Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/03

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Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 233-239).
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III


Le son de la cloche se répercuta dans les montagnes mouillées ; la pluie ruisselait sur l’avant-toit de l’église.

À l’intérieur, tout le village se tassait dans les bancs. À droite les hommes, à gauche les femmes. Au premier rang étaient assis, bien pommadés et vêtus de noir comme aux jours de fête, le maire, le forgeron borgne, puis le maître d’école aubergiste qui rossait à l’école les gosses des paysans qui ne fréquentaient pas son cabaret. En ce moment, il était grave et solennel ; la sueur coulait en minces rigoles parmi ses rudes cheveux hérissés.

L’air s’alourdit dans l’église. L’odeur écœurante des opanka[1] trempées, des manteaux en gros drap humide, le relent de savon rance des blouses fraîchement lavées, se mélangeaient à l’encens.

Monsieur le curé s’avança vers la chaire. L’escalier grinça ; l’atmosphère dominicale se répandait dans l’église. Les paysans se raclaient le gosier comme s’ils avaient dû parler eux-mêmes. Puis le silence se fit, silence niais, plein d’attente. La voix du prêtre remplit la nef.

Jella était assise, somnolente, près de sa mère ; elle était habituée à l’air libre des grands sommets et la chaleur parfumée d’encens des murs clos lui donnait toujours envie de dormir. Sa robe de cretonne, à force d’avoir été lavée, lui rétrécissait les épaules. La lueur d’une bougie allumait un éclair métallique sur sa chevelure cuivrée, et ses yeux brillaient, entre ses paupières tirées, comme deux minces lignes sombres. Sa tête se penchait en avant. Son regard glissait, indifférent, vers les faces pieuses et bêtes, sur les cheveux huileux et tirés des filles. Sa mère était assise, ramassée sur elle-même et ne cessait de respirer le brin de sauge qu’elle avait apporté dans son livre d’heures.

En arrière, quelqu’un toussa, et l’on toussa aussi en avant, comme s’il y avait un écho… deux, trois personnes. Jella se mit à les compter ; ça, c’est la voix de Slatka ; ça, celle du fossoyeur. Le fossoyeur avait mal à l’oreille et portait toujours un mouchoir rouge autour de la tête. Les pointes du nœud branlaient ridiculement, à présent, dans l’ombre de la chaire. La fille faisait attention à tout, sauf à la prédication, et pourtant le curé déclamait de plus en plus haut, et sous la protection de sa voix tonitruante les vieilles femmes somnolaient toujours mieux, comme chez elles.

Jella faillit pousser un cri, dans sa joie. Elle venait de découvrir à terre un grillon qui grimpait gaiement parmi les empreintes boueuses des semelles ferrées et qui entraînait avec ses longues pattes l’eau sale, en une ligne zigzagante. La fille respira presque plus librement, comme si, avec ce grillon, la vie des grandes forêts paisibles était entrée chez elle.

Dehors, la pluie cessa. Le soleil se coula par la fenêtre en gerbe tranquille. Et le prêtre criait avec irritation du haut de la chaire. « Contre qui peut-il bien être furieux » ? pensa Jella, et elle releva ses longs cils. Il lui sembla que monsieur le curé s’était tourné vers elle. Il parlait du péché, gesticulait avec feu, et se courrouçait de plus en plus.

— Satan vous offre le péché ; Dieu, dans sa sagesse, vous offre la vertu ! Vous pouvez choisir librement, mais ensuite l’heure de l’expiation viendra !…

Ce discours ennuyait la jeune fille ; elle préférait regarder le grillon, sur le pavé piétiné. Le prêtre commença de parler des mauvaises gens, des femmes coupables :

— Il n’est jamais trop tard pour regagner la bonne voie ! — s’écria-t-il. — Si ces créatures se fourvoient parmi vous, il vous faut les chasser, de même que le Seigneur les repoussera de son trône, jusqu’en bas, dans l’enfer !…

Un mouvement se produisit dans l’église. Jella aussi leva les yeux. Son dos frissonna en entendant nommer ce lieu inconnu, horrible, où les hommes s’envoyaient les uns les autres, lorsqu’ils se fâchaient. — Dehors, dans la montagne, jamais elle ne pensait à l’enfer que, dans la maison de Dieu, on lui rappelait sans cesse. Elle ne voulait plus écouter, mais on aurait dit que le poing de monsieur le curé la menaçait de nouveau. Et Slatka se retourna dans son banc, avec un visage où se peignait une joie méchante.

« Qu’est-ce qu’elle regarde, celle-ci » ? pensa la fille, tandis qu’elle jetait elle-même un regard circulaire. « Que regardent aussi les autres ? » Et alors… elle aussi fixa sa mère. Elle était assise, toute ratatinée, près de Jella. Ses pauvres mains, abîmées par le travail, arrangeaient en frémissant les bords recroquevillés et sales du livre de prières. La fille vit soudain sa mère vieillie, lamentablement vieillie, et ce qu’elle ignorait jusque-là devint clair à ses yeux : elle l’aimait tellement que sa poitrine lui faisait mal.

Slatka et la gouvernante de monsieur le curé s’entre-regardèrent et clignèrent des yeux vers la mère de Jella, qui devenait à chaque seconde plus pâle. Son front était déjà aussi blême que les cierges sur l’autel. Son menton tremblait. Dans un mouvement involontaire, convulsif, elle mit sa main devant ses paupières.

La voix du curé siffla, éraillée, jusqu’au fond de l’église.

— Les mauvaises femmes gâtent les braves gens, déshonorent les familles ; certes ! elles ont beau jeu ! Elles chantent joliment, elles s’attifent bien !

Jella se cramponna, effrayée, à la jupe de sa mère, comme autrefois, toute petite, lorsqu’on la maltraitait. Alors, comme si quelque chose se déclenchait en elle, elle se souvint d’une autre jupe plus ornée que sa mère portait longtemps auparavant, d’un corset ambré, de perles de verres sonnantes, de grandes boucles d’oreilles rondes en or, et de jeunes gens inconnus qui quittaient la maison au matin.

Elle se remémora bien des choses, et pourtant, elle n’avait pas su jusqu’ici qu’elle s’en souvenait. Elle aurait voulu crier. Qu’on lui dît ce qui se passait, ici, autour d’elle ! Pourquoi les gens les regardaient-ils ? Pourquoi monsieur le curé les menaçait-il ? Qu’on le dise ! car elle ne comprenait pas, et tremblait, pourtant.

Les plus âgés, parmi les hommes détournèrent leur tête avec trouble. Les faces cuivrées, battues par les orages, disparurent sous les chapeaux. Les jeunes gens, curieux, se rapprochèrent. Les femmes se poussèrent satisfaites, et il parut à Jella que quelqu’un, derrière son dos, prononçait le nom de sa mère, « Giacinta ». Sa gorge se serra. « C’est d’elle que l’on parle ?… » Elle ne put y penser plus longuement. Des images confuses tournoyaient autour d’elle ; les gens, la chaire, tout vacillait, se balançait… La flamme des cierges dansa sur l’autel. Jella prit peur et ses yeux se fixèrent sur le Christ usé qui s’élevait devant les rangées de bancs et qui étendait ses deux bras blessés, sur la croix rouillée, avec une miséricorde triste. Et pendant que la fille terrifiée regardait ce Sauveur, qui avait tant aimé le monde, elle sentait dans sa poitrine une haine brûlante contre tous.

Le sermon était fini. Le prêtre se tenait debout, près de l’autel. Les voix slaves, nasillardes, emplissaient l’église. Monsieur le curé expédia rapidement la messe. Le Seigneur naquit et mourut en hâte sur l’autel.

Quelqu’un traversa toute l’église en traînant les pieds. Les gens qui étaient au fond se dirigèrent vers la sortie ; puis un remue-ménage se produisit aussi dans les premiers bancs. Le menu cliquetis des opanka se mêla au martèlement des bottes, aux pas claquants des pieds nus. Dans l’air réchauffé s’exhala de nouveau l’odeur de pommade rance et de cuir roussi.

Ceux qui se dirigeaient lentement vers le dehors entraînaient Jella et sa mère. La femme marchait tête basse. Son visage était blanc, les coins de sa bouche raidis. La fille regardait avec des yeux vides les dos ronds qui se poussaient vers le carré clair de la porte, et ne voyait rien.

Sous le porche, l’air printanier mouillé de pluie lui fouetta le visage d’un courant frais. Le soleil étincelait dans les flaques et sur les toits salis par l’eau. La vallée n’était qu’une seule grande tache brillante, et Jella crut un instant que ce qui venait d’arriver n’était peut-être qu’illusion. Elle leva peureusement les yeux.

Devant elle, sur la minuscule place inondée qui encerclait la vieille église d’un petit rempart mangé par l’herbe, les gens se tenaient comme s’ils attendaient encore quelque chose. Personne ne bougeait, personne ne parlait, mais dans ce mutisme se dégageaient les impulsions d’une volonté inconsciente.

Le silence devint pesant et les hommes se comprirent. Jella frémit. Le forgeron se tourna vers elle.

En arrière on voyait des chapeaux ronds, les pointes du mouchoir du fossoyeur, des têtes huilées, luisantes. Il n’y avait là que des visages connus, et cependant comme les regards étaient hostilement étrangers ! Et Davorin feignait de ne pas reconnaître ces deux femmes. Au lieu d’aller vers elles, du bout de son bâton, il arrachait les mauvaises herbes, entre les pierres.

Jella jeta sur sa mère un regard désespéré. « — Pourquoi ne parlez-vous pas ? Pourquoi restez-vous là ? » Mais Giacinta se taisait, raidie. Ses yeux se figeaient dans l’air avec épouvante comme si elle demandait pourquoi on lui faisait du mal, précisément à cette minute, après tant d’années, quand tout était fini, quand elle était vieille…

Une paysanne la menaça en passant. Slatka lui cria, avec la haine de l’ancienne rancune :

— Traînée !

Le silence se rompit. Les hommes commencèrent à parler avec animation.

Voix confuses… Quelqu’un jura.

Jella se rappela soudain ce qu’elle avait entendu, la veille, sur la montagne. Il lui sembla que son sang charriait dans son corps de petites pointes brûlantes, et les pointes piquaient et brûlaient la peau de son visage. Là, près d’elle, sa mère devenait toujours plus pâle. On voyait qu’elle aurait voulu dire quelque chose, mais elle ne trouvait pas de mots dans sa pauvre tête. Pourtant elle le savait maintenant, celles qui la haïssaient depuis longtemps, — les femmes — s’étaient liguées contre elle, car les hommes ne la protégeaient plus.

En bas, sur la grande route, un chariot cahotait. Le roulier fit en se retournant un geste indicateur et cria quelque chose. Les chaînes et les roues grincèrent. Personne ne comprit ses paroles, mais tous les yeux suivirent la direction de sa main. Jella et sa mère regardèrent aussi de ce côté. Sur la crête, deux plumets verts, flottants, émergèrent. Des gendarmes venaient de la forêt. L’éclat du soleil s’allumait et s’éteignait d’un éclair identique sur l’acier des baïonnettes mises aux fusils.

Devant l’église, on oublia un instant Giacinta. Il se fit un silence lourd, angoissé, le silence qui naît entre beaucoup de gens qui s’unissent pour la dissimulation. Les hommes enfoncèrent leurs chapeaux sur leurs yeux ; presque tous avaient une faute sur la conscience ; chacun avait quelque chose à cacher. La vue des gendarmes avait arrêté les paroles dans leur gorge. Sait-on jamais qui peut être emmené par la force, loin du village ?

En bas sur la route, on entendait déjà distinctement les lourds pas militaires. Nul ne respirait plus : long moment de cruelle incertitude. Puis un allégement sur les visages immobiles, terrifiés. Les gendarmes continuèrent avec indifférence leur chemin, au bas de l’église, et franchirent le porche du tonnelier.

— Ils sont venus pour Franjo !… qui l’a dénoncé ?

Jella respira aussi. Elle ne savait pas pourquoi, mais comme les autres, elle avait peur des chapeaux à plumets.

— Cette mauvaise gale est cause de tout ! — grommela, furieuse, la belle-sœur de Slatka. — Franjo aussi bat sa femme depuis qu’il l’a rencontrée !

Dans les derniers rangs, on n’entendait pas ses paroles, et les plus proches savaient fort bien que, toute sa vie, le tonnelier avait battu sa femme ; mais comme l’exaltation surgie après la peur cherchait une victime, la colère se tourna de nouveau contre Giacinta.

Des poings rudes, poilus, se levèrent ; des mains rouges de femmes gesticulèrent dans l’air ; des jurons étouffés, des imprécations réprimées retentirent, et un vaurien, encouragé, jeta une pierre à l’italienne. Giacinta, poussant un cri aigu, porta la main à sa poitrine et se mit à courir à corps perdu. Jella s’arrêta de marcher ; l’un de ses pieds touchait à peine le sol ; l’autre tremblait, tandis qu’elle pesait sur lui de tout son poids. Son corps était flexible, comme celui d’un adolescent non encore formé, ses dents brillaient, blanches, entre ses lèvres, comme si elles voulaient mordre. Son visage devint sombre. Ce qui venait de sourdre en elle, ce qu’elle n’avait encore jamais éprouvé jusque-là, la sauvagerie acharnée de son sang, bouillonna en elle. Elle se pencha, prompte comme l’éclair, saisit une poignée de cailloux et les lança au hasard, dans le tas, puis s’enfuit au galop, derrière sa mère. L’instant d’après, la foule se ressaisit. Une véritable nuée de pierres siffla dans l’air. Un caillou atteignit le pied de la jeune fille. Quelques feuilles tombèrent des arbres, l’eau des flaques éclaboussa ; les autres pierres tombèrent bruyamment dans le fossé de la route.

Les huées des jeunes filles résonnèrent à nouveau près du mur de l’église.

— Les femmes avaient raison !

Et à présent, quelques gars riaient.

— Elles avaient raison ! — grondèrent les anciens avec la contrition des hommes qui s’aperçoivent qu’ils ont péché, lorsqu’ils sont gorgés du péché.

Puis le silence se fit sur la petite place. Les gens se contemplèrent avec le regard idiot de la brute satisfaite.

En bas, sous le porche du tonnelier, les deux gendarmes réapparurent ; Franjo, comme s’il servait la messe, se courbait humblement, même lorsqu’ils furent partis.

Le maire, mécontent, donna un coup de coude dans les côtes de l’aubergiste-maître d’école.

— Ils n’emmènent pas le vaurien. Une fois de plus, sa femme a tout nié !

Il éclata de rire ; entre tous il se réjouissait de ne pas avoir eu affaire aux gendarmes. Rien de plus facile que de se trahir, en parlant beaucoup !

Les deux casques à plumets disparurent derrière la courbe du monticule. Le village reprit son aspect ordinaire des dimanches et monsieur le curé passa en souriant entre ses brebis.

  1. Sortes d’espadrilles en cuir.