Au service de la Tradition française/Aux étudiants

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Bibliothèque de l’Action française (p. 183-187).

Aux étudiants[1]



Monsieur le président,


Mesdames, Messieurs


et chers amis,


Il se mêle, au plaisir très vif que nous éprouvons en venant au milieu de vous, un peu d’amertume : le regret d’une chose passée, sans retour. Vous êtes ce que nous avons été et ce que nous resterons tous par le cœur et par le souvenir, des étudiants. Nous sommes, à des degrés divers, vos aînés, mais nous appartenons à la même famille ; vous êtes encore « à la maison », voilà tout. J’hésite vraiment à vous parler comme un ancien — je le suis si peu ! — et je serais tenté de m’adresser d’abord à moi-même ces propos que me dicta la sympathie bien plus que l’expérience.

Vous ne formez plus qu’une grande camaraderie. Vous nous donnez un exemple, et vous réalisez un de nos rêves d’autrefois. Votre union nouvelle trouvera sa force en elle-même. Ceux qui s’intéressent à vous sont venus vous en féliciter. Votre initiative est heureuse pour le renom et le rayonnement de cette Université Laval dont vous êtes aujourd’hui la préoccupation première, dont vous serez demain la récompense et l’orgueil.

Vous êtes l’avenir : tous les philosophes vous le disent, tous les poètes vous le chantent. Vous regardez s’approcher la vie et vous savez déjà les soucis, j’allais dire les angoisses, de la responsabilité. Ayez d’abord conscience et de votre rôle et de vos actes. Que rien ne soit accompli par vous qui n’ait en vous sa raison profonde. Ne vous contentez pas d’exister, mais tracez-vous un programme d’action qui soit le guide de votre ambition. Restez les maîtres de votre énergie ; jugez froidement, durement, vos œuvres propres ; soyez exigeants envers vous-mêmes et gardez votre indulgence pour les faiblesses d’autrui. Surtout travaillez, — travaillons. Ne pensons pas avoir tout fait. Nous ne nous sommes que préparés, il nous reste à apprendre. Travaillons avec méthode, procédons avec réflexion, avec logique et netteté d’esprit.

Consacrons notre travail, nos études, nos forces, à une idée, à une cause. Ne nous hâtons pas trop. À chaque pas, à chaque minute, nous sentirons combien il est difficile d’affirmer les choses et combien longtemps il faut, pour en être sûr, retourner sa pensée. Consentons à n’avoir pas encore d’opinion arrêtée plutôt que d’en adopter une que nous savons erronée ; mais ne nous refusons jamais l’effort nécessaire et singulièrement consolant qui nous créera un jugement ferme, droit, sain et juste. Relisez la première page d’un livre de Taine et voyez comment, avant que de voter et pour éclairer sa religion politique, le grand philosophe voulut écrire les Origines de la France contemporaine.

Nul ne finit à lui-même ; ne vivons pas seulement notre vie, mais aussi celle de la nation, celle du peuple dont nous sommes une part, quoi que nous fassions. Nous avons à remplir une mission ; connaissons-la pour y croire et l’accepter. Approfondissons les problèmes de notre histoire : nous y trouverons la solution des heures, peut-être difficiles, de demain. Nos pères ont posé les prémices de l’œuvre que nous accomplissons, que d’autres accompliront après nous, sans la terminer. Si l’héritage doit nous passer par les mains, nous nous devons aussi de l’enrichir, car il nous impose un effort nouveau.

« Les adolescents ne connaissent pas l’illusion de créer », écrivait récemment un chroniqueur français. Cela n’est pas vrai absolument, au moins dans le domaine matériel. L’énergie s’éveille vite, surtout chez les peuples jeunes où les générations n’ont pas accumulé de patrimoine : la nécessité commande, l’ambition obéit. Mais une fois la vie assurée et la richesse acquise, il reste à la nation le devoir de s’instruire… Vous le reconnaissez, puisque vous êtes là, et vous voudrez être les artisans de la pensée et de l’art. C’est par vous que ce progrès pénétrera notre société ; vous vous empresserez à le réaliser, vous y consacrerez votre esprit. Lisez, apprenez, pensez. Mais lire est inutile, si, le livre fermé, rien ne reste : des pages parcourues, des notes rencontrées, des volumes dépouillés doit jaillir la science par la réflexion. Cette science, faites-en l’application à votre pays immédiatement, et vous l’aurez servi si, votre vie durant, vous ne lui aviez fait que le don inappréciable d’une idée bonne.

Je sais bien que le siècle est ailleurs et que notre civilisation est faite d’arrivisme pratique ; mais vous donnerez tort à notre temps en demeurant des intellectuels, malgré le sens que l’on semble vouloir donner aujourd’hui à ce mot quand il n’implique que curiosité de l’esprit, spéculation, pensée. Et vous aurez ainsi contribué à fonder en vérité et en raison cet orgueil national que l’on nous reproche si fort, comme s’il ne nous venait pas de notre race et du sang qui bat dans nos veines.

Enfin, vous aurez une fierté de plus : celle du cœur.

Soyez satisfaits d’être des hommes qui souffrent, que la vie émeut, que la douleur atteint. Ayez le rire large et franc, n’ayez pas peur d’une larme, ne vous refusez pas un beau geste, sachez ne pas réprimer les sentiments élevés vers lesquels les battements du cœur, en se faisant plus rapides, semblent vouloir se hâter. La plus belle part de la jeunesse, et son plus grand tort aux yeux de certains, ce sont ses illusions ; et si parfois on lui conseille de ne pas consentir à les perdre, il arrive qu’on lui reproche de les avoir conservées.

Qu’importe ! gardez-les. Si c’est venir trop pauvre en un siècle trop riche que d’y vivre avec ses illusions, s’il peut paraître ridicule, exalté, peu pratique, de croire à l’idéal, croyez toujours et quand même, portez à votre boutonnière cette « petite fleur au cœur d’or », dût-on vous appliquer ce vers étrange et profond dont je garderai toujours l’écho pour l’avoir entendu tomber des lèvres de Jean Richepin sur la tombe à peine fermée d’un de ses illustres amis :


Tu portes fièrement la honte d’être beau !


Mais voilà, messieurs, des pensées bien graves pour une fin de banquet. Retournons au bord des coupes : à nous, votre gaieté. L’heure est à la joie et ne nous occupons du lendemain que pour le souhaiter radieux.

Je bois aux Étudiants de Laval, d’aujourd’hui, d’autrefois, de toujours !

  1. Allocution prononcée au banquet annuel de l’Association des étudiants de l’Université Laval de Montréal, le 10 janvier 1912.