Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/04

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Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 240-243).
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IV


Jella rattrapa sa mère sur le seuil de la chaumière. Elles verrouillèrent la porte derrière elles, avec une hâte désespérée. Toutes deux respirèrent ; leurs regards, s’étant rencontrés, se détournèrent pleins de trouble. Maintenant, le péril écarté, elles apercevaient quelque chose dans leurs yeux… La femme défit, puis renoua, sans but, son fichu sous son menton. Jella ne la regardait pas et vit pourtant que les plis de sa jupe tremblaient à la hauteur des genoux. Toutes deux restaient silencieuses. Et dans ces minutes impitoyablement muettes, inconsciemment l’une expiait, l’autre pardonnait.

Lorsqu’elles se regardèrent, il n’y avait plus de trouble dans leurs yeux. Jella s’assit sur le petit banc. Elle commença de laver avec un chiffon mouillé le sang qui coulait lentement de son pied blessé. La femme, avec des mouvements fatigués, automatiques, errait dans la pièce. Elle rangea les oignons, sur la grosse poutre, secoua les champignons secs enfilés dans une ficelle pendue au linteau, remua les olives dans le bocal. Sous la protection de la porte verrouillée, elles continuaient à vivre de leur vie habituelle… Alors, soudain, on entendit frapper faiblement à la fenêtre. Ce n’était qu’un insecte qui avait heurté la vitre, mais ce bruit sourd leur arracha une pensée commune, non énoncée. Elles demeurèrent figées, comme si, avec l’insecte, tout le monde extérieur, hostile, avait frappé chez elles, comme si tout le village les épiait à travers la fenêtre. Et la femme décrocha, en soupirant de lassitude, le filet placé près du foyer, auquel elle avait travaillé, la veille.

— Je ne puis rester ici.

Une frayeur immobile surgit dans les yeux de Jella.

— Je dois m’en aller. Ces chiens m’assommeront quand il n’y aura plus de gendarmes dans le pays.

Giacinta détourna la tête. Sa voix était mal assurée lorsqu’elle reprit :

— Je vais emporter le filet à Porto-Poe, pour les pêcheurs. Quand nous aurons de l’argent, nous nous établirons ailleurs.

— Mais je viens aussi avec toi ?

La femme hésita, et selon qu’elle levait ou abaissait ses paupières, son visage s’éclaircissait ou s’assombrissait. À la fin elle secoua la tête comme si elle luttait contre elle-même.

— C’est impossible. Quand je serai partie ils ne te feront pas mal. Plus tard je reviendrai te chercher.

Jella sentait que sa mère avait raison ; on ne la maltraiterait pas et pourtant elle craignait un malheur indéfinissable.

Elles ne parlèrent plus. La femme fit un paquet de sa jupe la moins neuve, de ses socles et de son casaquin ; puis elle déposa rapidement le baluchon sur le seuil, traversa la chambre, s’accroupit devant l’âtre et avec une lame de couteau, se mit à soulever la dernière brique de la maçonnerie.

La fille suivait de l’œil ce travail silencieux et rapide. Elle oublia tout. Elle n’observait plus que la brique. Celle-ci bougea lentement, se déplaça en se retournant ; de la suie tomba tout alentour et Giacinta enfonça son bras jusqu’au coude dans la cavité noire. Elle en retira une petite croix d’or enroulée dans un chiffon poisseux.

Jella poussa un cri d’admiration, mais tout à coup son regard se figea. Elle se rappela ce que Slatka avait dit la veille d’une croix d’or, et d’un geste fatigué, elle essuya la sueur de son front.

— C’est tout ce qui est resté !… — murmura tristement la femme.

Elle remit en place la croix et la brique et se leva d’un mouvement lourd.

— Fais-y bien attention !

Elle passa le filet sur son épaule et se dirigea vers la porte.

Jella frissonna, surprise ; elle ne pensait plus à ça. Elle aurait voulu dire quelque chose qu’elle n’avait jamais dit jusque-là. Car, depuis l’église, elle savait avec certitude qu’elle aimait sa mère, qu’elle l’aimait, même si on lui avait donné des croix d’or. Elle chercha des mots, mais aucun ne lui vint à l’esprit. Elle respira, vaincue, comme quelqu’un qui n’a rien à dire.

La femme jeta du seuil un regard en arrière. Sa main s’enfonça dans le filet ; sa poitrine se souleva inégalement.

— Il y a encore du pain sur la planche pour ce soir, — dit-elle d’une voix enrouée, puis, elle saisit le baluchon et ne se retourna plus…

Dehors, le soleil brillait, d’un ton jaunâtre, sur l’herbe. On entendait des voix chantantes, traînardes, du côté de l’auberge. Un piétinement lointain se mêlait à la musique plaintive, sans vie, du joueur de biniou.

— Personne ne me voit. Ils dansent déjà là-bas, — murmura Giacinta.

Jella crut qu’elle percevait la voix impérieuse de Davorin. « Aujourd’hui c’est lui qui conduit la danse du Kolo », pensa-t-elle, et elle se rappela la fille rougeaude du maître d’école.

Au-delà des buissons, seul le torrent grondait entre les bois rocailleux. Jella s’élança après sa mère qui franchissait en courant l’étroite passerelle jetée sur l’eau. Le vent froid du courant écumeux fit flotter sa jupe. La fille plongea son regard dans le gouffre. Elle se rappela que la planche était glissante, et suivit des yeux sa mère, avec effroi. « Si elle glissait ! » Pour la première fois, Jella pensa qu’il pouvait lui arriver malheur. Elles s’arrêtèrent sur l’autre rive. Giacinta considéra tristement sa fille, puis se mit à lui caresser le visage, palpa ses cheveux, son front, ses lèvres, lentement, comme si elle voulait voir aussi ses traits avec ses mains, les graver avec ses mains dans sa mémoire. Ses doigts tremblaient, sa poitrine se creusa quand elle se pencha, courbée sur Jella qui ferma les yeux et serra les dents pour ne pas crier. La femme secoua ses épaules avec une tendresse brusque, pendant qu’elle embrassait sa fille, coup sur coup plusieurs fois, bruyamment, comme font les paysans.

— Je reviendrai te chercher, — gémit-elle sourdement quand elle se redressa.

Elle ne savait pas elle-même si elle voulait consoler sa fille ou se consoler elle-même. Jella désira de nouveau exprimer quelque chose qui lui faisait mal, qui s’élevait dans sa poitrine. En vain ! les mots fuyaient sa bouche, ils devenaient des larmes sous ses cils, deux lourdes larmes d’enfant, qui coulèrent le long de son visage. Mais sa mère ne pouvait déjà plus les voir. Tête basse, elle s’était mise en marche, solitaire sur le sentier de la forêt, et les feuilles sèches qui s’attachaient à ses pieds retombaient avec un léger crissement. Elle s’arrêta encore une fois sous le grand chêne ; elle regarda une fois encore en arrière. Un brouillard voilait ses yeux ; sa bouche remuait sans émettre un son.

Toutes deux auraient voulu, et aucune d’elles ne pouvait parler.