Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/05

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Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 243-250).
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V


Jella était assise sur une pierre et contemplait le vieux chêne, sous lequel personne ne se tenait plus. La tache bleue flottant çà et là avait disparu depuis longtemps parmi les troncs d’arbres mordorés. Le bruit des pas avait cessé.

La fille sentit dans ses oreilles une pulsation sonore et le silence de la forêt se peupla du souvenir des voix haineuses. Il lui sembla entendre de nouveau les injures, le vacarme du matin, et le sentiment d’un néant douloureux la saisit. Elle ne voulait pas rentrer, car elle était sûre de rencontrer là-bas un je ne sais quoi de triste et qu’elle ignorait encore. Où aller ?

Elle serait seule aujourd’hui, même avec ses chèvres, même avec ses montagnes. Elle aurait voulu entendre une voix qui lui aurait annoncé le proche retour de sa mère.

Elle regardait déjà depuis un bon moment un petit reflet bleu sur la surface de l’eau de pluie rassemblée dans le tronc creux du chêne, sans savoir qu’elle le regardait ; elle entendait depuis un long moment le craquement des branches sèches dans la forêt, sans savoir qu’elle l’entendait. Elle sentait un grand trouble derrière son front. Elle n’aurait jamais cru qu’il y avait au monde autant de pensées qu’il en surgissait dans sa tête. Jusqu’ici, il n’y avait eu dans sa vie, rien, — rien que les montagnes, les chèvres, les filles, les gars, la messe du dimanche, rien que le filet de sa mère, les jurons de son père ; rien que la neige, le vent, le soleil !… À présent tout était incompréhensiblement changé.

Elle releva vivement la tête. Une forme bizarre, courbée, apparut le long du torrent. C’était Jagoda, la vieille mendiante. Elle marchait à pas pressés, et la partie supérieure de son corps ratatiné se remuait d’une façon extraordinaire, comme si elle cueillait sans cesse l’herbe de ses maigres mains, touchant presque la terre. C’est ainsi qu’elle avançait sur la grand-route, à travers l’église, dans les cours. Elle était toujours pressée. Si quelqu’un lui faisait l’aumône, elle tournait un peu la tête et regardait d’en dessous les gens, tel un vieux chien ridé plein de soucis. Elle fourrait d’un mouvement avide le pain dans sa besace ; elle mettait l’argent dans sa bouche et partait pour l’auberge. Les paysans riaient dans la taverne ; elle crachait l’argent sur le comptoir, jetait sous son bras la bouteille d’eau-de-vie, et jurant au milieu des chiens aboyants, vite, vite, elle allait à la maison, au moulin incendié qu’elle habitait naguère, — lorsque la roue tournait encore et que son mari, le meunier roux, vivait. Maintenant, encore, elle se dirigeait vers les ruines. Jella s’achemina derrière elle.

Depuis qu’elle se souvenait, elle avait toujours connu ainsi la mendiante ; elle l’avait toujours vue rôder autour du moulin. Dans son enfance, elle en avait peur ; plus tard, elle aimait entendre ses contes.

Jagoda était de celles qui connaissaient encore les nains de la forêt, et qui, dans les rochers, rencontraient le Spectre de la montagne à la barbe de pierre. Jagoda avait vu le feu ailé au-dessus de l’affreux gouffre du Jezero. Jagoda savait ce que dit aux hommes le mugissement de la forêt pendant les soirs glacés d’automne.

« La bora va souffler, — grognait-elle parfois lorsque le temps était ensoleillé et tranquille ; — je l’ai entendu dire sur le champ des pierres, par les chardons épineux. » Et le lendemain, les vents mugissaient et, en haut, les noirs nuages mouillés se lançaient en tonnant contre les monts. « Le froid vient », — grognait-elle au cabaret, tandis qu’on mesurait son eau-de-vie de prune. — « Le ruisseau est retourné cette nuit pour chercher de la glace, dans la crevasse sombre. » À la brume, la tourmente de neige sifflait sur les sommets, et dans le village les charretiers poussaient des cris, car ils ne se distinguaient pas dans le brouillard.

Tout le monde se moquait de la vieille à moitié idiote ; pourtant, en secret, chacun croyait superstitieusement en elle. On lui demandait comment serait la moisson ; on allait la trouver pour les herbes bienfaisantes, lorsque la maladie était à la maison. Jella s’imaginait à présent que Jagoda, qui savait ce qu’ignoraient les autres, pourrait peut-être venir à son secours. Elle pourrait lui donner quelque herbe desséchée qui lui ferait passer sa grande douleur du côté gauche.

Elle était déjà arrêtée près de l’ancien moulin. Les murs croulants se dressaient tristement dans le ciel, hors des sauvages broussailles. Sous eux, l’eau précipitée se vaporisait en un nuage argenté, et ses bords agitaient les brins de mousse gluante qui, comme autant d’aiguillons de glace verte dégouttante, pendaient de la roue immobile. Il devait y avoir bien longtemps que le moulin était mort. Depuis, un arbre avait poussé sur les décombres de l’âtre. Les buissons entraient par l’ouverture béante de la porte ; sous le plafond pendant, les oiseaux avaient construit, dans la dévastation, des nids toujours renouvelés.

Un insecte s’éleva au-dessus du torrent. Jagoda était courbée sur un tas de débris et regardait la roue rongée, comme si elle attendait qu’elle se mît en marche. Lorsque Jella s’accroupit près d’elle, elle ne leva pas même les yeux, elle ne bougea même pas. Elle hochait seulement la tête, comme celui qui approuve des paroles entendues de loin ; et elle caressait de ses mains desséchées et brunes la terre herbeuse. Beaucoup de temps passa ainsi ; enfin, sans qu’elle levât les yeux, elle grogna :

— Ta mère est donc partie ?

Jella, comme si elle attendait cette demande, se pencha près du visage de Jagoda en retenant sa respiration :

— Mais n’est-ce pas qu’elle reviendra ?

— Oui, — soupira la vieille. — Les gens reviennent, seulement les hommes ne les reconnaissent plus.

La fille comprit simplement que sa mère ne l’avait pas abandonnée ; ses yeux se rassérénèrent. Quant à Jagoda, elle se mit à nasiller, comme si elle parlait en songe :

— Stevo, le meunier, est aussi revenu, le moulin est aussi revenu. Car autrefois, tout était à nous ici : la maison, le ruisseau, la forêt, et la roue marchait. Tu ne pourrais pas rêver, ma Jellitza, quel joli son rendait l’eau… Puis Stevo tomba malade. Ni le prêtre, ni les herbes, ne le secoururent. Et la roue ne tourna plus ; ensuite, Stevo mourut et la roue se mit à pourrir dans l’eau.

Jagoda prit sa tête entre ses deux mains. Les mèches blanchies pendaient comme de l’étoupe sous son fichu. Chaque fois qu’elle soupirait on aurait dit que sa poitrine fêlée se déchirait :

— Oui, les hommes me dirent alors que le moulin de Stevo n’était plus le mien, parce que le meunier n’avait pas payé certaines gens. Ces gens vinrent ici. Ils voulaient me prendre tout : la maison, le ruisseau, la forêt. Mais ils eurent beau me menacer des gendarmes, des papiers timbrés, je ne franchis pas la porte. J’attendais qu’il se passât quelque chose : il ne se passa rien… Alors une nuit… le moulin de Stevo brûla.

Le soleil disparut de l’eau ; l’ombre des arbres s’allongea sur l’autre bord, Jella commença d’être attentive. Jusque-là, elle pensait à sa mère. Jagoda resserra sur son cou desséché la chemise en haillons. Les deux yeux profondément enfoncés, sans vie, remuèrent tout à coup dans leur orbite, comme si des insectes y fourmillaient. Puis elle se pencha tout près de l’oreille de la fille :

— Le moulin brûla… comprends-tu ? C’est moi qui l’ai allumé !

La bouche de Jella s’ouvrit. La vieille se mit à rire lentement, d’une manière effrayante dans les croissantes ténèbres.

— Tout brûla. Ce qui resta ne fut plus bon qu’à moi. Depuis je dors dans ce qui continue à m’appartenir, et Stevo revient chez lui la nuit.

Jagoda se tut un instant. Son visage était mystérieux.

— Je reconnais ce qui revient. J’ai aussi reconnu Stevo, reconnu le moulin, pourtant ils sont morts tous les deux.

Jella jeta en frémissant un regard circulaire sur les ruines. Elle se dressa vivement. La lune naissante émergeait des montagnes. Un air humide montait de l’eau. La fille releva les branches sur l’ouverture de la porte. Elle se mit à courir le long du ruisseau. Son cœur battait plus vite. Il lui semblait que près d’elle quelqu’un courait aussi dans l’obscurité ; rapidement, sans bruit, et ici, là, en plusieurs endroits à la fois, une tête sortait des broussailles. Quand elle observait avec plus d’attention, elle ne voyait que le taillis. Un rameau mouillé de rosée effleura son visage. Elle fit un haut-le-corps et regarda en arrière avec terreur.

La lune éclairait les ruines du moulin d’une lueur fantomatique. Jagoda se tenait immobile sur les décombres, considérant la roue, toujours persuadée qu’elle se mettrait en marche.

Les genoux de la fille tremblaient lorsqu’elle atteignit la passerelle. La lune parsemait le gouffre mugissant de taches froides. On aurait dit que la planche pourrie bougeait lentement au-dessus de l’eau noire.

Jella s’arrêta subitement au milieu de la passerelle. Elle aperçut leur chaumière. Le mur était blanc, seul l’auvent projetait une molle ombre bleue au-dessus de la porte. Un rayon de lune brillait à travers le petit carreau, comme si une lumière veillait au dedans. Hier encore, quelqu’un attendait Jella ! Des sanglots étouffés secouèrent son corps. À présent elle savait pourquoi elle avait peur de revenir à la maison… L’instant d’après, son sang se souleva en une grande vague violente. Elle avait la sensation qu’en bas, l’eau sombre s’était aussi arrêtée, et que seule la passerelle glissait rapidement, vertigineusement avec elle, entre les deux bords. Elle vit distinctement, près de la maison, une ombre humaine qui se projetait sur les pierres. Quelqu’un se tenait au pied de l’arbre. Jella tituba. Elle sauta à bas de la planche, se tapit dans la broussaille de la rive.

Elle crut d’abord que sa mère était revenue ; l’instant d’après elle pensa à Stevo que Jagoda attendait au moulin…

Là-bas, l’ombre remua, oscilla çà et là, s’allongea lentement en avant ; un jeune homme marcha dans le clair de lune. Jella respira, c’était Davorin, et déjà ils étaient en face l’un de l’autre.

— C’est toi ! — gronda le gars. — J’avais peur que tu ne fusses partie avec ta mère.

La fille essuya d’un bout à l’autre, avec son bras, la sueur de son front :

— Comme tu m’as fait peur !

Tous deux se turent, troublés. Ils sentaient quelque chose entre eux. Ils ne pouvaient se parler comme les autres fois. Davorin mordait ses lèvres et fourrageait la terre avec son bâton. Soudain elle se rappela tout. Elle l’avait vu ainsi, aujourd’hui, devant l’église. Lorsque le gars étendit le bras vers sa taille, elle se retira, hostile.

— Bête ! — grogna Davorin. — Ta mère était une pas grand-chose… c’est en vain que tu m’assassines des yeux ! Même le sorcier de Steragora n’aurait pu venir à son aide ; et moi je puis te causer des ennuis si je parle à Slatka.

La colère de Jella se tourna contre Slatka :

— C’est sa faute si c’est arrivé !

— Elle en veut depuis longtemps à ta mère. Le forgeron tournait aussi autour d’elle. Il lui a donné une croix d’or. Ces choses touchent le beau sexe.

Encore cette croix d’or ! La fille regarda, toute pâle, Davorin. Le gars n’était pas beaucoup plus grand qu’elle. Sa large poitrine se montrait librement dans l’ouverture de la chemise grossière. Sa tête anguleuse était durement posée sur ses épaules. Ses cheveux étaient roux, son regard clignotant, comme s’il cherchait toujours. Il parlait paresseusement et alors sa lèvre supérieure couvrait à peine ses dents blanches, écartées. Jella aimait à sentir son poids sur sa taille, mais à présent elle ne voulait pas qu’il la touchât. Cette réserve excita le gars.

— Alors tu ne m’aimeras jamais ?

— Pourquoi t’aimerais-je ?

La voix de la fille était incertaine :

— Tu es du même sang que Slatka. Elle m’arracherait les deux yeux.

Le jeune homme devint attentif.

— Elle nous chasserait l’un de l’autre devant l’autel.

Davorin rit bestialement :

— Pas besoin d’autel pour que tu sois à moi. Ta mère non plus n’est pas allée à l’église demander la permission…

— Ne parle pas d’elle !

La voix de Jella déchira le silence du village endormi, son poing levé jeta une ombre menaçante sur les pierres brillantes de clarté lunaire. Soudain elle tressauta. Elle comprit, à présent, seulement, ce que Davorin voulait, et de nouveau bouillonna en elle la sauvagerie révoltée qui avait tournoyé dans son sang, le matin.

Le gars riait étrangement. Plein de convoitise, il saisit avec une force impitoyable le poing levé de Jella. Jamais la fille de Giacinta n’avait paru si belle.

— Ma Jellitza, je te veux !

Mais elle, pour s’échapper, s’inclina en avant et se débattit. Ils luttèrent une seconde, muets, ennemis. Le jeune homme ne cédait pas. Il appuyait goulûment sa bouche contre le cou découvert de la fille. Quand il sentit sous sa lèvre le petit corps juvénile qui résistait, il se mit à trembler, comme s’il ne pouvait se tenir sur ses jambes. Les veines se gonflèrent sur son front bas. Son regard s’alanguit ; sa main se desserra au-dessous du poing de Jella. La fille profita de l’instant. Elle frappa, au hasard, de son coude, la poitrine de l’assaillant et s’élança vers la maison. Quand le gars revint à lui, le verrou grinçait déjà.

Davorin secouait la porte comme un perdu. Jella ne bougea pas. Elle était collée, toute raide, au mur. Elle plongeait ses yeux grands ouverts dans le noir et son regard s’arrêta près de l’âtre. Par la lucarne de derrière, elle voyait la forêt. Il lui semblait que, dans le clair de lune, les arbres marchaient ; sombres, ils venaient sans bruit vers elle. Elle respira lorsque les supplications de Davorin lui parvinrent de nouveau du dehors :

— Un mot seulement… Laisse-moi donc entrer, ma Jellitza !

Il la priait si joliment, si humblement ! et elle tourna la tête vers la porte…

Alors, aux environs de l’auberge, de sauvages cris de joie retentirent. Davorin regarda vivement en arrière, comme s’il craignait que les gais compagnons pussent voir sa honte. Il se mit à jurer. Il nomma d’un mot affreux la mère de Jella. Il donna dans la porte un furieux coup de pied avec sa botte ferrée.

La fille se rejeta loin du seuil. Au dehors, des pas résonnants s’éloignèrent sur la terre rocailleuse. Un chien aboya dans la rangée inférieure des maisons. Puis le silence se refit, et Jella ne put supporter plus longtemps l’obscurité. Elle se dirigea en tâtonnant vers l’âtre froid. Elle se souvint ; sa mère gardait les allumettes là, sur la planche, dans un pot sans anse. Sa main toucha d’abord la galette de maïs, et dans le silence, elle entendit de nouveau les paroles de sa mère : « Il y a encore du pain pour ce soir. » Mais ces pauvres mots, qui revenaient comme un écho, lui semblaient encore plus tristes. L’odeur de l’allumette soufrée lui monta au nez. Ses yeux pleurèrent. Les fascines fumèrent, pétillèrent, s’enflammèrent. Leur lueur éclaira la petite chaise de bois, usée, sur laquelle sa mère avait fait tant de filets.

Jella jeta un coup d’œil en arrière, comme si elle devait regarder dans les yeux sombres, vides, de quelqu’un qui l’attendait à la maison et qu’elle ne connaissait pas jusqu’ici.

Le pain ne lui parut pas bon, et pourtant elle avait faim ; elle ne pouvait se reposer sur le lit, et pourtant elle était fatiguée. Ses membres lui faisaient mal, elle avait froid sans sa mère et pourtant le baiser sauvage de Davorin lui brûlait le cou. L’aimait-elle ? Elle ne le savait pas ; mais elle pensa que s’il était là, maintenant, peut-être lui rendrait-elle son baiser… Puis cependant, elle en essuya la place sur son cou. Le mouchoir rouge de Giacinta se trouva sous sa main. Elle le regarda tristement, et il lui parut qu’un peu de sa mère était revenu auprès d’elle.

Dans un coin, la chèvre haletait régulièrement. Près du foyer un grillon se mit à chanter. Sa mère connaissait ce grillon. Hier, il chantait, aujourd’hui aussi… Jella n’eut plus peur. Elle s’endormit.