Au soir de la pensée/Chapitre 7

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Édition Plon (Tome 1p. 305-332).

CHAPITRE VII

LES SYMBOLES

Idéogrammes.

Qu’est-ce donc que cette Roue des choses, cette Roue de la loi, dont le bouddhisme, qui l’avait reçue des Brahmanes, fit le point de départ de son enseignement parce que tout en procède, comme tout y ramène, par l’universelle vertu de l’enchaînement des phénomènes ? Partout aux monuments bouddhiques s’inscrit le symbole de la Roue, souvent encadrée de deux cerfs qui rappellent le Parc aux cerfs de Sarnath, près de Bénarès, où le Bouddha fit entendre sa première leçon[1]. C’est le symbole par excellence. Expliquons-nous sur la nature et les fonctions des symboles, d’abord.

Le symbole religieux est le signe représentatif, l’image schématique d’une interprétation du monde, faisant figure d’évocation. La religion commandait d’autant plus l’emblème qu’elle jaillit de l’homme à l’éveil de la connaissance, quand le langage en était à ses premiers essais, et que le besoin de dépasser l’effort d’une transmission orale n’avait pas encore abouti à l’établissement d’une écriture. En réalité, les symboles sont le début de l’idéographie, gravée, peinte, ou modelée, qui s’est maintenue, par la force des traditions, tout au travers des précisions de l’alphabet. Cela suffit à dire leur importance, puisque nous y devons trouver la formelle consignation des plus lointaines pensées de l’homme sur lui-même et sur le monde, en des âges où manquaient les moyens d’expression.

Après ces premiers signes des premières représentations de l’idée, la pierre, l’os, la corne et le bois nous apporteront des complications de dessins par lesquels des hommes entreprendront de figurer ce qu’ils ont le plus fortement senti avant de le traduire en formes de pensées. Il faudra de longs âges pour arriver à obtenir des consensus d’entendements sur la plus vague formule d’une énigme des choses, car, avant de concevoir la solution hasardeuse d’un problème, il faut s’être heurté à la sensation d’un inconnu — ce qui suppose la mise en œuvre d’un connu selon les chances d’une interprétation primitive qui s’élèvera plus tard aux terrestres sommets de l’investigation. L’homme s’en est tenu d’abord à des raccourcis de doctrines, dont les symboles ont pris acte, pour de premières transmissions d’émotivité ou de connaissance aux générations destinées à sentir, à penser au delà.

Aujourd’hui même, le symbole religieux n’a pas perdu le principal de son caractère qui est de concréter un ensemble d’émotions générales, doctrinées en des figures interprétatives dont les mouvements s’enfoncent au plus sensible de notre chair. Demandez au plus indifférent de ceux qui ont fait un séjour à l’étranger s’il n’a pas tressailli à la vue du symbolique drapeau de la patrie, et jugez par là de ce que purent éprouver les mystiques du quaternaire devant l’informe idéogramme qui représentait, pour eux, l’analyse et la synthèse, le premier et le dernier mot de ce menaçant univers qu’il s’agissait, alors comme aujourd’hui, d’interpréter assez justement pour qu’une vie matérielle et morale pût s’y accommoder.

Leur « religion », leur « philosophie », leur expression de ce qu’ils saisissaient des choses, nos primitifs ancêtres l’ont consignée en de gauches images qui parlaient aussi clairement à leur esprit obscur qu’aux hommes de notre temps les emblèmes de tous cultes, après des siècles d’élaboration. Et aussitôt accompli ce travail d’une intellectualité commençante, voici que, soit par des communications dont l’histoire nous échappe, soit parce que l’équivalence des interprétations (venues des mêmes états de mentalité devant les mêmes problèmes commandant d’identiques mouvements de pensées, les mêmes idéogrammes vont se retrouver sur tous les continents de la terre, exprimant d’identiques activités de sensations, de représentations, d’interprétations de l’univers. Je recommande à qui veut s’en convaincre la lecture du remarquable ouvrage de M. Goblet d’Alviella sur la Migration des symboles.

La rencontre des choses.

Aux rochers des âges quaternaires, se sont fixés les plus anciens sursauts de l’humanité pensante. Si bien qu’une attentive étude des symboles religieux jusqu’à nos jours nous permet de reconstituer, en partie, les croyances spontanées des premiers âges, et, par là, de remonter des développements à la source originelle où se dérobent nos premières improvisations.

Les hommes ont adoré d’instinct tout ce qui se présentait à leur usage. Le bâton ramassé au hasard[2], divinisé bientôt comme instrument de puissance ; la massue[3], la pierre-outil ; l’arbre protecteur ou nourricier ; l’arbre de vie au suc régénérateur, l’arbre de la connaissance d’où vient l’inspiration des rêves, avec ou contre le gré du serpent à qui, dans les profondeurs de son trou, furent révélés les secrets de la terre ; la fontaine qui jaillit ; le rocher qui s’impose par l’immobilité d’un geste inquiétant ; les animaux contre lesquels il faut se défendre d’autant plus hardiment que la chair est le prix du combat, y compris celle de l’homme, précieux comestible en des menus dont le souvenir s’est conservé dans la communion alimentaire, présentement encore égarée jusqu’aux extrémités de la théophagie.

Plus tard, beaucoup plus tard peut-être, en raison de l’accoutumance animale qui ne permettait pas d’abord l’étonnement[4], ce sera le soleil, avec le ciel et ses astres, objets de terreurs, ou de reconnaissance familière ; la terre, avec ses eaux mouvantes, le grondement de ses mers, ses vents, ses tempêtes, ses montagnes de domination, ses peuplements de vies, du lion au singe, de l’aigle au scarabée, sans parler des monstres à qui l’Inde réserve encore l’éclat de ses plus beaux hommages. Dieux du bien, Dieux du mal, Dieux de tout, bons et mauvais à la fois, qu’il fallait, à toute heure, obséder d’offrandes et de prières. Tout cela, pèle-mêle, sans l’ordre doctrinal d’une future systématisation religieuse d’éclosions cultuelles agglomérées selon les temps, les lieux, les ressources d’émotivités populaires, ainsi que la diversité des symboles paléolithiques en fait foi.

Aujourd’hui, tout cela nous est présenté, en des interprétations plus ou moins chanceuses, pour la justification de réflexes millénaires qui nous égarèrent en des déviations d’entendement. À l’origine, ce ne fut qu’un élan, un besoin de dire, pour nous assurer une meilleure fortune de vivre. L’urgente nécessité d’une idée, avant de commencer à connaître. Tel quel, le symbole aura sa part de la vénération commune, au même titre que la Divinité dont il est la représentation.

Le disque solaire, la croix.

On ne saurait rien dire des premiers signes incompréhensibles où nous ne pouvons voir que des bégaiements de sensations. Telles les ébauches de Gavr’innis. Le début d’un besoin d’exprimer on ne sait quoi, quelque chose comme le premier tressaillement d’une idée. Mais le tableau, après un temps, se précise. Un cercle apparaît, représentant le disque solaire. On y inscrira une croix, comme en Assyrie où ce sera l’idéogramme du Dieu céleste. La croix est l’un des symboles les plus anciens de cette histoire incroyablement touffue. La barre transversale indiquerait la course du soleil[5], coupée du trait vertical qui va du nord au midi. Indication primitive des quatre points cardinaux. « La croix des tribus sud-américaines, dit un explorateur, est une véritable rose des vents ».

Chaldéens, Indiens, Perses, Grecs, avec les Gaulois et les tribus autochtones des deux Amériques, nous offrent la même croix équilatérale, dont parfois chaque bras s’achève en une pointe de flèche, comme pour indiquer la marche du rayon solaire.

La croix équilatérale est universellement répandue. Je l’ai rencontrée au Palais de Knossos (dit de Minos) en Crète, avec la fleur de lis, dans la Grèce antique sur des vases d’usage courant. Quand les Espagnols trouvèrent la croix équilatérale chez les Indiens de l’Amérique du Sud, ils en conclurent bonnement que le nouveau continent avait été évangélisé avant d’être découvert. En Chine, par opposition à la courbe de la voûte céleste, la terre, toujours réputée plane, se figure par un carré. La croix équilatérale qui s’y inscrit est d’une haute figuration cosmique. D’autres fois, le disque du ciel, surmonté de la croix, sera l’image exacte du globe chrétien que portaient, hier encore, les statues de nos rois. On saisit la peut-être l’enchaînement des suggestions impliquant une systématisation des Puissances. La croix équilatérale la plus ancienne se rencontre aux cavernes quaternaires, tandis que la plus récente accompagne, aujourd’hui même, la signature de nos curés.

La croix en double maillet est des Égyptiens, des Celtes, des Germains, qui en feront, par la métaphore du choc fécondateur, un instrument de vie et de reproduction. La croix en forme de double potence (qui a survécu dans le Tau grec) se rencontre en Palestine, en Gaule, en Germanie, chez les Phéniciens comme dans l’Amérique centrale. Le prophète Ézéchiel nous fait connaître que c’était un « signe de vie et de salut ».

Plus tard, quelques modifications de dessin en feront l’idéogramme de la foudre. Car, en tous lieux, le signe évolue nécessairement avec la pensée. Le maillet céleste à deux têtes deviendra, chez les Celtes et les Germains, un instrument de puissance vitale, comme la croix du Christ sera assimilée à l’arbre de vie, symbole par excellence, dûment enregistré dans la Bible. Jusque dans les catacombes chrétiennes, s’affirme le maintien de la croix potencée.

Il va sans dire que nos présents chrétiens n’admettent point l’assimilation de ces signes à leur propre symbole. Le fait indiscutable, cependant, est de l’universelle rencontre du symbole de la croix dans la plupart des cultes. Les chrétiens ont successivement adopté la croix gammée, la croix potencée et la croix équilatérale, avant d’en venir à leur symbole actuel, purement schématique, puisque nous n’avons de renseignement d’aucune sorte sur l’instrument du Golgotha.

Plus on voudra tenir pour indépendantes ces manifestations de la pensée humaine à ses débuts, et plus impérieusement nous serons forcés d’en conclure aux significatives concordances qui dénoncent d’une façon si claire l’éclosion simultanée des mêmes symboles suggérant, en tous lieux, des mouvements d’interprétations analogues.

Rien n’est si contagieux qu’un symbole, qu’on n’adopte guère, d’ailleurs, sans y attacher une valeur de talisman. C’est bien ainsi que l’entendaient nos symbolistes du premier âge, fabricateurs de cercles, de croix, et de tous autres signes dont je ne peux dire qu’un mot au passage. Le sujet voudrait d’autres développements, car notre esprit fléchit encore sous le poids de ces figurations partout répandues. Que de surprises à ces jaillissements d’histoire ! Pourrait-on deviner, par exemple, que la corne de corail, avec le signe de la main qui doit l’accompagner, sont venus à Naples de la très lointaine Chaldée, où les cornes du taureau étaient à la fois le symbole de la reproduction et de la puissance de domination ?

Le Swastika.

Cependant, il fallait passer du « moteur immobile », comme dit Aristote, à l’expression du mouvement. Les bras de la croix achevés de flèches, ainsi que les rayons partant de la circonférence du disque, en furent une formelle indication. La rotation de l’astre étant inconnue, sa translation apparente, avec la régularité de son retour quotidien, conduisit au signe plus savant de la croix gammée[6], le fameux Swastika qui accusera la continuité du mouvement par un crochet à angle droit (de gauche à droite, c’est-à-dire dans le sens de la marche du soleil) à l’extrémité de chaque bras de la croix. L’appareil figurerait ainsi la jante d’une roue en action. C’est ce qui achemina les esprits vers la symbolisation capitale de l’éternelle succession des êtres, dont Bouddha, après les Brahmanes et leur métempsychose, fit, de sa doctrine, le point culminant. Qu’on ne s’étonne donc point si, pour compléter le Swastika, le Sauwastika, à crochets en sens inverse, vient à symboliser la course du soleil sous l’horizon, qui lui permet de rejoindre l’aurore du lendemain. Le symbole de la Roue se trouvait ainsi achevé.

On rencontre le Swastika chez tous les peuples de l’histoire, dans tous les temps, sauf peut-être en Égypte, en Assyrie, en Phénicie, en Chaldée. Il est par excellence un symbole aryen[7]. On a dit qu’il vint de la Grèce dans l’Inde. Peut-être. En tout cas, c’est de l’Inde qu’il a gagné la Chine et le Japon.

Il subira, bien entendu, des évolutions inévitables dont la plus significative sera d’un second crochet perpendiculaire à l’extrémité du premier, pour donner à l’œil la sensation plus vive d’un mouvement accéléré. L’impression causée par le crochet en courbe ne sera pas moindre, et quand le tétrascèle deviendra triscèle, chaque trait aura si bien donné la sensation d’une jambe dans l’action de courir qu’on trouve encore dans les armoiries féodales de l’île de Man (aux trois pointes, comme la Sicile), les trois jambes soudées à la rencontre des cuisses que nous montrent les plus anciennes monnaies de Lycie, achevées parfois d’une tête de coq à l’extrémité du trait. Ainsi, l’oiseau dont le clairon salue le lever du soleil se trouve élevé au grade de symbole solaire chez les Païens avant de venir se poser, au même titre, sur le clocher de nos églises, pour lancer son appel christianisé à l’antique Dieu de l’éblouissement[8].

Cependant, le Swastika orna la ville de Priam. Apollon l’a porté sur sa poitrine. Il pare aussi bien la chaire de Saint-Ambroise, a Milan, que la dalmatique des premiers chrétiens. C’est un signe de salut, le porte-bonheur par excellence. « Su asti » dit l’Hindou, et le Grec « Eu esti ». En français : « Vœu de bien ». Enfin, voilà donc un terrain d’entente universelle. Ce n’est pas beaucoup, considérant ce qui doit suivre. Ce pourrait être mieux que rien, si jamais le jour arrivait où les hommes en viendraient universellement à dépasser l’incohérence des rêves primitifs pour se rencontrer dans une interprétation positive des phénomènes producteurs de symbole. Nous n’en sommes pas là.

La croix gammée, plus tard encore, se flanquera du croissant lunaire par une association probable des deux cultes. Un jour, nous arriverons tôt ou tard à la décadence des symboles, qui s’altèrent et s’emmêlent sans fin,

Quand les religions baissent comme la mer.

À l’exemple de toutes choses humaines, nos Dieux, nés de nous-mêmes, ne peuvent qu’apparaître, croître, décroître et mourir. C’est la gloire du monde qui passe. C’est l’évolution qui s’accomplit. Saluez.

Je ne puis pas m’étendre sur cette autre rivale du Swastika, la « croix ansée » des monuments égyptiens, dite « clef de vie », qui exigerait de longs développements. Il suffit de noter que le symbole égyptien correspondant au Swastika est le « globe ailé » qui figure, par une autre combinaison de signes, le même phénomène du soleil en mouvement. Chaque symbole a son histoire qu’il serait trop long d’exposer.

L’arbre.

Plus que tous autres symboles, l’arbre de vie et l’arbre de science voudraient de nombreux rapprochements. Dans l’Inde l’arbre indomptable, aux bras humainement tordus, dégage un jaillissement de volonté qui impose l’admiration. Or, chez nos lointains ancêtres, de l’émerveillement à l’adoration, il n’y avait qu’un pas. Le pilier du monde manifesté par le fût de colonne qui n’est que le modèle d’un tronc d’arbre, et l’arbre sacré lui-même, semblent venir des Assyro-Chaldéens. L’Inde n’a pas manqué de se l’approprier. « Quel est le bois, quel est l’arbre où le ciel et la terre ont été sculptés ? Brahman (l’âme universelle) fut le bois, Brahman fut l’arbre où le ciel et la terre ont été sculptés[9]. » Le culte de l’arbre est-il un souvenir des temps lointains ou nos ancêtres anthropoïdes y avaient encore leur habitat ? Cette vue peut paraître hardie. Avec le paon, le lion, le bouc, le griffon, l’homme, l’arbre est souvent associé. Dans les intailles, le serpent se rencontre communément en cette compagnie. La Syrie nous montre, sous un palmier, deux hommes qui dansent en cueillant un fruit. L’Inde s’est empressée au culte de l’arbre, et le bouddhisme l’a puissamment entretenu. Nous en reparlerons. L’adoration des arbres, entourée de bétyles, peints en rouge, est un commun spectacle dans tous les villages de l’Inde. À noter l’arbre sous lequel le Bouddha vint au monde, aussitôt que sa mère Maya (L’illusion} eut saisi la branche fortunée. À retenir enfin l’arbre (Djambu) dont l’ombre demeurait immobile au-dessus du futur Bouddha[10], tandis que le soleil, dans sa course, déplaçait tous autres ombrages. Enfin, l’arbre, à jamais fameux, de la Bodhi (Connaissance) sous lequel Siddharta reçut l’illumination.

Eusèbe dit que les Phéniciens adoraient les plantes dont ils se nourrissaient. Il n’avait pas prévu sa propre croix symbolique sursymbolisée, à son tour, en un arbre de vie universelle[11]. La Perse nous apporte la tradition du Haoma (Soma de l’Inde), liqueur alcoolique venant de l’asclepias acida et servant, avec le beurre clarifié, à alimenter, à perpétuer le feu de l’autel par le suc de l’arbre de vie qui confère l’immortalité. Avant que la ville de Babylone eût reçu ce nom, elle s’appelait « Le lieu de l’arbre de la vie ». La vigne, dans le langage de l’Assyrien, se dénommait l’arbre de la vie. Le nom en est demeuré chez nous sous le vocable d’eau-de-vie.

L’aventure de notre Éden est assez connue. On ne peut se défendre d’en rapprocher une image chaldéenne qui représente l’arbre sacré entre deux personnages : l’un, un Dieu, certainement, orné des cornes emblématiques de la Puissance, qui fait un geste d’interdiction au-dessus du fruit mythique qu’une femme tend la main pour cueillir. Dressé sur la queue, le serpent érige sa tête jusqu’au-dessus du chef féminin, comme pour l’inspirer. Point de scénario plus clairement présenté[12].

Il faut y joindre encore une peinture d’un vase grec qui représente l’expédition d’Héraklès au jardin des Hespérides, où l’on voit deux Hespérides trompant le serpent gardien des pommes d’or immortelles. Enlacé autour du tronc, le pauvre « dragon » s’oublie à boire dans une coupe qui lui est tendue par une main perfide, tandis que la complice cueille le fruit mal défendu. Revanche anticipée de l’Éden où la candeur de notre mère Ève fut, pour ses descendants, la source providentielle de tant d’ennuis.

À Chypre (phénicienne) et en Égypte, n’a-t-on pas vu jusqu’à la fleur sacrée du lotus (symbolique par excellence) s’épanouir sur l’arbre de vie ? Le lotus, qui s’ouvre avec le soleil levant et se ferme au coucher de l’astre, est demeuré le symbole éminent des bouddhistes, non sans avoir appartenu à beaucoup d’autres cultes. Si les symbolistes de l’arbre de vie se sont emparés du lotus, avec d’autant plus d’empressement peut-être qu’il fut, pour raison d’apparence, l’idéogramme de la reproduction autant que de la course du soleil, c’est que les symboles, comme les mythes qui y sont inclus, n’ont cessé de s’emmêler, de se dénaturer, en usurpant les uns sur les autres, de s’amalgamer, de se fondre, à mesure que leur signification première allait s’atténuant dans la nuit des âges disparus.

La figuration, même, dégénérant ainsi en une abréviation d’achèvements secondaires, finit par n’avoir plus que la valeur d’un signe, et se transforme en un simple caractère d’écriture. Tout le monde sait que l’alpha grec fut originairement le schéma d’une tête de taureau.

Les Chaldéens avaient considéré l’univers comme un arbre dont la cime figurait le ciel, avec les étoiles pour fruits d’or, les racines symbolisant la terre où elles étaient plongées. De même, les Védas. Et non seulement la philosophie chaldéenne a fait de l’arbre un emblème solaire, mais l’Inde, encore, s’est donné le plaisir de métaphysiquer là-dessus.

Les Grecs se contentaient d’interpréter le bruit du vent dans le feuillage aux chênes de Dodone (avec les colombes sémitiques), le plus ancien sanctuaire de la Grèce, d’origine phénicienne, desservi par « les Selles aux pieds nus », ce qui pourrait indiquer une tradition indienne.

La Mésopotamie a connu un arbre lunaire. De même l’Apocalypse place au milieu de la Jérusalem céleste « l’arbre de vie qui portait douze fruits, dormant son fruit à chaque mois ». Enfin, la Chine a célébré un arbre de vie qui était de jade et conférait l’immortalité par son fruit.

Combien de pages me faudrait-il encore pour mentionner, chez les Aryens comme chez les Sémites, toutes les figurations de l’arbre de vie, accompagné, dans l’Inde en particulier, de l’arbre de la connaissance (Bodhi). J’ai eu le plaisir d’en voir le rejeton « direct » à Ceylan[13] où je puis attester qu’il est bien l’arbre de vie tout au moins pour les moines qui reçoivent les offrandes monnayées, et pour les singes qui se nourrissent du riz offert à la Divinité. La vie considérée par eux comme un mal, — je parle des moines seulement, — il suffit, comme on voit, du bon usage d’un symbole pour que chacun y trouve un bénéfice à ne pas négliger.

Le malheur biblique de nos premiers parents fut que le fruit de l’arbre de la sagesse devant les rendre, annonce Jahveh, « capables de discerner le bien du mal, comme l’un de nous »[14], l’accès de l’arbre de vie leur fut, en outre, interdit par le fabricateur universel dans la crainte qu’ils n’en vinssent encore à conquérir l’immortalité. Que notre mère Ève eût simplement récidivé, et nous tenions simultanément la connaissance et la vie éternelle ! Beaucoup ne s’en consoleront pas !

Et pendant que je suis sous l’arbre symbolique, pourrais-je ne pas mentionner le fameux arbre de la Liberté que nos farouches révolutionnaires de l’an II allèrent chercher je ne sais où pour en faire l’emblème de leurs bergeries ensanglantées. Un patient enquêteur retrouverait peut-être la filière mystique de la Genèse à la Convention, et nous dirait comment Moïse nous conduisit à la Déesse au bonnet rouge[15]. Une page d’histoire à élucider. Nous avons encore dans maints villages des chênes ou des ormeaux révolutionnaires que le vent des réactions n’a pas déracinés, par l’unique raison, je le crains, que nul ne sait plus ce qu’ils ont représenté. En 1848, j’ai vu, dans mon enfance, planter en cérémonie un beau marronnier sur la place Royale de Nantes, devenue place du Peuple en l’occasion. M. Fournier, curé de Saint-Nicolas, et plus tard évêque de Nantes, lui apporta gravement sa bénédiction. La légende veut même qu’il l’ait aiguisée, plus tard, d’un flacon de vitriol. Prêtre et arbre sont morts. Je l’aurais prédit. Pour la liberté, je dois le reconnaître, on continue de la parler.

Bétyle d’Astarté.

Je ne puis que mentionner au passage le bétyle conique[16], symbole d’Astarté, Mylitta, Derceto, Tanit, Anaïtis (grande déesse tellurique et lunaire des Sémites), etc., qu’on retrouve sur les monnaies de Paphos, de Byblos, de Sidon. Nous la voyons s’amalgamer avec le disque, ailé ou aptère, pour en venir à se rapprocher de la croix ansée de l’Égypte, bien antérieure, dit M. Goblet d’Alviella, aux représentations phéniciennes de la grande Déesse vierge et mère, meurtrière et régénératrice, qui apparaît, chez toutes les nations sémitiques, comme la personnification la plus haute de la nature sous sa double face cruelle et bienfaisante à la fois[17].

On voit comment font peu à peu leur chemin, par des voies convergentes, les interprétations que les symboles ont charge de fixer. Il y a tant de marge ici pour l’évocation que, lorsque je vis, pour la première fois, au Louvre, le symbole de la Tanit carthaginoise — triangle isocèle surmonté d’une, barre transversale[18] sur laquelle repose le globe solaire — je n’eus point d’hésitation à y reconnaître le schéma d’une silhouette féminine. De même, Renan, en Phénicie, y pensa discerner une femme en prière. Et, de fait, la transformation ne s’est pas fait attendre aux cippes gréco-pélasgiques, d’où dérive la fameuse Artémis d’Éphèse aux innombrables mamelles.

Pendant ce temps, la croix ansée avait gagné la Mésopotamie, tandis que les premiers chrétiens d’Égypte l’inscrivaient sur leurs temples pour se distinguer des coreligionnaires qui arboraient la croix grecque ou la croix latine.

Trop longue serait l’histoire, même la plus brève, du globe ailé, qui, de l’Égypte, avec son scarabée volant, a gagné toute l’Asie. Quel que soit le symbole du soleil, on le verra glisser successivement jusqu’à la figuration du Dieu suprême pour généraliser le culte d’une Providence cosmique. L’étude des migrations des symboles a montré que l’Inde de nos pères Aryens, après l’exode du Pamir et longtemps avant les Grecs d’Alexandre, avait reçu des vallées du Nil et de l’Euphrate, à travers l’Assyrie et la Perse, un fond d’idées cultuelles primitives qu’elle a personnellement développé.

L’auréole de nos saints, venue d’Assyrie[19] et figurant le soleil, le caducée ailé d’Hermès qui, de la Grèce a gagné l’Inde, et le triçula bouddhiste, symbole solaire encore, transformé plus tard en trident, symbole de l’idée trinitaire, m’entraîneraient trop loin. De même le culte du phallus universellement répandu par l’image. L’Égypte, la Palestine, la Syrie, la Phénicie, l’Amérique, la Grèce, Rome, nous le montrent en des figures symboliques où la simplicité primitive n’attachait peut-être aucune mauvaise pensée. Avec ses Lingam et ses Yoni de toutes dimensions, l’Inde garde le culte de la génération universelle dans une innocence religieuse que rien ne vient alarmer[20]. À Ellora, à Tanjore, aussi bien qu’aux étalages des boutiques de cuivres dans tout le continent, le spectacle ne suscite que des mouvements d’édification.

J’ai parlé surtout de l’Asie parce que, depuis les plus anciens âges jusqu’à nos jours, sa pensée, ses rites, ses cultes, sa philosophie, sa métaphysique, ont envahi notre terre d’Europe et s’y sont développés avec exubérance. Nous sommes là en pays familier. Les superstitions, les magies de l’Asie antérieure sont encore nôtres. Elle nous a donné son dernier Messie, et, par une ingratitude noire, nous avons maudit, persécuté, torturé le peuple qui l’enfanta. Je confesse qu’il l’avait mis à mort. Mais comment ne pas nous en féliciter puisque, sans le Golgotha, nous n’étions pas sauvés[21]. Et puis, quels massacres de frères chrétiens, ont suivi ! Avons-nous donc le droit de répudier l’intolérante synagogue, après l’avoir si copieusement imitée ?

L’Égypte nous est moins proche, bien que sa religion se fût implantée, pour un temps, dans le monde romain. Mais le christianisme emporta toutes rivalités divines, et l’Égypte n’est plus pour nous qu’une magnificence de colonnades sans issue sur l’avenir européen.

Il reste l’Extrême-Orient, terra incognita d’un développement d’activités mentales qui n’ont été dépassées sur aucun continent de la terre, et se trouvent même peut-être à l’origine des plus beaux efforts de notre pensée. Nous avons vu la Chine de nos premiers siècles venir chercher la pureté du bouddhisme dans l’Inde pour le conjuguer avec ses Dieux héréditaires. Serait-il plus étrange qu’avant Fa-Hsien, avant Hiouen-Thsang, d’autres missionnaires d’Extrême-Orient aient accompli un office de propagande en sens contraire, apportant de leur Chine des rites ou des symboles cultuels avec les doctrines qui pouvaient s’y trouver attachées ? Au troisième siècle avant notre ère, les missions d’Açoka en Égypte, en Asie Mineure, en Épire, offrent un exemple mémorable d’une telle propagande, sauf qu’au rebours des derniers missionnaires chinois qui allaient au-devant du bouddhisme, le grand empereur indien prétendait l’exporter[22].

On ne peut se défendre d’une telle pensée quand on rencontre le symbole cultuel du coq partout répandu en Extrême-Orient. Pour les imaginations primitives en quête des mouvements du monde, l’évocation est assez naturelle de l’oiseau dont le chant annonce le soleil. Sous l’action des mêmes causes, le même phénomène mental a pu se produire en tous lieux. N’est-ce pas ainsi que le coq païen, venu d’Asie Mineure, a pu s’installer au plus haut de nos églises chrétiennes pour claironner la lumière du jour, tandis qu’en Chine il remplit un rôle analogue en d’autres figurations[23].

C’est l’aventure encore du symbole de la croix inscrit aux parois des grottes paléolithiques, et rencontré parmi les premières expressions emblématiques de tous les continents. Au dix-huitième siècle, la fréquente présence de la croix parmi les caractères chinois avait frappé un savant missionnaire français, l’abbé de Prémare, qui dépensa candidement des trésors d’érudition pour accorder la Bible avec les croyances chinoises. Même cas pour la roue solaire de l’Inde qu’on retrouve de toutes parts dans l’empire chinois. J’ai dit que les symboles représentent un primitif essai d’écriture idéographique, et nous fournissent, à ce titre, la première indication des figurations mentales de nos ancêtres à la recherche d’une formule du monde et de ses habitants. Quoi de plus naturel que de voir les mêmes phénomènes produire mêmes résultats d’analogie dans les réactions d’organismes similaires ?

Chacun sait, toutefois, que l’Extrême-Orient nous offre, pour caractère particulier, des états d’émotivité intellectuelle qui se distinguent ethniquement des nôtres, aussi bien dans l’interprétation des phénomènes que dans les développements qui s’ensuivent. De notables divergences de directions avant d’éventuelles rencontres. On ne pourra donc pas s’étonner si le coq, autochtone ou non, se voit submerger dans un inexprimable tumulte de symboles extrême-asiatiques dont la procédure mentale est trop propre à nous dérouter. Il faut un art de patience pour ne pas se perdre en cet océan de subtils raffinements qui semblent préparer des évaporations de pensée. Et cependant, la procédure d’interprétation chinoise côtoie si bien la nôtre qu’il lui arrive de la devancer.

je prends le symbole chinois le plus notable. Le Taï-Ki (Grand-Extrême) est un cercle dans lequel sont inscrites deux demi-circonférences, en formes giratoires, qui s’enlacent, tête à queue, comme feraient ces têtards de batraciens qui pullulent dans nos mares. Le cercle représente le ciel et le petit disque, au centre de chaque partie renflée (représentant d’un côté le soleil, de l’autre la lune) figureraient assez bien l’œil de l’embryon. C’est le symbole du jour et de la nuit dans leur révolution. Aussi du chaud et du froid ; du bien et du mal ; du mouvement et du repos ; de la vie et de la mort et de je ne sais combien d’autres rythmes encore. Tout en procède et tout y ramène. C’est la suprême formule de l’Univers.

L’analogie avec le dualisme générateur de l’Avesta a suscité tous les commentaires. Le Yin et le Yang, les deux girations composantes du Taï-Ki, représentent encore le principe mâle et le principe femelle par qui le monde fut engendré, et en cela, du moins, ce symbole est d’une généralisation analogue à la nôtre, dans l’histoire, puisqu’il ramène la formule cosmique à une expression des phénomènes de la vie — vue aujourd’hui dépassée. Là-dessus, l’esprit chinois s’est donné toute carrière. Les systèmes cosmogoniques, philosophiques, thérapeutiques, divinatoires fondés sur le Taï-Ki ont proliféré et prolifèrent encore de toutes parts. Le Yi-King, le plus ancien livre des Chinois, qu’on fait remonter à trois mille ans avant notre ère, peut vous fournir là-dessus matière à d’amples dérivations de pensées[24].

On ne pouvait manquer de rapprocher ce symbole idéographique de la Roue solaire, et surtout du Swastika dont l’office, comme j’ai dit, est aussi de donner la sensation de l’astre en mouvement. N’est-il pas assez remarquable que, de toutes parts, l’extrême effort des premières mentalités humaines ait diversement abouti à identifier tout le système du monde avec le mouvement, comme fait de nos jours la science la plus qualifiée ?

Toute une vie ne serait pas de trop pour dire l’histoire des symboles chinois, culture intensive d’idéographie généralisée, ainsi que le fait bien voir l’extraordinaire diffusion des caractères emblématiques Thuc et Tho, signifiant bonheur et longévité, auquel s’adjoint souvent le caractère Lôc qui a le sens de prospérité. La grenade est un symbole de fécondité. La pêche, la tortue, la grue, de longévité. Le dragon, de puissance, etc.

Je dois enfin mentionner les Koua, tableau de huit trigrammes, parfois associés au Taï-Ki, exprimant, par des combinaisons de lignes brisées ou continues, tout ce qu’on peut concevoir des éléments de l’homme et du monde dans tous les ordres de la pensée et surtout de l’imagination.

La Roue de la Loi, la Roue des Choses.

Comment faut-il entendre le symbole de la Roue de la loi, ou Roue des choses, à laquelle nous ramène sans cesse l’enseignement du Bouddha ? Symbole venu des Brahmanes, car la fameuse empreinte du pied du Bouddha (des bas-reliefs d’Amaravati) qui porte l’image du Swastika, de la Roue et du Triçula, fut d’abord la reproduction du pied de Vichnou[25].

La Roue est une dérivation de l’image discoïde du soleil, mais tardive nécessairement puisqu’il fallait, pour en arriver là, que quelque sorte de chariot roulant fût d’abord inventé. Si les fabricateurs du Swastika avaient connu la roue, ils n’auraient pas eu besoin de» leur croix à crochets pour exprimer la course de translation du soleil. La sensation du mouvement semble avoir précédé celle de l’objet que l’imagination peut seule immobiliser.

Aujourd’hui, le théorème d’une roue paraît simple. Le premier qui en conçut l’idée et la réalisa fut un grand bienfaiteur. Silencieusement, je lui ai parfois donné des pensées en voyant cahoter sur les chemins de l’Inde et les pistes de la Birmanie des intentions de roues disloquées, au menu trot des petites vaches bleues.

Il fallut un assez long temps pour que l’imagination d’un poète, en poursuite de métaphore, conçût l’assimilation du soleil, en son char, à l’homme tressautant sur les rouleaux d’un châssis sans ressorts. Et tout aussitôt, cependant, la Roue acquit l’inexprimable dignité qui l’appelait à la place d’honneur dans les temples où l’homme apporte le plus vif de ses poésies, de ses chants, de ses cérémonies pour ses propres satisfactions avant celles de sa Divinité.

je n’ai pas à rapprocher la roue, comme l’ont fait quelques symbolistes, du moulin à prières, application d’un mécanisme cultuel aux commodités de l’homme en ses rapports avec ses Dieux. Nos chrétiens en sont demeurés aux litanies. La Roue symbolique du monde est d’une tout autre compréhension. Elle ne tend à rien de moins qu’à reproduire la figure de l’astre en signe de participation humaine et même d’aide aux mouvements de la course solaire. De là l’adoration circumambulatoire, où l’obligation est de marcher dans le sens du soleil. Il en est demeuré maintes pratiques rituelles[26] de la marche en cercle de gauche à droite chez la plupart des peuples[27]. je l’ai retrouvée en Bretagne aux jours de pardons. Dans l’Inde, aux bûchers du grand crématoire de Bombay, les membres de la famille, portant des torches, tournent autour des premières fumées, avant d’abandonner le mort à son destin.

Un jour, du haut du fort de Bikaner, je regardais une femme tourner vivement autour d’un arbre dont les racines sortant de terre exigeaient des ressources d’assouplissement.

— Que fait-elle, ainsi, demandai-je à l’excellent rajah.

— Elle demande quelque chose à son Dieu, répondit-il placidement.

Bâber, le grand Mogol par qui l’Islam acheva la conquête de l’Inde à la fin du seizième siècle, mentionne cette pratique cultuelle à deux reprises dans ses Mémoires.

… « À l’endroit où Seid Ali Hamadâm mourut, il y a maintenant un monument funéraire autour duquel je fis les tournées prescrites par la religion ». Et plus loin : « J’entrai dans la chambre où il se trouvait (son fils Hamaioun en danger de mort), et je tournai trois fois autour de lui en commençant par la tête, et en disant : J’assume sur moi tout ce que tu souffres. Au même instant, je me sentis tout alourdi, tandis que lui se trouvait léger et dispos. »

Pourquoi s’étonner ? Les uns tournent, les autres s’assoient ou s’écroulent à genoux. Le résultat est le même. Et cela ne décourage personne. Bien mieux, tous croient accomplir un acte important de leur vie, et se détournent les uns des autres pour les désaccords de gestes dont ils ont perdu la signification.

L’originalité du rite circumambulatoire, de source brahmanique, est, non seulement de propitier les caprices divins (dont le Bouddha ne tient pas compte), mais d’exprimer l’ordre de choses caractérisé par l’irréductible enchaînement des phénomènes[28] dont l’homme ne peut se déprendre (dans la pensée bouddhiste) que par l’ascension des « mérites » récompensés d’un anéantissement.

La Roue, ainsi, par une naturelle extension du symbole, va s’élever au rang d’une figuration supérieure de l’ordre universel et devenir le signe du règne de la loi. Ce seul mot, substitué aux volontés divines, est l’annonce de la révolution décisive par laquelle l’homme écarte le caprice divin pour y substituer l’ordre inflexible d’un monde déterminé.

Cependant, si la métaphysique hindoue peut arriver à le symbole, l’usage liturgique s’est laissé glisser à toutes divergences. La roue du soleil se rencontre aux figurations cultuelles de la Grèce où elle fait le supplice d’Ixion, le mauvais génie. Lucrèce chante l’orbe enflammé. Chez les Scandinaves, chez les Celtes, aujourd’hui encore en France, en Angleterre, en Allemagne, la Roue se montre associée au rite du feu. Nous la rencontrons sur la stèle de Toulouse, comme sur de nombreux autels gallo-romains. La roue en feu de la Saint-Jean, au solstice d’été, procède par nos champs, pour s’achever du rite de la déambulation. La Roue de la fortune est demeurée dans notre langage, et je l’ai vue ornée de sonnettes dans une église de Basse-Bretagne, où les fidèles la font tourner à certaines cérémonies, pour obtenir un heureux sort.

Il ne semble pas que l’Égypte ait eu la primeur du symbole de la Roue, comme on l’avait cru. Le bouddhisme qui s’infiltra dans l’Asie Mineure trois siècles avant Jésus-Christ, fut manifestement l’un des principaux véhicules de la Roue, que, par lui, nous retrouvons en Chine et au japon. Une tombe égyptienne, de l’âge ptolémaïque, nous présente l’image d’un cercle à quatre rais, accompagné d’un trident, — dérivation du triçula, primitif symbole de la Trinité hindoue : Brahma, Siva, Vichnou. Il y a des présomptions de l’existence d’un temple bouddhiste à Alexandrie.

« Par une sorte de choc en retour, dit M. Goblet d’Alviella, les roues liturgiques, inventées peut-être par les Brahmanes, seraient venues se superposer aux traditions du symbolisme solaire que les Aryens de l’Occident avaient gardé de l’unité indo-européenne. N’est-ce pas ce qui arriva plus tard pour le culte védique de Mithra ? » L’envahissement du christianisme par les rites bouddhistes ne peut plus être contesté, surtout depuis que nous avons l’édit d’Açoka envoyant ses missionnaires — moines, médecins, etc., — en Syrie, en Épire et en Égypte.

D’autre part, enfin, les dernières investigations nous font remonter, une fois de plus, jusqu’à la Chaldée. Un bas-relief du British Museum, relatif à la restauration d’un temple chaldéen du soleil, vers l’an 900 avant notre ère, nous montre, faisant tourner une roue sur l’autel, les adorateurs d’un Dieu qui tient un disque superposé à la barre transversale figurant la terre dans le symbole de Tanit. Il semble bien que la Chaldée soit, avec ou sans l’Égypte, à l’origine de nos plus importantes figurations de la Divinité ? Quoi qu’il en soit, c’est l’étonnante virtuosité métaphysique de l’esprit indien qui a poussé l’idéogramme jusqu’aux extrêmes raffinements du symbolisme interprétatif.

Le Rig-Véda invoque le Dieu qui dirige « parmi les nuages raboteux[29] la roue d’or du soleil ». Ce Dieu, de quelque nom qu’on l’appelle, c’est le soleil lui-même, symbolisé par la roue de son char, « la roue au triple moyeu, que rien n’arrête, sur laquelle reposent tous les êtres ». Clair symbole des mouvements cosmiques que rien n’arrête, en effet. Comment mieux marquer le passage de la conception primitive des caprices divins à la notion de la Loi qui règle l’incoercible enchaînement des phénomènes ? Et pour que la haute signification n’en puisse être méconnue, voici le texte bouddhique du Dharma Chakra qui va nous montrer « la Roue de la loi faite de mille rais, lançant mille rayons, qui, une fois mise en mouvement, ne peut être arrêtée par personne, homme, prêtre, ou Dieu ». La loi cosmique au-dessus du caprice divin.

Pour conclusion de pratique, le Bouddha enjoignit à son disciple préféré, Ananda, de mettre à la porte d’un temple une roue figurant le cycle des existences, et d’en expliquer à tout venant la suprême signification. Un bas-relief de Bouddha Gaya, où Çakya-Mouni reçut l’illumination sous le figuier (Pipal), dit l’arbre Bô, l’arbre de la Bodhi (l’arbre de la connaissance), nous montre la roue en action, et d’innombrables statues nous font voir l’homme divin dans l’acte de mettre la roue en mouvement, c’est-à-dire d’agir dans le sens de la nature des choses, par la vertu de sa prédication. Cycle des existences, écoulement des phénomènes, c’est la formelle conception de l’esprit hindou, que l’effort de nos recherches scientifiques a péniblement rejointe après quelques milliers d’années.

Ce qu’on discerne très bien, dès à présent, c’est l’identité profonde de tous ces cultes surgis spontanément de l’homme aux spectacles de l’univers. Je parle aussi bien des compréhensions rudimentaires, condamnées à un éternel piétinement, que des intelligences préparées aux mouvements de l’évolution. Ainsi le commande l’unité organique de l’entendement humain qui nous conduit, dans les mêmes conditions, aux mêmes sollicitations de l’univers pour en recevoir des successions de réponses similaires.

Autant que nous le pouvons savoir, l’homme de la Chapelle-aux-Saints, à moindre distance du premier homme redressé, n’était pas encore fort avancé dans son enquête de l’ambiance mondiale. Du moins, les dispositions de sa capacité crânienne nous suggèrent-elles des doutes à cet égard. Mais aussitôt que se produisit, chez les hommes primitifs, le besoin de consigner leurs sensations en des formes précisées, il suffit d’assimilations parallèles pour des correspondances d’interprétations. D’où la similitude des développements mythiques partout rencontrés.

Si l’esprit s’élève trop tôt d’une trop haute envolée, sa condition veut que, faute de soutien, il doive, comme Icare, promptement retomber. Les mythes, sans doute, vont poétiser, dramatiser nos hâtives synthèses d’imagination, mais pour substituer inconsciemment aux objectivités cosmiques de simples fictions d’activités désordonnées. Tragédie des esprits affolés de rêves à faire vivre de leur irréalité. C’est la même défaillance qui nous fait choir de la sensation, mère de l’idée, à la personnification des mots qui ne sont que des ombres d’idées. Non pas des êtres comme l’usage abusif de la langue nous induit à le croire, mais, ainsi que le disait un Grec, des « statues de sonorité ». Nomina, Numina — ai-je déjà rappelé.

Serait-ce donc là le dernier mot de la connaissance humaine ? Les esprits obturés, les sous-hommes seuls, pouvaient s’y résigner. Il y a des milliers d’années, dans les pays de la subtile analyse, de grands esprits n’ont pas craint de confier leurs propres Dieux au creuset de l’intelligence affinée pour en tirer quelque aperçu d’un au-delà de leur Divinité. C’est ainsi que le jour vint, dans l’Inde, où le créateur Brahma ne fut plus qu’une émanation de Brahman l’être universel, embrassant hommes, Cosmos, Dieux eux-mêmes : tout ce qui a été, est ou sera. De même encore Atman, l’esprit, le souffle, le Verbe, comme dit Saint-Jean, c’est-à-dire l’inconnu persistant, à côté de qui de modestes Dieux (dont beaucoup sont mortels) font figure de comparses en compagnie de Brahma lui-même. Par là les plus subtiles métaphysiques auxquelles il puisse nous être donné d’atteindre, le Védanta avec son Dieu fuyant[30], le Çamkya, qui n’a pas même cette sorte de Dieu, sans détermination, sur qui nous verrons se pencher Spinoza, pourront rejoindre, dans un panthéisme accommodant, les connaissances d’observation. Ce n’est plus qu’une question de formules. Alors, toutes querelles suivant leur cours, les mystiques s’endormiront dans le verbe inexprimable de leur rêve, tandis que les esprits de recherche expérimentale s’efforceront de pénétrer chaque jour plus avant dans l’intimité des rapports. Ouverte la tranchée, il faut creuser toujours et toujours plus avant.

Sans doute, en nous subsistera l’élan irrépressible d’une émotion générale du Cosmos à satisfaire en quelque façon. Quelle misère de ces poèmes enfantins ou le vulgaire continue de mettre obstinément son médiocre idéal d’une humanité à mi-chemin du rêve et de la pensée, sans jamais essayer trop vivement de conformer sa vie à ce qu’il y peut entrevoir de beauté. Les religions, en général, se sont proposées pour un suprême office de secours aux faibles par la fondation d’un royaume heureux des « pauvres d’esprit ». La hautaine intellectualité de la Grèce s’en est remis à la philosophie pour l’achèvement des intelligences, et ses élèves romains, par delà leurs maîtres eux-mêmes, atteignirent, pour un temps, les plus hautes régions de l’action ordonnée.

Les véritables élites, en général, font jaillir de leur propre fond une vertu de dire et de faire, sans trop s’embarrasser des doctrines cultuelles qui, selon les pays et les temps, prétendent les suggérer. Les religions et les irréligions n’en ouvrent pas moins encore de vastes champs aux aspirations d’émotivités générales dans le cadre desquelles l’humanité supérieure évolue. Confucius, Lao Tseu, Moïse, Socrate, jésus de Nazareth, François d’Assise, sont grands au même titre et de la même manière, sans avoir dépassé le Bouddha qui, d’un suprême élan, atteignit les sommets d’une philosophie des choses où l’homme communie avec toutes les émotions de la terre, dans une charité universelle des existences pour le soulagement des communes douleurs.

Diffusions. Migrations.

À retenir des symboles et des mythes qui les accompagnent, le fait de leur diffusion dans tous les pays de la terre — de l’Extrême-Orient au cœur du Nouveau-Monde. Les peuples s’assimileront d’autant plus aisément l’inexprimable substance des figurations cosmiques que, par les sensibilités communes des intelligences réceptives, ils vont s’acheminer ensemble d’analogues méprises à des rectifications nécessairement correspondantes.

La découverte, relativement récente, des livres sacrés de l’Inde et de la Perse, avec le retentissement de ces deux pays sur la Grèce d’où nous procédons à travers l’antiquité romaine, nous avait trop vite induits, nous dit-on aujourd’hui, à considérer les Indiens comme le peuple initiateur. On nous demande maintenant de mettre au premier rang des pays devanciers la Chaldée et l’Égypte qui se seraient épuisées dans l’effort. Trois cents ans avant Alexandre, la Perse avait conquis la vallée de l’Indus et la province actuelle du Pendjab. Que de mouvements de pénétration avaient nécessairement précédé, de peuple fort à peuple faible ! Les monuments, les monnaies, font foi que l’Inde septentrionale — émanation de force vive au regard du sud de la grande presqu’île — n’avait pas encore ouvert les vallées de l’Indus et du Gange aux Aryens de l’Oxus, aux termes de l’ancienne hypothèse, quand déjà l’Euphrate et le Nil présentaient de florissantes « civilisations », mères des mouvements de pensée d’où seraient issues les plus hautes formules de l’humanité.

On admet aujourd’hui que les Aryas paraissent originaires de la vallée du Danube aux plaines cultivées. On nous dit qu’ils passèrent en Asie par le Bosphore et les vallées du Tigre et de l’Euphrate. Une partie des émigrants se serait fixée dans l’Iran, une autre dans le Pendjab, « pays des cinq rivières », c’est-à-dire dans la vallée de l’Indus. Ainsi se serait formé le peuple le plus ancien des envahisseurs de l’Inde, tandis que les autres branches aryennes allaient recouvrir l’Europe de leurs rameaux, nettement distincts du sémite et du turco-mongol. La parenté des idiomes indo-européens n’est pas discutable. La philologie comparée, l’étude comparée des religions et du folk-lore nous font toucher du doigt des développements de commune mentalité.

Refoulés par l’invasion aryenne, les Dravidiens des vallées de l’Indus et du Gange, comme du plateau du Dekkan, étaient-ils des aborigènes ou des émigrants antérieurs ? Question oiseuse. Le mot aborigène n’exprime rien qu’une hypothèse d’inconnaissance. Cela réduit-il à néant le thème de l’émigration du Pamir par les vallées de l’Oxus ? On n’en saurait rien dire, sinon que les hauts plateaux suggèrent plutôt des mouvements d’émigration, tandis que les plaines de riche culture paraissent propres à retenir la faux du moissonneur. On comprend que le montagnard cherche le sol nourricier, mais comment a-t-il pu vivre et multiplier sur ses rochers au point de fournir des contingents d’émigration ? On s’explique, au contraire, que dans les plaines du Danube ces contingents aient pu se former, mais qu’est-ce donc qui les attirait vers des pays ingrats et comment furent-ils amenés tour à tour à émigrer vers l’Orient et vers l’Occident ? Rien n’est moins éclairci que ces hypothèses de déplacements ethniques fondées sur des inductions hasardeuses. Encore ne s’agit-il que de celles dont les traces nous demeurent. Tout le reste s’enfonce dans une nuit impénétrable.

L’Inde éminemment réceptive a tout accueilli, tout fondu, tout absorbé. Tous les Dieux furent siens parce qu’elle eut peut-être on ne sait quelle vague conscience de leur commune origine aux sources des sensibilités humaines, souvent même de leur filiation, de leur identité profonde dans les tumultes des dénominations. L’Égypte semble avoir eu la même sensation, s’offrant aux parallèles des Divinités où se complaisait Hérodote. Mais l’Inde s’assimila tout, sans jamais s’arrêter. Et tant de contradictions se trouvèrent conciliées, — par de philosophiques points d’interrogation aux frontières de l’inconnu — selon les inspirations panthéistes du Vedanta, et surtout du Çamkya, sans Dieu, d’où dériva le bouddhisme avec son prolongement chrétien, l’un et l’autre bientôt défigurés.

Le grand Mogol Akhbar, conquis par sa conquête, voulait fondre toutes les religions. Il n’entendait par là que les cultes. Dans la mesure du possible, le syncrétisme de l’Inde, plus haut que le sien, avait déjà, sans qu’il pût le comprendre, réalisé métaphysiquement, pour une part, la substance de son dessein. Peut-être finit-il par découvrir que le plus difficile pour l’homme, en matière religieuse, est de changer de métaphores. Je le lui aurais souhaité.

Vainement, les colons Bactriens d’Alexandre sculptèrent à tour de bras des Bouddhas hellénisés[31]. Déjà le bouddhisme était en décroissance. Et comme, à l’inverse de la révolution romano-chrétienne, ce fut l’ancien culte brahmanique qui triompha de nouveau après un sommeil d’un millier d’années, l’Inde retrouva, non sans secousses, les rites de ses vieux magasins d’accessoires cultuels, encore plus accessibles aux réflexes des foules qu’une « religion » (?) de pure philosophie qui se passait de Dieu et n’offrait pour récompense céleste qu’une anticipation d’anéantissement.

  1. Une petite chambre, avec une singulière plate-forme de maçonnerie pourrait être, en effet, la salle de conférences où, devant deux ou trois disciples, la première des quatre leçons fut donnée. On en trouve le texte en caractères Pâli, gravé sur des tablettes d’or, au temple de Kandy.
  2. Devenu le sceptre des rois, et encore directement révéré en Chine aujourd’hui même.
  3. D’où dérive la masse d’armes, ou la masse, symbole de Puissance.
  4. L’attention, concentration des faisceaux de l’effort mental, est d’une procédure inverse de l’étonnement qui suppose l’incohérence d’une observation déroutée, tandis que l’accoutumance ne peut que retarder le besoin d’une interprétation.
  5. Il s’expliquerait, aussi, que la barre transversale, indiquant la course du soleil, fût devenue plus tard une représentation de la terre, exprimée par le cours de la surface planétaire successivement éclairée au passage du divin flambeau.
  6. « Gammée », parce que l’ensemble figure quatre gammas joints par les pieds.
  7. La croix gammée, ou Swastika, répandue en Chine, connue en tous lieux, nous a été donnée pour l’instrument de l’Arani indien, appareil dont on obtient le feu par l’énergique friction d’une pointe de bois dur dans l’entaille d’un bois tendre. Je me permets de croire qu’il y a là, une erreur. Au Soudan égyptien et dans l’Inde, j’ai vu maintes fois fonctionner l’Arani, sur ma demande d’ailleurs, car il est généralement remplacé par une allumette vulgaire. L’indigène à qui l’on s’adresse va ramasser n’importe où une baguette de bois dur et une baguette de bois tendre, taille la première en pointe, pratique un trou dans l’autre avec sa lance, et la rapide friction par le jeu des deux mains ne tarde pas à, faire jaillir l’étincelle. Je n’ai pas vu trace d’un symbole dans cette affaire. La croix, gammée ou non, ne semble avoir ici aucune raison d’être. Pourquoi l’appareil compliqué, qui demande un labeur, quand il suffit de ramasser deux branches mortes sur le chemin ? On nous dit que les crochets gammés servent à clouer l’appareil sur le sol. Il n’y a besoin d’aucun clou, le bois tendre étant simplement fixé par l’énergique friction de la pointe dure. Le crochet, cependant, pourrait indiquer le mouvement de rotation nécessaire à la production du feu.
  8. Au clocher d’une église de village, non loin de ma demeure en Vendée, je vois le cercle rayonnant du disque solaire, surmonté du coq qui annonce la venue du jour, emblème primitif d’un culte païen christianisé.
  9. Rig Veda.
  10. À la fête de l’agriculture où le roi, père du prince qui allait devenir ascète, ouvrait lui-même le sillon symbolique, qu’il quitta, à la vue du miracle, pour venir adorer son fils.
  11. La ligne verticale du tronc et l’énergie autoritaire de la branche horizontale, si remarquable dans l’Inde, suggèrent comme une rencontre des deux traits de la croix.
  12. Dans le caducée les deux serpents qui s’affrontent, dont j’ai trouvé dans l’Inde maintes images de pierre, expriment peut-être la conception primitive des puissances du bien et du mal au combat pour la possession de l’humanité. Le même drame toujours. À Seringapatam, près du rempart où tomba Tippoo-Sahib, sabre en main, au pied d’arbres agités de singes, j’ai rencontré une accumulation de stèles représentant le traditionnel caducée. Asile de serpents en chair et en os, à ne pas déranger.
  13. Où l’apporta, trois cents ans avant notre ère, Mahinda, fils du Constantin bouddhiste, le grand empereur de l’Inde, Açoka.
  14. Ce « l’un de nous » n’est-il pas la plus simple réponse au prétendu monothéisme originel des Sémites, selon Renan. Ne pas oublier que le pluriel Elohim est supposé exprimer la Divinité. C’est peut-être le cas de rappeler le mot de Manou : « L’âme universelle est l’assemblage des Dieux. »
  15. Bétyles rouges de l’Inde, bonnet rouge et drapeau rouge de la Révolution emblèmes du feu sacré dans la gloire duquel vivent les Dieux.
  16. Le bétyle, proprement dit, est la pierre avalée par Saturne (Kronos) à la place de jupiter (Zeus), son dernier né, et qui, rejetée par le père des Dieux, vint choir à Delphes, centre de la terre. Les dérivés du bétyle sont toutes ces pierres sacrées devenues objets du culte, ou réduites au simple rôle de talismans dans tous les pays.
  17. Telle la Kali de l’Inde.
  18. Ce pourrait être, comme j’ai déjà dit, un idéogramme de la terre. Les crochets qui terminent la barre à chaque bout, dans certaines images, figureraient les bras de l’idole, la tête étant représentée par la sphère solaire. N’y eut-il pas là une consciente dérivation de l’image ? Les lignes schématiques du symbole coïncidant avec la simplification d’une image féminine, il ne fut pas même besoin d’une bonne volonté trop accommodante pour y voir une représentation de la Déesse. L’examen attentif de plusieurs figurines semble bien corroborer cette idée. On saisirait sur le fait l’événement de la figuration des Dieux.
  19. Les Dieux vivent dans le soleil. C’est pourquoi une tache de peinture rouge sur une pierre suffit encore à la diviniser pour l’émotif indien de nos jours. L’auréole a paru si nécessaire aux Dieux dans l’Inde qu’en divinisant Hanuman, roi des singes, on lui en a fait une avec sa queue.
  20. On voit des femmes modeler de leurs mains le phallus, et l’adorer par le moyen d’une fleur et d’une libation, avant de se mettre au travail de leur champ.
  21. La charité divine avait besoin du grand crucifié pour nous assurer un salut qui ne nous sauve pas de l’enfer, en cas de péché. De quoi il faut conclure qu’avant le Golgotha nous étions voués aux supplices éternels quelque bien que nous ayons pu faire. Dans tous les cas, le peuple juif s’en trouva voué à la damnation éternelle.
  22. En quoi il réussit mieux que dans sa propagande continentale. Si la conquête bouddhique de Ceylan par son fils Mahinda est demeurée permanente, l’enseignement de Çakya-Mouni a complètement disparu de l’Inde, non sans laisser, à l’Occident, d’indéniables empreintes dans son succédané chrétien.
  23. En Chine, par exemple, l’élève apporte un coq au maître qui doit dissiper les ténèbres de l’ignorance.
  24. Le Yi-King est le plus ancien livre des Chinois, sauvé, par le dédain, des fureurs de l’empereur Tsin Chin Hoang lorsqu’il fit brûler tous les livres et massacrer tous les lettrés — tradition que, sans l’aide d’aucun missionnaire chinois, notre Église chrétienne a si bien recueillie. On compte en Chine 1450 ouvrages qui, tous, se donnent la joie aigüe d’expliquer le Yi-King d’autant de façons différentes.
  25. Symbole brahmanique de la présence réelle, transféré de Vichnou au Bouddha, comme on peut voir par divers monuments de l’Inde. Nous avons, de même, l’empreinte du pied du Bouddha à Ceylan (Pic d’Adam) comme de saint Paul au rocher de l’Aréopage.
  26. « On ne peut s’empêcher, dit l’abbé Huc dans son Voyage au Thibet, d’être frappé du rapport des cérémonies bouddhiques avec le catholicisme. La crosse, la mitre, la dalmatique, la chape ou pluvial que les grands Lamas portent en voyage, ou lorsqu’ils font quelque cérémonie hors du temple ; l’office à deux chœurs, la psalmodie, les exorcismes, l’encensoir soutenu par cinq chaînes et pouvant s’ouvrir ou se fermer à volonté ; les bénédictions données par les Lamas en étendant la main droite sur la tête des fidèles ; le chapelet, le célibat ecclésiastique, les retraites spirituelles, le culte des Saints, les jeûnes, les processions, les litanies, l’eau bénite ; voilà autant de rapports que les Bouddhistes ont avec nous ». « Il aurait pu ajouter, remarque Max Muller, la tonsure, la vénération des reliques et la pratique de la confession. » J’ai également signalé l’auréole des saints.
  27. Homère nous montre Achille et ses Myrmidons tournant trois fois autour du bûcher de Patrocle. Les Derviches tourneurs déclarent qu’ils tournent pour faire plaisir à Allah qui a voulu que tout tournât dans le monde. Aux rites catholiques de nos funérailles, l’officiant tourne encore autour du catafalque.
  28. C’est l’ultime constatation de la science moderne, que le bouddhisme peut revendiquer l’honneur d’avoir anticipée.
  29. Souvenir des premières routes de l’Inde, peut-être.
  30. Il suffit pour s’en convaincre de relever dans l’Adwaita (monisme) de Sankara, les propositions suivantes : « Il n’y a qu’une existence : Dieu. Le monde est irréel, ou, s’il existe, il n’est pas distinct de Dieu. Dieu est impersonnel. Il est inconscient. Il n’a pas d’attributs. L’âme humaine est identique à Dieu lui-même. » On pense bien que les interprétations ne manquent pas pour embrouiller ce qu’il peut rester de sens à chaque mot. Voulez-vous un exemple ? Un excellent missionnaire catholique de Mysore, le révérend J.-F. Pessein, m’envoie une consciencieuse étude du Védanta qu’il entreprend d’accommoder au christianisme, et j’y relève l’explication suivante : « Dieu est réel parce qu’il est seul réel. Il est irréel parce qu’il est réel ». Ceci pourvu de l’imprimatur. Il est clair que, par de telles procédures, tous les textes peuvent s’accommoder.
  31. On connaît l’art bouddhique hellénisé du Gandhâra. Voyez le remarquable ouvrage de A. Foucher à qui nous devons de si belles recherches. Ce sont les colons bactriens d’Alexandre qui inaugurèrent l’art bouddhique en l’hellénisant. Jusque-là, il était interdit de reproduire les traits du Bouddha. Aux bas-reliefs de Sanchi on le voit représenté par la plante du pied, par un trône, par un parasol, par une marche d’escalier flottant sur la mer pour indiquer qu’il marchait sur les eaux. Tous les musées de l’Inde sont pleins de ces œuvres d’art où l’on voit Çakya-Mouni en costume grec ou sous les traits d’Apollon. Le Bouddha, était moine, devrait être tondu. Il est partout muni d’une abondante chevelure hellénique, diversement stylisée. Aveu d’un art d’origine étrangère.