais ces choses n’importent.


Je regarde rentrer chez moi tout l’horizon
À chaque heure du jour, en ouvrant ma fenêtre ;
Et la lumière et l’ombre et le vent des saisons
Sont la joie et la force et l’élan de mon être.
Si je n’ai plus en moi cette angoisse de Dieu
Qui fit mourir les saints et les martyrs dans Rome,
Mon cœur, qui n’a changé que de liens et de vœux,
Éprouve en lui l’amour et l’angoisse de l’homme.
 
Dites, quel est le pas
Des mille pas qui vont et passent
Sur les grand’routes de l’espace,
Dites, quel est le pas
Qui doucement, un soir, devant ma porte basse
S’arrêtera ?

Je saisirai les mains, dans mes deux mains tendues,
À cet homme qui s’en viendra
Du fond du soir, avec son pas ;


Et devant l’ombre et ses cent flammes suspendues
Là-haut, au firmament,
Nous nous tairons longtemps,
Laissant agir le bienveillant silence,
Pour apaiser l’émoi et la double cadence,
De nos deux cœurs battants.
Il n’importe d’où qu’il me vienne,
S’il est quelqu’un qui aime et croit
Et qu’il élève et qu’il soutienne
La même ardeur qui règne en moi.


Alors, combien tous deux, nous serons émus d’être
Ardents et fraternels l’un pour l’autre, soudain,
Et combien nos deux cœurs seront fiers d’être humains
Et clairs et confiants sans encor se connaître !

On se dira sa vie avec le désir fou
D’être sincère et vrai jusqu’au fond de son âme,
De confondre en un flux : erreurs, pardons et blâmes
Et de pleurer ensemble en ployant les genoux.


Oh ! belle et brusque joie ! Oh ! rare et âpre ivresse !
Oh ! partage de force, et d’audace, et d’émoi !
Oh ! regards descendus jusques au fond de soi
Qui remontez chargés d’une immense tendresse,
Vous unirez si bien notre double ferveur
D’hommes qui, tout à coup, sont exaltés d’eux-mêmes,
Que vous soulèverez jusques au plan suprême
Leur amour pathétique et leur total bonheur.

Et maintenant
Que nous voici à la fenêtre
Devant le firmament,
Ayant appris à nous connaître
Et nous aimant,
Nous regardons, dites, avec quelle attirance,
L’univers qui nous parle à travers son silence.

Nous l’entendons aussi se confesser à nous
Avec ses astres et ses forêts et ses montagnes
Et sa brise qui va et vient par les campagnes
Frôler en même temps et la rose et le houx.


Nous écoutons jaser la source à travers l’herbe
Et les souples rameaux chanter autour des fleurs ;
Nous comprenons leur hymne et surprenons leur verbe
Et notre amour s’emplit de nouvelles ardeurs.

Ainsi tout change en nous à nous sentir ensemble
Vivre et brûler d’un feu si largement humain,
Et dans notre être où l’avenir espère et tremble
Nous ébauchons le cœur de l’homme de demain.

Dites, quel est le pas
Des mille pas qui vont et passent
Sur les grand’routes de l’espace,
Dites, quel est le pas
Qui doucement, un soir, devant ma porte
S’arrêtera ?