Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/27

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Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 846-848).
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XXVII


L’aube naissait lorsqu’André s’en retourna chez lui. Les montagnes étaient revêtues jusqu’à mi-hauteur des vapeurs de l’aurore, les pierres étaient baignées de rosée. Le jeune homme marchait à pas lourds, son visage était cave, ses yeux étaient purs. Il n’avait pas bu une gorgée pendant toute la nuit. Il n’avait parlé à personne ; il était resté assis dans l’auberge et avait payé pour le pétrole de la lampe consumé. En arrivant à la forêt, il s’arrêta soudain. On entendait dans les arbres les lourds battements d’ailes de quelque oiseau qui voulait s’élever pour fuir, suivis d’un bruit de froissement de feuilles, et un chien affamé, aux poils longs, sortit en courant du hallier ; un chien de berger, blanc, comme André n’en avait jamais vu parmi ces montagnes.

Il le siffla involontairement.

Le chien fut lancé par l’élan à quelques mètres, puis glissa encore un peu en avant en raidissant ses pattes pour s’arrêter brusquement. Il se retourna et rampa sur le ventre jusqu’au jeune homme ; son museau était humide et noir, ses yeux bruns comme du tabac en feuilles. André se pencha vers lui, passa lentement sa main sur les oreilles touffues et en le regardant, il sentit qu’il pourrait pleurer, ridiculement pleurer à cause d’un chien de berger errant.

— Sajo ! mon chien Sajo !

Il ne savait pas lui-même comment ce nom lui était venu à l’esprit, mais en le prononçant, il appuya amèrement ses deux poings contre ses yeux. Et ainsi, les yeux fermés, il revit tout à coup chez lui, la grande plaine de l’Alfold aux meules dorées, d’où il avait dû venir ici.

Chez lui on avait sans doute fait la moisson. Il sentait presque l’odeur mûre de la chaude récolte ; il entendait presque les cigales dans les blés coupés. Silence animé seulement par les clochettes des animaux. Et l’homme ne lève même pas la tête pour aller jusqu’à Dieu : le regard, sur la vaste plaine, va tout droit dans le ciel. Rien ne lui barre la route, qu’une fente brillante dans le bleu : le clocher de fer blanc de l’église du village. Acacias immobiles, petites fermes disséminées, le puits, le troupeau de chevaux, les chiens de berger blancs…

Quelque chose le saisit à la gorge. Il aurait voulu pousser un grand juron qui aurait fait écrouler les montagnes autour de lui. Le chien, comme s’il l’avait compris, se mit à hurler ; il battit le sol de la queue, puis il sauta en l’air et lécha le menton d’André.

Le gars rejeta sa tête en arrière, mais pourtant son visage se rasséréna.

— Hé ! Sajo ! — dit-il plusieurs fois ; — Mon chien Sajo !

Et l’homme et l’animal firent un pas en avant comme s’ils s’appartenaient.

Au delà du pont, où le taillis commençait à s’éclaircir sur la forêt, Jella était assise sur un arbre renversé. Elle n’avait pas dormi toute la nuit. Au petit jour elle s’était enfuie de la maison. Depuis, elle attendait André. En l’apercevant, elle se pencha et fit semblant de ramasser des fascines. Puis elle changea d’avis. Elle jeta les ramilles et s’avança vers le jeune homme. Elle allait lentement, à pas de loup, comme une belle bête sylvestre qui se prépare à bondir.

Ils se regardèrent. L’aspect las, inquiet d’André, désarma un instant la femme. Ses yeux devinrent humides d’amour affamé, pleins de reproches. Elle se courba comme si elle mendiait :

— Ne sois pas mauvais pour moi !

L’attendrissement de Jella n’émut pas le gars. Le temps était passé… Il se tenait debout devant elle, insensible, presqu’irrité, et il tenait la tête si haute que le soleil brillait sur sa figure.

Les épaules de Jella frémirent.

Elle s’était humiliée en vain. Son attitude se transforma soudain.

— Tu me désireras encore !

Et elle marcha en avant, menaçante. Comme si elle avait voulu montrer sa puissance au gars et à elle-même, elle rejeta sa tête en arrière avec un sourire lent et sombre.

Une lassitude agacée parut sur la figure d’André. Il leva la main pour la repousser :

— Laisse-moi tranquille !

Mais sa voix était sourde et Jella sentit en elle sa victoire. L’or pailleté se fondit dans ses grands yeux bruns ; ses reins se courbèrent. Dans son instinct de femme elle retrouva de nouveau les gestes de la séduction, et dans ces mouvements toute une vie luttait pour son bonheur. Sa bouche s’ouvrit. Elle aurait pu rire aux éclats, pousser des cris stridents. Elle s’empara du jeune homme, comme si elle saisissait une proie, et noua ses bras autour de son cou.

— Tu m’aimes donc pourtant !

Et dans son transport, elle écouta les battements du cœur d’André, comme le fracas des pierres, à la course invisible, qu’elle poussait elle-même dans les précipices.

En luttant, pour résister, la respiration du jeune homme était saccadée. Tout d’un coup il ne vit plus clair. Il saisit aveuglément la taille de la femme. Il la serra désespérément sur sa poitrine, comme si, dans cette étreinte, il avait voulu l’anéantir afin de se délivrer d’elle.

Un montagnard grimpait vers les pâturages, sur l’arête des rochers surplombant la forêt. Il paraissait petit et l’homme et sa faux étaient tout noirs en passant, une seconde, devant le disque de feu du soleil. Jella frémit superstitieusement. Elle se rappela quelque chose. En bas, il y avait longtemps, dans son village, sur le seuil de l’auberge, une bohémienne lui avait tiré les cartes. Sur l’une d’elle il y avait un laid faucheur, et la femme lui avait dit que c’était la mort.

André aussi regardait l’homme, mais il ne voyait qu’un paysan laborieux qui marchait au devant du jour nouveau.

Ils avancèrent à pas inégaux sur le sentier de la forêt. Ils ne se parlèrent pas et le silence se fit de lui-même, hostile entre eux.

Le gars siffla. La femme demanda ce que cherchait parmi eux ce chien inconnu à poils blancs. Mais André ne répondit pas à sa question. Elle insista en vain. Le jeune homme n’avait pas un mot à lui dire et pourtant, lorsqu’ils se séparèrent au talus, Jella le vit distinctement se pencher et dire quelque chose au chien errant.