Au pays de l’esclavage/10

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Maisonneuve (p. 111-118).


LES GENS ET LE PAYS DU GRIBINGUI


En approchant du pays occupé par les Acongas, le terrain s’abaisse d’une manière sensible ; les herbes deviennent plus courtes, la forêt ouvre de vastes clairières d’où la vue embrasse une grande vallée : dans cette vallée coule le Gribingui qui porte ses eaux jusque sur les confins du Sahara. Ce fleuve coule dans une plaine large d’un ou deux milles, fermée par deux rangées de collines basses et sans relief. Sa largeur est de cinquante mètres et sa profondeur considérable. Au-delà du fleuve, les villages Acongas sont disséminés sur la rive droite ; puis une brousse épaisse de cinq jours de marche, sans habitants, sans ressources, règne jusqu’à une grande rivière qui s’appelle Ba-Mingui et coule E. S.-E. Les Musulmans ont des établissements près de ce cours d’eau qui pourrait bien être plus considérable que le Gribingui lui-même, qui vient du Sud.

L’étroite bande de terre située entre l’Oubangui (5° N.) et le Gribingui (6°45’ N.) est d’environ deux cents kilomètres ; elle est traversée par les Monts d’Arenberg qui suivent à peu près le 6e degré N., des Monts Banda dans l’Est, aux sommets du Ngaoundéré dans l’Ouest. Cette chaîne, quittant par (6°30 N.) le noeud orographique du Ngaoundéré passe par (5°45 N.) en-dessous des Mangias-Gourié, et par (6° N.) dans la région de Zouli. Elle forme donc une courbe dont la concavité est tournée vers le Nord.

M. de Béhagle prit, sur le Gribingui, une série d’observations astronomiques pour déterminer la position de la rivière que son confluent plus à l’ouest, avec le Gouroungou, rendait doublement intéressant. Il étudia son cours, sa profondeur, la hausse de ses eaux, la vitesse de son courant.

En été, le Gribingui a quarante-sept mètres de large, son courant file dans l’ouest avec une vitesse de 2.700 mètres à l’heure ; mais lorsqu’il se rencontre avec le Gouroungou, sa largeur atteint près de soixante mètres, sa vitesse augmente et son cours se redresse au nord. Même à la saison sèche, ce cours d’eau n’est pas guéable. Cette constatation, qui est d’un haut intérêt pour l’avenir commercial du pays, confirme le bien fondé des observations faites plus haut, au sujet de la Toumi et du Gourié. Un fait positif est acquis : du bassin de l’Oubangui à celui du Chari, il n’y a qu’une distance de cent cinquante milles, moins de trois cents kilomètres. La voie commerciale qui unira ces deux bassins n’aura probablement qu’un parcours terrestre de cent à cent cinquante kilomètres au plus.

Le Gribingui est assez poissonneux ; on y trouve particulièrement une espèce de barbeau gris-perle, sans écailles, à belles moustaches rouges dont la chair est exquise. Les Acongas pêchent beaucoup au moyen de grandes nasses, disposées le long des rives dans des barrages qui empêchent le courant de les emporter. Ils chassent l’antilope qu’on aperçoit en troupeaux, mais dont la chair est fort dure, même chez les jeunes.

Tout le long du Gribingui et même dans l’Adamoua, on remarque sur la couche ferrugineuse des stries et des trous qui intriguent le voyageur.

Les stries sont des rainures creusées dans le roc, longues de quarante-cinq centimètres, profondes de deux environ, larges de quatre à cinq. Plus larges et plus profondes au centre, elles vont en s’amincissant et en diminuant de profondeur aux extrémités. Elles sont jetées sans ordre et par groupes sur le sol, parfois parallèles, souvent divergentes, elles ne laissent deviner aucune intention de dessin.

Les trous sont tout aussi curieux : ils sont coniques, et leur base supérieure, de vingt-cinq à trente centimètres de diamètre, est une circonférence parfaite. Leur profondeur ne dépasse pas un pied. Servaient-il de mortiers pour écraser les grains ? Mystère et antiquité !

Quant aux stries, ce sont des polissoirs dont les parois et le fond sont unis, usés par un long frottement. Si l’on s’agenouille devant une de ces rainures et si l’on y fait glisser un caillou, la longueur de la raie concorde avec le développement des bras. Le maximum d’efforts se faisait au milieu de la rainure, le minimum aux extrémités. Ces polissoirs, semblables à ceux que l’on voit en France dans le Périgord, sont les traces ineffaçables d’une civilisation tout à fait primitive.

Qu’est devenue la race autochtone ? Disparue sans doute, ou bien fondue dans la race envahissante. Si les hommes ont été tués et mangés par les conquérants, les femmes ont dû être épargnées et demeurer comme épouses ou esclaves. N’est-ce pas par elles que s’est introduit, chez les nouveaux venus, l’usage du baguerré, pointe de quartz poli par le frottement, dernier vestige de l’âge de pierre ? La supposition semble pour le moins vraisemblable.

Du petit village de Danazou jusqu’au village Aconga situé à deux kilomètres du confluent du Gribingui et du Gouroungou, le pays est couvert d’une immense forêt vraiment belle. Ce ne sont plus, il est vrai, ces arbres immenses aux troncs blancs, lisses et droits comme des colonnes, qui donnent aux paysages des rives du Congo et de l’Oubangui un aspect si surprenant, mais à la longue bien monotone.

Ici les arbres les plus élevés séduisent l’œil par leur écorce rude, leurs branches tordues, leur feuillage découpé, tantôt touffu comme celui des grands fici, tantôt léger comme celui des acacias. L’air et la lumière circulent cependant dans cette forêt dont l’herbe atteint six mètres de hauteur. Drues, serrées, semées de liserons qui grimpent après leurs tiges, les graminées envahissent les sentiers, noient le voyageur dans leurs feuilles et l’obligent à marcher tête baissée, les deux mains en avant pour protéger son visage et ses yeux des cuisantes coupures. Alors, perdu dans leurs flots, aveuglé par leurs tiges, il n’a plus d’autres préoccupations que de se défendre de leurs atteintes et d’éviter les obstacles, trous et pierres, qui sèment le chemin. Il ne voit rien des beautés qui l’entourent, ne pense bientôt plus à rien et marche presque inconsciemment, engourdi dans une obsession pénible.

Que de choses, pourtant, il y aurait à voir et à ramasser ! Ce sont mille fleurettes variées aux couleurs douces ou vives, mais toujours délicates et gracieuses ; des insectes bizarres aux formes les plus étranges, les plus inattendues, qui ressemblent soit à un morceau de bois sec, soit à une feuille nette ou froissée, sèche ou verte, à un brin d’herbe, à un fétu de paille, et qu’il faut voir marcher pour avoir conscience de leur existence. Chaque pas fait découvrir une merveille nouvelle, qu’on regrette de ne pouvoir emporter.

Les essences forestières varient un peu. Le karité se trouve en grande abondance dans le pays. C’est ici un arbre de moyenne dimension à l’écorce dure, au feuillage assez rare. Le fruit, de la grosseur d’une noix, est entouré d’une chair agréable au goût ; cette chair blanche fournit une sorte de beurre végétal assez peu apprécié des Européens. Le beurre de karité, avec lequel on fait non seulement de l’huile alimentaire et du savon, mais aussi de la bougie, sera probablement une des grandes ressources du commerce futur de ces régions. Le pays produit encore du riz et du miel excellent.

À une journée de marche vers le nord se trouve le petit village de Talavé, composé de quelques huttes seulement. Il donne lieu à une remarque : c’est la première agglomération, en venant du sud, qui possède des espèces d’échafaudages servant de salles de conversation et de repos. Ce sont des plates-formes en rondins, reposant sur quatre fourches, à 1m20 du sol. Les hommes se tiennent sur ces lits peu moelleux, les uns couchés sur des nattes, les autres assis sur le bois, mal équarri, où ils reçoivent directement la fumée de quelques grosses bûches qui brûlent sur le sol au-dessous d’eux.

Dans la même direction, à 15 ou 20 kilomètres, on rencontre le village de Finda, sur la rive gauche de la petite rivière Mihi. Puis le Gribingui fait une vaste boucle et se redresse vers le nord. Il a, à cet endroit, 80 mètres de largeur et semble très profond. Sur sa rive droite, vit la tribu des Aretons. M. de Béhagle fut le premier européen qui pénétra dans cette tribu.

Leurs villages sont entourés de plantations de mil dépassant cinq mètres de hauteur. Le maïs, les courges, le tabac abondent de toutes parts. Les Aretons ont cette supériorité sur les noirs établis au sud de leur pays ; ils font usage de la pirogue. Les ponts de liane ont disparu.

Au-delà du confluent du Gouroungou et du Gribingui, les Ngamas ont de grands villages : l’un d’eux, Tréga, est à cinq jours de marche à l’ouest de Finda ; l’autre, Donando, est sur le fleuve lui-même. Dans le Nord-Est, se trouve le village de Vadoura, sur le Ba-Mingui. Le pays des Ngamas est traversé par un affluent du Gribingui, le Vasako.