Promenades (Verhaeren)

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Les Flammes hautesMercure de France (p. 171-176).


PROMENADES


Je vis parmi les fleurs, les ruisseaux et les arbres.

La ville ? elle est là-bas
Avec ses millions de pas
Et ses carrefours d’or, de basalte et de marbre ;
La ville est loin des fleurs, des ruisseaux et des arbres.

Dès qu’un peu de soleil m’y pousse ou m’y incite,
Je fais visite,

Comme à des rois,
Aux trois tilleuls qu’on aperçoit
Au bout du dernier champ qui limite les plaines.
Je souhaite parfois
Que leurs branches soient mon seul toit
Et que le grand pan d’ombre
Que déplacent, autour des troncs, les feuilles sombres,
Soit ma légère et mobile maison :
Je vivrais là, avec la pluie et la lumière,
Au long des jours nombreux de la belle saison,
Heureux d’être perdu dans l’immense horizon
Et de sentir mon cœur aussi près de la terre !
Arbres, vous me diriez la souplesse du vent
Qui danse et court et joue sur vos rameaux vivants.
Vous me diriez ce qu’est l’endurance et la force
Qui vous dressent sous l’armure de votre écorce
Contre l’ample tonnerre et l’éclair contracté
Et votre sève calme apprendrait la santé
À mon corps où la sang précipite ses ondes
À travers les réseaux de mes veines profondes.


Arbres, non loin de vous,
Un sinueux ruisseau coule sur les cailloux
Et les rochers des bords poussent vers le ciel large,
Toujours plus haut, leurs blocs rouges comme des targes ;
Dans le courant diamanté,
À l’endroit même où le jour se reflète,
On voit aller, venir et s’abriter
De longs poissons visqueux et veloutés ;
Un insecte reluit dans l’ombre violette
Et tout à coup, hors de l’eau nette,
Saute l’ablette
Courbant violemment dans l’air
Un croissant clair.

Et je plonge mes mains dans le flot qu’elles peignent
Et mes doigts emperlés que j’en retire après
Semblent serrer en eux des tas de joyaux frais
Qui retombent et scintillent et puis s’éteignent ;
Mais la claire et divine pureté
Au long des bras a remonté
Et lentement a pénétré

Jusqu’au cœur de mon être,
Elle habite mon front et se glisse en mes yeux.
Oh ! mon âme, qu’il doit être doux et pieux,
Le regard qui s’en va de toi vers la lumière
À cette heure d’élan, de joie et de prière !

Et le vent monte et cueille aux pétales des fleurs
Les pleurs
De la pâle et candide et tremblante rosée.
Les étamines et les pistils
Disséminent dans l’air tant d’arômes subtils
Que se porte aussitôt, vers les fleurs, ma pensée.
Elles sont là
Qui écoutent déjà
Se rapprocher de leur clarté mon pas.
Elles sont là,
Tout au long du chemin qui vient de la rivière,
Et la rose odontite et la jaune épervière
Et l’âcre tanaisie et l’origan mielleux.

Longtemps je les contemple et doucement les touche.
Je leur donne l’amour que renferment mes yeux

Et la ferveur vivante et rouge de ma bouche.
Je me surprends plus net, plus candide, plus droit
Lorsque je suis en leur présence salutaire,
Et je fais mieux encor ma tâche sur la terre
Dès qu’un peu de leur âme a pénétré en moi.
Je pense haut et clair : toutes me sont amies
Et de si simple ardeur et de si bon conseil !
Elles font même accueil à l’ombre et au soleil
Et résistent sans plainte à la bise ennemie ;
Elles vivent dans l’espace immense et déchiré,
Cherchant en un coin maigre un peu de sol fertile,
Mais acceptant tout ce qui est réel et vrai
Et plaignant ceux qui les proclament inutiles.

Ainsi,
Après avoir près des grands bois déjà transis
Armé mon être,
La ville, au loin, dans les brumes peut m’apparaître
Et m’appeler, avec sa grande voix ;
Je m’y sentirai doux et fort tout à la fois ;

Mon pas y sonnera sur les routes de marbre,
Preste, rythmique, ardent, joyeux
Et ceux qui m’y verront pourront lire en mes yeux
L’ample clarté des fleurs, des ruisseaux et des arbres.