Au pays de l’esclavage/08

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Maisonneuve (p. 83-107).


CHEZ LES MANGIAS


Au nord des sources de la Kémo, vers le 6e degré, se trouve une vaste région inhabitée qui s’étend sans interruption de l’Est à l’Ouest. Elle forme entre les tribus hostiles un pays d’embuscades et de luttes dont l’homme s’est peu à peu retiré. Aucune cause physique n’impose cette absence de population : sol richement couvert d’humus, eaux vives et nombreuses, sous-bois giboyeux. Des traces de villages abandonnés prouvent qu’à une époque récente la contrée était bien peuplée. C’est donc à l’état de guerre dans lequel les tribus vivent presque continuellement qu’il faut attribuer la formation de ce désert. L’étendue de ce pays inhabité varie suivant les hasards des alliances et des amitiés des naturels. Entre les Caas et les Togbos, elle n’a pas plus de trente à quarante kilomètres.

Un pic dont le sommet peut atteindre 540 mètres environ donne vue sur tout le pays : c’est le Gagazo. Au-delà, et presque à la même altitude, s’étend un plateau coupé de nombreux marigots entourés d’une végétation intense. Toute la flore de la forêt vierge s’y est donné rendez-vous : les palmiers vinifères, les borassus, la liane-palmier si élégante, des arbustes aux feuilles longues d’un mètre ; les roseaux forestiers se mêlent aux gommiers énormes, aux puissants fromagers et aux gutta-perchas. La vigne se tord et s’élance, envahissant tout de ses pampres verdoyants, égayant tout de ses pousses puissantes, chargées de grappes à peine formées.

Le rocher basaltique, aux brisures brillantes comme des diamants, perce par endroits, dans le fond des ravins, l’épaisse couche de fer que les eaux ont lavée de l’humus noir formé par l’amoncellement et la corruption des feuilles mortes. La gutta-percha aime les endroits secs et pierreux, tandis que la liane caoutchouc se plaît dans les lieux humides riches en humus.

Ce haut plateau est la ligne de partage des eaux du Congo et du Tchad. Il est bien peu connu encore et donne naissance à ces grands fleuves qui intriguent tant le monde géographique.

Les Ndrys ne poussent pas leurs incursions jusqu’en ces lieux éloignés, et une rivière, coulant du Sud-Ouest à l’Est, sert de défense naturelle aux Mangias qui vivent de l’autre côté : cette rivière est la Fafa ou Gourié.

Les Mangias occupent la région comprise entre le 5°,40′ N. et le 7° N., le 16° et le 17° de longitude Est de Paris. Cette région est traversée par la chaîne de montagnes qui forme la séparation des deux bassins du Congo et du Chari.

Leur pays n’est qu’une longue série de collines partant d’un rameau principal dirigé de l’Ouest à l’Est et s’étalant en éventail comme les nervures d’une feuille.

Les ramifications qui bordent le sous-bassin de la Toumi vont au Sud-Ouest ; celles d’où coulent la Nana et ses affluents, au Nord-Est.

La chaîne principale a une élévation moyenne de 550 mètres d’altitude. Les Monts Nebout qui déterminent le grand coude de la Nana, sont les seuls points qui dépassent 600 mètres.

Les vallées sont toutes arrosées par de nombreux cours d’eau, toujours fortement alimentés par les pluies quotidiennes, pendant huit mois de l’année.

La charpente basaltique des montagnes est recouverte d’un conglomérat ferrugineux d’épaisseur variable, mais compact, serré, uni, imperméable.

L’humus est rare et peu épais sur cette roche qui offre aux eaux un écoulement facile. Aussi les pluies ne pénètrent-elles point, et les sources naturelles sont-elles fort rares.

La terre n’absorbant que fort peu d’eau, la couche ferrugineuse donnant aux pluies un écoulement facile, les rivières sont de bonne heure débordées et gardent presque toute l’année leur hauteur d’étiage.

Les pluies commencent en janvier pour finir vers octobre. Dès qu’elles cessent les eaux baissent rapidement et la plupart des ruisseaux tarissent.

Le pays ne reste point pour cela privé d’eau.

Partout la couche ferrugineuse forme des cuvettes naturelles, d’où l’eau ne peut s’échapper que par l’évaporation. Ces bassins naturels conservent pendant toute l’année des eaux claires et malgré les matières végétales qui y croupissent, elles restent potables.

Les plus importantes rivières du pays des Mangias sont : la Toumi, le Gourié ou Fafa, la Nana ou Gouroungou. La Toumi est un affluent de droite de la Kémo ; il coule dans la plaine des Togbos et semble devoir être remontable par les pirogues jusqu’au-dessus du village de Gono.

C’est donc la voie de pénétration la plus naturellement indiquée, car la Kémo n’est déjà plus navigable à partir de 5° 17′, c’est-à-dire vingt-trois milles plus bas que ne l’est la Toumi. Le Gourié dépend du bassin du Chari ; il a quinze à dix-huit mètres de large sur deux mètres de profondeur. Il reçoit de très nombreux affluents dans une plaine qui s’élargit quand la rivière remonte vers le nord. Il n’est donc pas téméraire de le supposer navigable vers les environs de 6° 20′, et dès lors, la partie navigable des deux bassins du Tchad et du Congo n’est séparée que par un espace de cent kilomètres environ.

Cette constatation est l’une des plus importantes qu’ait faites M. de Béhagle lors de sa mission.

C’est cette voie que suivront les transactions à venir, celle qui ferait dériver vers le Congo tout le commerce du Soudan, si le Transsaharien n’était la voie nécessaire, indispensable au développement de notre influence dans le nord de l’Afrique, celle qui drainera fatalement tout le commerce du centre du continent.

Une amorce du Transsaharien existe bien… mais à l’état de projet de loi seulement, à la Chambre des Députés : ce projet comprend la ligne de Biskra à Ouargla. S’il est vrai que les chemins de fer coloniaux sont une économie et non une dépense, cela s’applique surtout à notre empire d’Afrique. Cette voie rapide, poussée jusqu’au Congo, mettrait en rapport nos possessions, assurerait le ravitaillement et le transport rapide des troupes, et, partant, la sécurité. Ces chantiers du Transsaharien occuperaient une armée d’ouvriers, activeraient le travail de nos usines et attireraient les colons : ce serait tout à la fois un excellent débouché et une œuvre patriotique.

De nombreux marais couvrent le pays des Mangias. Ils sont de deux sortes : les uns situés sur les plateaux, les autres dans le fond des vallées. Les premiers, origines des petits ruisseaux qui coupent le pays, sont formés par les eaux pluviales. Les croupes aplaties offrent, dans leur ossature ferrugineuse, des dépressions qui retiennent beaucoup de pluie. Les herbes et les plantes aquatiques y poussent avec une abondance surprenante et la flore y est représentée par maintes espèces de liliacées, de nénuphars, de plantes aux fleurs vives et délicates qui charment d’autant plus l’œil que le sous-bois et la prairie sont moins richement dotés. Ces sortes de marais ne sont ni une fatigue, ni un ennui, ni un obstacle pour le voyageur.

L’herbe courte et fine rappelle nos belles prairies de France, et si nos yeux, charmés au souvenir gracieux tout-à-coup évoqué de la patrie absente, y cherchent en vain les touffes de blanches pâquerettes et les brillants massifs de boutons d’or, du moins y trouvent-ils le lis blanc et le nénuphar jaune, presque semblables aux nôtres. Le sol dur permet une marche rapide. Il n’y a point de bourbier vaseux dans lequel on enfonce et dont les émanations sont si souvent dangereuses.

Les marécages, dans les parties basses des vallées, sont formés par des dépressions que les rivières débordées remplissent, ou par de simples prairies inondées. Elles sont couvertes d’herbes de plusieurs mètres de hauteur, véritables nids à embuscades, où le voyageur est à la merci du naturel et peut être sagayé par un ennemi invisible.

Dès les premières pluies, les sentiers y deviennent impraticables, les fondrières énormes et dangereuses, les vases fétides. La saison des pluies chez les Mangias semble commencer à la même époque que chez les Togbos.

Au mois d’août, les eaux sont déjà très élevées dans les rivières. Les herbes des prairies commencent à fleurir à cette époque, les raisins des vignes sauvages sont en grains, les couvées ont toutes quitté leur nid. C’est l’été en ces régions.

Dans cette saison, si près de l’équateur, les chaleurs sembleraient devoir être excessives. Il n’en est rien cependant. La température du mois d’août varie entre les extrêmes, 17° et 32° centigrades, ce qui est une moyenne relativement faible.

L’ardeur du soleil est tempérée par des nuages presque continuels et par l’humidité qui sature l’atmosphère.

Le sol rafraîchi par des pluies journalières, laisse rayonner peu de chaleur. C’est au point qu’on s’accommode parfaitement des vêtements de laine légère et il n’est pas de soirée où l’on ne supporte son burnous de drap.

La tribu des Mangias est limitée au Nord par les Ouïas, à l’Est par les Ngapous et les Caas, à l’Ouest par les Dimbagas. Elle est subdivisée en plusieurs fractions : Mangia-Toumo, Mangia-Mangia, Mangia-Gourié, Mangia-Boggada, Mangia-Nana, qui n’ont entre elles d’autres liens que celui du langage et de l’origine commune.

La langue parlée par les Mangias est un dialecte que M. de Béhagle a appelé la langue Ndrye, parce que c’est chez les Ndrys de Biri Ngoma que les européens l’ont entendu parler pour la première fois.

Si les Mangias diffèrent peu comme langage du reste du groupe ethnique, ils s’en éloignent assez sensiblement, en apparence du moins, comme ressemblance physique.

Du reste, depuis l’Oubangui, la transition s’opère avec une régularité étonnante, si bien qu’on passe d’une tribu à l’autre, presque sans remarquer de différences ; elles ne s’accusent qu’à la longue.

Le Langouassi, généralement petit, fluet, au visage étroit, à l’œil vif, rusé, sournois, bruyant, ressemble beaucoup au Togbo. Celui-ci est plus grand, moins vif, peut-être moins intelligent. Il a le torse plus fort et le visage plus large. Le Ndry, qui se rapproche beaucoup du Togbo, marque une différence sensible avec le Langouassi. Il est impossible de les confondre, même à première vue. Il est grand et bien proportionné. Sa face est plus large et sa démarche moins élastique ; il est moins intelligent que le Togbo. Il est, en tout cas, moins industrieux et plus taciturne.

Enfin le Mangia, grand, fort, fruste en général, présente deux types distincts et bien accusés. L’un rude, au nez aplati, au front déprimé, a le bas du visage allongé, les pommettes saillantes, les yeux petits. L’autre a le nez busqué, le visage arrondi, la démarche gracieuse et se rapproche davantage du type des autres tribus.

Le Mangia n’est inférieur à aucune tribu comme industrie, ni comme art. Bien des maisons ont des montants découpés au couteau. Il est peu de villages où l’on ne trouve des fétiches sculptés, hommes ou bêtes. On trouve des terres cuites représentant des animaux qui dénotent, de la part des artistes, beaucoup d’esprit d’observation.

La musique est un art très cultivé. Les tam-tams de toute forme, les tambours, les balafons, lyres ou guitares, se trouvent partout en modèles soignés. Enfin l’industrie métallurgique est plus avancée qu’ailleurs. Ils ont des forges bien installées avec des hauts fourneaux en terre glaise dépassant trois mètres d’élévation, des soufflets fixés au sol, faits en poterie recouverte de peaux, et surtout, des outils fort intelligemment fabriqués ; entre autres une pince dont le travail peu fini est compensé par l’ingéniosité.

Si leurs outils et leurs moyens sont assez perfectionnés, leur travail est en général peu soigné. Lances, couteaux, trombaches, haches et pioches sont fort grossièrement faits. Les flèches seules sont remarquables par la finesse et l’élégance de leur façon.

Le fer léger est en acier de bonne qualité, les barbelures nombreuses, solides, fines et fort aiguës. Ce goût des arts et le développement de l’industrie sont encore représentés par la vannerie, la poterie, la peausserie.

Les villages Mangias sont très nombreux et naturellement placés à proximité de l’eau, c’est-à-dire le long des ruisseaux permanents. Ils se composent de cases rondes, assez semblables à celles des Ndrys. Chez les Mangias-Gouriés, elles sont réunies par deux ou trois dans une même enceinte ronde en branchage.

Souvent plusieurs enceintes, accolées les unes aux autres, forment un groupe familial uni et puissant. Entre chaque groupe des cultures potagères contiennent la canne à sucre, le tabac, l’helmia, la coloquinte, les courges, calebasses et citrouilles, les haricots, le calladium, le maïs et l’orseille, qui a la saveur de l’oseille.

L’enceinte disparaît chez les Mangias-Mangias, où les maisons se rencontrent souvent par groupes de deux ou trois.

Chez les Bogadas, les maisons se groupent davantage, et au-delà, elles se disséminent sur de grands espaces.

Ces gens n’ont pas encore compris la puissance de l’association, ni la force de la solidarité.

Ils ne se sont pas rendu compte que nul ennemi n’oserait attaquer une forte agglomération et vivent au hasard de la fantaisie, n’ayant d’autres guides dans le choix de la situation de leur établissement que la qualité d’un morceau de terre et la facilité de son exploitation.

Le nombre des cases composant un village varie de trois à quarante-cinq ; le nombre d’habitants par case peut, sans exagération, être évalué à quatre.

Du Gourié aux Ouïas, la tribu s’étend du Sud au Nord sur un espace de soixante milles géographiques. Elle semble avoir quarante milles de l’Est à l’Ouest.

La population peut se chiffrer approximativement à 40,000 âmes, ou un peu moins de cinq habitants par kilomètre carré.

On n’a que peu de renseignements sur la constitution de la famille et l’organisation politique chez les Mangias.

La polygamie est générale : l’homme qui a plusieurs femmes, possède au moins deux maisons ; l’une où il habite avec l’épouse élue du jour, l’autre pour le reste de la famille. Les enfants mâles sont circoncis. Ils ne portent pas de tatouages, mais en revanche leurs oreilles sont percées de trous nombreux destinés à recevoir des anneaux en fer. L’excision des femmes est une coutume à peu près générale. Celles-ci portent le tongo à la lèvre supérieure, quelquefois le baguéré ou des brins d’herbe dans leurs narines percées. Elles ne s’épilent pas.

Les hommes mutilent leur mâchoire de différentes façons. Les uns s’arrachent les quatre incisives supérieures, les autres se taillent en pointe les dents de devant.

Les Mangias ne savent pas compter : avec bien du mal, en s’aidant des doigts de leurs mains, ils arrivent à compter jusqu’à dix ; au-delà, ils prennent maladroitement leurs doigts de pieds et atteignent péniblement jusqu’à vingt ; mais c’est pour eux une fatigue, un véritable effort d’intelligence. Plus loin, ils n’ont plus de moyens de numération, et, dans leur pauvre cervelle, pas de points de comparaison. Vingt-et-un, c’est beaucoup : (Gagaga, Mingui, Mingui) ; cinquante, cent, mille, c’est plus que leur imagination ne peut concevoir.

Les Mangias ont une manière assez inoffensive de faire la guerre. Ils n’ont pas plus de tactique que d’entente. Quand la guerre éclate, les femmes et les enfants cherchent un abri dans la brousse et s’y réfugient avec leurs biens les plus précieux : poules, chèvres, objets en fer. Les hommes battent le tam-tam, sifflent dans les cornets d’appel, crient et boivent beaucoup, beaucoup de pipi. Ils exécutent leur danse guerrière qui consiste surtout à à montrer le plus possible son derrière à l’ennemi, tout en s’abritant le reste du corps contre les traits avec le boucher, à hurler des insultes et brandir la sagaie.

Peu à peu, sous l’influence du bruit, du mouvement et de l’ivresse, les têtes s’échauffent et les guerriers marchent à l’ennemi en terrain découvert. Dès qu’ils l’aperçoivent, ils s’arrêtent, lancent une volée de flèches, de trop loin pour l’atteindre, dansent, hurlent, font des gestes obscènes et retournent boire. De plus hardis ou de plus surexcités avancent encore de quelques pas, puis d’autres viennent qui les dépassent, enfin l’un d’eux finit par se laisser surprendre ou atteindre, dans un camp ou dans l’autre, et c’est le signal de la débandade pour ses compagnons d’armes.

Le plus souvent, une bande, en chasse dans la brousse, rencontre un chasseur isolé d’une tribu voisine, et le sagaie sans pitié. Quand deux bandes se trouvent inopinément face à face, leur premier mouvement est de lancer leurs trombaches ou leurs sagaies, et le deuxième de s’enfuir. Les cris des blessés, s’il y en a d’un côté, font revenir le parti opposé qui s’attribue la victoire et découpe rapidement les malheureux. Ils font le soir même le fonds d’un repas. Cependant, lorsque forcés dans leurs retranchements ils luttent pour la liberté et la protection de leur famille, ils savent déployer du courage et de l’énergie.

Dans ces pays sauvages, où tout est embûche et traîtrise, on s’observe longtemps avant de s’aborder. Entre ces grands enfants craintifs, il s’est établi un langage conventionnel.

De loin, bien caché dans les hautes herbes, quand un étranger circule autour d’un village, il avertit de sa présence avec son sifflet. Il dit : paix, échange, amitié. On lui répond : guerre ou paix — viens ou va-t-en — passe ou éloigne-toi. Et ainsi, sans se découvrir l’un à l’autre, deux individus, deux groupes échangent de loin les paroles nécessaires ou la garantie de leur sécurité.

Leurs armes sont la lance, la flèche et l’arc, le couteau de bras, des sortes de haches. Le couteau à jet n’est qu’exceptionnel. Ils joignent à cela le bouclier en vannerie ou en cuir.

La lance est un simple fer lancéolé de vingt-cinq à trente-cinq centimètres de longueur, emmanché à un morceau de bois dur, peu droit, à peine dégrossi et terminé par une pointe de fer. Ce bois est souvent noirci comme celui des arcs par un séjour prolongé dans l’humus formé par les feuilles mortes qui se décomposent lentement au fond des ravins. Par cette pratique, ils transforment les racines de chêne en bois tellement fin, dur et noir, qu’on jurerait de l’ébène.

Dans le nord de la tribu, on trouve quelques bois de lances en rotin : c’est plus dur, plus résistant et plus léger que le bois ordinaire.

Souvent la lance est en forme de fer de flèche et hastée de plusieurs barbelures qui s’enroulent en spirale autour du fer et le sèment de piquants en crocs de hameçons.

L’arme qui a pénétré dans le corps d’un homme n’en peut plus être retirée ; il faut qu’elle le traverse.

Ces sortes de lances s’appellent Dacoua, du nom de la tribu qui les fabrique ; les Mangias sont cependant assez habiles pour en confectionner eux-mêmes. L’usage en est, du reste, général dans toutes les tribus voisines.

Les flèches sont en tout point semblables à celles des Togbos, mais plus fortes. L’arc est un simple morceau de bois dur non travaillé et non coudé ; il est tendu par une lanière en écorce de rotang et le guerrier porte toujours deux lanières de rechange.

Les haches sont des sortes de serpes recourbées au fer arrondi, large et épais, et servant plus d’outil que d’arme de défense.

Les couteaux sont contenus dans des gaines en cuir, étroites dans le sud, plus larges dans le nord, où elles se terminent par un morceau de cuir garni d’ornements en fer ; ils se portent soit en ceinture, soit au bras.

Presque toutes ces armes, à l’exception peut-être des pioches, nommées gapo, du nom de la tribu des Ngapous, qui a la spécialité de leur fabrication, semblent dues à l’industrie locale.

Il n’est pas en effet de village Mangia un peu considérable qui n’ait sa forge. On y voit même parfois un haut fourneau très bien compris avec cheminée en terre à brique.

Le fer n’est point la seule industrie du pays. La vannerie, comprenant les nattes, paniers, corbeilles de toute sorte, les boucliers, etc., est très adroitement confectionnée.

Il est à remarquer que le dessin des nattes de couchage est exactement semblable à celui des nattes des Ndrys et composé de quatre triangles ; deux noirs et deux blancs.

La poterie, faite avec une terre grossière et mal préparée, n’est pas dépourvue d’art.

Chaque maison contient deux vases à pipi, d’une capacité de 10 à 25 litres. D’autres poteries, de moindre dimension et plus ornées en général, servent aux usages culinaires : quelques fétiches sont modelés en terre cuite.

L’industrie du bijou semble très rudimentaire ; on trouve cependant des bracelets de fer en spirale, des épingles à cheveux à tête plate, des ornements en cuivre, boutons ou anneaux de bras et de jambes, des ceintures en fer carré d’un centimètre de côté. Du reste, l’usage des bijoux semble peu répandu.

Le costume est plus rudimentaire encore que les ornements. Il consiste, chez les hommes, en une simple bande d’étoffe retenue à la ceinture et passant entre les jambes. Elle est faite en coton tissé dans le pays, ou le plus souvent fabriquée avec l’écorce d’une espèce de ficus appelé rauco.

Deux incisions sont faites à l’arbre au moment de la montée de la sève ; une autre incision fend l’écorce perpendiculairement aux premières. Avec un maillet, on frappe l’écorce jusqu’à l’amollir, elle s’enlève alors facilement ; puis on la traite par le battage pour détacher les parties ligneuses et il ne reste bientôt que des fibres enchevêtrées qui forment un tissu relativement souple et solide.

Les femmes remplacent le pagne par une très légère touffe de feuillage tenue très bas dans la ceinture par devant et par derrière.

La coiffure des Mangias est assez semblable à celle des Togbos et des Langouassis : ils paraissent en être moins soigneux.

Comme dans les autres tribus, la femme paraît être une esclave privilégiée : esclave du père, du mari ou du chef. Outre le soin du ménage, l’allaitement et la garde des enfants en bas âge, la fabrication des maisons, des poteries, du pipi et de la mouture du grain, elle est exclusivement chargée des travaux agricoles.

Dans le défrichement des vastes espaces où le mil, le manioc et les plantes potagères sont ensemencés, elle est aidée par les hommes. Ils lui prêtent encore le concours des esclaves mâles et même, au besoin, des hommes libres pour l’ensemencement et les gros travaux de récolte et de remisage ; mais l’entretien lui incombe tout entier.

C’est elle qui construit la partie maçonnée des cases rondes. Elle se sert pour cela de l’argile déjà pétrie par les termites ou fourmis blanches, qu’elle met à s’amollir dans de grands trous pleins d’eau. Une fois bien pétrie cette argile, riche en acide formique, est plus fine que toute autre ; elle se fend moins sous l’action du soleil et est susceptible de recevoir un beau poli, sur lequel parfois des losanges et des carrés seront creusés du bout d’un bâton pointu.

Les hommes font la charpente et la toiture de chaume ; ils sculptent parfois les montants des portes basses et tissent élégamment les paniers des greniers à mil et les nattes de couchage.

Les Mangias sont grands amateurs de viande. Outre les poules fort nombreuses dans les villages, ils ont des cabris, auxquels il paraissent tenir beaucoup.

Comme les Togbos et les Ndrys, ils mangent leurs morts et probablement précipitent le dénouement de l’existence des vieillards.

Ces besoins de viande en font des chasseurs. Tous les sentiers sont semés de pièges : trous profonds aux parois verticales, longs de 1 à 2 mètres, larges de 25 à 50 centimètres, profonds de plusieurs pieds, que cachent les hautes herbes. Quand celles-ci ont disparu, ils les recouvrent d’une mince couche de terre soutenue par de légers morceaux de bois. L’animal sans défiance, antilope, bœuf, buffle ou félin qui posera le pied sur cette chausse-trape y plongera jusqu’aux épaules et ne pourra se relever.

Ces pièges ne sont pas les seuls : partout des collets, des troncs d’arbres ou des pieux énormes retenus en équilibre par des systèmes ingénieux que le simple froissement d’une paille ou le moindre frôlement fera tomber sur la proie sans défiance, attestent l’ingéniosité des Mangias.

Les plus petites rivières contiennent des poissons, des moules et des crevettes, et les Mangias sont aussi bons pêcheurs que grands chasseurs.

Les coquilles terrestres forment un appoint important dans leur nourriture. Ces crustacés et ces mollusques s’attachent de préférence à la vigne sauvage ; ils sont de deux sortes : l’un à coquille longue de 0m08 et pointue, l’autre de forme courte et massive. Les Mangias les mangent crus.

Le pays offre encore la perdrix, le francolin, la pintade, plusieurs variétés de ramiers et de tourterelles.

Les singes sont rares ; cette rareté tient peut-être à la grande consommation qu’en ont faite les naturels. Quand on l’a décapité, dépouillé et privé de ses avant-bras, le singe, rôti à la broche, peut se servir sur une table sans provoquer trop de répugnance ; il ressemble alors à un lièvre rôti, sa viande est généralement bonne.

Il faut signaler encore parmi les animaux remarquables l’éléphant, les félins, depuis le léopard jusqu’au chat-tigre, et le kanguroo.

La chasse est chez les Mangias une véritable passion. S’ils brûlent chaque année les hautes herbes, c’est bien plus pour dégager leurs territoires de chasse que pour améliorer les cultures ; c’est que les herbes des prairies sont si hautes qu’on les prendrait pour des roseaux. Le gibier y trouve, en même temps qu’une pâture abondante, une sécurité parfaite.

L’incendie est conduit avec art et persévérance, et le gibier, chassé de retraite en retraite finit par donner dans les pièges ou les immenses filets dans lesquels il périt en grande quantité.

Cette habitude des incendies périodiques a modifié complètement l’aspect primitif de la végétation du pays. On n’en retrouve plus désormais la trace que dans le fond des ravins et dans le lit des marais permanents.

Là, les arbres immenses des forêts intcrtropicales, élèvent leurs cimes majestueuses que les lianes folles relient au sol par des enchevêtrements inextricables. Ces témoins gigantesques de l’activité productive du sol prouvent qu’à l’homme, seul, il faut demander compte de la monotonie du paysage.

Les espèces les plus robustes ont seules pu résister à l’épreuve dévorante du feu.

Les splendides fromagers, les élégants Borassus, le palmier et tant d’autres arbres qui flattent l’œil du voyageur et fournissent à l’habitant leur contingent de ressources et de bien-être ont succombé devant le fléau sans cesse renouvelé. La gutta-percha, victime du même fléau, ne se trouve plus qu’exceptionnellement alors que tant de terrains lui seraient propices.

Le territoire est devenu d’un parcours plus facile, mais d’un aspect désolant d’uniformité. Les arbres qui résistent à la dure épreuve, rabougris, souffreteux, se tordent, se crevassent, se déchirent étendent lamentablement leurs branches noircies, avares de feuillage et d’ombre.

À cette monotonie de la végétation, vient s’ajouter celle de la configuration du pays : ce n’est qu’une succession de collines parallèles entre elles, uniformément hautes, sans points saillants, sans ravins imprévus, sans pics ni rochers élevés. Les crêtes sont toutes d’un jet ou s’abaissent doucement vers le N. N.-E. Tel est l’aspect de cette contrée dont l’étendue embrasse celle de cinq à six départements français.

Mahou est le dernier village Mangia, au nord, vers la tribu des Aouyas ; il est situé en pleine brousse où se remarquent de nombreuses traces du passage des éléphants. Ce sont des pistes larges d’un mètre environ, souillées par endroits de crottins monstrueux ; dans le sol humide, les pieds des colosses laissent leur empreinte en creusant des trous ronds d’un demi-mètre de diamètre.