Au service de la France/T1/Ch II

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CHAPITRE II


La saisie du Carthage. — Origines et conséquences de la guerre de Tripolitaine. — Menaces de complications. — Répercussion en Afrique et en Orient. — Le Manouba. — Le Tavignano. — Arbitrage et règlement amiable. — M. Tittoni et Léonard de Vinci.


À peine rentré du Palais Bourbon, j’avais eu la preuve qu’en dépit du traité du 4 novembre, le Maroc nous réservait encore des surprises de toutes sortes. Les événements de Fez avaient eu leur écho en Italie et le cabinet de Rome, en guerre avec la Porte, à propos de la Tripolitaine, faisait sans indulgence la police de la Méditerranée. À la fin de l’après-midi du mardi 16 janvier, j’avais reçu de notre Consul à Cagliari un télégramme m’annonçant qu’un navire français avait été saisi par les autorités italiennes. Des renseignements complémentaires n’avaient pas tardé à me parvenir. Le paquebot-poste Carthage, de la Compagnie Transatlantique, qui devait arriver à Tunis dans la journée du mardi, avait été arrêté en cours de route par des torpilleurs italiens, qui l’avaient sommé de les suivre à Cagliari, sous prétexte qu’il transportait un aviateur français et son appareil. En fait, cet aviateur, M. Duval, se rendait à un concours aérien qui devait avoir lieu, dans la semaine, à Tunis. Mais l’Italie prétendait qu’un aéroplane était contrebande de guerre et que M. Duval pouvait avoir l’arrière-pensée de livrer le sien aux autorités turques de Tripolitaine.

C’est ainsi que, depuis plusieurs mois, par un enchaînement fatal, une complication en amenait une autre. Les opérations entreprises au Maroc sous le ministère Monis, l’affaire d’Agadir, les négociations engagées en 1911 par la France avec l’Allemagne, avaient réveillé en Italie l’ambition des conquêtes coloniales.

Depuis longtemps, l’imagination romaine s’était taillé sa part de l’Afrique méditerranéenne. Elle avait spécialement convoité les territoires qu’encadraient l’Égypte et la Tunisie. La Tripolitaine, à laquelle allait être rendu le nom de l’antique Libye n’était-elle pas une vieille province impériale ? L’Italie n’avait-elle pas à reprendre l’héritage de l’antiquité ? Le sol où s’étaient élevées jadis les cités florissantes de Bérénice et d’Arsinoé, de Cyrène et d’Apollonie, pouvait-il appartenir à d’autres qu’aux fils aînés de Rome ? Il y avait des années que la proverbiale habileté de la diplomatie italienne avait préparé les voies à l’opération projetée et obtenu l’abstention des grandes puissances européennes.

Crispi rapporte déjà dans ses mémoires que le 23 juillet et le 16 août 1890, il avait écrit lui-même à lord Salisbury que, dans l’intérêt de la Grande-Bretagne et pour compenser l’effet du protectorat établi par la France en Tunisie, il serait bon que l’Italie s’emparât de la Tripolitaine. Lord Salisbury avait recommandé la patience ; il avait jugé que l’heure n’était pas sonnée, mais il avait reconnu que, pour empêcher que la Méditerranée ne devînt un lac français, il faudrait, en effet, que tôt ou tard, la Tripolitaine fût italienne. « Le gouvernement italien, avait-il répondu, obtiendra Tripoli, mais le chasseur doit tirer le cerf lorsqu’il est à portée, afin qu’il ne puisse s’enfuir, au cas où il serait blessé[1]. Il ne dépendait pas de lord Salisbury de tenir un autre langage : dès le 12 décembre 1887, avait été conclue, entre l’Angleterre, l’Italie et l’Autriche, une entente méditerranéenne, par laquelle l’Italie s’engageait, dans l’hypothèse où le statu quo serait troublé, à appuyer l’œuvre de la Grande-Bretagne en Égypte, et l’Angleterre s’obligeait à seconder éventuellement l’action de l’Italie dans la Tripolitaine et la Cyrénaïque. Les paroles étaient échangées. L’Italie s’était réservé le droit de tirer elle-même sur le cerf. L’Angleterre ne pouvait pas arrêter la chasse.

D’autre part, le 6 mai 1891 et le 28 juin 1902, le traité de la Triple-Alliance, tout en exprimant le vœu platonique que ce même statu quo fût provisoirement maintenu sur la côte septentrionale du continent africain, avait prévu le cas où l’Italie serait amenée à s’établir sur ce littoral, et il lui avait assuré le privilège de cette occupation. Deux jours après les signatures du 28 juin 1902, l’Italie avait, en outre, obtenu de Vienne une déclaration secrète, par quoi le gouvernement impérial et royal « n’ayant pas d’intérêt spécial à sauvegarder dans la Tripolitaine et la Cyrénaïque » se disait « décidé à ne rien entreprendre de ce qui pourrait contrecarrer l’action de l’Italie[2] ».

Ainsi couverte du côté de l’Angleterre, de l’Allemagne et de l’Autriche, l’Italie ne s’en était pas tenue là. Lorsque M. Barrère avait négocié, de 1900 à 1902, avec M. Visconti-Venosta, puis avec M. Prinetti, l’entente qui nous a garanti, en cas d’agression allemande, la neutralité italienne, les deux questions du Maroc et de la Tripolitaine s’étaient trouvées liées. L’Italie avait déclaré se désintéresser du Maroc et la France de la Tripolitaine[3].

Enfin, les 23-25 octobre 1909, à Racconigi, où s’étaient rencontrés le tsar et le roi d’Italie, était signé entre MM. Tittoni et Isvolsky un accord, dont le texte a été longtemps ignoré de la France et dont j’ai eu grand’peine à obtenir communication verbale en novembre 1912. La Russie et l’Italie déclaraient qu’elles devraient s’employer, en première ligne, au maintien du statu quo dans la péninsule des Balkans ; que cependant, le cas échéant, elles y favoriseraient, à l’exclusion de toute action étrangère, le développement des États balkaniques ; qu’elles s’opposeraient, par une action diplomatique commune, à toute politique contraire ; et elles ajoutaient qu’elles s’engageaient à considérer avec bienveillance « l’Italie les intérêts russes dans la question des détroits, la Russie les intérêts italiens en Tripolitaine et en Cyrénaïque[4] ».

Rome pouvait donc se croire assurée de la bienveillance universelle, le jour où elle se déciderait à agir. Cependant, aux premières difficultés que ses armées avaient rencontrées sur la côte africaine, la presse allemande n’avait pas manqué de dire que c’était la France qui avait délibérément poussé l’Italie dans une aventure. Rien n’était moins exact, et M. Barrère prit soin, dans une lettre ultérieure[5], de me montrer l’inanité de ce reproche. « Jamais, m’écrivait-il, jamais, depuis 1912 jusqu’à la déclaration de guerre, une seule parole n’a été adressée par cette ambassade à aucun homme d’État italien, qui pût être considérée comme un encouragement à s’emparer de Tripoli. La prudence dont on a fait preuve sur ce sujet délicat a été telle qu’elle a même pu passer auprès des hommes d’État italiens pour de la froideur, et c’est à la lettre qu’il m’est permis d’affirmer que même dans les conversations familières intervenues entre l’ambassadeur ou les chargés d’affaires de France et les différents ministres des Affaires étrangères de ce pays, ceux-ci n’ont pas eu l’occasion de relever un seul mot dont la diplomatie italienne pourrait se prévaloir pour dire que la France a encouragé ou approuvé l’opération belliqueuse dont elle a pris l’initiative sous sa seule responsabilité. En agissant autrement, notre diplomatie aurait commis une grave erreur de jugement. Il tombait sous le sens que, si notre intérêt bien entendu conseillait de nous assurer dans la Méditerranée le bon vouloir de nos voisins et de conquérir leur appui dans des conflits avec d’autres puissances, nous n’avions aucun motif de devancer l’heure où l’Italie croirait devoir réaliser ses ambitions coloniales. Cette heure paraissait, d’ailleurs, fort éloignée aux Italiens eux-mêmes ; et ce sera une des circonstances les plus singulières de cette guerre, que personne n’y croyait et ne la prévoyait six mois avant qu’elle éclatât. Il n’y a donc pas eu grand mérite à n’en pas entretenir les intéressés, puisqu’on n’en parlait pas. Elle fut le produit d’un ensemble de circonstances survenues simultanément, où la volonté des hommes n’eut qu’une faible part. On savait généralement ici que ni le roi, ni son ministre des Affaires étrangères, ni le président du Conseil, n’étaient favorables à une aventure tripolitaine ; l’opinion publique non plus ne s’y montrait pas portée. Les uns et les autres n’avaient pas prévu que la célébration des fêtes du cinquantenaire de l’indépendance aurait pour effet de surexciter le sentiment public et de déchaîner le chauvinisme national. L’expédition de Fez[6], suivie de celle des Espagnols[7], porta l’Italie à envisager pour elle des réalisations ; mais ce fut surtout l’entrée en scène de l’Allemagne à Agadir, les prétentions de partage qu’elle produisit alors, qui furent la cause directe et déterminante de l’action italienne contre Tripoli. En sorte qu’on peut dire que, si une puissance est responsable de la guerre italo-turque, cette puissance est l’Allemagne. »

Une curieuse conversation de M. Isvolsky et de M. Tittoni, rapportée par le premier, corrobore l’opinion de M. Barrère.

Dès le mois de septembre 1911, les deux ambassadeurs de Russie et d’Italie s’étaient entretenus des espérances que l’on caressait à Rome. « Quelle sera, avait demandé Isvolsky, l’attitude des alliés de l’Italie ? » Et M. Tittoni lui avait confirmé ce qu’il lui avait déjà dit confidentiellement trois années plus tôt à Racconigi : « Les conventions de la Triple-Alliance contiennent une disposition spéciale qui oblige l’Allemagne et l’Autriche à laisser l’Italie libre en Tripolitaine[8]. » M. Isvolsky n’avait pas caché à son interlocuteur qu’il craignait qu’une expédition italienne ne retentît sur la situation générale dans le proche Orient. Il était possible, avait-il dit, qu’une guerre contre la Turquie provoquât l’intervention de l’un ou de l’autre des États balkaniques, ce qui risquerait d’amener un nouveau pas en avant de l’Autriche-Hongrie[9]. À en croire M. Isvolsky, M. Tittoni aurait répondu, avec sérénité, que la Serbie était intéressée au maintien de la Turquie, qu’on pourrait toujours retenir le Monténégro, et que la Roumanie s’était engagée à ne pas permettre une attaque bulgare contre l’empire ottoman[10].

Mais il n’avait pas convaincu M. Isvolsky. L’ambassadeur avait parfaitement vu le péril des complications futures et il écrivait à son gouvernement[11] : « Il nous faudra naturellement pas mal d’efforts pour empêcher l’extension de l’incendie. » Dans une lettre du lendemain, il ajoutait[12] : « Ma lettre précédente était déjà écrite quand j’ai appris de Tittoni que le chargé d’affaires italien à Constantinople avait reçu l’ordre de déclarer à la Turquie que l’Italie devait procéder à l’occupation de Tripoli et qu’elle attendait une réponse du gouvernement turc dans les vingt-quatre heures. Tittoni a avoué, contrairement à sa déclaration antérieure, que le roi et Giolitti, avant de prendre une résolution, lui avaient demandé son avis et qu’après réflexion il avait donné son assentiment à cette démarche. D’après ses paroles, la démarche de l’Italie est la conséquence directe et inévitable de la politique de Kiderlen. Quand l’Allemagne, en faisant abstraction de l’acte d’Algésiras, hâte la déclaration du protectorat français sur le Maroc et demande pour sa part des compensations, il ne reste plus à l’Italie qu’à réaliser, dès maintenant, les droits qu’elle s’était réservés sur la Tripolitaine. »

C’était bien ainsi, en effet, que les événements s’étaient enchaînés les uns aux autres avant mon arrivée au ministère. À peine le Panther avait-il jeté l’ancre devant Agadir que M. Giolitti, comme il l’a lui-même rappelé dans ses mémoires[13], fut tenté de « réaliser » l’idée maîtresse de son pays.

Autant que la politique allemande, la politique autrichienne avait, d’ailleurs, excité les appétits italiens. C’était l’Empire dualiste qui avait donné le plus scandaleux exemple des brusques coups de main, en annexant la Bosnie et l’Herzégovine, que le traité de Berlin l’avait seulement chargé d’administrer[14].

Dans une lettre que M. Jules Cambon m’adressait, plus tard, le 28 juillet 1912, il me rapportait en ces termes une conversation qu’il avait eue avec M. de Bethmann-Hollweg : « Comme M. de Bethmann-Hollweg me disait que, par notre exemple au Maroc, nous avions entraîné l’Italie à Tripoli, j’ai pris la liberté de lui rappeler l’annexion de la Bosnie par son autre alliée, l’Autriche, « Mais, a-t-il repris, la question bosniaque était réglée depuis longtemps par toute l’Europe. — Oui, lui ai-je dit, l’Europe, avec plus ou moins de prévoyance, avait ouvert la porte à l’Autriche, mais celle-ci s’est installée dans la maison, sans le consentement que l’Europe ne lui avait pas refusé. Par là, elle a donné un mauvais exemple. Il n’y a plus de droit public. — C’est le sentiment de Marschall, m’a dit alors le chancelier, ceci pour vous seul : il considère et a toujours considéré que c’était une faute lourde que de n’avoir pas réglé la question bosniaque dans une conférence. »

Un Allemand de grande valeur, le professeur F.-W. Fœrster, a parlé avec une juste sévérité de « la force antieuropéenne qui annexa la Bosnie et l’Herzégovine, sans entente préalable avec les autres mandataires[15] ».

Le baron de Schœn lui-même a loyalement reconnu que les événements de 1908-1909 avaient eu pour conséquence un état de choses dangereux. « Il n’y a aucun doute, a-t-il écrit dans ses mémoires, que la crise bosniaque, quoique aboutissant à une solution pacifique et nous procurant un grand succès diplomatique, n’ait créé une situation qui n’ouvrait aucune perspective favorable pour l’avenir[16]. »

En Italie, notamment, la décision austro-hongroise eut un très fâcheux contre-coup.

L’Italie avait toujours observé avec un soin jaloux ce qui se passait dans la péninsule balkanique. Dès le 11 mars 1908, M. Tittoni, alors ministre des Affaires étrangères, avait annoncé à la Chambre son intention de construire une voie ferrée du Danube au littoral de la mer Adriatique. Lorsque l’annexion des deux provinces slaves par l’Autriche-Hongrie eut subitement lieu au mois d’octobre suivant, grandes furent dans la péninsule la déconvenue et l’irritation. Dans les rues de Rome, se produisirent des manifestations populaires, et M. Fortis se fit, en un discours indigné, l’interprète du sentiment public. Ni l’abandon du Sandjak de Novi-Bazar par la Maison de Habsbourg, ni la renonciation aux droits qu’elle tenait du traité de Berlin sur le Monténégro ne suffirent à calmer le mécontentement général. Pour importants qu’ils fussent, ces deux succès de la diplomatie italienne avaient paru médiocres à un peuple ardent et fier qui se considérait comme le gardien des grandes traditions latines. Puisque la côte orientale de l’Adriatique semblait, pour le moment, inaccessible, le cabinet de Rome s’était, de plus en plus, tourné vers l’Afrique, avec l’espoir d’offrir à l’opinion, par une conquête facile, une heureuse diversion.

Lorsque, aux mois d’août et de septembre 1911, l’Italie avertit les puissances de ses intentions, elle se présenta simplement comme décidée à récolter ce qu’elle avait semé. Elle ne rencontra nulle part d’objections prohibitives. Le Feld-Marschall Conrad von Hœtzendorff, ami de l’archiduc héritier Franz Ferdinand, aurait voulu, nous a-t-il confié lui-même dans ses mémoires[17], marcher immédiatement contre l’Italie ou exiger un dédommagement. Il récrivit au comte d’Aehrenthal, en déclarant qu’à son avis la monarchie austro-hongroise était plus gravement touchée par cette affaire que l’Allemagne par l’action française au Maroc. Mais l’engagement pris par l’Autriche envers l’Italie était irrévocable et le comte d’Aehrenthal repoussa les tentations du Feld-Marschall.

Pour faire ses préparatifs, l’Italie s’entoura de mystère. À Constantinople, le grand vizir Hakki Pacha, ancien ambassadeur à Rome, ne s’attendait nullement à la guerre. L’ambassadeur d’Allemagne auprès de la Porte, le baron Marschall von Bieberstein, dont l’influence était souveraine en Turquie, garantissait le maintien de la paix. La confiance était telle que les Jeunes-Turcs venaient de rappeler de Tripolitaine trois bataillons et un régiment de cavalerie. Mais les erreurs et les maladresses du gouvernement ottoman avaient, depuis longtemps déjà, fourni à l’Italie des motifs d’intervention. Le Banco di Roma, qui avait fondé à Tripoli et dans plusieurs localités du vilayet des établissements de tout genre, huileries, savonneries, perleries, usines électriques, s’était heurté à tant de mauvaise volonté des fonctionnaires turcs qu’il se plaignait d’être condamné à liquider ces entreprises. Des Italiens avaient été insultés et menacés dans des ports tripolitains. C’en était assez pour que, le 25 septembre 1911, le chargé d’affaires d’Italie pût remettre à la Porte une note où il protestait contre le péril auquel le fanatisme musulman exposait la colonie italienne.

Le gouvernement turc répondit immédiatement par une offre de garanties économiques. Mais déjà le cabinet Giolitti était entraîné par l’opinion. La presse des deux mondes était remplie du récit des négociations franco-allemandes. La France allait avoir les mains libres au Maroc ; il importait peu qu’elle achetât cher cette liberté ; l’Italie avait droit à une compensation. Dès le mois d’août 1911, le Corriere d’Italia, la Stampa, avaient développé cette théorie[18].

Aux propositions turques, l’Italie répondit par un ultimatum, où elle annonçait sa résolution d’occuper militairement la Tripolitaine. Surpris dans sa quiétude par ce bruyant coup de tonnerre, Hakki Pacha lança désespérément des télégrammes à ses ambassadeurs et des notes aux puissances. Partout on lui conseilla la résignation[19].

Le 30 septembre, le Giornale d’Italia écrivait : « Nous avons confiance dans notre flotte. Nous sommes sûrs que la Méditerranée, qui est une mer romaine, génoise, vénitienne et sicilienne, sera bientôt sous la domination de l’Italie et laissera libre l’accès de Tripoli à notre armée. » Les premiers jours de la campagne encouragèrent cet optimisme. Il n’y avait en Libye que quatre mille soldats réguliers turcs, et une poignée d’officiers. Ils s’éloignèrent de la côte, pour échapper au feu des navires italiens, et les troupes de débarquement vinrent, pleines d’enthousiasme, camper sur les sables du littoral. Elles espéraient soulever les Arabes contre les Turcs. Les Arabes restèrent fidèles à l’Islam et, de Cyrénaïque, comme de Tripolitaine, ils accoururent en masse à la défense du croissant. Des officiers jeunes-turcs, élevés dans les écoles allemandes, trouvèrent moyen de les rejoindre. Alors commença une guerre larvée, plus onéreuse et plus meurtrière pour l’Italie que pour la Porte. Celle-ci cependant, embarrassée pour envoyer des renforts dans une province lointaine, eût accepté de reconnaître aux Italiens une autorité de fait, à la condition de garder, avec une souveraineté nominale, ses privilèges religieux. Mais, au commencement de novembre, le cabinet Giolitti, cédant à la pression populaire, avait tout à coup proclamé l’annexion de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque, dont l’armée italienne, accrue tous les jours, ne tenait encore solidement qu’un petit nombre d’oasis[20]. Après avoir ainsi brûlé ses vaisseaux, l’Italie n’avait plus qu’à se battre. Elle se battit avec vaillance et opiniâtreté. Mais la victoire fuyait devant elle comme un mirage et peu à peu l’Europe s’alarmait. Le 22 octobre 1911[21], M. Sazonoff, ministre des Affaires étrangères de Russie, télégraphiait à son ambassadeur auprès du Quirinal : « Le chargé d’affaires allemand m’a communiqué la teneur d’un télégramme de l’ambassadeur d’Allemagne à Constantinople à Kiderlen, où le baron Marschall, probablement en plein accord avec Pallavicini, s’exprime avec beaucoup de pessimisme sur la situation intérieure de la Turquie et prédit qu’une guerre éclaterait inévitablement dans les Balkans, si la guerre italo-turque devait encore durer quelques mois. » C’est ainsi que déjà les événements commençaient à se lier les uns aux autres et que du Maroc à Tripoli, de Tripoli à la péninsule balkanique, allaient se succéder et se répondre, comme des signaux d’alarme, les feux allumés par le destin.

Pour le moment, et avant même que l’Italie, désespérant d’arracher la paix à la Turquie dans les rudes batailles d’Afrique, eût porté la guerre dans la mer Égée et aggravé par là les risques d’un conflit général, la prolongation des hostilités suscitait de sérieux embarras à toutes les puissances qui étaient en relations d’affaires avec la Turquie. La France, en particulier, se trouvait dans une situation fort délicate. Elle avait de bonnes raisons de ménager les susceptibilités de l’Italie, car si le texte des accords de 1902 était resté secret, le sens général n’en était pas inconnu. Tout Français avait le ferme espoir que la sœur latine ne s’associerait pas à une agression contre nous, et nul n’oubliait qu’à Algésiras, malgré les indiscrètes sollicitations de l’Allemagne, le marquis Visconti-Venosta, plénipotentiaire italien, avait loyalement soutenu notre cause. Mais, d’autre part, l’intégrité de l’Empire ottoman n’était pas seulement pour nous un très respectable dogme diplomatique, consacré par des actes solennels, proclamé au Congrès de Paris, au Congrès de Berlin, à la conférence de Londres. C’était aussi la sauvegarde des grands intérêts moraux et matériels que la France avait en Orient. C’était en même temps, pour nos possessions islamiques, la meilleure garantie de tranquillité.

Nous souhaitions naturellement que l’atteinte portée à ce principe traditionnel par l’expédition italienne en Libye fût exceptionnelle et limitée, et la durée de la guerre n’était pas sans nous inquiéter.

Tels étaient les divers sentiments qui agitaient la France au moment où éclatait le fâcheux incident du Carthage. La saisie inopinée de ce navire causa dans le pays une émotion générale. Les esprits n’étaient pas moins agités en Italie. Lasse et un peu énervée de la résistance des Turcs et des Arabes, l’opinion italienne s’était imaginé que les populations libyennes avaient trouvé dans la régence voisine des complicités occultes. Cette guerre de Tripolitaine, qui, suivant la juste expression de M. Seignobos[22], devait, quelques mois plus tard, déchaîner la crise décisive des Balkans, avait ainsi commencé par exciter la sensibilité nationale de toute l’Italie.

Dès le mercredi 17 janvier, M. Tittoni était venu me voir pour essayer de justifier la mesure prise par son gouvernement. Il y employa les inépuisables ressources d’une dialectique ingénieuse et subtile.

Pour surveiller les passagers qui se rendaient en Tunisie, M. Tittoni avait installé à Marseille une sorte de police secrète. Depuis quelques semaines, il avait fait au quai d’Orsay, je l’ai appris par lui et par les services du ministère, des démarches réitérées, qui trahissaient une sourde irritation. Un jour, il avait annoncé que, d’après ses renseignements, dix officiers turcs avaient franchi la frontière entre la Tunisie et la Tripolitaine ; un autre jour, il avait informé le gouvernement français qu’à sa connaissance des aéroplanes étaient fabriqués en France pour l’armée turque. Notre ministère des Affaires étrangères avait riposté en signalant à l’ambassade que le gouvernement italien avait commandé des pièces d’artillerie au Creusot et s’était approvisionné de chameaux et de blé dans la Régence. J’ignorais encore ces derniers détails, lorsque M. Tittoni était venu au quai d’Orsay.

Je ne savais pas davantage qu’au mois de décembre, Rifaat Pacha, ambassadeur de Turquie à Paris, avait demandé au gouvernement français l’autorisation de faire passer par la Tunisie vingt-neuf membres du Croissant rouge, que le consentement avait été donné, que la liste de cette mission hospitalière avait été remise le 5 janvier à la France et que, porteurs de cartes individuelles d’identité, ces Turcs devaient s’embarquer à Marseille pour Sfax sur le vapeur Manouba.

Lorsque M. Tittoni arriva le mercredi à mon cabinet, il me présenta les choses sous un jour très différent. M. Tittoni était un des plus fins diplomates qu’il y eût dans les chancelleries européennes. Il avait été ministre des Affaires étrangères en Italie de 1903 à 1909 et avait été mêlé, pendant ces six années, à des négociations importantes. Il a bien voulu me remettre en 1912, con sensi di stima ed amicizia, le recueil des discours qu’il avait prononcés pendant cette période[23]. Il n’est que de le parcourir pour voir que M. Tittoni était aussi adroit manœuvrier dans les débats parlementaires que dans l’action diplomatique. Il ne disait que ce qu’il voulait dire, ne se livrait jamais et semblait avoir puisé dans Il Principe et Le Deche la substance de son éducation politique.

Il m’assura qu’un vapeur français, parti de Marseille, transportait en Tunisie vingt-neuf officiers turcs. « Vingt-neuf officiers ? fis-je avec étonnement. — Oui. — Si le fait est exact, vous pouvez être tranquille, ils ne débarqueront pas. Je vais donner l’ordre de vérifier à Tunis la qualité des passagers. S’ils sont réellement des officiers, ils n’iront pas en Tripolitaine et reviendront en France. — Je vous remercie ; votre engagement me suffit. Mais veuillez remarquer qu’aux termes de la convention de la Haye, du 18 octobre 1907, une puissance neutre n’est pas responsable, lorsque des individus passent isolément la frontière pour se mettre au service des belligérants. C’est dire que la puissance neutre n’a pas le droit de les laisser passer en groupes et qu’elle n’a pas non plus le droit de laisser passer ceux qui ne vont pas se mettre au service d’un belligérant, mais qui y sont déjà en qualité d’officiers. — Je soumettrai votre raisonnement juridique à l’examen de M. le professeur Louis Renault. Mais je vous répète qu’en tout cas, les vingt-neuf passagers dont vous me parlez n’iront pas en Tripolitaine, s’ils sont des officiers. Je vais télégraphier immédiatement à Tunis pour faire vérifier leur identité. »

J’exprimai ensuite à M. Tittoni le vif étonnement que m’avait causé la saisie du Carthage et je lui dis que la question serait traitée à Rome par notre représentant. M. Barrère étant à Paris, je télégraphiai, d’accord avec lui, à M. Legrand, notre chargé d’affaires, pour le prier de réclamer la prompte libération du navire.

Le lendemain jeudi, dans la matinée, les ministres se réunissaient en conseil de cabinet, sous ma présidence, au quai d’Orsay. Inaugurant une méthode que j’ai constamment suivie depuis lors, je les tins au courant des moindres détails des affaires extérieures. Je fus pleinement approuvé d’avoir réclamé la mise en liberté du Carthage. Il fut décidé, d’autre part, qu’une commission interministérielle, composée de MM. Regnault, ministre de la République au Maroc, Conty, Guiot, Privat-Deschanel, Mauclère, Sergent, Luquet, et des lieutenants-colonels Mangin et Hamelin, allait préparer, sans retard, en exécution du traité du 4 novembre, l’établissement du protectorat français au Maroc.

L’après-midi, changement de décor. J’assistais, comme chancelier, à la séance de l’Académie. M. de Mun, directeur, malmenait assez vivement le récipiendaire, mon ami M. Henri de Régnier. Mais ma pensée était ailleurs. Le gouvernement italien avait répondu à M. Legrand qu’il avait la certitude que l’aviateur, M. Duval, avait signé un contrat avec la Porte et que l’appareil était destiné aux troupes turques de Tripolitaine. Il avait, en conséquence, demandé le dépôt de l’aéroplane à Cagliari, « moyennant quoi, ajoutait-il, le paquebot pourrait continuer sa route, la question des responsabilités restant à débattre ultérieurement ».

Sur ces entrefaites, le père de M. Duval était venu spontanément déclarer au ministère que jamais son fils n’avait eu l’intention de mettre son appareil au service d’un belligérant ou d’une nation étrangère et qu’il se proposait simplement de faire des vols en Tunisie et en Égypte. Je transmis au gouvernement italien les assurances de M. Duval et je maintins notre réclamation. Le vendredi 19, le Carthage n’était pas relâché. Bien plus, le Manouba, de la Compagnie de navigation mixte, qui transportait la mission hospitalière ottomane et qui assurait le service postal de Marseille à Tunis, avait été saisi, à son tour, au sud de la Sardaigne et amené à Cagliari. Les autorités italiennes prétendaient, comme M. Tittoni, que les vingt-neuf Turcs étaient des officiers déguisés en médecins et en infirmiers. Le mécontentement provoqué par cette double saisie gagnait les Chambres et la presse. « Il ne s’agit plus d’un accident, écrivait M. Tardieu dans le Temps. Il s’agit d’une thèse internationale, absolument inadmissible, qui produit à Londres une impression aussi fâcheuse qu’à Paris. » La plupart des journaux s’exprimaient dans le même sens. Le samedi, sur la foi des déclarations de M. Duval, le gouvernement italien se décida à laisser partir le Carthage avec l’aéroplane. Mais il émit, en même temps, la prétention de garder prisonniers les Turcs du Manouba. Au Conseil des ministres du matin, présidé par M. Fallières, la séance avait encore été, en partie, consacrée au règlement de ces deux malheureuses affaires. Nous avions été unanimes à penser que nous devions insister pour la mise en liberté des Turcs. J’avais transmis à Rome et à Cagliari les renseignements fournis par l’ambassade ottomane et par la Compagnie de navigation mixte, à l’effet d’établir que les passagers étaient bien membres de la mission du Croissant rouge et, à ce titre, inviolables. Mais, comme par hasard, le télégramme chiffré que j’avais envoyé à Cagliari y était arrivé brouillé ; notre consul dut m’en demander la répétition. Dans l’intervalle, le gouvernement italien avait affirmé, de nouveau, à notre chargé d’affaires, M. Legrand, que les Turcs étaient des officiers et les choses traînaient en longueur.

L’après-midi, j’étais allé, avec M. Steeg, au Palais-Bourbon, pour faire connaître à la commission du suffrage universel les vues du gouvernement sur la réforme électorale. La Chambre avait déjà voté, sous les cabinets précédents, la substitution du scrutin de liste, avec représentation des minorités, au scrutin d’arrondissement, ainsi que la règle du quotient. J’avais eu à m’expliquer sur « l’apparentement » et sur « l’attribution des restes ». Avant et après la séance, tous les députés présents m’avaient instamment prié de répondre, le plus tôt possible, aux questions que plusieurs d’entre eux, MM. Laroche, Guernier, l’amiral Bienaimé, avaient manifesté l’intention de me poser, à propos du Carthage et du Manouba. Je leur avais dit que j’attendais encore des informations et que j’espérais être en mesure de renseigner la Chambre le surlendemain lundi. Mais depuis trois jours, M. Tittoni n’était plus sorti de chez lui, il souffrait d’une bronchite opportune et s’était alité. Le lundi, les fâcheux incidents n’étaient pas encore réglés. L’impatience de la Chambre était telle que je ne crus pas devoir retarder davantage mes explications. Je fus écouté avec une attention soutenue et une faveur marquée. Je fis, en détail, l’historique des deux malencontreuses affaires ; pour chacune, j’établis, avec une extrême modération de langage, le bon droit de la France. Je montrai qu’un aéroplane n’était pas un instrument de guerre saisissable à bord d’un navire neutre ; j’ajoutai que le Carthage, étant un paquebot postal, la convention de la Haye exigeait qu’on ne le visitât qu’avec ménagement et célérité. Pour le Manouba, j’expliquai que, la fraude ne se présumant point, les papiers des passagers turcs devaient faire foi jusqu’à preuve du contraire. « C’est, dis-je, à la France qu’il appartenait de vérifier, comme M. Tittoni me l’avait demandé, l’identité et la qualité des passagers. C’est encore à elle qu’incombe aujourd’hui ce devoir, et seule la remise entre nos mains des passagers turcs nous permettra de l’accomplir. J’ai pleine confiance que le gouvernement italien reconnaîtra, comme nous, la nécessité de donner à ces deux incidents une solution conforme à la justice et de les empêcher de se renouveler. Déjà le gouvernement royal a bien voulu nous fournir, à cet égard, une première assurance, dont je suis autorisé à faire état. Il a fait remarquer à notre chargé d’affaires que l’Italie ne pouvait pas renoncer, en faveur de la France exclusivement, à l’exercice du droit de visite, reconnu à tous les États belligérants. Mais il a ajouté, de lui-même, qu’il regrettait vivement que cette surveillance eût causé un préjudice à deux navires français et qu’il était tout disposé à examiner les questions juridiques et autres qu’avait pu soulever l’action du gouvernement royal… Toutefois le gouvernement italien a prié notre représentant de nous exposer les difficultés spéciales qui dérivent, pour lui, de la guerre en cours et les obligations qu’elle lui impose. Il a fait remarquer que l’Italie, ayant par déférence pour l’Europe renoncé à une action navale en Orient, était forcée de porter tous ses efforts sur la Tripolitaine et d’y entraver le trafic de la contrebande. »

Après cette citation textuelle de la réponse faite à nos dernières démarches par M. di San Giuliano, ministre des Affaires étrangères d’Italie, je concluais[24] : « Je vois, quant à moi, dans cette déclaration cordiale, le gage d’une solution prochaine des deux incidents (Très bien, très bien). Je ne doute pas qu’après la remise des passagers turcs… (Applaudissements répétés à droite, au centre, à gauche et sur divers bancs à l’extrême gauche) cette solution ne puisse intervenir directement dans une conversation amicale entre les deux gouvernements. Si, par aventure, il restait en suspens quelques points litigieux, la convention d’arbitrage du 25 décembre 1903 entre la France et l’Italie, convention ratifiée le 25 mars 1904 et renouvelée le 24 décembre 1908, offrirait un moyen tout naturel de régler à l’amiable les difficultés existantes (Applaudissements). Je me suis, je crois, suffisamment expliqué (Applaudissements). Comme le gouvernement italien, le gouvernement français est convaincu que ces deux incidents, si pénibles qu’ils soient, ne sauraient altérer ni troubler les relations amicales des deux pays (Très bien, très bien, à l’extrême gauche). Elles reposent sur la communauté des souvenirs et de la culture, sur l’affinité des races (Applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs au centre) et sur la solidarité d’un grand nombre d’intérêts essentiels (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs). Un nuage qui passe n’assombrira pas l’horizon. » (Applaudissements unanimes, vifs et répétés.)

Personne ne demanda la parole pour me répondre. Après une émouvante manifestation de concorde nationale, la séance fut suspendue. Je m’étais efforcé de parler avec calme et sang-froid ; j’avais voulu que mes observations fussent aussi simples et aussi sobres que possible. Je n’avais pas laissé échapper une seule phrase oratoire, pas un seul mot à effet. Mais ce que je disais répondait à un sentiment parlementaire et public si puissant que, pendant mon discours, qui dura plus d’une heure, le religieux silence de mon auditoire ne fut coupé que par des applaudissements de plus en plus chaleureux. Dans les huit colonnes de l’Officiel, on chercherait en vain la moindre interruption. Le 25 janvier, M. Paul Cambon m’écrivait de Londres : « Permettez-moi de vous féliciter de votre grand succès de lundi. Votre discours a fait beaucoup d’effet ici. Tout le monde m’en fait compliment. On est frappé de l’unanimité des applaudissements qui vous ont salué ; nos divisions habituelles sont si connues qu’on est stupéfait de cet accord de tous les partis. Ce beau résultat vous est dû, car, avec tel ou tel autre, on sait bien que c’eût été une déroute et vous avez conquis une autorité dont nous allons à l’étranger éprouver les effets ; tous les représentants de la France vous doivent leur gratitude[25]. »

Si je m’attarde à ces détails, c’est que la presse germanophile, alors très puissante en Italie, a immédiatement altéré le sens de mon discours et la physionomie de la séance et qu’à la suite d’une campagne des plus perfides, beaucoup de personnes de bonne foi, m’ont plus tard, au delà des monts, reproché mon attitude ; si bien qu’un jour est venu, en France même, où d’ardents amis de l’Italie, qui m’avaient d’abord pleinement approuvé, ont brûlé ce qu’ils avaient adoré. Mais, sur le moment, l’unanimité avait été la même dans la presse que dans l’Assemblée. De M. Henry Bérenger à M. de Mun, de M. Guy de Cassagnac à M. Jaurès, tout le monde m’approuvait. « Vraiment, si la France et l’Italie ne sont pas frappées de démence, écrivait M. Jaurès, leur différend, où aucun intérêt grave n’est engagé, sera bientôt et facilement réglé. Le discours de M. Poincaré, par le ton mesuré et ferme, par l’esprit conciliant de plusieurs déclarations, aura certainement contribué à la solution. » « Par un phénomène assez rare dans les annales du Palais-Bourbon, disait M. Charles Sarrus dans le Lyon républicain, on n’entendait dans les commentaires faits pendant la suspension de séance sur le discours du président du Conseil, aucune note discordante. Il y avait dans tous les partis une touchante et enthousiaste unanimité d’éloges. »

Le Times, L’Evening Standard, le Daily Chronicle, le Daily Mail, le Daily Graphic, la plupart des journaux anglais, donnaient entièrement raison à la France. La presse italienne elle-même était, dans l’ensemble, favorable. Restait à faire aboutir les négociations et à obtenir enfin la libération des passagers arrêtés.

M. Barrère était reparti pour Rome ; il y était arrivé le 23 janvier, à la fin de l’après-midi ; et, dans la matinée du mercredi 24, il avait vu M. Giolitti, président du Conseil, et avait insisté pour que les Turcs fussent relaxés. Il y avait urgence. En Tunisie, les indigènes commençaient à s’échauffer. Déjà, ils avaient prié M. Alapetite, résident général, de me transmettre une adresse où ils faisaient appel à l’énergique intervention du gouvernement français. Mais, à Rome, on amusait le tapis. On avait envoyé à Cagliari un inspecteur du service sanitaire pour interroger les prétendus officiers turcs. Lorsque, cédant à nos instances, le cabinet italien promit enfin de rendre les vingt-neuf prisonniers à la France, il éleva encore la prétention que l’inspection faite à Cagliari par son fonctionnaire fût considérée comme probante. Le Conseil des ministres, que je convoquai pour examiner cette demande, fut unanime à juger qu’il était impossible de l’accepter et que c’était à la France, comme l’avait reconnu M. Tittoni, de procéder à une enquête sur l’identité des Turcs. Après de nouveaux tâtonnements, MM. di San Giuliano et Barrère arrivèrent enfin à la signature d’un accord. Il était convenu que les questions dérivant de la capture et de la saisie momentanée du Carthage seraient déférées à l’examen de la cour internationale d’arbitrage de la Haye. Les circonstances spéciales dans lesquelles avait été accomplie la saisie du Manouba et des passagers ottomans, ainsi que les conséquences qui résultaient de cette mesure devaient être soumises à la même juridiction. Pour que fût rétabli le statu quo ante, les passagers turcs seraient remis à notre consul de Cagliari et ramenés à Marseille. Là, nous procéderions à l’examen de leur identité et nous ne laisserions se rembarquer pour la Tunisie que ceux qui feraient vraiment partie de la mission du Croissant rouge. Les deux incidents étaient donc réglés à la satisfaction de la France sans aucune blessure pour l’amour-propre italien. Mais la presse allemande, autrichienne et hongroise ne laissa pas échapper l’occasion de jeter quelques mauvais margotins sur le feu qui s’éteignait. Elle prétendait que l’Italie avait été humiliée ; la vieille Gazette de Voss elle-même ne parlait de rien de moins que d’un Fachoda italien et, comme certains journaux de la péninsule reproduisaient ces appréciations, les lecteurs finissaient par se demander si elles n’étaient pas fondées. En même temps, un nouveau navire français, le Tavignano, était saisi, et, cette fois, disait-on, dans les eaux de Tunis, par des torpilleurs italiens. C’était, dans les deux pays, et plus encore dans la régence, une effervescence qui commençait à devenir inquiétante. Je proposai que cette troisième affaire fût, comme les précédentes, soumise à l’arbitrage ; mais je dus télégraphier à la colonie pour calmer son émoi et pour lui dire que le gouvernement de la République avait besoin de pouvoir compter sur sa sagesse autant que sur son patriotisme.

Il fut vite procédé à l’inspection des passagers turcs. L’enquête démontra que, pour vingt-sept d’entre eux, la qualité de membres du Croissant rouge ne pouvait être mise en doute. Ils furent aussitôt autorisés à reprendre leur voyage. L’un des deux autres, malade, resta au lazaret du Frioul ; le vingt-neuvième, n’ayant pas suffisamment justifié la réalité de sa mission, fut invité à s’éloigner de la Méditerranée. L’opinion se calma peu à peu en France, mais elle demeura surexcitée en Italie et, lorsque fut rendue la sentence de la cour de la Haye, qui consacrait, sur les points essentiels, la thèse française, la mauvaise humeur, loin de s’apaiser, parut augmenter. Tant il est vrai que l’arbitrage international, si recommandable soit-il, n’a pas toujours le pouvoir magique de refroidir les passions des peuples. Cette solution avait eu, du moins, l’avantage de satisfaire l’Afrique française et j’avais profité de ce répit pour en finir avec une longue interpellation qui visait l’ensemble des questions tunisiennes et qui se poursuivait, de vendredi en vendredi, devant une Chambre un peu lasse. M. Alapetite s’était expliqué avec succès sur sa gestion de résident général. J’avais montré, après lui, combien les événements de Tripolitaine agitaient les milieux musulmans et combien, à la veille d’établir notre protectorat au Maroc, nous devions avoir soin de maintenir, dans l’intérêt d’une action pacifiante, la continuité d’une politique africaine généreuse et libérale. La Chambre m’approuva, le 2 février, par 408 voix.

Les polémiques de presse que la guerre contre la Turquie continuait de provoquer en Italie, l’opiniâtre résistance de la Libye, le désir, tous les jours plus ardent, que le cabinet de Rome avait de porter ailleurs des coups à l’ennemi, nous exposaient sans cesse à froisser, dans l’exercice des devoirs de la neutralité, l’un ou l’autre belligérant. Nous faisions cependant, après l’incident des navires, tout ce qui était en notre pouvoir pour garder vivant l’esprit des accords de 1902, J’eus le regret de constater qu’au début, nos efforts n’étaient guère secondés.

M. Tittoni, qui est devenu, par la suite, un sincère ami de la France, et dont j’ai pu apprécier alors, mieux que personne, les hautes qualités, ne semblait pas comprendre, dans les premiers mois de 1912, que nous n’étions pas nous-mêmes en guerre avec la Turquie et que nous n’avions pas le droit de nous jeter dans la mêlée en faveur de l’Italie. Malgré les instructions qu’il avait reçues du marquis di San Giuliano, il avait pris, depuis la remise des Turcs à la France, un tel ton de sécheresse et une attitude si revêche que j’avais dû prier M. Barrère d’en informer le gouvernement italien. Je savais, d’ailleurs, de plusieurs sources et notamment par deux lettres de députés italiens que m’avait communiquées un collègue du Sénat, M. Gustave Rivet, que le subtil ambassadeur, très lié avec M. de Schœn et M. Isvolsky, m’attribuait volontiers, non seulement des propos que je n’avais pas tenus, mais des arrière-pensées contraires à mes affirmations explicites. J’avais la certitude qu’il ne rapportait pas exactement à la Consultà le sens de mes paroles, qu’il me reprochait de n’attacher aucune importance aux accords de 1902 et qu’il partait de là pour conseiller à son gouvernement d’exercer contre nous des représailles au Maroc. Je m’employai de mon mieux à ramener mon très intelligent et trop défiant interlocuteur. Il me fournit lui-même bientôt une occasion de lui prouver la loyauté du gouvernement de la République, Il avait appris, au mois de mai, que la Sublime-Porte cherchait à placer en France un emprunt de cent millions. Il m’avait demandé, par lettre privée, d’intervenir auprès des banques pour empêcher une opération qu’il regardait, sinon comme une méconnaissance de la neutralité, du moins comme un acte peu amical. Je m’étais empressé de lui donner tous apaisements.

Il m’en avait marqué une vive reconnaissance et dès lors, j’avais trouvé dans ses yeux perçants, que jusque-là je n’avais pas souvent rencontrés devant les miens, une première lueur de sympathie. Une circonstance favorable nous permit bientôt, à M. Tittoni et à moi, de célébrer ensemble, dans une manifestation publique, l’amitié de nos deux pays. La ligue franco-italienne avait eu l’idée de glorifier à la Sorbonne la mémoire du précurseur de l’aviation, de l’inventeur du « plus lourd que l’air », de Léonard de Vinci ; et l’ambassadeur, enfin convaincu de la sincérité de nos sentiments, s’était volontiers prêté à cette démonstration. Elle eut lieu le jeudi soir 4 juillet, avec beaucoup d’éclat.

Des discours furent prononcés par MM. Gustave Rivet, Gabriel Séailles, Raqueni, Tittoni et par moi. Après avoir parlé peu ou prou de Léonard, tous les orateurs exaltèrent, bien entendu, l’union latine. J’avais moi-même commencé par rendre hommage à « l’éminent diplomate qui, avant de représenter en France le gouvernement royal, avait dirigé, avec tant de talent et d’autorité, la politique extérieure de son pays. » Puis j’avais, comme les autres, esquissé un portrait de l’illustre enfant de la petite ville de Vinci : « Un grand artiste qui est, disais-je, un philosophe et un savant et qui résume en lui toutes les curiosités et toutes les aspirations de l’humanité, une intelligence divinatrice qui devance les siècles et pénètre l’avenir, un esprit à la fois imaginatif et précis, dont l’unité puissante est faite d’harmonie dans la variété, un homme qui, né sur les pentes du mont Albano, grandi sous le ciel de Florence, vient mourir en Touraine, au milieu du doux jardin de la France, comme une fleur de lis rouge qui s’effeuille sur le sol gaulois, n’est-ce pas là, par excellence une figure représentative et symbolique, où se trouvent réunis, dans le plus gracieux assemblage, les traits des deux sœurs latines ? » Je rappelais les études de Léonard sur le vol des oiseaux, ses étonnantes intuitions de physicien, ses dessins de Valenciennes, son idée de gravir près de Fiesole le mont des Cygnes, pour s’élancer du sommet dans les airs, au-dessus de la campagne florentine, et surtout le projet qu’il avait formé, peu de temps avant sa mort, de relier par un canal la Loire à la Saône, la Touraine au Lyonnais, de faciliter ainsi les communications entre la France et l’Italie et de rapprocher, dans un geste suprême, son pays natal et le pays dont il était l’hôte respecté. « C’est, concluais-je, un heureux présage que de voir apparaître, à l’aurore des temps modernes et sous les auspices de Léonard, les premiers signes de l’amitié qui viendra, au dix-neuvième et au vingtième siècles, ajouter à la parenté des deux nations un lien volontaire et infrangible. » M. Tittoni, à qui j’avais communiqué mon discours, me répondit par des compliments qui faisaient pâlir les miens et continua en opposant aux vanités de mon sentimentalisme quelques considérations positives.

« Vous avez affirmé, monsieur le président du Conseil, l’amitié entre la France et l’Italie, comme autrefois vous avez fait allusion aux liens de parenté et d’affinité qui unissent les deux pays. Les affinités de race, d’idiome, de souvenirs, d’habitudes et de goût ont déjà créé de nombreux rapports entre la France et l’Italie depuis le seizième siècle… Mais ces affinités, à elles seules, sont quelquefois une base trop fragile pour l’amitié des nations. Je m’empresse pourtant de constater que dans nos conversations, en affirmant, vous, l’amitié de la France pour l’Italie, moi, celle de l’Italie pour la France, nous avons reconnu que l’amitié entre deux nations doit avoir un fondement plus solide, qui ne peut être que l’appréciation équitable, bienveillante et constante des intérêts politiques et économiques respectifs. Tout le peuple italien est, en ce moment, étroitement et admirablement uni dans un noble élan de patriotisme et de solidarité nationale… » Ici le texte primitif que M. Tittoni avait eu la prévenance de m’envoyer le mercredi portait : « …et il est naturel qu’il soit sensible surtout aux sympathies de ceux qui comprennent sa mission civilisatrice. » Il était difficile de savoir si cette dernière phrase contenait, à l’adresse de la France, un blâme ou un éloge. Je n’avais pas voulu cependant élever la moindre objection ; et c’est spontanément que le lendemain, avant la cérémonie, l’ambassadeur m’avait écrit qu’en relisant son discours, il trouvait le passage peu clair et qu’il y comptait substituer le suivant : « Rendons hommage à la mission civilisatrice qu’il accomplit. » Cette fois, il n’y avait plus qu’un éloge, qui, il est vrai, s’adressait à l’Italie.

M. Tittoni était sorti de la Sorbonne très satisfait et le lendemain il s’était empressé de m’envoyer ce mot aimable :

« Mon cher Ministre,

« Je suis encore sous l’impression de la magnifique manifestation d’hier soir, à laquelle votre présence a donné tant d’éclat. Permettez que je vous renouvelle encore une fois mes remerciements pour les paroles si aimables que vous avez eues pour moi et pour celles si amicales que vous avez adressées à mon pays.

« Veuillez agréer mes meilleurs compliments. « Tom. Tittoni. »

J’ai derechef assuré l'éminent ambassadeur que le gouvernement de la République s’efforcerait toujours de consolider notre amitié avec l’Italie, comme il le recommandait lui-même, en lui donnant un support plus solide qu’un sentiment platonique et en l’appuyant de notre mieux sur une conception pratique des intérêts mutuels. On verra, en effet, que plusieurs fois dans l’année, M. Tittoni et moi, nous avons essayé, tous deux, comme Léonard, de marier l’idéal et la réalité, et cette dernière ne s’en est pas trop mal trouvée. M. Isvolsky a, d’ailleurs, rapporté assez exactement dans une de ses lettres[26] une conversation que j’avais eue avec lui sur les rapports de la France et de l’Italie en 1912 : « Depuis 1902, lui avais-je dit, nous savons que l’Italie ne s’associera pas à une attaque contre nous. Comme nous sommes bien résolus à n’attaquer personne, nous avons renoncé à toute concentration militaire sur la frontière italienne. J’ai, du reste, de fortes raisons de croire que l’Italie ne doute pas elle-même de notre amitié. Je suis convaincu qu’elle considère aujourd’hui la Russie et la France comme ses meilleures amies et qu’elle attend même, dans ses difficultés actuelles, plus d’aide de nous que de ses alliés. Mais je pense, comme M. Sazonoff, que nous n’avons, ni vous, ni nous, aucun motif de faire sortir l’Italie de la Triple-Alliance. Cette sortie ne pourrait qu’amener des complications dangereuses. Nous ne saurions évidemment oublier que l’Italie fait partie de la Triplice ni pousser la magnanimité jusqu’à lui laisser la prédominance dans la Méditerranée. Mais, sous réserve du maintien de l’équilibre, nous la seconderons de notre mieux, dès que la conférence de la paix sera réunie. Pour le reste, répétais-je, laissons les choses en l’état. Ne demandons pas à l’Italie de quitter ses alliés. Il vaut mieux qu’elle reste dans la Triple-Alliance, où elle est un élément de modération[27]. »

On a quelquefois cherché, en Allemagne, à voir dans ces paroles de sagesse je ne sais quelle inspiration machiavélique. Elles prouvent, au contraire, que nous ne songions ni à opposer groupe à groupe, ni à disloquer la Triple-Alliance, et que nous nous félicitions de trouver associée à cette dernière une nation qui était ouvertement l’amie de la France.

  1. V. sur les antécédents et les suites de la guerre italo-turque, La Turquie, l’Allemagne et l’Europe, par le général M. Moukhtar Pacha, ancien ambassadeur de Turquie à Berlin. Berger-Levrault, éditeur, p. 115 et s.
  2. Traité secret, publié par Pribram, vol. I, p. 97.
  3. Livre jaune. Les accords franco-italiens de 1900-1902 (1920).
  4. V. Livre noir. Je reviendrai sur cette question à propos de la guerre balkanique.
  5. Lettre du 29 avril 1912
  6. De 1911.
  7. De 1911, à Larache et à El-Ksar.
  8. Livre noir. Lettre de M. Isvolsky à M. Nératof, 13/26 septembre 1911. Cf. Siebert, p. 494.
  9. Livre noir. Lettre de M. Isvolsky à M. Nératof, 13/26 septembre 1911. Cf. Siebert, p. 494.
  10. Même lettre.
  11. Lettre complémentaire et confidentielle du même jour, 13/26 septembre 1911.
  12. 14/27 septembre 1911. Livre noir.
  13. G. Giolitti, Mémoire de ma vie. Paris, Plon-Nourrit.
  14. V. le remarquable ouvrage de M. Auguste Gauvain, l’Europe avant la guerre. V. également M. Jean Larmeroux, la Politique extérieure de l’Autriche-Hongrie, t. II, p. 112 et s. Plon-Nourrit.
  15. Mes Combats, Imprimerie Strasbourgeoise.
  16. Schœn, Erlebtest, p. 81. Stuttgard et Berlin, 1921.
  17. Aus meiner Dienstzeit, Wien, vol. II, p. 174.
  18. V. René Pinon, Revue des Deux Mondes, 1er juin 1942.
  19. V. général M. Moukhtar Pacha, op. cit. L’auteur était, en 1911, ministre de la Marine.
  20. V. Auguste Gauvain, Revue de Paris, 15 décembre 1912, et l’Europe avant la guerre.
  21. Siebert, p. 497.
  22. Histoire de France contemporaine de Lavisse, t. VIII, p. 322.
  23. Sei anni di politica estera, dal Senatore Tommasso Tittoni, ministro degli Affari esteri. Roma. Nuova Antologia, 1912.
  24. Journal officiel du 23 janvier 1912, p. 43-44.
  25. Cette citation et celles que j’aurai l’occasion de faire dans la suite répondent péremptoirement aux dialogues qu’on a publiés sous le titre de Carnets de M. Georges Louis et qui ont déjà provoqué les démentis catégoriques de MM. Jules Cambon et St. Pichon. M. Paul Cambon, mort avant cette publication, y répondra par sa correspondance officielle et privée.
  26. Lettre du 24 mai/6 juin 1912. Sibbert, p. 468. — Livre noir t. Ier, p. 265.
  27. Le Livre noir traduit : un élément d’arrêt ; Stieve : das hammende element. Retenue, arrêt, entrave, frein, ma pensée était, en tout cas, très claire : ce que l’Italie permettait d’enrayer, c’étaient les initiatives dangereuses pour la paix européenne.