Au pays de l’esclavage/11

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Maisonneuve (p. 119-125).


CHEZ LES TENNÉS


Le Vasako délimite au sud le territoire de la tribu des Tenues, sous le 8e degré de latitude nord. Le principal village est Madjé Tezzé. Les indigènes sont de grands beaux hommes, rarement tatoués et presque sans ornements de visage. Ils portent pour tout costume soit un tablier de cuir, soit une peau de chèvre attachée par derrière et qui pend jusqu’aux talons. C’est moins un vêtement qu’un siège portatif.

Ils ramènent quelquefois le tablier en avant ; mais la pudeur n’est pour rien dans cette mode, car tous ces sauvages, depuis l’Oubangui jusqu’à l’Adamaoua — et même au-delà, — ne se couvrent que pour éviter les coupures cruelles des hautes herbes et les atteintes de mouches microscopiques qui pullulent en ces pays.

Quelques Tennés ont de petites blouses venant jusqu’aux hanches et faites de bandes de coton alternativement bleues et blanches. L’encolure porte un empiècement bleu en triangle. Ce vêtement, fait en tissu africain, a été apporté du Baghirmi par des marchands d’esclaves qui fréquentent la région.

Les coiffures sont variées et intéressantes. Beaucoup d’hommes ont la tête rasée ; d’autres laissent des triangles, des ronds, des losanges de cheveux qui font un damier de leurs crânes ; d’autres, enfin, se coiffent en étoile, dont les branches sont formées de minces mèches tenues raides par une garniture serrée en fils d’argent. C’est la coiffure des Minas, sur la côte occidentale d’Afrique et celle que Nachtigal vit autrefois au Baghirmi.

Le fer est très abondant en ces régions, et les Tennés portent beaucoup d’ornements faits de ce métal. Entre autres, ils ont de grands anneaux de bras et de jambes, faits en fer laminé d’une dizaine de centimètres de largeur. Ils ont aussi des bracelets en laiton fondu d’un travail fini, mais de provenance Sara : Sarada, comme ils disent.

Chaque village possède un puits abrité par de gros arbres et creusé dans des alluvions siliceuses très dures, sans murs ni boisage. Ces puits fournissent une eau blanche, comme laiteuse, c’est cette eau qui a fait donner au Ba-Mingui le nom de Bahr-el-Abiod, ou Fleuve Blanc.

La vie semble tout extérieure dans ce pays. Les maisons frappent par leur exiguïté. Comment des géants, comme les Tennés, peuvent-ils coucher dans ces petits nids ronds, dont le diamètre dépasse à peine leur taille ? C’est tout un problème.

La maison, au ras du sol, est formée d’un cylindre en nattes, maintenu par des piquets et surmonté d’une toiture conique. Elle a deux mètres et demi de diamètre sur pareille hauteur. Chacune contient un lit sur quatre fourches de bois fichées en terre, un foyer et quelques épis de maïs attachés à la toiture. À l’extérieur, sur une aire bien battue et bien propre, des lits sont installés à l’ombre de beaux arbres, ou de tonnelles de plantes grimpantes : helmia, calebasses, coloquintes.

C’est là que les hommes dorment ou causent le jour pendant qu’auprès de la maison la femme s’occupe des enfants et du ménage.

Cuisine et travaux, tout se fait au dehors ; la maison n’est que le buen-retiro, où l’on s’abrite la nuit : le gynécée. Aussi la cour est-elle encombrée d’ustensiles ; grandes jarres dans lesquelles les vieilles femmes apportent du puits l’eau nécessaire aux besoins journaliers, foyers formés de gros blocs d’argile arrondis, vases en terre, calebasses délicatement ornées qui viennent de chez les Saras.

Les femmes sont grandes, aux cuisses puissantes, aux proportions heureuses.

Elles ont plus de ligne peut-être, que les femmes Banziries, mais elles ont en moins l’élégance, la grâce, la souplesse de tout le corps, la langueur du regard, la finesse du sourire, l’harmonie de la coiffure.

Ce sont des beautés mâles et frustes.

Leur tête est rasée ou simplement couronnée d’un carré de cheveux. Leurs ornements, colliers de grosses perles jaunes, ceintures de perles de fer — produit de l’industrie locale, — anneaux de fer laminé, gros bracelets d’ivoire, n’ont rien d’élégant. Elles portent par devant un tout petit pagne de franges en cordes, simple tablier de quinze centimètres carrés, et rien par derrière. Quelquefois, cependant, le tablier de cordes est remplacé par des franges de perles de fer, dont les ondoiements lumineux sont fort jolis. En général, elles ne sont ni tatouées ni mutilées.

Ethnographiquement, les Tennés sont nettement séparés des Aretons et se rapprochent des Saras. Les hommes s’occupent de vannerie ; mais la préparation du malt et de la bière est leur grande occupation. Une natte, reposant sur des rondins, reçoit des feuilles de sycomore qui forment un lit frais et aéré. Le grain de sorgho sucré est mis en mince couche sur ce lit, puis recouvert de feuilles et d’une grande natte. On arrose fréquemment et le grain ne tarde pas à germer et à lever. La bière fabriquée avec ce malt donne une ivresse rapide, douce et gaie, sans lendemains accablés.

À citer parmi les ustensiles, les vases en forme de bouteille, faits de feuilles sèches collées les unes aux autres par un procédé ingénieux, et des plats de bois en forme de bateau.

L’armement des Tennés est composé de la lance, très riche en fer, montée en rotin et ornée d’un talon de même métal ; le couteau à jet, lame longue et forte recourbée vers le haut et n’ayant qu’une tige divergente servant à l’accrocher au bouclier ou à la porter sur l’épaule ; enfin le couteau de bras, tout d’une pièce, dont le manche en fer porte une garniture tressée en corde ou en nerfs d’animaux. La gaine est généralement en peau de crocodile et contient un minuscule couteau qui sert de rasoir. Tous les Tennés ont des sifflets ou des cornes d’appel garnis de fer, d’argent ou d’étain.

Les maisons sont disséminées par petits groupes au milieu des hautes plantations de sorgho, qui les cachent presque en entier. Le tabac, l’helmia, la courge, la calebasse, le ricin dont l’huile sert à la toilette, la noix de terre, l’arachide, la petite pomme de terre : la patate, s’y cultivent aussi.

La population de Madjé-Tezzé ne dépasse guère un millier d’habitants et l’étendue des cultures peut être évaluée à deux cents hectares au moins.

Les Tennés tirent grand profit du commerce de l’ivoire. L’éléphant est très commun dans ce pays : il vit tout autour du village en troupes nombreuses qui viennent parfois ravager les plantations.

Avec Madjé-Tezzé, les principaux villages de la tribu des Tennés sont Magio, Mala et Dagamba. Dans les environs de Magio, le pays est très uni, la prairie marécageuse semée de verdoyantes rizières et coupée de forêts épaisses. Mais les essences sont légères et le sous-bois n’est encombré d’aucune liane, d’aucune végétation parasite. On y trouve les figuiers rabougris, le caaba non comestible, et le cangan sans saveur ni fraîcheur.

Au village de Magio, les maisons sont rassemblées par groupes de trois ou quatre ; elles sont entourées d’une palissade en branches élevées, destinée à les protéger contre les attaques des animaux féroces. Les fourrés de la forêt recèlent en effet de gros félins : lions sans crinières, léopards et chats-tigres de toute espèce ; des ruminants : bœufs sauvages, buffles, zèbres et girafes ; des pachydermes : éléphants, rhinocéros ; des reptiles : boas et trigonocéphales. Mais l’éléphant surtout paraît y vivre en troupes nombreuses.

Toujours vers l’Ouest, dans la direction du pays des Saras, se trouve Mala, à cinq kilomètres de Magio. Le village est grand, la population très dense est de taille plus élevée encore qu’à Madjé-Tezzé. De caractères ethniques en tout semblables, la race est peut-être plus pure de mélange. Le type n’est point beau. La lèvre inférieure est rieuse et grosse, la lèvre supérieure légèrement retournée, la mâchoire très large, le front bas, la tête pointue et trop petite pour de si grands corps.