Au pays de Sylvie/Le Doigté

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Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 109-122).


LE DOIGTÉ





Avant que de mourir, le dernier seigneur de Chantilly avait accordé à Solange et Herminie la permission d’entrer et de se promener à leur gré dans le parc. Elles étaient gamines alors.

Or chacun s’accorde si bien à vénérer la mémoire du vieillard charmant que fut le dernier seigneur de Chantilly, qu’aujourd’hui encore la volonté du prince défunt fait loi dans le pays. Monseigneur avait admis Solange et Herminie à l’ombre de ses arbres : après des années, elles y venaient librement errer toujours.

Solange et Herminie ! Ces deux noms sonnent avec une douceur telle parmi le charivari et la mascarade des noms de théâtre contemporains qu’on se complaît amoureusement rien qu’à les écrire. Et n’éprouve-t-on pas à les voir imprimés dans les comptes rendus de premières ou les « soirées parisiennes », l’impression troublante qu’on a rencontré par hasard deux brebis pêle-mêle avec des vilaines bêtes, ou deux oiseaux des îles à la basse-cour ? Tant la vertu nous touche en certains cas, c’est-à-dire quand on pourrait si bien s’en passer, quand on n’y comprend rien, quand elle est du luxe ! Ni Solange, ni Herminie n’avaient en effet d’amant. On ne leur en attribuait même pas. Chacune d’elles vivait bien sage et modeste dans son logis, la plus châtaine au numéro 20, la plus blonde au numéro 22 de la même rue. Aucun directeur de théâtre n’eût manqué de cœur au point de les engager séparément. Même en jouant la comédie, elles voisinaient de loge à loge pendant les entr’actes, et quiconque en voulait conter à l’une, devait aussi courtiser l’autre, ou se taire. Si bien que dans les deux cas, il en était pour ses frais. On ne l’osait croire, mais on les disait un peu collet-monté, un peu bégueules enfin.

Qu’importe ! Elles étaient si aimables, si agaçantes avec cette légendaire pureté, ces yeux candides et ces bouches mystérieuses ! On en eût auprès d’elles vieilli de dépit.

Rémy La Nérissaie pourtant s’avisa d’un bon tour et parvint, lui, à les pousser dans une affaire dont on jasa, et que je vais vous dire. C’était du temps que ce joli fourbe achevait de disperser les dernières bribes d’une fortune ancienne, quelques mois avant cette querelle de cercle à la suite de quoi il dut quitter Paris. Son parrain, qui faisait courir et possédait une maison à Chantilly, l’invitait chaque année à y venir passer huit jours au cœur de l’été. Or notre Rémy avait, comme Solange et Herminie, la permission de se promener seul dans le parc. Il connaissait les deux jeunes femmes. Il adorait l’aventure. Il mentait finement et avec beaucoup de goût.

« — Êtes-vous donc, dit-il à Solange, certaine à ce point de la vertu d’Herminie ?

— Mais… mais oui. Pourquoi pas ?

— Parce que toutes les femmes, même les plus pures, doivent être suspectées.

— Allons donc ! je réponds bien de mon amie.

— Moi pas.

— Mon cher, quand on affirme ainsi, et qu’on n’est ni mal élevé, ni sot, il faut prouver.

— Je ne demande pas mieux… Faisons la preuve.

— Faisons ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Qu’il est nécessaire pour cela que vous m’aidiez… »

Ce colloque avait lieu un jour qu’Herminie s’était dévouée charitablement à des parents de province. La malheureuse promenait une théorie de cousins et de cousines au château, tandis que Solange et ce roué de Rémy décidaient ainsi de son sort.

On pourrait cependant s’étonner que celui-ci se fût permis de tenir des propos si libres, touchant Herminie, devant Solange. Mais cet hypocrite vous avait une telle manière de baisser les yeux, il savait mettre tant de douceur dans sa voix, dans ses gestes, qu’on lui pardonnait, qu’on le laissait aller, aller… On n’en prenait pas d’ombrage : à la moindre résistance, il cédait ; pour la moindre des choses, il rusait. Finalement, on faisait tout ce qu’il voulait.

Et puis l’heure et le lieu, en vérité, favorisaient les entreprises : Rémy et Solange s’étant joints par fortune au bout de la plus longue allée du parc, sous la feuillée, en pleine solitude, en plein silence, exposés à tous les dangers des parfums et de la tiédeur d’août :

« — Il n’y a qu’une seule tentation, ma petite Solange, poursuivit Rémy, à laquelle un cœur ne résiste point. Par curiosité, pour nous distraire, pour… l’amour de l’art, si vous voulez, ne souffrirez-vous pas que je la tente sur Herminie ? Vous n’auriez qu’à trouver quelque prétexte, qu’à vous absenter et passer la journée d’après-demain, par exemple, à Paris. Puis vous me permettrez d’apprendre à votre sœur élue, ce jour-là, que vous n’avez pas toujours été franche avec elle, qu’il y a du nouveau, que vous l’avez trompée, que vous avez failli…

— Oh non, pas cela !

— Failli aux devoirs de l’amitié, d’une scrupuleuse amitié, voilà tout ce que je voulais dire, Solange.

— Comment aurais-je donc fait, selon vous ?

— Eh bien, vous aurez pris une ou deux fois, je suppose, un autre… confident intime, un remplaçant. M’entendez-vous bien ? Et voyez-vous quelque obstacle à ce que ce trouble-tendresse soit tout bonnement moi ? Je me propose, vous savez, parce que cela s’arrange mieux ainsi, parce que je me trouve là, enfin. Cela ne signifie rien, n’est-ce pas, puisque nous jouons ?

— Mais Herminie en souffrira, elle sera jalouse…

— Voilà, c’est ce qu’il faut. Car je prétends, moi, que la jalousie aidant, elle commettra par dépit quelque sottise, quelque péché, quelque erreur au moins.

— Allons donc ! jamais de la vie.

— Tenons-nous le pari ? »

C’est dans des conditions identiques, à la suite également d’un défi, au même bourdonnement d’abeilles ironiques et selon les conseils non moins perfides d’un beau jardin en fleurs, qu’une autre Solange en paradis terrestre céda, ne put se garder de méfaire, et cueillit.

« Ma foi, fit Solange, c’est mal peut-être, mais je consens. Tentez à votre guise, nous verrons bien. »

Trois jours après cet entretien mémorable, Solange et Herminie regardaient agoniser le jour, assises devant un bassin rond. Tout le parc, à l’approche du soir, avait grandi, et le miroir d’eau qu’elles contemplaient passait doucement du rose au bleu. À peine si les voix des deux amies troublaient le crépuscule.

« — Mais comment, soupirait Solange, oui, comment a-t-il pu t’enjôler à ce point ? Ce n’est pourtant qu’un fat comme les autres, va, ma pauvre chérie… Que t’a-t-il dit, que t’a-t-il fait ?

— Il m’a dit que les hommes étaient des rustres et ne nous valaient pas ; que le plus délicat en arrivait bien vite à montrer le fond de brusquerie, d’égoïsme et de tyrannie par quoi il se distinguait mal du plus grossier…

— Alors ?… Je ne te comprends pas, non, vraiment, Herminie.

— Ah, alors… Il m’a étourdie, que veux-tu, et comme environnée. Il m’a spirituellement caressée, sans malice d’abord, et puis un peu plus, un peu plus encore… Il y a un certain tact en cela, n’est-ce pas, un doigté. On l’a ou on ne l’a pas. Il l’a. C’est tout.

— Absolument tout ?

— Eh bien, non. Puisque tu m’y forces, il m’a dit… Mais je ne l’ai pas cru.

— Allons, quoi. Raconte son mensonge.

— Il m’a dit… que tu l’avais encouragé à te courtiser, depuis longtemps, en te cachant de moi… Oh ! cela m’a fait tant de peine !

— Herminie, écoute bien. Rien de tout cela n’est vrai, tu m’entends. Je te le jure. Je lui avais seulement permis de faire ce conte pour voir ce que ça donnerait, là, et pour t’éprouver. C’était fou. Je le regrette. Tu m’en veux, hein, maintenant, tu me détestes ? »

Herminie venait en effet de se taire, vexée. Ah, on s’était moqué d’elle ?

Mais le soir tombait décidément, et tout le feuillage accueillait la nuit prochaine avec un recueillement voluptueux.

« — Peuh, je ne t’en veux pas, répondit-elle méchamment. C’était de bonne guerre, et tu vois que je méritais la leçon. Seulement, veux-tu recevoir un aveu tout nu ? Eh bien, Rémy n’avait même pas besoin de recourir à tant de précautions… En un mot comme en cent, ma chère, c’est un maître.

— Comment cela ?

— Il faut qu’on lui cède, je te le répète, il a le secret, la manière, le doigté. On ne peut s’en défendre.

— Tu l’aimes ?

— Non. Mais hier, je ne l’aurais, ma foi, prêté à personne. »

Et Solange, là-dessus, de se mordre à son tour les lèvres et de n’ajouter mot.

Aussi bien, n’osait-on plus mêler même un soupir humain au calme du parc. Le miroir d’eau apparaissait comme une glace immaculée, couverte seulement d’une poussière d’insectes. Soudain, une petite boule, une houppe d’ouate venue on ne sait d’où tomba sur cette glace, ne la brisa point, mais l’effleura, puis disparut : quelque oiseau du soir enlevant une mouche.

Les deux amies se levèrent, et rentrèrent au logis. Il était temps. La nuit régnait.

On prévoit le dénouement, j’imagine. Car il était bien impossible que Rémy ne reçut pas dès le lendemain un rendez-vous de Solange, auquel il se rendit furtivement. C’était sous l’une des charmilles lointaines du pays. Prouver là tout son mérite lui fut aisé, tant on s’y prêta de bonne grâce.

Après quoi, dame ! Solange s’en fut rire au nez d’Herminie, bien entendu. Et tel fut le dernier succès connu de Rémy La Nérissaie. Il devait peu après gagner la province. On ne sait ce qu’il est devenu.