Au pays de Sylvie/Le plus rare volcelest du monde

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Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 73-105).


LE PLUS RARE VOLCELEST DU MONDE




À Jacques Boulenger.

Quiconque n’a pas assisté à l’entrée chez Durand, par un beau soir, d’un lord capitaine des chasses du roi, ignore une précieuse émotion.

Je dînais moi-même en ce restaurant, traité par mon camarade Jacques Fouvier, et dans une compagnie qui me faisait beaucoup d’honneur. Car les deux convives avec lesquels Jacques avait daigné me prier, n’étaient autres, en effet, que M. Charles Hirec, de l’Institut, et l’éminent Noël Marion, directeur des fouilles d’Ouëd Saâli.

J’entends souvent prétendre que mon camarade se prépare de la sorte à recevoir le fameux prix Gobert : il soupe avec des membres de l’Institut. Mais je me félicite vivement de sa méthode, si elle me vaut la savoureuse aubaine de goûter moi-même la société flatteuse de ces messieurs. Sans doute, je l’avoue, me tenir à la même table que des gens célèbres, c’est ma faiblesse. Hélas, leur conversation m^échappe parfois, car je me suis plus avancé jusqu’à ce jour dans la connaissance des usages, des demoiselles et des chevaux, que dans l’habitude des beaux esprits. Mais mon attention continuelle du moins, et ma déférente gravité font de moi, je le sais, un dîneur excellent, recherché même.

Ce fut donc vers huit heures et demie que l’incomparable lord Bansborough fit son apparition dans la salle du restaurant. C’est un homme de cinquante ans, grisonnant, glabre, très grand, très maigre, et d’une élégance si complète, d’un geste si hautain, d’une dignité tellement accusée, qu’il semble plus propre à figurer aux fêtes d’un couronnement perpétuel qu’à vivre parmi le tiers-état de notre pauvre époque. Je vous assure que personne, dans le restaurant, ne fut insensible à sa prestigieuse allure, et qu’après avoir admiré la manière parfaite dont il fit négligemment choix d’une table et quitta sa pelisse, chacun dut encore rester saisi par la coupe audacieuse et la nuance inusitée du gilet que ce lord étonnant nous révéla.

Il n’y eut pas jusqu’à M. Hirec, de l’Institut, qui ne s’en émût : « Quel est donc, demanda-t-il, ce monsieur si bien mis que tout le monde regarde ? »

Jacques n’en savait rien, Noël Marion pas davantage, naturellement. Alors, comme je subissais l’humiliation de l’ignorer aussi, je crus pouvoir m’incliner vers le petit Maurice de Salisbot, qui dînait à la place la plus proche de nous, et l’interroger tout bas. Je ne commettais du reste là rien d’extraordinaire, puisqu’à cet instant la moitié de l’assistance se trouvait ainsi penchée à l’oreille de l’autre moitié ; et l’on n’entendait que ce susurrement léger : « Bansborough, lord Bansborough… »

— Mon cher, me répondit Salisbot, c’est le capitaine des chasses du roi Édouard VII. Vous rappelez-vous son uniforme lors du couronnement : un habit soutaché, avec de petites trompes brodées sur le col, la culotte de satin blanc, l’épée ? Il portait tous les ordres du royaume, et venait derrière les pairs, précédé seulement par l’Annonciateur des guerres et le Maharajah de Rhempoor…

Maurice de Salisbot s’attendrissait ; je le pressai.

— Quel est son emploi près du roi, mon cher ? Eh bien, mais il dirige les deux seuls équipages qui chassent le cerf en Angleterre.

— Deux ? Je pensais qu’il n’y en avait qu’un.

— Du tout. Il existe une seconde meute, en Écosse, qui appartient également à Sa Majesté, et qui, depuis quatre ou cinq ans, prend chaque année une vingtaine d’animaux dans le pays boisé de T…, près de la mer et non loin de Beaufort-Castle, vous savez…

Pour le coup, oui, je connaissais Beaufort-Castle. J’avais lu bien souvent ce nom dans les journaux et les revues de sport. Qui donc a pu s’occuper tant soit peu de courses sans avoir entendu parler de ce magnifique domaine de Beaufort-Castle, où le richissime Rodolph Jermyn se retira naguère pour y devenir fou, si ce n’est pire ? Et je me rappelai soudain le mystère tant de fois évoqué de cette existence, les succès prodigieux de cet excentrique Jermyn sur les hippodromes, et son amour passionné pour sa jument Nausicaa, qui était morte à Beaufort-Castle et qu’il avait enterrée de ses mains. La propre fin de Rodolph Jermyn me revint aussi en mémoire, et les commentaires qui l’avaient suivie, les suppositions que l’on avait faites au sujet de son célèbre parc toujours clos et si jalousement gardé…

Je rapportai ces renseignements à M. Hirec, auquel je dois dire qu’ils importèrent médiocrement. Le nom de Jermyn cependant le frappa : « Jermyn, fit-il, attendez donc… Mais n’est-ce pas lui qui fit acheter au poids de l’or, en vente publique, voici quelque douze ans, une centaine de livres et de manuscrits d’une extrême rareté, tous marqués sur les plats d’un Novasteriana bibliotheca ? C’était le dernier fragment d’une vieille collection composée d’ouvrages relatifs aux seuls demi-dieux et monstres antiques. »

Mon camarade Jacques Fouvier se sentait ce soir-là d’une humeur enjouée, et même, sembla-t-il, paradoxale :

— Les monstres antiques ! s’écria-t-il. Qui sait s’ils ne vécurent point, après tout ? Le savant Charles-Victor Langlois n’avoue-t-il pas lui-même que l’existence du diable est historiquement prouvée d’une façon bien plus solide que celle de Pisistrate ?

— Mon impeccable collègue Langlois, répartit M. Hirec, a toujours donné les signes d’un remarquable talent non seulement d’écrivain, mais encore d’humoriste. C’est lui, ne l’oubliez pas, qui dépeignit en termes si gais la maladie de l’inexactitude, lui qui inventa le sport de l’emendatio conjecturale… Enfin, ne prenez pas trop à la lettre son assertion au sujet de Pisistrate, d’autant plus qu’il répudie formellement le diable à la page suivante.

— Sans doute, ajouta Noël Marion, le diable ne saurait être tenu en considération. Non plus, hélas, que les personnages fabuleux de l’antiquité, qu’ils soient dieux ou satyres, sirènes ou déesses, nymphes ou cyclopes. Voyez les centaures : les poètes latins et grecs ne s’accordent même pas sur leur forme. Au temps d’Homère, ce n’étaient encore que des hommes effrayants et brutaux ; au temps d’Ovide, les voilà mi-hommes, mi-chevaux, mais leur force est devenue surhumaine, et tels d’entre eux ont la taille des plus hauts arbres. Leur iconographie ne semble guère plus certaine, puisque les seules statues qui nous en restent appartiennent à des époques récentes : c’est du Pergame théâtral ou du coquet alexandrin. Sur les bas-reliefs, nous ne voyons que des personnages bachiques, avec des croupes de tout petit cheval. Et puis, messieurs, quel est ce mythe faussé, quelle est cette race de prétendus monstres que la seule vue des femmes ou l’odeur du vin jette hors d’elle-même, et qui donne naissance à un être aussi ennuyeux, aussi monotone et solennel que ce vieux Chiron ?

Ici, mon camarade Jacques remplit d’un pommard exquis le verre de Noël Marion, qui reprit avec un certain lyrisme :

— Ah, quelques-uns de ces animaux divins furent étrangement beaux pourtant, comme ce jeune Cyllare, si bien décrit par Ovide, et dont je reconstituai l’image dans l’une des mosaïques d’Oued Saâli : les longs cheveux et la barbe dorés, un torse d’Hermès, un corps de Pégase, le poil d’un noir de jais, la queue toute blanche, et pareillement quatre pattes blanches…

— Quatre balzanes, rectifiai-je en rougissant un peu, car Maurice de Salisbot nous écoutait.

Cependant Jacques, soudain devenu grave, déclara : « Eh bien, m’accuse qui voudra de rêverie, mais je crois, moi, et selon le témoignage unanime des poètes, que votre Cyllare a bien réellement foulé de ses sabots de neige le sol de l’Hellade en compagnie de ses frères splendides. Et aujourd’hui, prenez-y garde, voici que renaît et pullule, au dire des mêmes poètes, la race farouche des centaures ; sous la plume des écrivains comme sous la main charmante des peintres ou des orfèvres, de toutes parts le monstre superbe se cabre et bondit ; il envahit peu à peu les vieux parcs, se laisse voir au jour tombant, parcourt au galop les solitudes et hante les forêts…

— Mais monsieur qui chasse, interrompit Charles Hirec en me désignant, et qui connaît ces forêts mieux que vous, Jacques, n’en a pourtant pas vu, et peut-être n’en fera-t-il jamais lever un seul ?


Je rentrai chez moi, la tête fort confuse : Cyllare, Ovide, les centaures, M. Langlois, Pisistrate, tous ces noms que je n’avais point coutume d’entendre s’entremêlaient dans ma mémoire, et j’y joignais encore lord Bansborough, sans oublier Beaufort-Castle, ni ce Rodolph Jermyn avec sa Nausicaa.

Peu à peu, il est vrai, l’ordre se fit : c’est-à-dire que je ne songeai bientôt plus qu’au mystérieux Jermyn. Brusquement, il est vrai, il me souvint qu’en un livre paru l’an passé, les aventures de l’extravagant millionnaire et sa fin curieuse étaient relatées : je dus aller aussitôt chercher le volume en ma bibliothèque, et relire d’un trait tout ce long chapitre. Puis je me couchai, en proie à des conjectures folles.

Ah ! l’étrange histoire, en vérité ! Et quel maniaque, ce Jermyn ! Eh quoi ! cet homme avait plus de cent chevaux à la prairie où à l’entraînement, cet éleveur heureux récoltait tous les prix, ce nabab voyait encore s’accroître sa fortune : et tout à coup, après les succès triomphaux de sa jument Nausicaa, voilà qu’il s’enferme avec celle-ci dans son domaine de Beaufort-Castle, à la pointe d’Écosse, voilà qu’il se met à l’écart du monde, vend son écurie, son élevage, et demeure près de vingt ans cloîtré, enseveli, défendu par de hautes murailles et des fossés profonds !

Nausicaa… Qu’elle dût être belle, si les portraits qu’on en peut voir la rendent bien ! Élégante et fière, dorée de l’oreille aux pieds, la fine, la puissante bête ! On conçoit, en vérité, que Jermyn en ait perdu le sens. Car, l’ai-je dit, le pauvre homme en devint épris : il l’aimait. Il mangeait avec elle, lui parlait comme à une femme, couchait même la nuit dans son box. L’écurie de Nausicaa était un pavillon dont il avait la clef : n’y entrait pas qui voulait. Comment, avec toutes ces précautions, put-on donner un maître à la glorieuse jument ?

Vous savez en effet qu’elle devint grosse. Tous les palefreniers de Beaufort-Castle s’en aperçurent et le racontèrent aux journaux. Mais par quel sortilège s’accomplit ce prodige ? Quelque ennemi de Jermyn, parbleu, qui par haine ou par vengeance, aura conduit un ignoble baudet ou le plus repoussant des chevaux de fiacre à la jument : elle en dut avoir un poulain monstrueux, tel est le secret de Beaufort-Castle, tout simplement. Jermyn lui-même ne l’a-t-il pas avoué lorsqu’il licencia toute sa maison ? « Mais, lui observait-on, est-ce l’instant de renvoyer vos lads, quand Nausicaa va donner un poulain ? » — « Ce produit, répondait le fou, sera la plus grande douleur de mon existence, et personne, moi vivant, ne le verra. »

Il disait vrai. On ne le vit point. Les grilles de Beaufort-Castle se fermèrent à jamais, on fortifia l’écurie, le parc fut enclos d’un mur outrageant. Quelques curieux tentèrent l’escalade : mais un seul en revint, bégayant et terrifié.

Puis, un beau matin, on trouva toutes les portes ouvertes. Jermyn était mort. Deux serviteurs seulement veillaient le corps du maître, et un testament en règle léguait le domaine aux pauvres. La belle Nausicaa était depuis longtemps enterrée sous un mausolée de marbre. Quant au poulain, il avait disparu. Peut-être erre-t-il à présent, devenu sauvage, par les landes voisines…

Et si pourtant cet inconcevable Rodolph Jermyn avait aimé sa Nausicaa d’amour, mais vraiment… tout à fait d’amour ? Car enfin, ce poulain…

Il faut croire qu’ici je m’endormis, et que même je rêvais déjà, puisque des formes de centaures commençaient à s’ébrouer devant mes yeux, et Cyllare, et Ovide, et M. Langlois, et Pisistrate…


Le lendemain, c’était la Saint-Hubert. Je me rendis, comme d’habitude, en forêt de Chantilly, dans laquelle le prince D…, maître d’équipage, consent la grâce de me prier à ses chasses. Mais quelle ne fut point ma surprise, en arrivant au rendez-vous, d’y trouver lord Bansborough lui-même, qui de vert sombre vêtu et plus magnifique encore que la veille, se laissait présenter un par un les veneurs, examinait les chiens, jugeait les chevaux, observait les piqueurs, eût relevé la moindre faute et peut-être châtié la plus légère incorrection. Vous le trouviez tellement à l’aise, si compétent, si olympien, qu’il paraissait davantage recevoir le prince qu’être son invité.

Je sus bientôt que le royal capitaine des chasses était déjà venu célébrer la Saint-Hubert en forêt de Chamant, à quelques lieues de là, qu’il irait le lendemain pour la même cérémonie aux déserts de Chaalis, et que c’était une sorte de mission diplomatique qu’il accomplissait ainsi dans les principaux équipages des environs de Paris.

J’appris en outre — avec quel ravissement ! — que lord Bansborough serait l’hôte ce soir et pour toute la nuit de Jean-Paul Ailly, dont il avait bien voulu se rappeler l’amitié, et chez lequel il était de tradition que je fusse moi-même convié jusqu’au lendemain chaque fois que l’on fêtait la Saint-Hubert en Chantilly. Ainsi j’allais donc dîner avec cet homme surprenant, je l’entendrais parler, je pourrais ensuite déclarer à mes amis : « Bansborough ? je le connais beaucoup. C’est encore lui qui me disait… ».

Cette riante certitude m’emplissait de joie. Aussi bien assistai-je peu souvent à un laisser-courre aussi réussi, par un plus gai soleil, et dans des bois rouillés mieux à souhait ; il me sembla que jamais le cerf n’avait sauté les routes avec tant de grâce, que les chiens n’avaient jamais poussé sous les futaies sonores de clameurs plus grandioses ; je ne me rappelais point de longtemps avoir galopé si aisément, si vite, si loin, et quand nous eûmes enfin mené la bête hallali, j’eus vraiment l’illusion d’une belle victoire. La chasse entière était là, répandue sur les bords d’une carrière au fond de laquelle le cerf immobile tenait toute la meute en respect. Et le maître d’équipage, ému et modeste, s’avançait déjà pour recevoir les compliments que lord Bansborough allait daigner lui faire.

Ah ! pour moi, j’en conviens, je ne l’avais guère quitté, mon Bansborough. Je dois dire que sa tunique verte et ses culottes noisette m’avaient fasciné ; l’éclat de ses boutons, celui même de son chapeau haut de forme m’attiraient, et je n’avais su me détacher de cet impressionnant gentleman, qui changea de cheval quatre fois en deux heures et galopait dans cette forêt de Chantilly, où il n’était peut-être jamais venu, comme s’il eût été dans son propre parc. Il n’y avait pas jusqu’à son piqueur particulier qu’il avait amené d’Angleterre, dont je ne constatai l’air habitué. Celui-ci est Français, d’ailleurs, et s’appelle La Ramée. Rarement, vous pouvez m’en croire, avez-vous vu figure à ce point énergique sur des épaules pareillement trapues.

Enfin, le soir vint. Jean-Paul Ailly nous emmena, lord Bansborough, quelques convives et moi, en son château de Lamorlaye, où la chair fut exquise et les vins dignes en tout point de l’hôte difficile qu’il recevait. Et maintenant, nous rêvions, le dîner fini, dans la fumée des cigares et près d’une haute cheminée. Nous écoutions lord Bansborough, qui s’exprimait lentement en fort bon français. Il discourait volontiers de vénerie, où sa science ne souffrait guère de réplique. Je ne me permettais point de distractions, et ce fut bien par mégarde si je m’aperçus des scènes mythologiques figurées sur les lourdes et plantureuses tapisseries qui nous entouraient : je crois me souvenir d’un cortège qu’on y voyait passer, de personnages mêlés à des panthères et brandissant des thyrses, d’une Ariane consolée qu’un Bacchus caressait, et précisément d’un Centaure éclatant de jeunesse et de force qui s’élançait au premier plan, les yeux sanglants et les mains ouvertes.

Lord Bansborough disait :

— Tout le monde, dans mon glorieux pays, chasse le renard : c’est un sport national. Mais il n’y a là aucune science. On galope, on saute, on prend, on recommence. N’allons pas voir autre chose là qu’une course au clocher. L’art de la vénerie est d’ailleurs tout français, je me plais à le reconnaître, et si mon expérience put encourager Sa Majesté à me confier la direction de ses deux belles meutes, c’est en vos forêts, messieurs, que j’ai fait mon apprentissage. Mon premier piqueur La Ramée est Français, et j’exige que, selon une tradition quatre fois séculaire, on ne parle que français aux chiens du roi. Mais votre compatriote se fâcherait s’il entendait nommer le renard une bête de vénerie.

— En effet, répondit péremptoirement Maurice de Salisbot, il n’y a que cinq bêtes de vénerie : le cerf, le chevreuil, le sanglier, le lièvre et le loup.

— Vous vous trompez, monsieur. Il en existe une sixième.

— Comment !

— Je l’ai chassée.

— Pas en Europe, du moins.

— Dans ma patrie même.

— Mais encore, dites-nous…

— Je ne puis rien vous dire. Je ne sais rien absolument, sinon que j’ai chassé avec mes chiens une sixième espèce de bête, un jour, en Écosse. Mais je ne l’ai ni prise, ni vue. J’ignore sa forme et son nom. Je l’ai chassée : c’est tout.

Devant notre surprise et notre émoi profond, lord Bansborough se résolut à nous décrire cette chasse unique au monde :

— Eh bien, messieurs, commença-t-il, c’était à la pointe d’Écosse, dans le pays sauvage qui avoisine Beaufort-Castle, et le lendemain même du jour que mourut le fameux Rodolph Jermyn, vous vous rappelez ?… Il y a quatre ou cinq ans de cela, et je mettais pour la première fois les chiens à la voie dans cette contrée. Un cerf fut bientôt lancé par La Ramée… Mais attendez donc.

Le lord pria Jean-Paul Ailly de sonner, et de faire entrer La Ramée lui-même. Il narrerait bien mieux l’histoire, lui.

Dès que ce dernier pénétra parmi nous, et connut ce qu’on lui demandait : « Quoi ! fit-il rudement en se tournant vers lord Bansborough, milord veut que je rende compte de cette chasse-là ?… une chasse d’essai… une chasse… » Il s’était beaucoup troublé, et fronçait le sourcil.

— Oui, répondit lord Bansborough, je veux…

Le piqueur alors prit son parti :

Milord l’exige, commença-t-il, c’est bien. Mon honneur professionnel est en jeu, pourtant. J’ai, une fois dans ma vie, ce jour-là, autorisé un change ; je l’ai suivi moi-même, ou plutôt je n’ai rien compris. Mes chiens et moi, nous avons été grisés. Enfin, voilà.

Il n’y avait que milord derrière moi, à cette chasse, et quelques paysans que nous perdîmes presque tout de suite. Je venais de lancer un méchant daguet qui nous emmena tout d’abord assez loin en ligne droite quand, tout à coup, l’un de mes meilleurs chiens partit brusquement sur une autre voie, suivi bientôt de quelques autres. Je les arrêtai ; mais à partir de ce moment, toute la meute se mit à chasser mollement. Elle semblait distraite et inquiète, si inquiète et désordonnée même qu’une colère me saisit, milord s’en souvient, et que je m’écriai : « Des chiens en folie, parbleu ! en folie : nous prendrons tout, ce soir, mais pas le daguet, bien sûr ! »

— Continuez, La Ramée, ordonna lord Bansborough.

— Une heure se passe. Les chiens languissent, se démeutent, j’en étais à peine maître. Un moment, je descends de cheval pour vérifier le pied avec milord, et, soudain, comme nous tournions le dos, un galop retentit derrière nous et se perd dans le taillis : je ne peux pas dire que les chiens soient demeurés un quart de seconde, non ! Les voilà partis sur cette voie nouvelle en hurlant comme des possédés. Que faire ? Il faut bien tâcher de les arrêter : je bondis à leur suite.

Mais tout de même j’en voulais avoir le cœur net, et pénétrer dans le fourré où ce qui les emmenait avait sauté. Le galop de cette bête nous avait frappé les oreilles avec une force inaccoutumée. Je m’approche : je vois avec stupeur les branches brisées beaucoup plus haut que la tête d’un cerf ne l’aurait pu faire. Je remarque entre toutes une brindille, toute mince, et, messieurs…

— Continuez, La Ramée, ordonna plus bas lord Bansborough.

— Elle était non point cassée, mais tordue, vous m’entendez, tordue comme par des doigts ! Aucune bête connue ne peut tordre une brindille ainsi… C’était donc un être humain que les chiens chassaient ? Je me sentais devenir fou, fou ! À peine sorti du buisson, je m’élance sur la voie. La meute, là-bas, achevait de rentrer à nouveau sous bois, fouaillant et criant tant et plus. Et, cette fois, ce fut une poignée de crins que j’arrachai sur un bouquet de ronces.

— Des crins !

— Je vous le dis, messieurs, des crins longs comme ceux d’une queue de pur sang, et dorés.

— Je ne puis croire dit Salisbot, que les chiens de Sa Majesté aient chassé le pur sang, même cinq minutes.

— Aussi n’était-ce pas un cheval, parbleu !

— Vous l’avez donc vu ?

— Du tout. Mais, quelque surprise que cela vous cause, messieurs, je l’ai senti. Un vieux piqueur comme moi a l’odorat plus fin que vous. Je sens à merveille le cerf sur ses fins. J’ai senti, ce jour-là, que nous avions devant nous une bête de forêt, une bête fauve ou rousse. Et c’est en débuchant près du marais de Kiswet que j’ai relevé clairement sur le sol humide les traces de mon animal de chasse. Bonne Vierge ! l’extraordinaire, l’unique, le diabolique volcelest ! Je vivrais mille ans que j’apercevrais sans cesse devant mes yeux l’empreinte de ce pied-là ! C’était un sabot, un sabot de cheval en effet, mais non ferré, et d’une netteté, d’une pureté prodigieuse, comme l’eût été celui d’un étalon qui n’eût jamais porté le moindre poids, ni accompli le moindre travail. Ma foi ! quand j’eus bien constaté cela, je me remis passionnément en selle, et, loin d’essayer encore d’arrêter la meute, comme c’était mon devoir, je la pressai, au contraire, et l’appuyai de toutes mes forces…

— Allons, La Ramée, dites tout, fit sourdement lord Bansborough.

— Ah ! messieurs, ce fut une chasse épouvantable. Tous les deux ou trois milles, je trouvais un chien, deux chiens qui jonchaient le sol. Les uns avaient les os fracassés comme par une ruade ; d’autres gisaient, étranglés et presque déchirés. Peu à peu, ceux qui restaient se dégoûtèrent, la nuit tomba. Mon cheval n’avançait plus ; je le laissai, couplai les deux derniers chiens qui me précédaient, et courus à pied, comme je pus, sur l’incompréhensible voie. Pardieu ! je la sentais moi-même, la voie, elle n’était guère difficile à reprendre, et si la bête avait quelque avance sur nous, nul doute qu’elle ne fût forcée, maintenant. Nous l’aurions hallali tout à l’heure. Mais quoi ! nous étions à présent dans les dunes : la mer râlait non loin, moutonnait fort, et la voie, l’infernale voie nous y mena droit. Je dus reculer devant une vague.

— La bête, ajouta ici lord Bansborough, la bête avait pris l’eau. Car j’avais suivi mon piqueur jusqu’à l’immense mer qui, comme il vous l’a conté, déferlait, horrible et blanche dans la nuit. Il est certain que l’animal mystérieux entra dans la tempête et s’y noya. Nous ne connûmes jamais l’être que nous avions si éperdument poursuivi, l’être à coup sûr féroce qui avait déchiré de ses mains, oui, je dis bien, de ses propres mains, trente-quatre de nos chiens, et dont, à la lueur d’une torche, nous relevâmes encore la trace sur le sable noir : un sabot non ferré, d’une netteté divine. C’est le pied le plus déconcertant que j’aie relevé de ma vie, et, je crois bien, le plus rare volcelest du monde.