Au pays de l’esclavage/Préface

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Maisonneuve (p. 1-13).


PRÉFACE


La mystérieuse Afrique, avec ses immenses contrées inexplorées, ses peuplades étranges, sa végétation prodigieuse ou ses déserts arides, a toujours exercé une fascination irrésistible sur l’imagination des hommes aventureux de tous les pays. Mais c’est principalement depuis un demi-siècle que le continent noir a vu ses solitudes envahies par les pionniers de la science et de la civilisation.

Toutes les grandes nations de la vieille Europe, à l’étroit entre leurs frontières, ont cherché à se créer de nouveaux domaines en Afrique. Les conquérants, les explorateurs, les missionnaires, les marchands, ont entamé de toutes parts le continent ouvert à leur audace. De gré ou de force, chacun a imposé au lambeau d’Afrique où il a planté son drapeau, la domination de son pays, l’influence de sa race, les produits de l’industrie européenne. La diplomatie a complété l’œuvre des aventuriers. Aujourd’hui, la majeure partie de l’Afrique appartient à quelques nations d’Europe : le temps n’est pas éloigné où la race blanche dominera effectivement sur tous les peuples africains, naguère indépendants, et dont quelques-uns ignorent encore jusqu’à l’existence de leurs nouveaux maîtres.

Le partage de l’Afrique entre les nations européennes, fait par elles-mêmes pacifiquement, est un des faits les plus considérables que l’Histoire ait eu encore à enregistrer.

La France possédait déjà le Sénégal, l’Algérie, le Congo, une grande partie du Soudan. La convention franco-anglaise du 14 juin 1898, en nous attribuant certains territoires qui séparaient encore les principales de nos possessions, a considérablement agrandi l’Afrique française. Elle est formée aujourd’hui d’une succession ininterrompue de contrées : il serait possible de se rendre, sans sortir de notre domaine, d’Alger à Brazzaville. Cet immense parcours sera, peut-être dans un avenir prochain, marqué par le rail. Le Transsaharien projeté, déjà amorcé, portera le voyageur par dessus l’Atlas, à travers le Sahara et le Soudan vers le Tchad, ou jusqu’aux rives lointaines du Congo.

Quelles transformations sociales verra-t-on s’accomplir chez les races de l’Afrique, quand chaque nation européenne aura de son côté créé ainsi des voies nouvelles et porté son activité jusqu’au cœur de l’empire qu’elle s’est taillé dans le continent noir ?

Déjà la civilisation a entamé, çà et là, la barbarie primitive. D’ailleurs partout où le blanc passe — et surtout quand il passe pacifiquement — il laisse derrière lui quelque germe de progrès. Sur ses pas, les idées s’élargissent, les mœurs se modifient, les aspirations s’élèvent, des besoins nouveaux se révèlent. L’évolution une fois commencée s’étend du village à la tribu, de la tribu à la peuplade, puis aux peuplades voisines. Cela est lent, certes ; mais cela finit fatalement par s’accomplir.

Et encore doit-on observer, en considérant les quelques changements déjà réalisés, que la civilisation n’a été représentée jusqu’à présent dans l’Afrique barbare que par des individus isolés ou relativement peu nombreux qui, trop souvent même, ont semé la terreur sur leur passage, au lieu de s’attacher à provoquer la sympathie et la confiance.

Que sera-ce donc lorsque, par tant de voies ouvertes de toutes parts à travers le Continent, toute une population accourue d’Europe se sera implantée parmi les races autochtones !

Comment les nouveaux venus se comporteront à l’égard des anciens occupants du sol ; s’ils les absorberont, ou bien si les races différentes coexisteront sur la même terre sans chercher à s’entre-détruire, c’est ce que l’on ne saurait dès maintenant prévoir.

Mais, ce que nous voulons dire c’est que, en fort peu de temps, on aura vu les sociétés noires perdre de leurs caractères originaux. Des organisations rudimentaires qu’elles possèdent aujourd’hui il ne restera sans doute plus, dans un avenir rapproché, aucun souvenir.

En effet les peuples noirs barbares — et surtout les fétichistes — n’ont pas de littérature, et à plus forte raison pas d’histoire. Leurs traditions orales ne remontent guère au-delà de deux ou trois générations. Et puis, de quoi se souviendraient-ils ? La facilité de vivre, leur paresse naturelle, les a empêchés de jamais rien fonder. Ils n’ont point de monuments ; leurs institutions, toutes primitives, ne survivent guère, en général, à celui qui les établit.

Les seuls événements dont ils se souviendraient — s’ils pouvaient se souvenir de quelque chose — sont les guerres ; mais ceux qui les entreprennent n’ont en vue que la satisfaction immédiate de quelque intérêt grossier. L’intérêt satisfait, la guerre s’oublie vite. Les vaincus n’ont pas la mémoire plus longue. De part et d’autre on n’a rien perdu de bien précieux : la vie humaine n’a pas là-bas la même valeur que chez nous, et les territoires sont à qui les occupe. D’ailleurs la fortune est changeante : le vaincu du jour sera le vainqueur du lendemain.

Les grandes razzias d’esclaves même, ne laissent pas dans une contrée de souvenirs bien durables : le noir des deux sexes se console bientôt de la perte d’une famille qu’il peut reconstituer facilement ; cela tient à son insouciance, à son fatalisme, à son respect inné de la force.

L’Islam a certainement été un progrès pour les peuples noirs. Même sous la forme très élémentaire qu’on lui voit dans l’Afrique Centrale et Occidentale il est infiniment supérieur, comme religion et comme état social, au fétichisme. Mais l’Islam quand il a des annales — et il n’en a pas encore dans ces contrées — ne garde pas le souvenir de ce qui était avant son arrivée. L’histoire d’un pays conquis ou assimilé par les musulmans commence seulement, pour leurs annalistes, avec leur arrivée dans ce pays, la race soumise y fût-elle établie depuis plusieurs siècles auparavant. Si donc el hadj Omar, ou Samory, ou Rabah, ou tout autre fondateur d’empire africain avait eu à sa cour des annalistes, il les eût occupés à toute autre chose qu’à reconstituer l’histoire de ces sujets avant la conquête.

Quant aux noirs, encore bien rares, qui embrassent un christianisme mis à leur portée, ce sont ceux-là qui, sans cependant se civiliser beaucoup plus vite, perdent le plus promptement la manière d’être de leur premier état.

Ainsi aucun peuple, dans cette partie de l’Afrique barbare qui nous appartient, ne gardera le souvenir de ce qu’il est aujourd’hui ; et, les mœurs et les coutumes actuelles des tribus noires devant se modifier sans cesse au contact de notre civilisation, nous-mêmes finirions bientôt par n’en plus rien savoir.

C’est pourquoi il est intéressant de recueillir dès maintenant toutes les notions possibles sur l’état actuel des sociétés africaines : ce seront des documents précieux pour l’histoire de tant de peuples et pour l’histoire de la civilisation dans le continent noir.

Certes, chacun de nos voyageurs a bien apporté sa contribution à cette réserve de renseignements : mais tous les voyageurs n’ont pas observé, n’ont pas vu avec le même soin, avec la même intelligence des hommes et des choses de l’Afrique. Les missions, le plus souvent, ont un but exclusivement politique ou commercial qui doit rester la principale préoccupation du voyageur ; de sorte que les descriptions ethnographiques dans beaucoup de récits restent au second plan, ou bien sont noyées dans une foule d’autres renseignements où l’on ne les retrouve pas sans quelque difficulté.

On a dit souvent que les noirs de l’Afrique sont de grands enfants : c’est vrai : mais ils ne laissent pas d’être beaucoup plus compliqués qu’on ne le croit. Pour dépeindre fidèlement ces primitifs il est nécessaire de les avoir longuement et patiemment observés ; il faut avoir vécu de leur vie, s’être assimilé leurs idées, s’être fait un « moi » pareil au leur : en un mot s’être de toutes façons attaché à eux et avoir su se les attacher.

Parmi ceux de nos voyageurs qui possèdent le mieux les hommes et les choses de l’Afrique, on peut sans hésitation placer au premier rang Ferdinand de Béhagle. Durant de longs séjours en différentes parties du continent noir, il s’est appliqué à les étudier, à les pénétrer. Il a vécu chez le musulman et chez le fétichiste ; celui-ci et celui-là se sont intéressés à lui parce que lui-même s’intéressait à eux : il a su capter leur confiance par sa bonté naturelle, sa loyauté, sa diplomatie, sa patience, ses connaissances pratiques que tous les deux ont mis à contribution. Il s’est inquiété de leurs besoins, a partagé leurs soucis, a discuté avec eux leurs intérêts, a épousé au besoin leurs manies : il a été leur confident, leur conseiller, leur arbitre. Il est ainsi arrivé à les connaître «sur le bout du doigt ». Fort d’une expérience longue et solide, intelligent, instruit, énergique, avec cela sans grande ambition personnelle, il pouvait rendre de très grands, de très importants services en Afrique.

F. de Béhagle a commencé à apprendre les voyages et la pratique de la vie dans la marine marchande, où il avait débuté de bonne heure. Il fut reçu capitaine au long-cours, fit encore quelques campagnes et, séduit par la magie de l’Afrique, il renonça à la navigation pour entrer dans l’administration algérienne.

Après avoir été longtemps administrateur de commune mixte, il obtint de faire partie de la mission Maistre (1892) dont il était un des lieutenants.

De retour en France il réussit, mais après avoir surmonté mille difficultés, à organiser une expédition commerciale avec laquelle il se proposait d’ouvrir pacifiquement une voie à l’influence et au commerce français, de l’Atlantique au Tchad et de là en Tunisie.

Comme en Afrique, plus que partout ailleurs, la politique et les affaires sont deux choses inséparables, F. de Béhagle avait projeté de nouer chemin faisant, des alliances avec les chefs chez lesquels il séjournerait, et même d’entrer en relation avec le farouche sultan Rabah qu’il espérait gagner à la cause française ou dont il pouvait, en tout cas, obtenir la neutralité en faveur de nos contrées voisines du Tchad.

Parti (au commencement de 1898) avec des moyens insuffisants, contrarié dès le début de son voyage par les subtilités de notre administration coloniale, il ne put que difficilement accomplir la première partie de son itinéraire. En juillet 1899 il se trouvait sur le Gribingui (affluent du Chari), dans une situation matérielle précaire, mais toujours plein de courage et de foi dans le succès final de son œuvre. Il songeait alors à se rendre dans le Baguirmi, puis à poursuivre sa route par le Ouadaï pour gagner ensuite l’Aïr ; mais, avant tout, il se préparait à pénétrer jusqu’auprès de Rabah.

En novembre de la même année on recevait la désolante nouvelle de sa mort : au lieu d’avoir été bien reçu par Rabah, notre vaillant compatriote avait été, croyait-on, fait prisonnier par ce conquérant, qui l’avait fait ou laissé mourir de faim. Cette nouvelle, du reste, n’avait rien d’absolument authentique : des noirs l’avaient apportée jusqu’à l’un de nos postes avancés ; mais eux-mêmes ne la tenaient sans doute que de deuxième, peut-être de troisième main. Bref, toutes les suppositions étaient possibles, les plus rassurantes comme les pires. En effet, dans les premiers jours de 1900, d’autres informations parvenues en France permirent de supposer que de Béhagle, tout en étant plus ou moins prisonnier de Rabah, était néanmoins encore vivant et n’avait pas perdu l’espoir de continuer son voyage.

L’ouvrage que M. Félix Chapiseau offre au public a été composé en très grande partie à l’aide de notes que F. de Béhagle avait prises durant son séjour en Afrique avec la mission Maistre, et qui étaient restées jusqu’à présent inédites. Bien que ces notes aient beaucoup tardé à voir le jour, M. Chapiseau ne fait, en les publiant, que se conformer au vœu du voyageur. Ferdinand de Béhagle avait rapporté de cette expédition quantité d’autres renseignements, mais d’ordre purement technique, qui ne pouvaient trouver place dans un livre tel que celui-ci : de Béhagle les publiera lui-même quelque jour avec ceux — bien plus étendus — qu’il rapportera de son voyage actuel, s’il le mène à bonne fin comme nous n’avons jamais cessé de l’espérer.

L’auteur n’a donc pas voulu faire en ce livre œuvre scientifique : il n’a l’ambition que d’ajouter quelques renseignements nouveaux au peu que l’on savait sur certaines tribus de l’Afrique centrale. C’est dire qu’il ne faut pas chercher ici des données spécialement géographiques ou économiques.

Si l’auteur décrit par exemple le cours ou les rives du Congo, ou ceux de l’Oubangui ; ou bien s’il jette un coup d’œil sur l’aspect général du sol, c’est en passant, afin que l’on puisse mieux se figurer les gens dont il parle, en se représentant le cadre dans lequel ils vivent.

L’on ne pouvait songer à dépeindre dans un livre du format de celui-ci toutes les peuplades de l’Afrique, ni même toutes les principales ; elles sont pour cela trop nombreuses, trop différentes entr’elles : d’ailleurs il en est, et des plus importantes, que l’on connaît à peine. Celles dont il est question ici s’échelonnent depuis le confluent de l’Oubangui avec le Congo jusqu’à l’Adamaoua. Leurs mœurs offrent des particularités qui valaient d’être enregistrées : et comme toutes leurs tribus étendent au loin de nombreuses ramifications, il se trouve qu’en faisant connaissance avec celles que l’on nous présente, nous apprenons du même coup ce qui a trait à tout un ensemble de populations.

Ce sont là des pages de vraie vie africaine, où les « choses d’Afrique » sont montrées sous leur véritable jour ; où le paysage tropical apparaît nettement découpé, en des descriptions concises, mais vivantes et fidèles ; où enfin la psychologie à la fois compliquée et simpliste du noir se révèle admirablement dans les mille menus incidents, dans une foule de petits traits qu’on nous raconte.

On lira certainement avec un vif intérêt un tel ouvrage. Et si l’on se rappelle que les principaux croquis développés par M. Chapiseau furent pris sur le vif par Ferdinand de Béhagle, alors enthousiaste et heureux, on ne fermera pas ce livre sans envoyer une pensée de cordiale sympathie au courageux voyageur.

Gaston Dujarric.