Au service de la Tradition française/Un critique littéraire : M. l’abbé Camille Roy

La bibliothèque libre.
Bibliothèque de l’Action française (p. 133-143).

Un critique littéraire


M. L’abbé Camille Roy



Historien consciencieux de notre littérature et critique averti, M. Roy s’est révélé tout récemment un conteur plein d’émotion. Nous voudrions fixer de quelques traits les aspects divers, également intéressants, de cette personnalité.

Dans la Préface des Essais sur la Littérature canadienne, M. Roy a exprimé discrètement son opinion sur le caractère et le rôle de la critique sensée. Il la veut indépendante, modérée, disciplinée, inspiratrice. Ce en quoi il a de tous points raison.

La critique remplit un ministère de justice. Elle doit d’abord être libre, demeurer impartiale et digne, et se tenir au-dessus des querelles de personnes, des intérêts et des passions. Elle sert la cause des lettres et des idées, sans plus. Elle devient vite intolérable ou même cruelle et néfaste si des préoccupations de parti, des soucis d’un ordre étroit et bas influencent, contaminent ses jugements. Elle ne s’est pas gardée, chez nous, de ces excès. Elle a eu la raillerie facile, outrée, mordante et n’a pas toujours su réprimer une certaine violence de ton, épousant les rancunes, sacrifiant aux traits d’une satire satisfaite un effort littéraire qui méritait plus d’attention, sinon plus de respect.

Depuis quelques années un mouvement se dessine et prend corps, qui paraît devoir aboutir à la constitution d’une critique plus méthodique. Il vaudrait d’être étudié dans son ensemble. Les essais de Louvigny de Montigny, d’Ægédius Fauteux, de Fernand Rinfret, de l’abbé Émile Chartier, les articles épars d’OIivar Asselin, de Jules Fournier et de Léon Lorrain, les livres de l’abbé Camille Roy marquent un effort raisonné et suivi de critique renouvelée, sérieuse, élargie, de critique scientifique, se tenant plus près des réalités, curieuse de pénétrer les œuvres, d’en rechercher les raisons profondes jusque dans leurs origines lointaines. Ainsi M. Roy, analysant l’œuvre de l’abbé Henri Raymond Casgrain, s’arrête à dégager la formation de sa pensée et les influences qui ont conditionné ce talent d’historien, de poète et de critique littéraire. Conçue de la sorte, la critique raffermit ses propos et gagne en solidité ce qu’elle perd en fantaisie ; elle trouve, dans l’application minutieuse de ses méthodes, une règle sûre qui maintient ses appréciations dans les limites d’une dialectique rigoureuse et la débarrasse définitivement des tâtonnements et des exagérations d’un empirisme facile.

Car nous exagérons volontiers. Nous n’avons pas toujours le sens de la mesure et la modération peut n’être pas notre fait. C’est parfois un aimable défaut, c’est souvent une très mauvaise qualité. Que de fois n’a-t-on pas déploré l’ardeur excessive de nos enthousiasmes ou la naïveté spontanée de nos dédains ! C’est fort bien. Il faut, sur ce clou qui s’enfonce, précipiter les coups d’un marteau généreux.

D’où nous viennent ces emportements dans le bien comme dans le mal que nous disons et, j’imagine, que nous pensons de nos écrivains et d’un peu tout le monde ? Cela tient à plusieurs raisons. La pauvreté de notre vocabulaire gêne l’expression étendue et libre de nos jugements et la réduisent à l’emploi des formules toutes faites et des clichés ; nous manquons aussi de pénétration critique et nos observations sont, le plus souvent, de surface ; enfin, par une sorte de snobisme à rebours, il arrive que nous condamnions sans forme ni procès des œuvres qui ont, pour nous, ce défaut congénital d’être canadiennes.

Arrêtons-nous sur ce dernier point. Nous lisons trop peu les ouvrages écrits par des Canadiens. Ce sont des livres de tout repos : ils ornent les rayons de nos meubles élégants. J’en sais dont les marges sont restées pliées, qui sommeillent dans le recueillement des bibliothèques. Il y a, à Paris, dans un endroit où fréquentent assidûment nos compatriotes, un de ces dortoirs de la pensée dont personne ne vient troubler le silencieux oubli. Si même nous consentons à ouvrir ces œuvres, il nous faut faire effort pour en parcourir hâtivement quelques pages. Nous les abandonnons à mi-chemin, de lassitude. Nous n’y prenons pas intérêt.

Nous avons tort, évidemment ; mais ce qui est plus grave c’est le dénigrement volontaire et comme systématique de tout œuvre canadienne. À entendre certains, on croirait que le talent ne peut trouver place parmi nous. Critique malsaine et déprimante. Il m’est arrivé plusieurs fois de lire devant des indifférents les articles que publiait naguère, dans la Pairie, Ægédius Fauteux sous ce pseudonyme : M. France. La lecture terminée, les auditeurs prononçaient infailliblement : « Ce doit être d’un Français ». Les critiques dramatiques que Fernand Rinfret donna l’Avenir du Nord ont provoqué, de la part d’un de nos avocats les plus portés sur les choses littéraires, une réflexion plus expressive encore. Si nos écrivains n’ont pas laissé de chefs-d’œuvre, je le regrette pour mon pays ; mais doit-on leur en faire un tel grief et dédaigner la sincérité de leur effort sous le prétexte trop simpliste qu’ils n’ont pas su en tirer plus d’éclat ?

Si la critique doit être indépendante et être libre d’attaches, elle ne saurait renoncer à toute discipline. C’est un des plus grands mérites de M. Camille Roy que de l’avoir compris et, ayant à juger l’esprit des autres, d’avoir assujetti sa pensée à un certain travail de préparation. Sans cela, l’œuvre critique risque d’être inutile. Car tout s’apprend : le métier, l’art, la science ; et tout se cultive : la pensée, la sensation même et l’expression. L’artiste est un homme de métier et le suprême de l’art est qu’il n’y paraisse rien. Le critique est un juge qui prononce selon des lois, et un psychologue qui sonde les sensibilités.

M. Roy a pratiqué les grands critiques : Sainte-Beuve. Taine, Faguet, Lemaître et, surtout, Ferdinand Brunetière dont il a de préférence adopté la manière. Il a lu Paul Bourget chez qui le psychologue littéraire a déterminé le romancier et, par une évolution logique, le dramaturge. De l’assiduité de ce commerce, M. Roy a retiré le bénéfice d’une méthode : il a acquis une tournure d’esprit plus propre à l’expression critique. Il a de l’école. Ses articles se tiennent. Ses livres, par leur composition, la disposition des matières, leur aspect extérieur et même leurs titres, rappellent la manière de faire des maîtres français. Et cela n’est pas sans intérêt ni sans importance, si cela complète fort heureusement l’initiative littéraire de M. Roy et contribue à donner plus d’autorité à ses jugements.

La critique, ainsi libérée et ordonnée, accomplira pleinement sa mission qui est, en définitive, d’inspirer l’œuvre de littérature, en la guidant vers une forme d’art appropriée et vers l’expression de beautés nouvelles. Mission difficile mais singulièrement féconde ! L’absence d’une critique pondérée, juste et suffisamment compétente, a été une des causes de la pauvreté relative de notre production littéraire. Nos auteurs hésitent et tâtonnent. Ils cheminent sans appui, sans conseils et le plus souvent sans espoir, sur une route étroite qui n’a de charme que sa solitude. Rien qui les aiguillonne, si ce n’est le blâme irritant et stérile. Ils ignorent la valeur et la portée de leurs ouvrages. S’ils sont sincères, ils en souffrent. L’écrivain sérieux, épris de sa tâche, ne se fie pas à sa facilité qu’il redoute. Le souci de la forme correcte et simple torture son esprit. Il finit par douter cruellement de ses propres forces. Il est condamné à ne jamais savoir la limite exacte où son effort triomphe. La critique peut le secourir. Sans doute elle est impuissante à faire naître le talent, qui n’a rien d’artificiel ; mais elle peut le réconforter, le développer, le multiplier là où il existe déjà ; lui indiquer les écueils ; lui ouvrir des voies inconnues où s’avancer d’un pas plus assuré ; lui déceler les richesses nombreuses, les puissances ignorées que renferment notre passé valeureux et les fières leçons de notre histoire française ; lui révéler la gravité large et sereine de nos paysages, l’orgueilleuse sauvagerie de nos forêts, la tranquille et chaude mélancolie de nos montagnes, — tout ce monde nouveau dont le caractère sobre et dur exprime l’infatigable énergie de notre race à le conquérir.

Aussi bien M. Roy s’est-il essayé à exercer ce rôle bienfaisant. Dans une conférence, faite en 1904 et reproduite dans ses Essais sur la littérature canadienne, il a exprimé quelques idées à propos de la nationalisation de notre littérature. Le mot n’est pas nouveau, s’il fut employé naguère par Ferdinand Brunetière, dans son Manuel de la Littérature française, pour caractériser une des étapes de l’évolution littéraire en France. — Qu’est-ce au juste que cette nationalisation des lettres ? Est-ce une formule étroite et nécessaire ? Nos auteurs devront-ils s’interdire de traduire des sentiments humains, d’énoncer des idées générales, ou de traiter des sujets qui nous sont étrangers par presque tous leurs aspects ? Ce serait leur imposer une lourde rançon et une gêne extrême. Chacun est libre de suivre la pente de ses goûts et de prendre son bien là où il croit le trouver. Comme nous le montrait, il y a quelques jours, avec beaucoup d’autorité, M. Paul Morin, l’exotisme est fort répandu dans la littérature française ; et il n’y a rien là que de très plausible. Cependant on peut souhaiter la formation d’une littérature qui soit nationale par le choix des sujets et par le tour de l’expression. On peut demander à nos écrivains d’observer de préférence les choses qui les entourent, qui les touchent, dont ils subissent l’influnce et qu’ils exprimeront d’autant mieux qu’ils les auront davantage aimées, comprises et méditées ; de peindre le détail de nos mœurs ; de pénétrer jusqu’au silence de l’âme canadienne, pour en manifester les sensibilités profondes et atteindre les sources de notre vie nationale.

C’est poser l’importante question du provincialisme littéraire sur laquelle nous reviendrons plus tard. M. Roy nous paraît la résoudre plutôt mollement. Sa pensée chevauche un peu. Il fait trop bon marché de la littérature française inspiratrice de nos œuvres littéraires ; il ne distingue pas suffisamment ce qu’on a appelé la littérature d’exportation et ce qui est la littérature française. Il cite l’opinion de M. Hector Fabre qui nous met en garde contre les raffinements du dilettantisme. Je veux bien ; mais, outre que le dilettantisme ne se porte plus guère, il reste que pour nationaliser notre littérature il nous faudra apprendre des régionalistes français cet art de regarder dont a parlé Henry Bordeaux. Nous connaîtrons par eux comment écrire des livres canadiens ; et nous nous porterons dès lors avec plus d’amour et d’intérêt vers notre histoire, et nous trouverons l’expression artistique qui dira, dans toute son intensité, la robuste beauté de nos traditions populaires. Ce qui ne nous empêchera pas, ainsi que le suggère fort à propos M. Roy, d’organiser enfin chez nous l’enseignement méthodique des humanités, d’envoyer nos jeunes gens étudier à l’étranger, de créer des écoles normales et supérieures, de tendre notre enseignement secondaire vers la nationalisation de la littérature, — en faisant disparaître, par exemple, le déplorable usage d’imposer à des rhétoriciens des sujets fossiles comme la défense de Thomas Morus au lieu de « les faire décrire la chaumière qu’ils ont habitée ».

M. Roy prêche d’exemple, et fort honnêtement. Il a précisément décrit la chaumière qu’il a habitée avec un accent de vérité qui communique à son œuvre un rare mérite. La jolie chose que ce Vieux Hangar sur lequel s’ouvrent les Propos canadiens ! Voilà bien du provincialisme littéraire et du plus pur. M. Roy y a mis le meilleur de son cœur et de son souvenir. Ce tableau est d’un réalisme doux et mélancolique, pénétré de sincérité paysanne, de tendresse familiale, de simplicité émue et nuancée. Il est d’un style coloré, sans trop d’éclat, concis et nombré, et plus étudié, moins hâtif que n’est d’ordinaire le style du critique. Ce crayon mérite une place de choix dans l’ensemble de notre littérature

Est-il besoin de dire que M. Roy s’est révélé l’apôtre convaincu de cette littérature ? Il croit à son existence. Il y croit plus fermement encore que ne fait M. l’abbé Chartier dont la foi me paraît plus chancelante et moins absolue. Elle se développe, donc elle est, écrit par deux fois M. Roy Je reconnais volontiers qu’elle se développe en nombre, par des unités qui s’additionnent ; je doute fort qu’elle forme un tout harmonieux et raciné. Et puis, c’est affaire d’opinion : ne querellons pas.

Quelle que soit cette littérature, M. Roy a eu pleinement raison de s’en faire l’historien. Dans Nos Origines littéraires, il raconte les débuts de nos lettres françaises, depuis 1760 jusqu’à 1860 : un siècle de pensée, souvent naïve et gauche, mais toujours intéressante en ce qu’elle fait partie de nos armes de combat. C’est une tâche difficile et que M. Roy a heureusement remplie. Nous écrivons volontiers l’histoire politique, mais peu de nos historiens s’arrêtent à retracer notre passé littéraire, économique et social ; — et la philosophie de l’histoire du Canada est encore à peine ébauchée. L’ouvrage de M. Roy comble un vide et répare une injustice. Il tire de l’oubli quelques-uns de ceux qui ont lutté pour l’idée française en Amérique : c’est un geste trop noble pour qu’il soit ignoré. Nous avons besoin de connaître toutes les attitudes de nos pères. Elles sont notre raison de vivre. Dans ce patrimoine glorieux que nous ont légué nos ancêtres, il n’est pas une parcelle, si modeste soit-elle, qui ne mérite d’être consacrée par le culte d’une piété reconnaissante.


Janvier, 1913.